Réf. : Const. const., décision n° 2023-1058 QPC, du 21 juillet 2023 N° Lexbase : A86161BQ
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par Adélaïde Léon
Le 19 Septembre 2023
► Le Conseil constitutionnel juge conformes à la Constitution les dispositions des articles 222-23-1 et 222-23-3 du Code pénal créées par la loi n° 2021-478, du 21 avril, punissant de vingt ans de réclusion criminelle tout acte de pénétration sexuelle ou bucco-génital commis par un majeur sur la personne d’un mineur de quinze ans ou commis sur l’auteur par le mineur, lorsque la différence d’âge entre le majeur et le mineur est d’au moins cinq ans.
Rappel de la procédure. Par arrêt du 24 mai 2023, la Cour de cassation a saisi le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la conformité du premier alinéa de l’article 222-23-1 du Code pénal N° Lexbase : L2624L4X et de l’article 222-23-3 du même code N° Lexbase : L2623L4W, dans leur rédaction issue de la loi n° 2021-478, du 21 avril 2021, visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste N° Lexbase : L2442L49 (Cass. crim. QPC, 24 mai 2023, n° 23-81.485, F-D N° Lexbase : A42619X4).
Les dispositions contestées. Le viol, défini par l’article 222-23 du Code pénal N° Lexbase : L2622L4U, est constitué par tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise. Ce crime est puni de quinze ans de réclusion et de vingt ans lorsqu’il est commis sur un mineur de quinze ans.
La loi n° 2021-478, du 21 avril 2021 a créé les articles 222-23-1 et 222-23-3 du Code pénal lesquels ont institué une nouvelle infraction visant tout acte de pénétration sexuelle ou bucco-génital commis par un majeur sur la personne d’un mineur de quinze ans ou commis sur l’auteur par le mineur, lorsque la différence d’âge entre le majeur et le mineur est d’au moins cinq ans. Ces viols sont punis de vingt ans de réclusion criminelle.
Motifs de la QPC. Le requérant soutenait tout d’abord que les dispositions en cause seraient contraire au principe de présomption d’innocence et aux droits de la défense. Selon lui, le fait que l’infraction de viol sur mineur de quinze ans soit punissable sans qu’il soit nécessaire de prouver que l’acte a été commis avec violence, contrainte, menace ou surprise et, dès lors, le fait que l’absence de consentement ne constitue pas l’un des éléments constitutifs de l’infraction, instituerait une présomption irréfragable de culpabilité.
Le requérant prétendait également que les articles visés méconnaîtraient le principe de l’égalité des délits et des peines. Non seulement la culpabilité de l’auteur résulterait, selon ces dispositions, du simple constat de la matérialité des faits, sans qu’il soit nécessaire que soit rapportée la preuve de l’intention du majeur d’imposer un acte sexuel au mineur, mais encore, dans le cadre de cette infraction, la minorité de quinze ans serait à la fois un élément constitutif et une circonstance aggravante.
Le requérant faisait grief aux seuils d’âge prévus par les articles concernés de méconnaître le principe de nécessité des délits et des peines ainsi que le principe d’égalité devant la loi en conduisant des personnes placées dans des situations comparables à être traitées différemment.
Enfin le requérant soutenait que le choix du législateur de punir de vingt ans de réclusion criminelle des actes sexuels entre un majeur et un mineur de quinze ans, sans distinguer qu’ils soient ou non commis avec violence, menace, contrainte ou surprise, méconnaissait les principes de nécessité et de proportionnalité des peines.
Décision. Le Conseil constitutionnel écarte le grief tiré de la méconnaissance du principe de la présomption d’innocence et des droits de la défense. Pour les sages, la caractérisation de l’incrimination en cause ne repose pas sur une présomption d’absence de consentement de la victime. Cette infraction interdit purement et simplement tout acte de pénétration sexuelle ou bucco-génital entre un majeur et un mineur de quinze ans, lorsque la différence d’âge entre eux est d’au moins cinq ans. Et il demeure que les autorités de poursuites sont tenus de rapporter la preuve de l’ensemble de ces éléments constitutifs. Dès lors, les articles en cause n’ont ni pour objet ni pour effet d’instituer une présomption de culpabilité.
Le Conseil constitutionnel écarte également le grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines. Estimant que la seule imputabilité matérielle des actes réprimés ne suffit pas à caractériser l’infraction, le Conseil estime que les dispositions ne méconnaissent pas le principe selon lequel il n’y a pas de crime sans intention de la commettre (C. pén., art. 121-3 N° Lexbase : L2053AMY).
La Haute juridiction affirme par ailleurs qu’en l’espèce, la minorité de quinze an de la victime est un élément constitutif de l’infraction et non une circonstance aggravante.
Le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi pénal est également écarté. Selon le Conseil, l’infraction de viol aggravé commis sur mineur de quinze ans prévu par les articles 222-23 et 222-24 N° Lexbase : L2625L4Y du Code pénal et l’infraction prévue par les dispositions contestées, laquelle est constituée même lorsque les faits sont commis sans violence, contrainte, menace ou surprise répriment des agissement de nature différente. La seconde suppose en effet qu’il existe entre l’auteur majeur et la victime mineure une différence d’âge d’au moins cinq ans.
S’agissant enfin des principes de nécessité et de proportionnalité des peines, le Conseil constitutionnel l’écarte également puisqu’il considère que par le choix d’une peine de vingt ans de réclusion criminelle le législateur a entendu renforcer la protection des mineurs d’infractions sexuelles et que les modalités de répression de cette infraction n’ont ni pour objet ni pour effet de déroger au principe de l’individualisation des peines.
Au terme de sa décision, le Conseil constitutionnel décide que le premier alinéa de l’article 222-23-1 du Code pénal et la référence « 222-23-1 » figurant à l’article 222-23-3 du même code, dans leur rédaction issue de la loi n° 2021-478, du 21 avril 2021, visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste, sont conformes à la Constitution.
Pour aller plus loin :
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Réf. : Cass. civ. 3, 29 juin 2023, n° 22-16.034, FS-B N° Lexbase : A4970979
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par Sarah Andjechaïri-Tribillac, Maître de conférences à l’Université de Perpignan Via Domitia, Membre du CDEDys, UR n° 4216
Le 26 Juillet 2023
Mots clés : bail commercial • droit de préférence du local • domaine d'application • local à usage industriel • exclusion • définition
Les locaux à usage industriel sont exclus du champ d'application de l'article L. 145-46-1 du Code de commerce. Au sens de ce texte, doit être considéré comme à usage industriel tout local principalement affecté à l'exercice d'une activité qui concourt directement à la fabrication ou la transformation de biens corporels mobiliers et pour laquelle le rôle des installations techniques, matériels et outillages mis en œuvre est prépondérant.
Création de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 N° Lexbase : L4967I3D, dite loi « Pinel » aux fins de permettre au locataire de pérenniser son exploitation en devenant notamment propriétaire du local exploité, le droit de préférence du locataire commercial, d’ordre public [1], visé à l’article L. 145-46-1 du Code de commerce N° Lexbase : L4529MBD continue de susciter des interrogations quant à son champ d’application en raison du caractère lacunaire du texte notamment au regard des locaux concernés par ce droit offert au locataire et de la difficulté d’appréhender en l’état actuel des choses les exceptions à l’application de ce droit. En effet, le contentieux en la matière ne semble pas se tarir. L’arrêt rendu le 29 juin dernier en est un parfait exemple.
Par cet arrêt de rejet qui revêt une grande importance, la troisième chambre civile apporte des précisions majeures sur les locaux concernés par le droit de préférence légal reconnu à un locataire, titulaire d'un bail commercial, en cas de vente volontaire de l'immeuble par le propriétaire-bailleur. La Cour de cassation confirme que les locaux à usage industriel sont exclus du champ d'application de l'article L. 145-46-1 du Code de commerce, en prenant soin de donner une définition de ces locaux.
Dans cette affaire, des propriétaires indivis d'un ensemble immobilier ont consenti un bail commercial à une société, destiné exclusivement à l'usage suivant : « entreprise générale de bâtiment et travaux publics et fabrication d'agglomérés ».
Les bailleurs ont vendu les lieux loués à un tiers. Invoquant une atteinte au droit de préférence dont elle bénéficiait, la société locataire les a assignés ainsi que la société cessionnaire en annulation de la vente et indemnisation de son préjudice.
La cour d’appel d’Orléans [2] a rejeté les demandes de la locataire en raison de la destination des lieux loués, à savoir la fabrication d'agglomérés, ainsi qu’à l’activité mentionnée dans l'extrait k-bis à savoir : activités de « pré-fabrication de tous éléments de construction à base de terre cuite plancher murs et autres » et de « fabrication de hourdis, blocs et pavés béton », ce qui lui a permis de retenir que le local donné à bail n'était pas à usage commercial ou artisanal au sens de l'article L. 145-46-1 du Code de commerce.
La locataire, qui ne se laisse pas convaincre par l’argumentaire des juges du fond, a formé un pourvoi en cassation en soutenant avec véhémence qu'une activité de négoce était exploitée au sein des locaux litigieux conformément aux dispositions de l’article L. 145-46-1, même si elle n’est que partielle, de sorte qu’elle ne pouvait être exclue du bénéfice du droit de préemption accordé par la loi au locataire exerçant une activité commerciale.
À l'occasion du pourvoi formé contre l'arrêt rendu le 10 mars 2022 par la cour d'appel d'Orléans, la société locataire a, par mémoire distinct et motivé, demandé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité ainsi rédigée : « L'article L. 145-46-1 du Code de commerce, qui limite le droit de propriété du bailleur en instaurant un droit de préemption au profit des locataires commerciaux qui font du bien loué un usage commercial ou artisanal, porte-t-il atteinte à l'article 34 de la Constitution et aux objectifs à valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découlent des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, en ce que, en l'absence de toute définition du local à usage industriel non couvert par le droit de préférence et de l'usage artisanal ou commercial visé par ce texte, il ne permet pas de déterminer, de façon claire et précise, les locaux qui se trouvent excluent de son champ d'application ? » La Cour, dans son arrêt en date du 17 novembre 2022, déclare la question non recevable en ce qu’elle n'allègue la méconnaissance d'aucun droit ou liberté garantis par la Constitution [3].
Ainsi, dans l’arrêt sous commentaire, la Cour régulatrice rejette le pourvoi formé au motif que le droit de préférence du locataire est circonscrit aux seuls locaux à usage commercial ou artisanal, excluant du champ d'application de l'article L. 145-46-1 du Code de commerce les locaux industriels (I). Elle s’attache en outre, en l’absence de définition légale, à définir pour la première fois la notion de local à usage industriel (II).
I. L’exclusion des locaux à usage industriel du champ d’application du droit de préférence légal du locataire
Aux termes de l'article L. 145-1 du Code de commerce N° Lexbase : L9695L79, le statut des baux commerciaux s’applique aux baux des immeubles ou locaux dans lesquels un fonds est exploité, que ce fonds appartienne, soit à un commerçant ou à un industriel, soit à un artisan.
