La lettre juridique n°144 du 25 novembre 2004 : Fiscalité des particuliers

[Jurisprudence] Traitements et salaires : la frontière entre les frais inhérents à l'emploi et les dépenses en capital

Réf. : CE 3° et 8° s-s, 25 octobre 2004, n° 255092, M. Boutourlinsky (N° Lexbase : A6729DDL) et CE 3° et 8° s-s, 25 octobre 2004, n° 255093, M. François (N° Lexbase : A6730DDM)

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N3645ABM

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par Sophie Duval, Juriste-fiscaliste

le 07 Octobre 2010

Le Conseil d'Etat vient d'apporter de nouvelles précisions sur les dépenses que les salariés peuvent déduire de leur salaire pour le calcul de leur revenu net imposable. A l'occasion de deux arrêts du 25 octobre 2004, le Haut conseil pose, ainsi, clairement le principe selon lequel : "un salarié peut déduire de ses revenus les dépenses qui, eu égard à leur objet et à leur ampleur, peuvent être regardées comme directement utiles à l'acquisition ou la conservation de ses revenus, alors même que ni les circonstances de fait ni aucun texte ne les rendraient obligatoires". Et, appliquant ce principe au cas particulier des intérêts d'emprunt contracté par une personne physique pour l'acquisition des droits d'une société dans laquelle elle est salariée, il estime que ces dépenses peuvent être déduites, même si cette déduction n'est prévue par aucune disposition législative expresse, et que ni les statuts de la société, ni la loi ne subordonne la poursuite du contrat de travail à la condition de devenir actionnaire de la société employeuse. Ces arrêts qui contredisent la doctrine administrative, illustrent, également, une évolution de la jurisprudence en la matière.
Le montant du revenu net imposable est constitué par la différence entre le montant brut des revenus qui entrent dans la catégorie des traitements, salaires, pensions et rentes viagères et le total des dépenses et charges mentionnées par les articles 13 et 83 du CGI. L'article 13 du CGI dispose, ainsi, d'une manière générale, que "le revenu imposable est constitué par l'excédent du produit brut, y compris la valeur des profits et avantages en nature, sur les dépenses effectuées en vue de l'acquisition et de la conservation du revenu". Et concernant les traitements et salaires, ces principes généraux sont repris sous les articles 82 et 83 du CGI qui énumèrent les dépenses admises en déduction.

Ainsi, seuls les frais inhérents à la fonction ou à l'emploi sont déductibles, c'est-à-dire ceux occasionnés directement par l'exercice de la profession, à l'exclusion des dépenses d'ordre privé ou de celles qui résultent de simples convenances personnelles. De même, ne sont admises en déduction, les dépenses qui se rapportent à la constitution d'un capital.

Concernant les intérêts afférents à des emprunts contractés par une personne physique pour acquérir des droits d'une société dans laquelle elle est salariée, la doctrine administrative, affirmée à plusieurs reprises, est catégorique : il ne s'agit pas de dépenses professionnelles, mais de frais engagés pour acquérir ou maintenir un capital. (DB 5 F 2512, 10 février 1999, n° 5 ; QE n° 29709 de M. Jacquat Denis, JOANQ 10 mai 1999, p. 2764, min. Eco., réponse publ. 16 août 1999, p. 4947, 11e législature N° Lexbase : L4079GUM). Et, selon l'administration, seules des dispositions législatives expresses peuvent, à titre exceptionnel, permettre de déduire de tels intérêts des revenus des salariés.

Ainsi, bien que ne constituant pas des frais professionnels, les intérêts des emprunts souscrits par les salariés pour l'acquisition de droits sociaux sont néanmoins déductibles dans les situations suivantes :

- souscription au capital d'une société nouvelle (CGI, art. 83-2° quater) ;

- souscription au capital d'une société coopérative ouvrière de production, SCOP, issue de la transformation d'une société préexistante (CGI, art. 83-2° quinquies) ;

- souscription au capital d'une société dans le cadre d'opérations de rachat d'entreprises par leurs salariés (CGI, art. 83 bis et 83 ter).

Enfin, la loi pour l'initiative économique de l'été 2003 (loi n° 2003-721, 1er août 2003 N° Lexbase : L3557BLC) a ajouté une nouvelle hypothèse dans laquelle les contribuables qui souscrivent au capital d'une société peuvent soustraire de leur impôt, les intérêts d'emprunt contracté. Ce texte a, en effet, institué une réduction spécifique en faveur des contribuables qui reprennent une fraction du capital d'une société non cotée soumise à l'impôt sur les sociétés. Cette réduction d'impôt est égale à 25 % du montant des intérêts payés au cours de l'année d'imposition à raison des emprunts contractés pour reprendre la société, les versements étant retenus dans la limite annuelle de 10 000 euros pour un célibataire et 20 000 euros pour un couple. L'octroi de cette mesure de faveur est, toutefois, soumis à de nombreuses conditions qui rendent, en pratique, son application très limitée !

