La lettre juridique n°988 du 20 juin 2024 : Sociétés

[Jurisprudence] Société commerciale ayant pour objet l’exercice d’une profession libérale : la compétence du tribunal de commerce

Réf. : T. com. Salon-de-Provence, 4 avril 2024, n° 2022005210 N° Lexbase : A33285DM

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par Bernard Saintourens, Professeur émérite de l’Université de Bordeaux

le 19 Juin 2024

Mots-clés : société par actions simplifiée • objet social • exercice d’une profession libérale • tribunal de commerce • compétence (oui)

Le litige opposant les associés d’une société par actions simplifiée, constituée pour l’exercice d’une profession libérale mais qui n’a pas adopté la forme d’une société constituée conformément à la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 relative aux SEL, relève, en cas de litige entre associés, de la compétence du tribunal de commerce.


 

La détermination de la juridiction devant laquelle peut être portée un litige dans lequel est impliquée une société, commerciale par la forme mais dont l’objet est civil, en ce qu’il porte sur l’exercice d’une profession libérale réglementée, est une question délicate et que l’on ne saurait considérer comme étant incontestablement réglée. Le cadre normatif, comme la jurisprudence publiée à ce propos, laissent place à des interrogations et l’on saisit avec intérêt l’opportunité offerte par la décision prononcée par le tribunal de commerce de Salon-de-Provence, en date du 4 avril 2024, pour un nouvel examen de ce point de droit.

Dans un contexte de relations dégradées entre les professionnels concernés (des notaires), un contentieux a fait jour à propos de la cession de titres détenus par l’un d’entre eux. C’est dans ce cadre qu’une assignation a été délivrée devant le tribunal de commerce de Salon-de-Provence, par deux d’entre eux à l’encontre d’associés et de la société par actions simplifiée elle-même, afin de voir juger la nullité de la cession en cause, tant au regard de la loi, que des statuts de la société et d’un pacte d’associés.

Dès lors qu’à la barre, l’ensemble des parties se sont mises d’accord pour que ne soit plaidée que la compétence territoriale et matérielle de la juridiction, le tribunal ne se prononce, dans la décision rapportée, que sur sa propre compétence.

Pour se déclarer compétent pour juger du litige relatif à la cession de titres et renvoyer en conséquence les parties à une audience ultérieure au cours de laquelle les points en cause seront débattus, le tribunal de commerce s’appuie sur le cadre normatif (I) et jurisprudentiel (II), ce qui conduit à en reprendre l’examen. Les changements attendus, pour un avenir proche, à propos du droit applicable à l’exercice sous forme d’une société d’une activité libérale réglementée imposent, en outre, de s’interroger sur la pérennité de la position adoptée (III).

I. La compétence du tribunal de commerce au regard du cadre normatif

La détermination de la nature civile ou commerciale de la juridiction devant laquelle peut être introduite une action lorsque se trouve impliquée une société repose sur un jeu subtil de l’articulation du droit commun et du droit spécial.

Dès lors que les tribunaux de commerce constituent une juridiction d’exception, au regard du tribunal judiciaire qui est la juridiction de droit commun, il faut qu’un texte spécial vienne attribuer une compétence particulière pour cet ordre de juridiction [1]. Le point de départ de toute réflexion en ce domaine est donc de se référer à l’article L. 721-3 du Code de commerce N° Lexbase : L2718LBB qui définit la compétence de la juridiction consulaire et qui retient, à son 2°, que les tribunaux de commerce connaissent des contestations « relatives aux sociétés commerciales ». Outre les discussions suscitées par le libellé, tenant à la détermination de ce qui est identifié comme étant des contestations « relatives » aux sociétés commerciales [2], il faut d’abord s’interroger sur la détermination des sociétés qui relèvent de la qualification de « sociétés commerciales ».