Le locataire, qu’il soit donc commerçant, industriel ou artisan, bénéficie de la protection conférée par le statut des baux commerciaux, laquelle passe par la protection des lieux loués. L'article L.145-46-1 du même code, qui est présent dans le chapitre du Code de commerce consacré au statut des baux commerciaux [4], devrait s’appliquer non seulement à un commerçant ou à un artisan mais également à un industriel, et ce, a fortiori lorsque l’exclusion des locaux à usage industriel n’est pas expressément visée au dernier alinéa de l’article L. 145-46-1 énumérant les exceptions à l’application de ce droit de préférence [5]. En outre, il faut rappeler qu’au sens du droit commercial et selon les dispositions de l’article L. 110-1, 5° N° Lexbase : L0093L8X visant « toute entreprise de manufactures », les activités industrielles sont des activités commerciales [6], même si au sens économique l’industrie relève du secteur secondaire, et l’activité commerciale (regroupant commerce, transports, activités financières, services rendus aux entreprises, services rendus aux particuliers, hébergement-restauration, immobilier…) [7] du secteur tertiaire.
Le droit des baux commerciaux, en l’article L. 145-1 du Code de commerce distingue pourtant le commerçant de l'industriel, de sorte que l’article L. 145-46-1 du même code se veut restrictif [8]. En effet, il énonce distinctement que « lorsque le propriétaire d'un local à usage commercial ou artisanal envisage de vendre celui-ci, il en informe le locataire ». Pour le dire autrement, selon la lettre du texte, le droit de préférence légal du locataire est circonscrit au seul « local à usage commercial ou artisanal ». Du reste, c’est à la suite de deux amendements du projet de loi initial que les termes « local à usage commercial ou artisanal » ont été ajoutés, excluant ainsi les locaux industriels du champ d'application du droit de préférence légal du locataire [9], ce qui pourrait se justifier par le fait que la loi « Pinel » résulte d’une politique économique en faveur du commerce et de l'artisanat. La volonté du législateur est à cet égard claire.
Conformément à l’esprit de la loi, la Haute juridiction, adopte dans cet arrêt, qui a valeur d'arrêt de principe, une lecture stricte de l’article L. 145-46-1 et confirme que le droit de préemption du locataire commercial instauré par la loi « Pinel » de juin 2014 est applicable aux locaux à usage commercial ou artisanal, de sorte que les locaux industriels n'ont pas vocation à entrer dans le champ d'application de ce texte. Cette interprétation restrictive du texte se comprend par le fait que le droit de préférence instaure au profit du locataire une limite au droit de propriété du bailleur [10]. Une interprétation extensive de l'article L. 145-46-1 serait contraire à l'esprit du texte comme le sous-tend la Cour régulatrice.
Cette solution ne peut qu'être approuvée.
Mais qu’en est-il des locaux à usage de bureaux lorsque l’on sait que l’amendement visant à étendre le droit de préférence prévu à l’article L. 145-46-1 du Code de commerce aux bureaux de professionnels non commerçants pratiquant une activité libérale ne fut pas adopté [11] ? Si la question de l’applicabilité de l’article L. 145-46-1 aux bureaux n’est pas l’objet du litige visé, l’abondance du contentieux en la matière suggère de l’évoquer notamment lorsqu’une incertitude demeure devant l’absence d’une définition précise de la notion de bureau. La qualification de locaux à usage exclusif de bureaux reste complexe [12] en ce que « la catégorie des bureaux n'est pas homogène » [13]. Pour l’heure, la Cour régulatrice n’a pas tranché la question [14]. Cependant au regard de la volonté du législateur, il serait compréhensible, à l’instar des locaux à usage industriel, que les locaux affectés exclusivement à l’usage de bureaux soient exclus du champ d'application de l’article L. 145-46-1 du Code de commerce, à plus forte raison lorsque de tels locaux ne sont pas visés expressément dans l’article L. 145-1 du même code [15]. Néanmoins il est vrai que la problématique relative aux locaux à usage de bureau se distingue de celle des locaux à usage industriel [16].
Toutefois, lorsque ces locaux sont destinés à une activité commerciale doivent-ils être considérés comme des locaux à usage commercial ? La question est légitime lorsque l’on sait que la notion de « local à usage commercial » peut prêter à confusion [17], même si au fil des décisions rendues ces dernières années en la matière, la Cour de cassation tend à lever le voile sur cette expression.
L’incertitude de l’applicabilité du droit de préférence légal du locataire aux bureaux a suscité un important questionnement tant de la doctrine [18] que des cours d’appel à un point tel où certaines juridictions d’appel, interrogées sur la question, ont retenu que ces locaux sont assujettis au droit de préemption du locataire dès lors qu’ils sont affectés à un usage commercial [19]. Il en est ainsi de la clause de destination du bail qui indique que les locaux sont destinés à l’usage exclusif de bureaux pour une activité d’administrateur de biens, syndic de copropriété, location, transaction. Or, par application des dispositions de l’article L. 110-1 du Code commerce, cette activité est une activité commerciale [20]. Il ressort donc de la jurisprudence des cours d’appel qu’une distinction entre l’affectation contractuelle et l’usage effectif des locaux par le locataire est à opérer, même si à dire vrai, en pratique une telle distinction ne sera pas des plus aisée.
La position de la Cour de cassation sur la question des bureaux est attendue.
Dans l’affaire jugée, il était acquis au débat que l'activité de la société locataire englobe une activité de négoce. En l’occurrence, il est stipulé dans les statuts que la société locataire a pour objet social « la fabrication, l'achat, la vente, l'importation, l'exportation, de tous produits et matériaux de construction pour le bâtiment ou les travaux publics notamment en béton précontraint ou non, l'achat la vente, de tous biens [...], et généralement fait toutes opérations commerciales, industrielles, financières ». Cependant ces statuts concernent les 29 établissements secondaires de la société locataire. Or, pour déterminer si le local est à usage commercial, il convient, selon les juges, de tenir compte de la destination contractuelle des locaux litigieux [21]. En l’espèce, les termes du bail renvoyaient, non à un usage commercial mais à un usage industriel. En effet, les locaux loués étaient destinés à un usage de fabrication d'agglomérés et l'extrait du registre du commerce et des sociétés de la locataire mentionnait en outre les activités de « pré-fabrication de tous éléments de construction à base de terre cuite plancher murs et autres » ainsi que de « fabrication de hourdis, blocs et pavés béton ». Les juges du fond ont pu correctement déduire de ces éléments qu’en raison du caractère accessoire de l'activité de négoce exercée dans les lieux litigieux, l'article L. 145-46-1 du Code de commerce n’avait pas vocation à s’appliquer.
Est-ce à dire que l’article L. 145-46-1 exige une condition d’affectation du local à l’exploitation d’une activité commerciale ou artisanale à titre principal ?
La réponse impose de s’intéresser à la notion de locaux industriels.
II. Sur la définition de locaux à usage industriel
La Cour de cassation confirme par cet arrêt l’exclusion des locaux à usage industriel du champ d’application du droit de préférence prévu à l’article L. 145-46-1, rejetant ainsi le second moyen du pourvoi considéré comme inopérant. Seulement, afin de délimiter la portée de l’exclusion des locaux à usage industriel du champ d’application du droit de préférence et de lever toute ambiguïté sur la nature de ces locaux, la troisième chambre civile, qui a constaté qu’elle n'avait jusqu’à cette décision jamais statué en la matière, s’est attachée à définir la notion de local à usage industriel [22]. Pour ce faire, elle a adopté la définition donnée par le Conseil d'État en matière fiscale [23] estimant que les « critères dégagés par le juge administratif sont opérants, au regard de l'objet de l'article L. 145-46-1 du Code de commerce, pour délimiter la portée de l'exclusion des locaux à usage industriel du droit de préférence ».
Ainsi pour la Haute juridiction, au sens de l'article L. 145-46-1, doit « être considéré comme à usage industriel tout local principalement affecté à l'exercice d'une activité qui concourt directement à la fabrication ou la transformation de biens corporels mobiliers et pour laquelle le rôle des installations techniques, matériels et outillages mis en œuvre est prépondérant ».
Cette précision sur le caractère principal de l’affectation du local considéré est essentielle. Elle a permis à la Cour de trancher le débat.
En effet, dans le cadre de son pourvoi, la locataire a tenté de soutenir qu’elle pouvait prétendre au bénéfice de l’article L. 145-46-1 en raison de l’exploitation d’une activité de négoce à titre habituel dans les locaux litigieux, peu important qu’elle ne soit qu’accessoire, dès lors que le texte ne fait aucune référence à un usage exclusivement commercial.
Or, une telle interprétation risquerait de contrevenir au principe d'interprétation stricte du droit de préemption que pose la jurisprudence.
Mais nulle crainte. Les juges du droit ont au contraire considéré que la cour d'appel, qui a constaté que les locaux loués étaient notamment destinés à un usage de fabrication d'agglomérés et que l'extrait du registre du commerce et des sociétés de la locataire mentionnait les activités de « pré-fabrication de tous éléments de construction à base de terre cuite plancher murs et autres » ainsi que de « fabrication de hourdis, blocs et pavés béton », a correctement retenu que l'activité de négoce n'était qu'accessoire dans les locaux litigieux, de sorte que l'existence d'une activité de négoce pour partie ne pouvait suffire à conférer à un local la qualification de local à usage commercial. Dit autrement, la locataire ne louait pas un local à usage commercial (l'activité de négoce n'étant pas l'activité principale), mais un local à usage industriel, ne permettant pas de lui reconnaître le bénéfice du droit de préférence de l’article L. 145-46-1. Par cet arrêt, la troisième chambre civile confirme que le droit de préférence instauré par la loi « Pinel » ne s'applique pas aux locaux à usage industriel même si le locataire y exerce à titre accessoire une activité commerciale.
Il conviendra d’apprécier l’affectation principale du local considéré afin de déterminer, en cas de vente, la nature du local au regard de la définition donnée, et sa soumission ou non au droit de préférence légal du locataire.
[1] Cass. civ. 3, 28 juin 2018, n° 17-14.605, FS-P+B+I N° Lexbase : A1598XUQ, J. Prigent, Lexbase Affaires, juillet 2018, n° 559 N° Lexbase : N4790BXP ; Dalloz Actualité, 6 juillet 2018, obs. Y. Rouquet ; RTD com., 2018, p. 622, chron. Baux commerciaux, obs. F. Kendérian ; AJDI, 2019, p. 518, note F. Auque.
[2] CA Orléans, 10 mars 2022, n° 20/01235 N° Lexbase : A05687Q4.
[3] Cass. civ. 3, 17 novembre 2022, n° 22-16.034, QPC N° Lexbase : A02858WH.
[4] B.-H. Dumortier, Bail commercial : Droits de préemption, Droit de préemption des communes, Droit de préemption du locataire commercial, JCL. « Bail à loyer », Fasc. 1455, n° 55.
[5] Le présent article n'est pas applicable en cas de cession unique de plusieurs locaux d'un ensemble commercial, de cession unique de locaux commerciaux distincts, de cession d'un local commercial au copropriétaire d'un ensemble commercial, de cession globale d'un immeuble comprenant des locaux commerciaux, de cession d'un local au conjoint du bailleur, ou à un ascendant ou un descendant du bailleur ou de son conjoint. Il n'est pas non plus applicable lorsqu'il est fait application du droit de préemption institué aux chapitres Ier et II du titre Ier du livre II du Code de l'urbanisme ou à l'occasion de l'aliénation d'un bien sur le fondement de l'article L. 213-11 du même code N° Lexbase : L4849MB9 (cette dernière exception résulte de la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 N° Lexbase : L4151MBD, dite « 3DS »).
[6] En ce sens, B.-H. Dumortier, op cit., n°58.
[7] Définition donnée par l’INSEE
[8] Cass. civ. 3, 29 juin 2023, n° 22-16.034, Dalloz Actualité, 10 juillet 2023, obs. Y. Rouquet.
[9] Amendements CE 170 et CE 173.