La position de la jurisprudence, sur cette question de la déductibilité des intérêts d'emprunt, a, quant à elle, toujours été plus souple que celle de l'administration fiscale. Les juges acceptent, en effet, la déduction des intérêts d'emprunt contracté pour l'acquisition d'actions de la société dans laquelle il exerce sa profession lorsque le salarié apporte la preuve que la détention des actions acquises est, en vertu des règles imposées par la société, une condition nécessaire à l'exercice de sa profession au sein de celle-ci et s'il justifie de l'affectation de l'emprunt souscrit à l'acquisition desdites actions (CAA Nancy, 12 décembre 1991, n° 90NC00271, M. Raymond Cornu c/ Ministre de l'Economie, des Finances et d'Industrie N° Lexbase : A5034A8X et CAA Nancy, 2e ch., 17 novembre 1994, n° 93NC00149, Raymond Cornu c/ Ministre de l'Economie, des Finances et d'Industrie N° Lexbase : A7235BG3).

De même, le Conseil d'Etat avait eu l'occasion d'indiquer que si, en principe, les intérêts d'emprunts contractés par une personne physique pour acquérir des droits dans une société, dont les profits sont imposables dans la catégorie des revenus mobiliers, ne peuvent être considérés comme des dépenses affectées à l'acquisition ou à la conservation du revenu, mais comme des frais engagés pour maintenir ou accroître le patrimoine, il en va, toutefois, différemment lorsque l'acquisition des droits sociaux a été une condition nécessaire à la nomination de l'intéressé comme dirigeant de la société (CE Contentieux, 4 juin 1976, n° 97732, Sieur X c/ Ministre de l'Economie, des Finances et d'Industrie N° Lexbase : A7626AY4). Il doit, toutefois, être précisé que, dans cette espèce, la Haute cour avait refusé la déduction, considérant que le contribuable n'apportait pas la preuve de l'obligation d'acquérir la qualité d'associé pour poursuivre son activité professionnelle dans la société.

Enfin, plus récemment, le tribunal administratif de Dijon a jugé que constituent des frais inhérents à son emploi, déductibles de ses salaires imposables, les intérêts d'emprunts souscrits par un salarié pour financer l'acquisition d'actions de la société dans laquelle il exerce sa profession, dès lors que la détention d'actions présente le caractère d'une obligation imposée par l'employeur pour qu'il puisse poursuivre son activité au sein de la société au niveau d'emploi auquel il est parvenu (TA Dijon, 1ère ch., 8 juin 1999, n° 98-5537).

Bien que moins catégoriques que la doctrine administrative, les tribunaux subordonnaient, jusqu'à présent, la déductibilité de ces intérêts d'emprunt à l'obligation statutaire ou contractuelle du salarié d'acquérir des titres de la société pour pérenniser son travail. Dans les deux arrêts du 25 octobre 2004, Le Conseil d'Etat va plus loin dans l'acceptation de la déductibilité de ces intérêts d'emprunt ; en effet, selon le Haut conseil, les dépenses peuvent être admises en déduction lorsqu'elles peuvent être regardées comme directement utiles à l'acquisition ou la conservation des revenus du salarié et ce même lorsque ni les circonstances de fait ni aucun texte ne les rendent obligatoires.

En l'espèce, après l'obtention de leur diplôme d'expert comptable, les contribuables avaient été invités par le président de la société d'expertise comptable pour laquelle ils travaillaient (SA Cabinet Dupouy) à prendre une participation dans cette société, dont les deux tiers doivent, en vertu de l'article 7 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 (n° 45-2138 N° Lexbase : L8059AIC), être détenus par des experts-comptables. La Haute cour a donc considéré que, dans ce cadre, l'acquisition des titres était bien de nature à faciliter directement la poursuite du contrat de travail des contribuables. Peu importe que ni la loi sur les sociétés anonymes d'expertises comptables, ni les statuts de la SA dans laquelle étaient salariés les contribuables ne subordonnaient expressément la poursuite du contrat de travail à la condition qu'ils deviennent actionnaires de cette société.

Il est à noter que le tribunal administratif de Nantes, dans une affaire concernant également un expert-comptable avait déjà, dans un arrêt du 14 mars 2003 (n° 9804793), accordé au contribuable la possibilité de déduire de ses salaires le montant des intérêts d'emprunt qu'il avait contracté pour acquérir les actions de la société dans laquelle il travaillait. L'argumentation du tribunal était, d'ailleurs, assez proche de celle développée par le Conseil d'Etat le 25 octobre 2004. Tenant compte du fait qu'après l'obtention de son diplôme, le contribuable, M. D., jusqu'alors salarié en qualité d'assistant contrôleur, s'était vu notifié expressément par son employeur que le statut d'expert-comptable salarié n'était pas admis au sein de la société, les juges de Nantes avaient ainsi jugé que "l'exercice de la profession d'expert-comptable au sein de la société STECO imposait la détention des titres dont M. D. s'est porté acquéreur ; que cette acquisition présentait ainsi en l'espèce le caractère d'une obligation imposée à M. D. pour la poursuite normale de son activité au sein de l'entreprise eu égard à sa qualification professionnelle ; que ce dernier est dès lors fondé à soutenir que les intérêts d'emprunt souscrits pour financer l'achat des actions de la société STECO constituent des frais inhérents à l'emploi et sont, comme tels, déductibles pour le calcul de ses salaires imposables".

Compte tenu de ce nouvel assouplissement de la jurisprudence qui s'éloigne encore de la doctrine administrative, l'administration fiscale devrait être amenée à revoir sa position dans un sens plus favorable aux contribuables.

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