Sur ce point, il faut se référer aux dispositions de l’article L. 210-1 du même code N° Lexbase : L5788AI9 qui, s’il énonce, à son alinéa premier, que « le caractère commercial d’une société est déterminé par sa forme ou par son objet », referme, à son second alinéa, l’option ainsi ouverte en disposant que « sont commerciales à raison de leur forme et quel que soit leur objet, les sociétés en nom collectif, les sociétés en commandites simple, les sociétés à responsabilité limitée et les sociétés par actions ». En conséquence, lorsque se trouve impliquée dans un litige une société ayant revêtu l’une des formes ainsi listées, la qualification « commerciale » n’est plus à discuter en considération de son objet ; qu’il soit civil, comme une activité libérale, ou commercial, la société est rattachée, de droit, à la qualification visée par l’article L. 721-3 précité et relève donc de la compétence des tribunaux de commerce.

Pour qu’il en aille différemment et qu’une société ayant adopté une forme déclarée commerciale par l’alinéa deux de l’article L. 210-1 précité échappe au tribunal de commerce, il faut qu’un texte particulier en dispose ainsi, faisant alors retour vers le tribunal judiciaire, juridiction de droit commun.

Il en est ainsi à propos des sociétés d’exercice libéral, dont le statut particulier a été créé par la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 N° Lexbase : L3046AIN. Cette exception à la compétence des juridictions consulaires est formellement prévue à l’article L. 721-5 du Code de commerce N° Lexbase : L2065KGL. Ce texte dispose, en effet, que c’est « par dérogation au 2° de l’article L. 721-3 » que la compétence est reconnue aux tribunaux civils. Il s’agit donc bien d’une exception légale à la compétence de principe, pour les sociétés commerciales, qui résulte de l’article L.721-3 du Code de commerce. Fort logiquement, puisqu’il s’agit d’une disposition dérogatoire à la règle identifiée, le même texte délimite le périmètre de cette attribution de compétence spéciale en visant « les actions en justice dans lesquelles l’une des parties est une société constituée conformément à la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 relative à l’exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé, ainsi que des contestations survenant entre associés d’une telle société ».

Au regard de la confrontation des textes pertinents, la position adoptée par le tribunal de commerce de Salon-de-Provence doit être validée. Si l’on n’est pas en présence d’une société commerciale ayant été constituée « conformément » à la loi de 1990, la compétence spéciale au profit des tribunaux civils n’a pas lieu de jouer ; il convient de revenir à la règle de principe qui soumet aux juridictions commerciales les sociétés relevant de la qualification « commerciale ».

Dès lors, comme en l’espèce, que la société visée revêt une forme de société commerciale, à savoir une société par actions simplifiée, mais n’a pas été constituée conformément à la loi de 1990 sur les SEL, la compétence du tribunal de commerce doit être respectée et, en statuant en ce sens, la juridiction consulaire de Salon-de-Provence s’est placée en accord avec le cadre normatif.

On rappellera que le recours à une société commerciale de droit commun est admis pour l’exercice d’une profession libérale. Il en est ainsi depuis fort longtemps pour certaines professions, notamment pour les experts-comptables [3] ou les géomètres-experts [4]. Pour les professions juridiques et judiciaires, cette possibilité a été reconnue par la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite loi « Macron » N° Lexbase : L4876KEC (art. 63) [5]. Le décret n° 2016-883 du 29 juin 2016 relatif à l’exercice des professions de commissaire de justice et de notaire sous forme de société autre qu’une SCP ou qu’une SEL N° Lexbase : L1259K9I conforte cette option ouverte aux professionnels concernés. Il s’agit donc d’un mode concurrent à la forme particulière qui résulte d’un rattachement formel aux dispositions de la loi de 1990 et qui peut, légitimement, retenir l’attention des professionnels libéraux.

II. La compétence du tribunal de commerce au regard de la jurisprudence

Le tribunal de commerce de Salon-de-Provence, pour fonder sa décision, s’appuie également sur une position adoptée par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, en date du 16 novembre 2004 [6]. Dans cet arrêt, la Chambre commerciale se réfère expressément à l’articulation des textes pour en inférer que, dès lors que la société en cause (en l’espèce, une SARL) avait été constituée avant l’entrée en vigueur de la loi du 31 décembre 1990 et n’avait pas modifié ses statuts pour se mettre en conformité avec la loi relative aux SEL, elle demeurait une société commerciale de droit commun. En conséquence, le litige dans lequel elle était partie relevait de la compétence du tribunal de commerce. La Haute juridiction retient ainsi l’absence d’incidence tenant à ce que l’objet de ladite SARL était l’exercice de l’activité libérale d’expert-comptable. En d’autres termes, on pourrait dire qu’au regard de cet arrêt, la forme passe l’objet.