[10] Rép. min. n° 5054, JO 14 août 2018, p. 7317, C. Fabre ; Rép. min. n° 21155 : JO Sénat 22 avril 2021, p. 2702.
[11] Amendement n° 148 ; F. Auque, Le droit de préemption du locataire commercial, AJDI, 2019, p. 518 ; F. Roussel, B. Saintourens, P. Viudes, Le droit de préférence du preneur à bail commercial : le nouvel article L. 145-46-1 du code de commerce, Rev. loyers, avril 2015, p. 170 ; B.-H. Dumortier, Le domaine du droit de préemption du locataire commercial, AJDI, 2015, p. 759.
[12] En ce sens, CA Paris, 25 mars 1997, AJDI, 1998, p. 724 – Cass. civ. 3, 8 janvier 1997, n° 94-21.384 N° Lexbase : A0139AC7 – Cass. civ. 3, 13 novembre 1986, n° 84-11.778 N° Lexbase : A6097AA3.
[13] B.-H. Dumortier, Bail commercial : Droits de préemption, Droit de préemption des communes, Droit de préemption du locataire commercial, JCl. « Bail à loyer », Fasc. 1455, n° 61.
[14] V. Téchené, Lexbase Affaires, juillet 2023, n° 763 N° Lexbase : N6129BZZ.
[15] V. en ce sens l'article R. 145-11 du Code de commerce N° Lexbase : L0049HZT qui exclut les locaux à usage exclusif de bureaux de la règle du plafonnement.
[16] B.-H. Dumortier, op.cit.
[17] F. Auque, op. cit.
[18] F. Auque, préc. ; F. Planckeel, Le nouveau droit de préemption du locataire commercial, AJDI, 2014, p. 595 ; F. Roussel, Ph. Viudes et B. Saintourens, op. cit., p. 173.
[19] CA Paris, 5-3, 1er décembre 2021, n° 20/00194, V. Téchené, Lexbase Affaires, décembre 2021, n° 669 N° Lexbase : N9811BYZ ; Loyers et copr., 2022, comm. 26, note E. Marcet ; Gaz. Pal., 1er mars 2022, p. 51, note Ch.-E. Brault – CA Rennes, 11 janvier 2022, n° 20/01661 N° Lexbase : A92307HC, V. Téchené, Lexbase Affaires, janvier 2022, n° 702 N° Lexbase : N0110BZ4 ; H. Chaoui, Le droit de préemption issu de la loi Pinel : état des lieux des dernières tendances jurisprudentielles, Rev. loyers 2022, 1025 – CA Aix-en-Provence, 20 novembre 2018, n° 17/04435 N° Lexbase : A1575YMB : pour une activité d’expertise comptable exercée par une société commerciale inscrite au registre du commerce et des sociétés.
[20] CA Paris, 1er décembre 2021, n° 20/00194, préc.
[21] Cass. civ. 3, 6 décembre 1995, , n° 94-13.195, inédit N° Lexbase : A8359CNW, RJDA, 2/96, n° 190
[22] Y. Rouquet, op. cit.
[23] CE, 3°-8° s.-sect. réunies, 28 février 2007, n° 283441, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4283DU8 – CE, 9e ch., 13 juin 2016, n° 380490 N° Lexbase : A7755RSZ – CE, 9° s.-sect., 3 juillet 2015, n° 369851 N° Lexbase : A5801NMS.
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Réf. : CE, 5°-6° ch. réunies, 19 juillet 2023, n° 473260, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A85271BG
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par Yann Le Foll
Le 26 Juillet 2023
►Lorsque le véhicule est cédé à un professionnel de l’automobile, ce dernier doit être regardé comme seul redevable des forfaits de post-stationnement (FPS) émis après la date de la cession.
Rappel. Il résulte du VII de l'article L. 2333-87 N° Lexbase : L6630L7P et de l'article R. 2333-120-13 N° Lexbase : L5907K8B du Code général des collectivités territoriales, ainsi que des articles L. 330-1 N° Lexbase : L9094AMR et R. 322-4 N° Lexbase : L5267LG8 du Code de la route que, lorsqu'un véhicule a été cédé à un professionnel de l'automobile, l'ancien propriétaire du véhicule doit, d’une part, s'acquitter des formalités déclaratives prévues par les I et II de l'article R. 322-4 du Code de la route, soit directement par voie électronique, soit en mandatant un professionnel de l'automobile habilité par le ministre de l'Intérieur.
Le professionnel de l'automobile ayant fait l'acquisition du véhicule doit, d'autre part, effectuer une déclaration d'achat au ministre de l’Intérieur dans les quinze jours suivant l'achat du véhicule, soit directement par voie électronique, soit par l'intermédiaire d'un professionnel de l'automobile habilité par le ministre de l'Intérieur, en application des dispositions du III du même article.
Principe. Il résulte du VII de l'article L. 2333-87 et de l'article R. 2333-120-13 du Code général des collectivités territoriales, ainsi que des articles L. 330-1 et R. 322-4 du Code de la route que lorsque le véhicule est cédé à un professionnel de l'automobile, ce dernier doit être regardé, qu'il ait procédé ou non à la déclaration d'achat prévue par le III de l'article R. 322-4 du Code de la route, comme seul redevable des FPS émis après la date de la cession, laquelle peut être établie par tout moyen.
Précisions rapporteur public. Dans ses conclusions Florian Roussel, indique qu’« à cette différence objective entre la situation de l’acquéreur particulier et celle de l’acquéreur professionnel de l’automobile, s’ajoutent d’évidentes considérations d’opportunité. Le professionnel est mieux à même d’effectuer les différentes démarches, il ne peut les ignorer et n’éprouvera pas les mêmes difficultés que nombre de particuliers pour procéder à la déclaration par voie électronique. Un oubli de sa part de les effectuer est difficilement excusable ».
Rappel. Lorsque le véhicule n’est pas cédé à un professionnel, son acquéreur est le débiteur du FPS dès lors que le vendeur a cédé son véhicule avant l'émission de l'avis de paiement (CE, 5°-6° ch. réunies, 10 juin 2020, n° 427155, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A43193NB).
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Réf. : Cass. civ. 3, 13 juillet 2023, n° 22-13.693, F-D N° Lexbase : A29021B4
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N6516BZD
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par Juliette Mel, Docteur en droit, Avocat associé, M2J Avocats, Chargée d’enseignements à l’UPEC, Responsable de la commission Marchés de Travaux, Ordre des avocats
Le 11 Septembre 2023
► La procédure abusive peut être sanctionnée sur les dispositions de l’article 1240 du Code civil ; il faut alors démontrer les circonstances particulières faisant dégénérer le droit en abus.
Nombreux sont ceux qui ont pensé, sans l’oser, demander une condamnation pour procédure abusive à l’encontre du maître d’ouvrage qui tente de tirer profit des dispositions légales et règlementaires ainsi que de la jurisprudence rendue en droit de la responsabilité des constructeurs.
Il est pourtant très rarement plaidé dans le domaine de la construction, ce qui rend, d’emblée, opportune la mise en lumière de la présente décision.
Si le droit d’agir en justice est un principe fondamental, l’abus dans l’exercice de ce droit peut être sanctionné. L’article 32-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6815LE7 dispose ainsi que « celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d’un maximum de 3 000 euros, sans préjudice des dommages et intérêts qui seraient réclamés ». Il s’agit alors de solliciter une amende civile (pour exemple, Cass. civ. 2, 28 janvier 2016, n° 14-20.726, F-P+B N° Lexbase : A3371N7Y). Mais cet article n’est pas le seul fondement possible comme le rappelle l’arrêt rapporté.
Un particulier confie à une entreprise la réalisation d’un garage. Se plaignant de l’arrêt du chantier et de dépenses complémentaires hors devis, le maître d’ouvrage assigne le constructeur aux fins d’exécution des travaux sous astreinte et de réparation des préjudices, moral et de jouissance, qu’elle estime avoir subi.
La cour d’appel d’Orléans, dans un arrêt rendu le 19 janvier 2022, rejette ses demandes et prononce la résiliation du marché à ses torts exclusifs, au motif qu’il n’aurait pas remboursé au constructeur le coût des matériaux dont celui-ci s’est acquitté.
Les conseillers la condamnent, également, à payer une somme au constructeur pour procédure abusive. Le maître d’ouvrage forme un pourvoi en cassation. Il articule, notamment, que la procédure initiée ne peut être abusive dès lors que le Juge de première instance avait, au contraire, considéré que ses prétentions étaient fondées.
La Haute juridiction censure au visa de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9. Les juges, dans le cadre de leur liberté d’appréciation souveraine, auraient dû caractériser une faute ayant fait dégénérer le droit du maître d’ouvrage d’agir en abus.
Les conseillers avaient seulement retenu qu’il était évident que le comportement procédural du maître d’ouvrage, qui a soutenu de mauvaise foi des faits inexacts contre toute évidence, allant même jusqu’à prétendre que son adversaire n’avait pas comparu devant le premier juge, ce qui était rigoureusement faux, constitue une série de fautes blâmables qui a causé un préjudice au constructeur.
La solution, bien que conforme à l’application classique de la théorie de l’abus de droit (pour exemple Cass. civ. 3, 27 janvier 2015, n° 13-25.305, F-D N° Lexbase : A6941NAC), est assez surprenante rapportée au droit de la construction, tant l’habitude est prise de lire des décisions favorables aux maîtres d’ouvrage.
Elle ouvre ainsi des perspectives.
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Réf. : Commission européenne, decision du 10 juillet 2023, pursuant to Regulation (EU) 2016/679 of the European Parliament and of the Council on the adequate level of protection of personal data under the EU-US Data Privacy Framework (en anglais)
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N6416BZN
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par Vincent Téchené
Le 26 Juillet 2023
► Par une décision du 10 juillet, la Commission européenne constate que les États-Unis assurent un niveau de protection des données personnelles équivalent à celui de l’Union européenne. Les transferts de données personnelles depuis l'UE vers certains organismes des États-Unis peuvent désormais s’effectuer librement, sans encadrement spécifique.
Les modifications apportées par les États-Unis à leur législation nationale permettent donc désormais d’assurer un niveau de protection adéquat des données personnelles transférées de l'UE vers les organisations situées aux États-Unis lorsqu’ils font la démarche de respecter ce nouveau « cadre de protection des données ». La liste de ces organismes est gérée et sera prochainement rendue publique par le ministère américain du commerce.
Les transferts de données personnelles depuis l'Union européenne vers les organismes figurant sur cette liste peuvent donc s’effectuer librement, sans encadrement spécifique par des « clauses contractuelles types » ou un autre instrument de transfert.
Cette décision fait suite à l’invalidation par la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt « Schrems II » » ( CJUE, 16 juillet 2020, aff. C-311/18 N° Lexbase : A26443RD, J. Martinez, Lexbase Affaires, octobre 2020, n° 649 N° Lexbase : N4708BYZ) de la précédente décision d’adéquation (Privacy Shield).
La Commission européenne avait auparavant soumis un projet de décision d’adéquation au Comité européen à la protection des données (CEPD) qui avait rendu un avis (en anglais) le 28 février 2023.
La Commission européenne a publié une FAQ (en anglais) explicitant les conséquences de cette décision d’adéquation.
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N6439BZI
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par Jérôme Bissardon, Avocat Fiscaliste – FBT AVOCATS SA
Le 26 Juillet 2023
Mots-clés : pacte Dutreil • transmission d’entreprises • donations • successions • conventions fiscales
Transmettre son entreprise, familiale ou non, reste l’objectif final des chefs d’entreprise. Les premiers vont s’efforcer de performer avant une cession à un repreneur, parfois à un fonds d’investissement. D’autres vont souhaiter « passer la main », bien souvent à un ou plusieurs enfants. Quel que soit l’objectif final du chef d’entreprise, qui d’ailleurs évolue parfois au gré de la conjoncture et des opportunités, il est vivement recommandé d’anticiper la transmission, en particulier les conditions fiscales en France d’une donation ou d’une succession. Pour les premiers qui souhaitent vendre, ils ne doivent pas occulter le risque d’un décès prématuré et les conséquences fiscales qui pèseront sur les héritiers. Pour les seconds, une préparation en vue d’une transmission au meilleur coût fiscal est généralement préconisée.
L’implantation internationale d’une entreprise ou de ses actionnaires fait parfois oublier que des droits de succession et de donation sont dus en France dans de nombreux cas.
En France, c’est l’article 750 ter du CGI N° Lexbase : L9528IQX qui fixe les critères de territorialité pour l’application des droits de donation et des droits de succession :
Ainsi, sous réserve des dispositions des conventions internationales conclues entre la France et certains pays [1], les droits de mutation à titre gratuit sont applicables en France dans les trois situations suivantes :
Selon ces critères, un chef d’entreprise résidant hors de France, qui détient des titres d’une société en France se trouve concerné par les dispositions de ce texte légal (I).
Il en est de même en principe de celui qui réside hors de France, dont l’entreprise est située hors de France également mais dont l’un ou plusieurs des héritiers, légataires, donataires résidents en France (II).
Il y a également la situation du chef d’entreprise, résident en France, qui détient les titres d’une ou plusieurs sociétés à l’étranger (III).
Dans l’ensemble de ces situations, l’application du dispositif « Dutreil » prévu par l’article 787 B du CGI peut être préconisée. Il s’agit pour un chef d’entreprise de souscrire un engagement de conservation pour lui-même et ses ayants cause à titre gratuit, seul ou avec plusieurs associés, pour le bénéfice d’un abattement de 75 % sur l’assiette des droits de donation ou de succession, dans le respect de certaines conditions.
Focus sur les conditions de l’exonération partielle de 75 % (dispositif « Dutreil-transmission) L’engagement collectif (ou unilatéral) de conservation est pris pour une durée minimale de deux ans. Il doit porter, s'il s'agit de titres de sociétés non cotées en bourse, sur au moins 17 % des droits financiers et 34 % des droits de vote (10 % et 20 % pour les sociétés cotées), tout au long de la durée de l'engagement collectif ou unilatéral de conservation. Cet engagement est donc un pacte d’actionnaires ou d’associés conclu dans un objectif de préparation d’une transmission future ou éventuelle : pour réduire le coût des droits de donation ou encore pour remplir le rôle de filet de sécurité en cas de décès prématuré. Pour le chef d’entreprise hésitant entre donner, vendre ou encore poursuivre l’activité, le pacte peut tout à fait être établi pour une durée indéterminée avec possibilité d’y mettre fin unilatéralement avant une vente, en l’absence de donation bénéficiant du dispositif. Au surplus, plusieurs pactes peuvent être conclus avec les mêmes associés ou non, sur les mêmes titres ou non, ce qui permet d’anticiper au mieux dans chaque cas particulier. Le pacte porte sur les parts ou les actions d’une société ayant une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale, à l’exclusion donc des activités patrimoniales, de certaines activités immobilières, financières, avec des spécificités pour les sociétés holding animatrices ou non-animatrices ; Cet engagement doit, en principe, être en cours à la date de la transmission. Il est pris par le défunt (ou le donateur), pour lui et ses ayants cause à titre gratuit, seul ou avec un ou plusieurs autres associés, personnes physiques ou morales. L’engagement peut être pris également par une société holding sur les titres d’une société exerçant une activité éligible : la transmission des titres de la société holding bénéficiera de l'exonération à la condition que les participations soient conservées inchangées à chaque niveau d'interposition pendant toute la durée de l'engagement collectif et durant la période d'engagement individuel. L'un des associés signataires ou l'un des héritiers, légataires, donataires ayant pris l'engagement individuel de conservation, doit exercer dans la société pendant la durée de l'engagement collectif et pendant les trois années qui suivent la transmission, son activité principale s'il s'agit d'une société de personnes, ou une fonction de direction éligible s'il s'agit d'une société soumise à l'impôt sur les sociétés. |
I. Transmission par un résident hors de France des titres d’une société française
Cette hypothèse est en réalité très vaste et recouvre un grand nombre de situations : les activités commerciales de ventes ou de services développées par une société française dédiée pour satisfaire le marché local, l’industriel étranger qui s’implante en France en raison de son attractivité (avantages fiscaux dans certaines zones, ou dans certains domaines tels que la recherche et le développement, le cinéma et les œuvres audiovisuelles, les jeux vidéo, le disque, le spectacle et le théâtre, etc), ou encore l’investisseur étranger dans les domaines agricole, viticole, forestier…
Le dispositif « Dutreil-transmission » permettra dans toutes ces situations d’anticiper au mieux les conséquences fiscales d’une transmission à titre gratuit, qu’elle soit volontaire (donation) ou non (décès), sauf si par application d’une convention fiscale, la France est privée du droit d’imposer.
Exemple applicatif :
Madame et Monsieur A, l’un et l’autre âgés de 55 ans, résident hors de France. Ils ont deux enfants, non-résidents également. Ils détiennent chacun 50 % des titres d’une société française constituée sous la forme de SCEA, exerçant principalement une activité d’élevage et d’entrainement de chevaux de compétition. La SCEA loue un domaine à cette fin et emploie des salariés. Madame, passionnée de chevaux, est gérante de la société. La société est estimée à 2.000.000 euros.
Hypothèse d’une donation en pleine propriété par Monsieur, ou d’un décès, sans dispositif « Dutreil-transmission » (en partant du principe que les enfants reçoivent la pleine propriété et qu’ils n’ont pas bénéficié de donation antérieurement, à titre de simplification pour les besoins de l’exemple) :
Part imposable par enfant : 500 000 €
Abattement en ligne directe applicable : 100 000 €
Part nette taxable : 400 000 €
Calcul des droits :
8 072,00 x 5% : 403,60 €
4 037,00 x 10% : 403,70 €
3 823,00 x 15% : 573,45 €
384 067,00 x 20% : 76 813,40 €
Total par enfant : 78 194,15 €
Total pour les deux enfants : 156 388,30 €
La donation ici peut sembler dissuasive au regard de son coût fiscal. Le dispositif « Dutreil-transmission » favorisant la transmission d’entreprises permettra ainsi de réduire considérablement le coût fiscal, à condition de respecter certaines conditions. Au cas particulier :
Hypothèse d’un décès prématuré de Monsieur, avec dispositif « Dutreil-transmission » :
Part imposable par enfant : 500 000 €
Abattement « Dutreil-transmission » : 375 000 €
Abattement en ligne directe applicable : 100 000 €
Part nette taxable : 25.000 €
Calcul des droits :
8 072,00 x 5% : 403,60 €
4 037,00 x 10% : 403,70 €
3 823,00 x 15% : 573,45 €
9 067,00 x 20% : 1 813,40 €
Total par enfant : 3 194,15 €
Total pour les deux enfants : 6 388,30 €
Hypothèse d’une donation en pleine propriété de Monsieur, avec dispositif « Dutreil-transmission » :
Total par enfant : 1 597,08 €
Total pour les deux enfants : 3 194,15 €
En synthèse, le différentiel des droits de donation avec ou sans application du dispositif « Dutreil-transmission » est de 153 194,15 € (156 388,30 € - 3 194,15 €). Exprimé en pourcentage, le coût fiscal est donc ici de :
|
Hypothèse d’une donation en nue-propriété de Monsieur, avec dispositif « Dutreil-transmission » :
Tout en ayant la volonté de transmettre son patrimoine pour en assurer la pérennité, un donateur peut légitimement vouloir conserver l’usage et la jouissance des biens objet de la donation. Dans cette hypothèse, il limite la transmission à la nue-propriété et s’en réserve l’usufruit. Cette faculté n’est pas ouverte qu’aux biens immobiliers. Des titres d’une société peuvent tout à fait faire l’objet d’un démembrement, avec prise en charge des droits par le donateur.
Dès lors qu’un donateur consent une donation en nue-propriété, l’impôt sera calculé sur une fraction seulement de la valeur des biens (selon l’âge de l’usufruitier). Une telle transmission retarde ainsi la taxation dans les tranches hautes du barème. Lorsque l’usufruit arrivera à son terme, il s’éteindra sans imposition.
Important : Pour l’application du dispositif « Dutreil-transmission » en cas de donation avec réserve d’usufruit, les droits de vote de l'usufruitier doivent statutairement être limités aux décisions concernant l'affectation des bénéfices. Si les statuts ne le prévoient pas, il sera nécessaire de les modifier et de réaliser les formalités juridiques préalablement à la donation.
Part en pleine propriété par enfant : 500 000 €
Soit pour la nue-propriété (50% ici) : 250 000 €
Abattement « Dutreil-transmission » : 187 500 €
Abattement en ligne directe applicable : 100 000 €
Part nette taxable : 0 €
Total par enfant : 0 €
Total pour les deux enfants : 0 €
Le différentiel des droits de donation avec ou sans application du dispositif « Dutreil-transmission » se creuse un peu plus dans cet exemple, compte tenu de la part nette taxable après abattement « Dutreil », intégralement imputée de l’abattement en ligne directe. La donation démembrée intervient ici en franchise de droits ; lui conférant un attrait fiscal indéniable. |
Bien évidemment, il sera nécessaire de vérifier préalablement si ces opérations sont opportunes au regard du droit dont relèvent localement le donateur et les donataires ne résidant pas en France. Une situation de double imposition pourrait en effet se présenter, parfois avec son élimination en tout ou partie par application du droit local ou d’une convention fiscale répartissant le droit d’imposer. Les situations sont variées et doivent être étudiées au cas par cas.
Focus sur les conventions conclues avec la Belgique, l’Espagne, les États-Unis, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni, en cas de transmission d’une entreprise française par un résident de ces États La transmission par décès d’une entreprise française par un défunt résident de Belgique ou d’Espagne ne sera pas imposable en France ; par opposition à la donation qui sera soumise aux droits de donation en France par application des règles de droit commun. Pour les États-Unis, la France sera privée du droit d’imposer lorsque le défunt ou le donateur réside aux États-Unis. Pour l’Allemagne, malgré la résidence allemande d’un défunt ou d’un donateur, si l’héritier ou le donataire réside en France, la France taxera la totalité des biens et appliquera un crédit d'impôt égal à l'impôt allemand selon certaines modalités. Pour l’Italie, c’est le lieu de situation de la société qui importe. Ainsi, la transmission à titre gratuit de titres par un défunt ou un donateur résident italien sera imposable en France si la société est établie en France. Il en est de même pour le Royaume-Uni, mais seulement en matière de succession : le droit d’imposer sera accordé à l’État du lieu où la société a été constituée, et le lieu où l’affaire est principalement exploitée pour les parts d’intérêts dans les partnerships et sociétés de personnes, notamment. Une transmission par décès par un résident britannique d’une société établie en France devrait en principe être soumise aux droits de succession en France. Il en sera de même pour les donations, par application des règles de droit commun. Malgré l’existence d’une convention fiscale, la France se verra ainsi attribuer le droit de taxer dans de nombreuses situations. Autant de situations où le dispositif « Dutreil-transmission » devrait pouvoir réduire efficacement le coût d’une transmission. |
II. Transmission par un résident hors de France des titres d’une société située hors de France mais dont l’un ou plusieurs des héritiers, légataires, donataires résident en France
C’est l’hypothèse classique d’un enfant qui s’installe durablement en France, y fonde son foyer, développe sa carrière… et ne veut pas rentrer au pays ! C’est aussi le cas de l’enfant qui réside en France depuis sa naissance et dont les parents ont transféré leur domicile hors de France. Les situations sont variées avec toutefois un point commun : le coût fiscal que représentera la succession ou une donation, sauf rares applications d’une convention fiscale qui répartira autrement le droit d’imposer.