En s’alignant sur cette position, le tribunal de commerce de Salon-de-Provence se place dans le sillage tracé par la Chambre commerciale, par son arrêt de 2004, non contredit à ce jour.

Il convient de relever toutefois que cette approche pouvait être considérée comme ne s’imposant pas de manière évidente, au regard de décisions antérieures émanant de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation. On rappellera, en effet, qu’à l’occasion de deux arrêts prononcés à un peu plus d’un an d’écart et retenus pour figurer au Bulletin [7], cette formation avait privilégié la prise en compte de l’objet de la société sur la forme commerciale adoptée pour retenir la compétence des juridictions civiles. À propos de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de la deuxième chambre civile, en date du 6 mai 1997, précité, la cour d’appel de Versailles [8], avait jugé, pour retenir la compétence de la juridiction consulaire que la société d’avocats en cause était une société anonyme et que « la forme imprime sa commercialité à son activité, celle-ci serait-elle, comme en l’espèce, civile par nature ». En prononçant la cassation, la deuxième chambre civile exprime sa conception selon laquelle la nature civile de l’activité des sociétés constituées pour l’exercice d’une activité libérale efface leur forme commerciale. Si cette position a pu être admise comme reposant sur la spécificité des professions libérales réglementées [9], elle remet tout de même en question l’articulation des textes du Code de commerce (art. L. 721-3 et L. 721-5), compte tenu de leur libellé.

En outre, on relèvera que la deuxième chambre civile n’a pas été conduite à devoir à nouveau se prononcer sur le point de droit en cause, postérieurement à l’arrêt de la Chambre commerciale du 16 novembre 2004 [10], ce qui permet de valider, sur ce terrain-là aussi, la position retenue par le tribunal de commerce de Salon-de-Provence.  

III. La pérennité de la compétence du tribunal de commerce au regard de la modification du droit positif 

La décision rapportée du tribunal de commerce de Salon-de-Provence est, bien sûr, prise en considération de l’état du droit positif en vigueur, mais on ne saurait éviter de s’interroger sur sa pérennité au regard de la réforme résultant de l’ordonnance n° 2023-77, du 8 février 2023, relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées N° Lexbase : L7738MGP.

S’agissant de la possibilité d’adopter la forme d’une société commerciale de droit commun, les règles changent, par l’effet de cette ordonnance, selon les diverses professions libérales concernées.

En ce qui concerne les professions juridiques et judiciaires (avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, notaire, commissaire de justice, avocat, administrateur judiciaire et mandataire judiciaire), cette option leur est retirée (art. 132, I) et elles disposent d’un délai d’un an, à compter du 1er septembre 2024 (date d’entrée en vigueur de l’ordonnance), pour se mettre en conformité avec les dispositions du livre III de l’ordonnance (art. 134, II). Pour ces professions, dont celle de notaire concernée par l’affaire en cause, la société commerciale de droit commun qui avait pu être constituée va devenir ainsi une société d’exercice libéral, dont le régime juridique est fourni par les articles 40 et suivants de l’ordonnance. En conséquence, si la forme peut demeurer une SARL, une SA, une SAS ou une société en commandite par actions, la société concernée ne relèvera plus de la compétence des juridictions consulaires mais des tribunaux civils, en application de l’article L. 721-5 du Code de commerce, dont le libellé a été modifié pour remplacer la référence à la loi du 31 décembre 1990 (abrogée par l’ordonnance) par celle relative à l’ordonnance du 8 février 2023. Pour ces professions libérales, les sociétés commerciales, antérieurement constituées par la seule référence au droit commun, fourni par le Code de commerce, quittent l’exclusivité de ce champ normatif pour se retrouver rattachées aux dispositions impératives du livre III de l’ordonnance qui y sont dérogatoires.