L’administration fiscale souligne dans sa doctrine que « les sociétés étrangères peuvent bénéficier de ce dispositif, étant précisé que les conditions d'application sont dans ce cas identiques à celles exigées pour les transmissions de titres de sociétés françaises » (BOI-ENR-DMTG-10-20-40-10, §30).
Arrêtons-nous quelques instants sur la formule employée « les conditions d'application sont dans ce cas identiques à celles exigées pour les transmissions de titres de sociétés françaises ». L’exercice sera parfois difficile de tenter de remplir les conditions en présence de sociétés établies hors de France, qui ne sont donc pas régies par le droit français, dont les formes sociales, la gouvernance, le fonctionnement sont proches parfois des sociétés commerciales françaises ; mais sans jamais être strictement identiques. Nous tenterons toutefois, au cas par cas, d’analyser si nous pouvons remplir les conditions.
S’agissant de la condition qui tient à la fonction de direction, l’administration fiscale précise dans sa doctrine qu’il « s’agit des fonctions énumérées limitativement au 1° du 1 du III de l'article 975 du CGI [….] » (BOI-ENR-DMTG-10-20-40-10, §290). Pour les sociétés anonymes par exemple, il s’agit des président, directeur général, directeur général délégué, président du conseil de surveillance et membre du directoire.
Pour une société anonyme établie hors de France, il sera donc nécessaire de vérifier si le mandat de président exercé est comparable à celui du président d’une société anonyme de droit français. Il sera alors nécessaire de réaliser un exercice de comparaison du conseil d’administration selon le droit français et selon le droit local pour conclure au caractère relativement similaire des attributions. Lorsque le président du conseil d'administration d’une SA située hors de France est habilité à représenter seul la société, ou avec un ou plusieurs autres membres du conseil, ses attributions se rapprochent parfois du président du conseil d'administration d’une SA française cumulant cette fonction avec celle de Directeur général, avec ou sans limitations de pouvoirs.
Exemple applicatif :
Madame et Monsieur B, l’un et l’autre âgés de 55 ans, résident hors de France. Ils ont quatre enfants dont un seul réside en France depuis plus de six ans. Ils détiennent chacun 50 % des titres d’une société anonyme située hors de France, exerçant principalement une activité de conception et développement de logiciels informatiques. La société loue des locaux à cette fin et y emploie des salariés. Madame est présidente du conseil d’administration de la société. La société est valorisée 10 000 000 d’euros.
Hypothèse d’une donation en pleine propriété par Monsieur, ou d’un décès, sans dispositif « Dutreil-transmission » (en partant du principe que les enfants reçoivent la pleine propriété et qu’ils n’ont pas bénéficié de donation antérieurement, à titre de simplification pour les besoins de l’exemple) : seul l’enfant qui réside fiscalement en France est imposable au cas particulier.
Part imposable : 1 250 000 €
Abattement en ligne directe applicable : 100 000 €
Part nette taxable : 1 150 000 €
Calcul des droits :
8 072,00 x 5% : 403,60 €
4 037,00 x 10% : 403,70 €
3 823,00 x 15% : 573,45 €
536 392,00 x 20% : 107 278,40 €
350 514,00 x 30% : 105 154,20 €
247 162,00 x 40% : 98 864,80 €
Total : 312 678,15 €
La donation ici semble pareillement dissuasive au regard de son coût fiscal ; ce qui est possiblement problématique si les autres enfants, non-résidents fiscaux français, sont allotis de la même manière mais avec une pression fiscale sensiblement plus faible dans leur État de résidence. Dans une telle situation, le donateur choisit parfois de réduire le lot de l’enfant résident français afin que son lot, droits de donation inclus, soit identique à celui des autres enfants. La solution est louable mais elle est loin d’être parfaite : l’enfant résident fiscal français subira ici la dure loi de la fiscalité de son pays et se trouvera ainsi inégalitairement traité.
Le dispositif « Dutreil-transmission » sera ici un atout majeur pour réduire les impositions, à condition de respecter l’ensemble des conditions bien évidemment. Au cas particulier :
Hypothèse d’un décès prématuré de Monsieur, avec dispositif « Dutreil-transmission » :
Part imposable : 1 250 000 €
Abattement « Dutreil-transmission » : 937 500 €
Abattement en ligne directe applicable : 100 000 €
Part nette taxable : 212.500 €
Calcul des droits :
8 072,00 x 5% : 403,60 €
4 037,00 x 10% : 403,70 €
3 823,00 x 15% : 573,45 €
196 568,00 x 20% : 39 313,60 €
Total : 40 694,35 €
Hypothèse d’une donation en pleine propriété de Monsieur, avec dispositif « Dutreil-transmission » :
Total : 20 347,18 €
En synthèse, le différentiel des droits de donation avec ou sans application du dispositif « Dutreil-transmission » est de 292 330,98 € (312 678,15 € - 20 347,18 €). Exprimé en pourcentage, le coût fiscal est donc ici de :
Hypothèse d’une donation en nue-propriété de Monsieur, avec dispositif « Dutreil-transmission » :
Part en pleine propriété : 1 250 000 €
Soit pour la nue-propriété (50% ici) : 625 000 €
Abattement « Dutreil-transmission » : 468 750 €
Abattement en ligne directe applicable : 100 000 €
Part nette taxable : 56 250 €
Calcul des droits :
8 072,00 x 5% : 403,60 €
4 037,00 x 10% : 403,70 €
3 823,00 x 15% : 573,45 €
40 318,00 x 20% : 8 063,60 €
Total : 9 444,35 €
Le différentiel des droits de donation avec ou sans application du dispositif « Dutreil-transmission » est pareillement significatif. Exprimé en pourcentage, le coût fiscal est donc ici de 0,76 %. Avec un coût fiscal aussi mesuré, une donation pourrait être organisée a priori de façon égalitaire entre les enfants, le coût fiscal français ne justifiant plus ici de les allotir de manière différenciée. La situation de l’enfant résident fiscal français sera alors considérablement améliorée, pourvu que l’ensemble des conditions pour le bénéfice et le maintien de l’exonération soient respectées, jusqu’au terme de son engagement individuel de conservation. |
La faisabilité de l’opération doit bien évidemment être préalablement étudiée localement (notamment s’il est possible par exemple, de limiter les droits de vote de l’usufruitier dans les statuts de la société étrangère, en cas de donation avec réserve d’usufruit).
Focus sur les conventions conclues avec la Belgique, l’Espagne, les États-Unis, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni, en cas de transmission d’une entreprise non française par un résident de ces États à des héritiers et donataires résidents de France La transmission par décès d’une entreprise non française par un défunt résident de Belgique ou d’Espagne ne sera pas imposable en France. La donation sera toutefois soumise aux droits de donation en France par application des règles de droit commun. Avec les États-Unis, comme pour la transmission d’une entreprise française, la transmission d’une entreprise américaine ou située dans un autre État privera la France du droit d’imposer lorsque le défunt ou le donateur réside aux États-Unis. Avec l’Allemagne, comme cela a été dit plus tôt, si l’héritier ou le donataire réside en France, la France taxera la totalité des biens et appliquera un crédit d'impôt égal à l'impôt allemand selon certaines modalités. En Italie, la localisation dans cet État d’une société privera la France du droit d’imposer une succession ou une donation d’un défunt ou donateur résident italien. Avec le Royaume-Uni, la France se verra privée du droit d’imposer une transmission par décès d’une société constituée au Royaume-Uni. Il en sera de même pour les parts d’intérêts dans les partnerships où l’affaire est principalement exploitée dans cet État. Il en sera autrement toutefois pour les donations où la France retrouvera son droit d’imposer, par application des règles de droit commun. Dans cette hypothèse, la France se voit davantage réduire son droit de taxer en retenant les mêmes juridictions. Il n’en demeure pas moins des situations – nombreuses – où le dispositif « Dutreil-transmission » devrait pouvoir réduire le coût d’une transmission lorsque la France n’est pas privée de son droit d’imposer. |
III. Transmission par un résident français des titres d’une société située hors de France
La conquête de nouveaux marchés conduit parfois l’entrepreneur à constituer une société à l’étranger, ou encore à acquérir ou souscrire les titres d’une société existante. Cette acquisition ou souscription est parfois réalisée directement par cet entrepreneur, ou par une société holding française à partir de laquelle il organise ses investissements.
Quand bien même la société serait établie à l’étranger, l’administration fiscale sollicitera des droits de mutation à titre gratuit en cas de transmission des titres directement détenus. Il en sera de même en cas de transmission à titre gratuit des actions de sa société holding, interposée entre lui et la société étrangère.
Bien évidemment, les conventions fiscales organisent la répartition du droit d’imposer, étant rappelé qu’elles sont relativement peu courantes.
Exemple applicatif :
Madame et Monsieur C, l’un et l’autre âgés de 55 ans, résident en France. Ils ont deux enfants. Ils détiennent chacun 50 % des titres d’une SAS française, exerçant une activité de société holding non animatrice de son groupe. Elle détient les titres d’une société commerciale établie hors de France, exerçant principalement une activité de conception et de vente de prothèses médicales, à destination de la clientèle locale. La société loue des locaux à cette fin et y emploie du personnel. La société holding est valorisée 6 000 000 euros. Son actif est composé de deux participations, dont la première est cette filiale étrangère, valorisée 3 000 000 d’euros, la seconde est française et développe la même activité en France, valorisée 2 000 000 d’euros, outre des valeurs mobilières de placement pour 2 000 000 d’euros. La société holding est présidente des deux filiales.
Hypothèse d’une donation en pleine propriété par Monsieur, ou d’un décès, sans dispositif « Dutreil-transmission » (en partant du principe que les enfants reçoivent la pleine propriété et qu’ils n’ont pas bénéficié de donation antérieurement, à titre de simplification pour les besoins de l’exemple) :
Part imposable par enfant : 1 500 000 €
Abattement en ligne directe applicable : 100 000 €
Part nette taxable : 1 400 000 €
Calcul des droits :
8 072,00 x 5 % : 403,60 €
4 037,00 x 10 % : 403,70 €
3 823,00 x 15 % : 573,45 €
536 392,00 x 20 % : 107 278,40 €
350 514,00 x 30 % : 105 154,20 €
497 162,00 x 40 % : 198 864,80 €
Total par enfant : 412 678,15 €
Total pour les deux enfants : 825 356,30 €
Comme souligné précédemment, le coût fiscal d’une telle transmission semble difficile à organiser, sauf à mobiliser de la trésorerie personnelle ou à procéder à une distribution de dividendes depuis la société holding, taxée par hypothèse à 30 %. La situation est loin d’être idéale dans les deux cas.
Dans cette situation et à supposer que la société holding en cause ne serait pas animatrice de son groupe, il sera opportun d’établir des pactes « Dutreil-transmission » sur les titres des filiales éligibles, toutes conditions devant être respectées par ailleurs. Comme indiqué ci-devant, la transmission des titres de la société holding pourra bénéficier de l'exonération à la condition que les participations soient conservées inchangées à chaque niveau d'interposition pendant toute la durée de l'engagement collectif et durant la période d'engagement individuel. L’administration fiscale précise à cet égard que « La valeur des titres d'une société interposée signataire d'un engagement qui sont transmis à titre gratuit bénéficie de l'exonération partielle à proportion de la valeur vénale de l'actif brut de cette société représentative de la valeur de la participation soumise à l'engagement collectif de conservation » (BOI-ENR-DMTG-10-20-40-10, §430).
Au cas particulier :
Hypothèse d’un décès prématuré de Monsieur, avec dispositif « Dutreil-transmission » :
Part imposable par enfant : 1 500 000 €
Abattement « Dutreil-transmission » : 803 571 €
(6 000 000 x [(3 000 000 + 2 000 000)/ 7 000 000] /2 /2 x 75%
Abattement en ligne directe applicable : 100 000 €
Part nette taxable : 596 429 €
Calcul des droits :
8 072,00 x 5 % : 403,60 €
4 037,00 x 10 % : 403,70 €
3 823,00 x 15 % : 573,45 €
536 392,00 x 20 % : 107 278,40 €
44 105,00 x 30 % : 13 231,50 €
Total par enfant : 121 890,65 €
Total pour les deux enfants : 243 781,30 €
En synthèse, le différentiel des droits de donation avec ou sans application du dispositif « Dutreil-transmission » est de 581 575 € (825 356,30 € - 243 781,30 €). Exprimé en pourcentage, le coût fiscal est donc ici de :
|
Hypothèse d’une donation en nue-propriété de Monsieur, avec dispositif « Dutreil-transmission » :
Une donation démembrée présentera un attrait fiscal complémentaire (à condition que les droits de vote de l’usufruitier puissent être aménagés dans les statuts de la société étrangère). Comme dans les exemples précédents, la prise en charge des droits par le donateur présente un avantage fiscal considérable.
Part en pleine propriété : 1 500 000 €
Soit pour la nue-propriété (50% ici) : 750 000 €
Abattement « Dutreil-transmission » : 401 786 €
(6 000 000 x [(3 000 000 + 2 000 000)/ 7 000 000] /2 /2 x 50 % x 75 %
Abattement en ligne directe applicable : 100 000 €
Part nette taxable : 248 214 €
Calcul des droits :
8 072,00 x 5% : 403,60 €
4 037,00 x 10% : 403,70 €
3 823,00 x 15% : 573,45 €
232 282,00 x 20% : 46 456,40 €
Total par enfant : 47 837,15 €
Total pour les deux enfants : 95 674,30 €
Le différentiel des droits de donation avec ou sans application du dispositif « Dutreil-transmission » est considérable ici, à l’instar des autres simulations. Estimé en pourcentage, le coût fiscal représente 3,19 % seulement, alors même qu’une quote-part de l’actif ne bénéficie pas de l’abattement dans cet exemple. |
Le coût fiscal pourrait être réduit davantage en recherchant l’application du dispositif « Dutreil-transmission » sur les titres de la société holding, directement, laquelle devra exercer de manière prépondérante une activité effective de société holding animatrice de son groupe, durant toute la période d’engagement collectif et individuel de conservation. À cet égard, il sera nécessaire de réaliser préalablement un « audit d’animation » pour s’assurer du caractère effectivement animateur de la société holding.
Focus sur les conventions conclues avec la Belgique, l’Espagne, les États-Unis, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni, en cas de transmission d’une entreprise non française par un résident français La transmission par décès à un héritier belge ou espagnol d’une entreprise non française par un défunt résident de France sera imposable en France. Il en sera de même en cas de donation par application des règles de droit commun. Avec les États-Unis, la transmission d’une entreprise américaine ou située dans un autre État confèrera à la France du droit d’imposer lorsque le défunt ou le donateur réside en France. Si au surplus le défunt ou le donateur a la nationalité américaine, la transmission sera imposée à la fois en France et aux États-Unis, avec imputation aux États-Unis d’un crédit d'impôt correspondant à l'impôt français. Avec l’Allemagne, le défunt ou le donateur résidant en France, la France taxera la totalité des biens. En Italie, la localisation dans cet État d’une société ne privera pas la France du droit d’imposer une succession ou une donation d’un défunt ou donateur résident français. Dans ce cas, un crédit d'impôt correspondant à l'impôt italien payé à raison de ces biens, sera imputable sur la fraction de l'impôt français correspondant à ces mêmes biens. Avec le Royaume-Uni, la France ne sera pas privée du droit d’imposer une transmission par décès. Les droits de succession pourront être réduits du montant de l'impôt britannique. Dans cette hypothèse, la France taxe les successions et les donations dans l’ensemble de ces juridictions, conférant un attrait certain au dispositif « Dutreil-transmission ». |
En conclusion, l’anticipation des coûts fiscaux en France d’une donation ou d’une succession n’est pas qu’une préoccupation de résidents français dans un environnement franco-français. Le dispositif « Dutreil-transmission » est vraisemblablement le meilleur outil de l’avocat fiscaliste pour assister ses clients dans la transmission de l’entreprise à la génération suivante. Ce qui est parfaitement applicable aux résidents français l’est tout autant pour ceux qui résident hors de France, en particulier lorsqu’aucune convention fiscale n’est applicable pour répartir le droit d’imposer ou si la convention applicable ne prive pas la France du droit de taxer.
Même si aucune donation n’est envisagée à court ou moyen terme, la conclusion d’un « pacte Dutreil » sera une précaution très utile et permettra, toutes conditions devant être remplies par ailleurs, de réduire opportunément (et parfois supprimer !) les droits de succession en cas de décès prématuré. Cette mesure participe ainsi à protéger les héritiers si le pire devait arriver.
[1] En matière de droits de donation, la France a conclu des conventions seulement avec l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Suède, les États-Unis, la Guinée, la Nouvelle- Calédonie, Saint-Pierre-et- Miquelon. En matière de droits de succession, les conventions fiscales sont un peu plus nombreuses : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la Finlande, l’Italie, Monaco, le Royaume-Uni, la Suède, les États-Unis, l’Algérie, le Bénin, le Burkina, le Cameroun, la Centrafrique, le Congo, la Côte d’Ivoire, le Gabon, la Guinée, le Mali, le Maroc, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal, le Togo, la Tunisie, l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Liban, Oman, le Qatar, la Nouvelle-Calédonie, Saint-Pierre-et- Miquelon.
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Réf. : CE, 9°-10° ch. réunies, 20 juin 2023, n° 472366, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A094894U
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Le 26 Juillet 2023
Mots clés : pantouflage • conflits d'intérêts • probité • transparence • déontologie
Dans un arrêt rendu le 20 juin 2023, la Haute juridiction administrative a dit pour droit qu’un ancien secrétaire d'État souhaitant rejoindre le conseil d'administration d'une entreprise française du secteur dont il avait la charge risque de se retrouver en situation de prise illégale d'intérêts. Une solution logique si on la considère au seul prisme du risque de conflits d’intérêts mais dont on peut se demander si elle n’aura pas pour effet d’empêcher le réemploi de compétences acquises au plus niveau de l’État dans des secteurs pouvant être considérés comme stratégiques, voire de freiner les futures vocations ministérielles par crainte d’être « empêché » ultérieurement. Pour faire le point sur cette question, Lexbase Public a interrogé Jean-François Kerléo, Professeur de droit public, Université Aix-Marseille*.
Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste la pratique du « pantouflage » ?
Jean-François Kerléo : Le pantouflage est un terme d’argot, datant des années 1880, employé à l’origine au sujet des élèves de Polytechnique qui préféraient rejoindre une entreprise privée à l’issue de leur formation. Il désigne par extension toutes les situations de départ d’un agent public pour le secteur privé. Deux régimes distincts encadrent désormais cette pratique : pénal et déontologique.
Dès 1919, le pantouflage a constitué une infraction aujourd’hui prévue par l’article 432-13 du Code pénal N° Lexbase : L6030LCC, qui punit de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 200 000 euros le fait pour un responsable public « soit d'assurer la surveillance ou le contrôle d'une entreprise privée, soit de conclure des contrats de toute nature avec une entreprise privée ou de formuler un avis sur de tels contrats, soit de proposer directement à l'autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées par une entreprise privée ou de formuler un avis sur de telles décisions, de prendre ou de recevoir une participation par travail, conseil ou capitaux dans l'une de ces entreprises avant l'expiration d'un délai de trois ans suivant la cessation de ses fonctions ». Est également punie la participation par travail, conseil ou capitaux dans une entreprise privée qui possède au moins 30 % de capital commun ou a conclu un contrat comportant une exclusivité de droit ou de fait avec l’une des entreprises précédemment mentionnées. Les condamnations pénales d’agents publics sont particulièrement rares sur ce fondement.
C’est à partir des années 1990 que la reconversion des agents publics dans le secteur privé a fait l’objet d’un contrôle déontologique. Désormais, celui-ci consiste à s’assurer de la compatibilité de l’activité envisagée avec les fonctions exercées au cours des trois années antérieures. Auparavant effectué par la Commission de déontologie de la fonction publique qui a finalement été supprimée par la loi n° 2019-828 du 6 août 2019, de transformation de la fonction publique N° Lexbase : L5882LRB, le contrôle a été transféré pour les agents publics à l’autorité hiérarchique (CGFP, art. L. 124-4 N° Lexbase : L7185MBQ à L. 124-6 et articles 18 à 25 du décret n° 2020-69 du 30 janvier 2020, relatif aux contrôles déontologiques dans la fonction publique N° Lexbase : L2464LXK) ou, pour les plus hauts responsables publics, à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (articles 18 à 23 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013, relative à la transparence de la vie publique N° Lexbase : L3622IYS).
L’agent souhaitant rejoindre le secteur privé doit préalablement saisir son autorité hiérarchique « afin d’apprécier la compatibilité de toute activité lucrative, salariée ou non, dans une entreprise privée ou un organisme de droit privé ou de toute activité libérale avec les fonctions exercées au cours des trois années précédant le début de cette activité » (CGFP, art. L. 124-4). L’autorité hiérarchique peut solliciter l’avis du référent déontologue ainsi que, si un doute persiste, celui de la HATVP dont l’avis s’impose (en 2022, 330 avis ont été rendus dans le cadre de cette saisine subsidiaire). L’autorité de contrôle s’assure que l’activité envisagée ne risque pas de compromettre ou de mettre en cause le fonctionnement normal, l’indépendance ou la neutralité du service, ou de méconnaître tout principe déontologique prévu par le statut général de la fonction publique [de dignité, impartialité, intégrité, probité et neutralité] ou de placer l’intéressé dans la situation de commettre le délit de pantouflage Le contrôle porte donc tout à la fois sur le risque pénal et déontologique tant du point de vue de l’agent que de l’administration.
Les dispositions relatives à la saisine obligatoire de la HATVP pour les hauts responsables publics sont bien moins précises puisque l’article 23 de la loi de 2013 prévoit que la Haute Autorité effectue son contrôle « au regard des exigences prévues à l’article 1er de cette loi », aux termes duquel « Les membres du Gouvernement (…) exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d'intérêts ». De son côté, la notion de conflit d’intérêts est définie comme « toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction » (article 2 de la loi de 2013). Toutefois, en pratique, la Haute Autorité se livre pour les hauts responsables publics qui relèvent de son contrôle à une démarche assez comparable à celle effectuée pour les fonctionnaires et, en particulier, à l’examen du risque pénal pourtant non expressément prévu par la loi de 2013.
Lexbase : De quelle manière la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique exerce-t-elle son contrôle en la matière ?