Pour d’autres professions libérales, la situation ne se présente pas ainsi. Un sort particulier est ainsi accordé à certaines professions, puisque l’alinéa quatre de l’article 40 de l’ordonnance précise que les dispositions du livre III, dédié aux sociétés d’exercice libéral, « ne font pas obstacle à l’exercice des professions libérales réglementées en société selon les modalités prévues par les textes particuliers à chacune d’elles ». Ainsi, pour les professions de conseil en propriété industrielle ou d’expert-comptable, si quelques règles spécifiques leur sont imposées par l’ordonnance (à propos de la détention du capital ou la désignation du représentant légal, v. art. 131 et 134), elles ne font pas l’objet d’un rattachement obligatoire et exclusif aux dispositions du livre III de l’ordonnance et peuvent donc conserver l’habit d’une société commerciale de droit commun. Pour ces sociétés, la compétence du tribunal de commerce, en application de la règle figurant à l’article L. 721-3 du Code de commerce, demeure valide.

Cette différence de traitement normatif n’a pas manqué de susciter de légitimes interrogations, tant sur sa justification que sur les modalités pratiques du changement impératif de statut juridique pour les professions tenues de quitter la forme d’une société de droit commun [11]. Pour autant, les sociétés commerciales qui rejoignent le statut figurant au livre III de l’ordonnance du 8 février 2023 devraient relever de la compétence des juridictions civiles ; ainsi en sera-t-il, pour rester en lien avec l’affaire dont a eu à connaître le tribunal de commerce de Salon-de-Provence, pour les sociétés constituées pour l’exercice de la profession de notaire. Il conviendra de suivre avec attention la jurisprudence à venir à ce propos pour vérifier cet aspect, qui n’est pas anecdotique, de l’incidence de la réforme d’ensemble résultant de l’ordonnance de février 2023. 

 

[1] V. not. F. Dekeuwer-Defossez et E. Blary-Clément, Droit commercial, LGDJ, 12ème éd., n° 160.

[2] La jurisprudence a adopté à ce propos une approche extensive, notamment en ce qui concerne les litiges nés à propos d’une cession de droits sociaux, v. D. Legeais, Droit commercial et des affaires, Lefebvre Dalloz, 30ème éd., n° 115.

[3] Ordonnance n° 45-2138, du 19 septembre 1945, portant institution de l’ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d’expert-comptable N° Lexbase : L8059AIC.

[4] Loi n° 46-942, du 7 mai 1946, instituant l’ordre des géomètres experts N° Lexbase : L2060A43.

[5] V. not. B. Saintourens, L’exercice des professions libérales en société après la « loi Macron » du 6 août 2015, RJCom, 2015, p. 655 ; G. Parléani, L’exercice en société des professions libérales – essentiellement juridiques – dans la loi Macron, Rev. sociétés, 2015, p. 638.

[6] Cass. com., 16 novembre 2004, n° 01-03.304, FS-P+B+I N° Lexbase : A9155DDG, D., 2004, p. 3141, obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés, 2005, p. 389, note J.-P. Sortais ; Bull. Joly Sociétés, 2005, p. 226, note J.-J. Daigre.

[7] Cass. civ. 2, 6 mai 1997, n° 95-11.857 N° Lexbase : A0340ACL, D., 1998, somm., p. 186, obs. J.-Cl. Hallouin ; Bull. Joly Sociétés, 1997, p. 989, note J.-J. Daigre ; Cass. civ. 2, 10 novembre 1998, n° 97-60.519 N° Lexbase : A6661AH8, D., 2000, somm., p. 238, obs. J.-Cl. Hallouin ; Bull. Joly Sociétés, 1999, p. 450, noter J.-J. Daigre.

[8] CA Versailles, 24 novembre 1994.

[9] V. not. les obs. de J.-J. Daigre, note sous l’arrêt Cass. civ. 2, 10 novembre 1998, n° 97-60.519, préc. et Cass. com., 16 novembre 2004, n° 01-03.304, FS-P+B+I, préc.

[10] Cass. com., 16 novembre 2004, n° 01-03.304, FS-P+B+I, préc.

[11] V. not. B. Brignon, La réforme des sociétés de professions libérales réglementées par l’ordonnance du 8 février 2023, Lexbase Affaires, mars 2023, n° 750 N° Lexbase : N4734BZD ; B. Dondéro, Ordonnance relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées, Rev. sociétés, 2023, p. 271.

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