Jean-François Kerléo : La saisine de la HATVP n’est obligatoire que pour les emplois prévus par la loi de 2013 « dont le niveau hiérarchique ou la nature des fonctions le justifient, mentionnés sur une liste établie par décret en Conseil d’État », ce qui correspond en partie aux emplois soumis au dépôt d’une déclaration de situation patrimoniale ou d’intérêts. Sont notamment visés les membres du Gouvernement, d’une autorité administrative ou publique indépendante et les chefs d’exécutif local pour lesquels la HATVP rend un avis dans le délai de deux mois. La saisine obligatoire au cours des trois années suivant la fin des fonctions n’est pas toujours bien intégrée par les responsables publics, comme l’atteste la récente reconversion de Jean-Michel Blanquer pour laquelle aucune sollicitation préalable de la HATVP n’a été effectuée, les exécutifs locaux échappant eux aussi assez fréquemment à son contrôle. En 2022, 31 avis ont été rendus par la HATVP sur le fondement des saisines obligatoires, le nombre de saisines (tous contrôles déontologiques confondus) ayant augmenté de 93 % par rapport à l’année précédente.
Trois types de décisions peuvent être rendues par la HATVP : avis de compatibilité, avis de compatibilité avec réserves, avis d’incompatibilité. Dans son rapport annuel pour l’année 2022, la HATVP note que pour les mobilités entre les secteurs public et privé, 79,9 % représentent des avis de compatibilité avec réserves (254), 13,8 % des avis de compatibilité simple (44) et 6,3 % des avis d’incompatibilité (20). 90 % provenaient d’anciens membres du Gouvernement et, dans près d’un tiers des cas, le projet a consisté à créer une société de conseil.
Le contrôle de la HATVP vise à prévenir les risques d’ordre déontologique et pénal pour l’agent mais aussi à garantir l’impartialité et l’indépendance de l’action publique. Le Guide déontologique II de la HATVP, distingue selon que le conflit d’intérêts est déjà constitué au moment où l’agent envisage de rejoindre le secteur privé ou qu’il pourrait survenir à la suite du départ de l’agent. Dans le premier cas, cela laisse supposer que l’agent utilise sa position pour préparer sa reconversion professionnelle, ce qui fait naître un doute sur l’impartialité de l’agent dans l’exercice de ses fonctions. Dans le second cas, l’activité envisagée ne doit pas être susceptible de porter atteinte, à l’avenir, au fonctionnement indépendant, impartial et objectif de l’administration où le fonctionnaire a exercé ses fonctions, le risque étant d’autant plus élevé que l’agent se reconvertit dans le même secteur d’activité.
D’une manière générale, la Haute Autorité interdit au responsable public concerné d’accomplir toute démarche, y compris de représentation d’intérêts, auprès de ces services ou bien, en cas de création d’une entreprise, de réaliser des prestations pour le compte de la personne publique dans laquelle il exerçait ses fonctions. Le responsable public ne doit pas davantage prendre pour clientes les entreprises que ses fonctions publiques l’ont amené à contrôler, celles avec lesquelles il conclut des contrats ou encore celles à l’égard desquelles il a rendu des avis dans le cadre de la conclusion d’un contrat ou de la réalisation de toute opération.
Les avis d’incompatibilité sont principalement rendus dans le cas où il existe un risque, pour l’agent, de tomber sous le coup du délit de pantouflage. Dans une délibération n° 2022-302 du 20 septembre 2022 N° Lexbase : X2473CQN, la Haute Autorité a rendu un avis d’incompatibilité pour un agent qui souhaitait rejoindre un groupe privé de gestion de cliniques, centres de soins et maisons de convalescence alors que les organes délibérants de la commune et de la métropole dont il était le directeur général des services s’étaient prononcés sur l’implantation, sur leur territoire, d’un établissement de santé par ce groupe. L’agent a été regardé comme ayant, au cours des trois dernières années, proposé directement à l’autorité compétente des décisions relatives à une opération de l’entreprise qu’il souhaitait rejoindre ou comme ayant formulé des avis sur de telles décisions, au sens de l’article 432-13 du Code pénal.
Lexbase : Quelle a été jusqu'à présent la position du juge administratif en la matière ?
Jean-François Kerléo : Le contentieux administratif du pantouflage est particulièrement rare, seule une poignée d’avis d’incompatibilité rendus par la HATVP a fait l’objet de demandes d’annulation, dont certaines n’ont d’ailleurs pas encore été jugées. S’il apparaît bien prématuré de tirer un bilan en la matière, la jurisprudence valide pour l’instant la doctrine de la HATVP, puisque le juge administratif lui a donné systématiquement raison [1].
Si les avis rendus dans le cadre de la saisine obligatoire de la HATVP (article 23 de la loi précitée de 2013) sont expressément susceptibles d’un recours pour excès de pouvoir, le Conseil d’État a également jugé que l'avis subsidiaire par lequel la Haute Autorité se prononce sur la compatibilité d'un projet d'activité privée lucrative avec les fonctions exercées précédemment par un fonctionnaire a le caractère d'une décision susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, alors même que la décision finale est prise par l’autorité hiérarchique dont relève le fonctionnaire [2]. Il est également amené à rappeler dans chacune de ses décisions que le contrôle déontologique préalable ne consiste pas à examiner si les éléments constitutifs de l’infraction sont effectivement réunis mais à apprécier l’existence du risque pour l’agent d’être condamné pour pantouflage [3], sous réserve de l’appréciation souveraine du juge pénal.
Dans un arrêt n° 468470 du 12 mai 2023, le Conseil d’État a rejeté la demande d’annulation d’un avis d’incompatibilité formulé par la HATVP à l’encontre d’un directeur général des services d’une commune et d’une communauté de communes qui avait sollicité une mise en disponibilité en vue d'exercer les fonctions de directeur général de la société Pierre et Finance. Le juge reconnaît la légalité de l’incompatibilité au motif que le responsable public concerné avait lui-même visé un projet de délibération soumis à l'approbation du conseil municipal de la commune où il exerçait ses fonctions qui autorisait le maire de cette commune à céder à la société MDB plusieurs parcelles appartenant à la commune en vue d'y construire un pôle santé et, d'autre part, que cette société était détenue par un unique actionnaire qui possédait également, par l'intermédiaire d'une société holding, la société Pierre et Finance qu’il entendait justement rejoindre. Reprenant le raisonnement de la Haute Autorité, il considère que l'interposition d'une société holding entre l'actionnaire détenant la société Pierre et Finance et la société MDB ne fait pas obstacle à l'application des dispositions de l’article 432-13 du Code pénal.
De même, dans une délibération n° 2020-49 du 31 mars 2020 N° Lexbase : X1503CNY, la HATVP a considéré que la présidence d’un salon réunissant les principaux acteurs privés de la filière nucléaire, notamment les sociétés EDF et Orano, dont il avait été, en sa qualité de secrétaire général du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, membre du conseil d’administration, était de nature à faire peser des doutes sur l’impartialité avec laquelle il avait exercé ses fonctions. Or, dans sa décision n° 4409623 du 4 novembre 2020, le Conseil d’État a repris le raisonnement de la Haute Autorité selon lequel est susceptible d'être constitué le délit de pantouflage même si des personnes morales distinctes s'interposent entre le fonctionnaire et les entreprises qu'il a surveillées ou contrôlées et eu égard à l'importance du salon WNE pour les intérêts des sociétés EDF et Orano. De même, l’avis d’incompatibilité est justifié par le risque que la présidence du salon WNE serait susceptible de faire naître des doutes sur les conditions dans lesquelles le responsable concerné avait préalablement exercé les pouvoirs d'administrateur représentant les intérêts de l'État actionnaire au sein des sociétés EDF et Orano. À l’instar de la HATVP, le juge administratif considère donc que le projet crée, en apparence, une situation de conflit d’intérêts qui laisse supposer que le responsable public a profité de sa fonction pour préparer sa reconversion.
Lexbase : N'y a-t-il pas un risque pour tout ancien membre du Gouvernement de ne pouvoir se recycler dans un secteur dans lequel il possède une réelle expertise ?
Jean-François Kerléo : Vous faites ici allusion au cas de l’ancien secrétaire d’État chargé du Numérique, Cédric O, qui critique de manière virulente l’incompatibilité qui lui a été opposée à son projet de reconversion. Dans une tribune publiée dans Le Monde en date du 25 janvier 2023, où il se demandait si nous n’étions pas allés « trop loin dans la régulation des conflits d’intérêts », il appelait à « trouver un équilibre satisfaisant qui permette la porosité (entre le monde politique et le secteur privé) tout en protégeant au maximum des conflits (réels, et pas visuels) » afin de maintenir l’attractivité des services de l’État et estimait qu’ « il devient déraisonnable de vouloir être ministre de l’Industrie (…) si vous avez côtoyé une entreprise industrielle dans les cinq ou dix dernières années et/ou si vous comptez y retourner – à moins d’aimer le lynchage politico-médiatique ou les procédures judiciaires ». Ces reproches semblent en partie partagés par la rapporteure publique Emilie Bokdam-Tognetti dans ses conclusions sur l’arrêt du Conseil d’État n° 472366 du 20 juin 2023 concernant Cédric O, lorsqu’elle écrit : « Pour ce qui est des craintes sur l’attractivité, il n’a peut-être pas entièrement tort ».
Il n’est pourtant pas si difficile de nuancer le jugement porté par Cédric O sur le régime de contrôle du pantouflage. À toutes fins utiles, rappelons que la HATVP a rendu un avis de compatibilité, le cas échéant avec réserves, en faveur de la reconversion professionnelle des Premiers ministres Jean Castex et Édouard Philippe, de Laurent Pietraszewski, Chantal Jouanno, Florence Parly (à 3 reprises), Alain Griset, Annick Girardin, Jean-Baptiste Djebbari (à 3 reprises), Muriel Pénicaud (à 3 reprises), Jean-Yves Le Drian, Christophe Castaner (à 2 reprises), Sophie Cluzel, Jean-Michel Blanquer, Frédérique Vidal (à 2 reprises), Jean-Paul Delevoye, Didier Guillaume, et la liste n’est pas exhaustive… Il apparaît donc difficile d’admettre que l’exercice d’une fonction de membre du Gouvernement fasse obstacle à la reconversion professionnelle, y compris dans les secteurs où l’on dispose d’une expertise, même si pour ces derniers le risque de conflit d’intérêts est évidemment plus élevé [4]. Les avis d’incompatibilité sont très rares de la part de la HATVP, mais il ne faut pas pour autant considérer que les membres du Gouvernement disposent d’un « droit à » la reconversion professionnelle. Il n’est pas illégitime de protéger l’indépendance et l’impartialité de la puissance publique, gage du respect de l’intérêt général et de l’égalité de traitement des citoyens, contre ses anciens membres lorsque leur reconversion crée un avantage disproportionné ou déloyal en faveur de la structure rejointe vis-à-vis de ses concurrents ou risque d’inciter l’administration à la favoriser au détriment d’autres intérêts. Ce serait alors moins les règles de pantouflage qu’il faudrait changer que celles relatives aux obligations de concurrence et de loyauté sur le marché avec lesquelles la déontologie doit être conciliée.
À ce titre, la situation concernant l’ancien secrétaire d’État est indéniablement délicate et mérite que l’on s’y attarde. Cédric O a formé un recours en annulation pour excès de pouvoir, devant le Conseil d’État, contre la délibération de la HATVP n° 2022-407 du 2 novembre 2022 N° Lexbase : X2472CQM (refus réitéré par la délibération n° 2023-18 du 24 janvier 2023 rendue à la suite de son recours gracieux) qui avait adopté un avis d’incompatibilité à son projet de devenir membre du conseil d’administration de la société Atos [5]. Concernant les arguments d’ailleurs retenus par le Conseil d’État, la HATVP a tout d’abord constaté que le groupe Atos a bénéficié de plusieurs plans de soutien sectoriels comportant le versement de subventions de l’État alors qu’il exerçait déjà des fonctions gouvernementales aux dates concernées. Elle souligne ensuite que les décrets d’attribution du 10 avril 2019 puis du 14 août 2020, ont prévu qu'il « veille au développement des entreprises et acteurs français du numérique », dont il est constaté que la société Atos fait partie, et qu’« il participe à la mise en œuvre du programme des investissements d'avenir dans le domaine du numérique ». Son cabinet a alors participé au processus ayant conduit à l'adoption des plans de soutien qui comportaient le versement de subventions au groupe Atos. Or, en droit, un cabinet exerce ses activités sous l’autorité du ministre à moins qu’il ne s’abstienne d’exercer certaines compétences mais dans ce cas, et contrairement aux autres responsables publics, l’abstention doit être formalisée dans un décret de déport qui transfère expressément la compétence au Premier ministre. En l’absence d’un tel décret, le secrétaire d’État est responsable de l’activité de son cabinet dont les membres ont pour mission d’exécuter sa volonté. En conséquence, selon le Conseil d’État, la Haute Autorité a pu légalement estimer que le projet de Cédric O l'exposait au risque de commettre le délit de pantouflage.
Toutefois, à l’appui de son recours, Cédric O faisait valoir que « l'inclusion du groupe Atos dans les plans de soutien se serait imposée avec une évidence telle qu'elle ne nécessitait aucune intervention de sa part ou de son cabinet et que la prise des décisions relatives à ces plans de soutien aurait été le fait d’autres autorités administratives ». Certes, en pratique, le ministre se contente parfois de valider les décisions retenues par d’autres autorités, sans intervention particulière, surtout lorsque certains choix s’imposent d’eux-mêmes. La HATVP ne peut évidemment pas apprécier en détail le rôle précis du ministre dans chacune des décisions retenues, ce qui démontre ici en passant les limites de l’appréciation in concreto du risque de conflit d’intérêts et le rôle central de l’apparence dans son application. Mais, en l’espèce, d’une part, Cédric O a participé à la définition des plans de soutien sectoriels auxquels la société Atos pouvait prétendre d’après lui de manière quasi-automatique, peu importe donc qu’il soit lui-même intervenu dans l’attribution de la subvention puisque lesdits plans impliquaient ipso facto une telle attribution à la société Atos. La question serait tout autre s’il s’était contenté de signer les parapheurs attribuant, en série et de manière impersonnelle, des subventions sans avoir été en fonction au moment de l’élaboration des plans sectoriels. D’autre part, Cédric O avait formellement la possibilité, en tant que secrétaire d’État, et donc responsable des choix retenus par ses services et les autorités placées sous sa tutelle, de refuser les décisions qui lui étaient soumises et de proposer d’autres arbitrages. Qu’il ne l’ait pas fait ne signifie alors rien d’autre que son accord tacite, indirect ou a contrario, sur les choix retenus par les autorités qu’il dirige.
La décision d’incompatibilité s’inscrit donc dans le contexte particulier où un secrétaire d’État, qui souhaite rejoindre une société numérique française, était en charge de la Défense et du financement des sociétés françaises du numérique. La HATVP aurait d’ailleurs pu également évoquer le risque d’atteinte à la concurrence que la reconversion de Cédric O aurait entraîné pour les concurrents de la Société Atos, comme elle l’avait mentionné dans son avis de compatibilité avec réserves rendu à propos du départ de Jean Castex à la RATP. Il est alors difficile de tirer de ce cas des conclusions trop générales sur le régime du pantouflage. Mais il conviendra de rester attentif à ce que l’attribution, non individualisée, en série ou en bloc, de subventions publiques aux acteurs d’un même secteur ne puisse constituer à elle seule un obstacle à la reconversion sans s’être aussi assuré du lien concret unissant le responsable public à la société concernée par son projet de reconversion. Le traitement par le Parquet national financier de la récente affaire concernant la prise illégale d’intérêts de Sébastien Lecornu semble démontrer l’évolution progressive du juge judiciaire vers une prise en compte in concreto des situations dans l’application de ce délit, relativisant le rôle jusqu’alors primordial de l’apparence [6]. Quoi qu’il en soit, et même si une relativisation peut être envisagée, le régime démocratique repose sur la confiance des citoyens et ne peut donc supporter une apparence de partialité qui décrédibiliserait à terme l’intérêt général.
Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.
[1] Pour deux décisions en référé validant l’avis d’incompatibilité de la HATVP : CE, référé, 13 décembre 2021, n° 459115 N° Lexbase : A52847GS ; CE, référé, 14 juin 2022, n° 464441 N° Lexbase : A551177A.
[2] CE, 4 novembre 2020, n° 440963, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A518333D.
[2] CE, 4 novembre 2020, n° 440963.
[4] Les reconversions de Frédérique Vidal ou encore d’Annick Girardin démontrent que l’on peut exercer une activité professionnelle en lien avec les objets visés par la fonction ministérielle précédemment exercée.
[5] À l’appui de sa requête devant le Conseil d’État, Cédric O avait soulevé une QPC dirigée contre le I de l’article 23 de la loi du 11 octobre 2013, contraire selon lui à la séparation des pouvoirs, à la liberté d’entreprendre et à la présomption d’innocence. Le Conseil d’État a refusé de renvoyer la QPC dès lors que le Conseil constitutionnel avait déclaré l’article 23 de la loi du 11 octobre 2013 conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif de sa décision n° 2013-676 DC du 9 octobre 2013 N° Lexbase : A4216KM4.
[6] Sébastien Lecornu, le ministre des Armées, échappe à un procès, Le Monde, 30 juin 2023.
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par Jean-Marie Delarue, Ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL)
Le 04 Août 2023
Cet article est issu de la conférence « Les usages sociaux du droit. Des rodéos urbains au karting en prison : regards croisés sur l’actualité pénale » qui s’est tenue à Paris le 9 janvier 2023 sous la direction scientifique de Marie-Sophie Baud, Dominique Fenouillet et Raphaëlle Théry. Le sommaire des actes de cet évènement publiés par Lexbase Pénal dans son édition de juillet 2023 est à retrouver en intégralité sous ce lien N° Lexbase : N6291BZZ. |
Mots-clés : prison • insertion • bon ordre • surpopulation
La controverse née de la pratique du karting au centre pénitentiaire de Fresnes, qui a tout d’une polémique estivale, révèle néanmoins cette conviction ancienne que la prison doit faire souffrir ceux qui y sont placés. La réalité montre que la souffrance est là ; mais elle est telle qu’elle réduit à néant la plupart des efforts d’insertion des personnes détenues, efforts d’ailleurs insuffisants en volume et en qualité.
On m’en voudra sans doute d’être dans l’incapacité d’un discours aussi parfait que ceux qui ont précédé.
Sur la prison, je vais tenter de développer trois éléments : ce que nous dit la « fausse querelle » des courses de kart en prison ; la surpopulation carcérale ; la prison et l’insertion
Ces éléments ne vous donneront pas une idée exhaustive de la prison (il s’agit d’un lieu difficile à appréhender, d’autant plus que les idées reçues sur le sujet sont nombreuses), mais contribueront peut-être à éviter quelques erreurs d’analyse.
Pour chacun de ces trois thèmes, trois idées seront évoquées.
I. Faut-il pratiquer le kart en prison ?
Sur cette question, on peut esquisser trois réponses.
A. L’idéal-type d’une querelle médiatique estivale
La « controverse » (c’est lui faire beaucoup d’honneur…) naît un 19 août. Nombre de Français sont en vacances, en particulier les journalistes spécialisés et les connaisseurs. La plupart des commentaires ignorent ce qu’est la vie carcérale et qu’on peut s’y préoccuper d’insérer les personnes détenues.
Dans cette ambiance d’ignorance, chacun réagit non avec ses savoirs – il n’y en a pas – mais avec ses convictions a priori. L’idée est donc de présenter les détenus en vacances paresseuses et chouchoutées, mais en vacances naturellement imméritées donc scandaleuses : la vice-présidente (RN) de l’Assemblée nationale, analyste financière de profession, évoque les « activités estivales » organisées pour les intéressés ; un responsable Les Républicains connu mentionne des « colonies de vacances ». Les mots des réseaux sociaux ou des télévisions en continu (dont certaines, on le sait, ne sont pas soucieuses de neutralité) sont des extrapolations d’une compétition bien modeste concernant dix détenus du centre pénitentiaire de Fresnes (qui compte environ deux mille personnes incarcérées).
Idéal-type aussi de la réaction gouvernementale : le garde des Sceaux, de son lieu de vacances, a pour seul souci de désamorcer la polémique : par conséquent, il convient de se dissocier d’une opération dont on ne connaît ni les tenants ni les aboutissants – comme on le dira à l’envi par la suite – en jugeant ces images « choquantes », en affirmant que le travail auprès des personnes détenues se fait par la réinsertion et pas par le karting (que veut-il dire ?), enfin en ordonnant une « enquête ».
Idéal-type enfin puisque ces réactions se produisent dans un contexte bien particulier, celui de la préparation de la mise en œuvre des États généraux de la justice. À cette fin, le 22 juillet (cinq jours avant l’évènement critiqué), le garde des Sceaux a, conjointement avec son collègue de l’intérieur, rencontré les « forces de sécurité » (responsables et syndicats) pour évoquer les projets, donc désamorcer d’éventuelles critiques. Pour l’opposition, il s’agit de « réamorcer » ; pour le Gouvernement, d’écarter au plus vite ce détournement des esprits et éviter tout procès de laxisme.
En somme chacun joue son rôle, comme dans n’importe quel évènement estival – ou non d’ailleurs – de cette nature.
B. Que devrait-on attendre du garde des Sceaux ?
L’article 1er de la loi pénitentiaire, repris dans des termes voisins par l’article L. 1 du Code pénitentiaire N° Lexbase : L7471MCP, dispose que « le régime d’exécution de la peine de privation de liberté concilie la protection de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de préparer l’insertion ou la réinsertion de la personne détenue ». C’est dire que la prison a bien deux tâches simultanées : punir et réinsérer. L’article L. 111-1 du même code N° Lexbase : L8044MCW dispose que « le service public pénitentiaire est assuré par l’administration pénitentiaire sous l’autorité du garde des Sceaux, ministre de la Justice ».
On conçoit l’emballement de l’actualité. Mais cet emballement ne doit pas conduire l’autorité ministérielle à se prononcer de manière catégoriquement négative, à ordonner une enquête conduite par les autorités administratives (la secrétaire générale du ministère et le directeur adjoint de l’administration pénitentiaire) et à en déduire – parce qu’il faut bien faire quelque chose… –, une procédure centralisée d’habilitation des opérations d’insertion, qui avait d’ailleurs fonctionné en l’espèce, dans une administration déjà excessivement et inefficacement parisienne.
De surcroît opposer insertion et karting est périlleux. Qu’est-ce qui insère et qu’est-ce qui n’insère pas ? On y reviendra plus loin. Il y a eu des chevaux à la maison centrale d’Arles, un chien au centre pénitentiaire de Rennes ; doit-on l’accepter ? Prendre seulement des oiseaux ? Peut-on jouer à la pétanque, pratique populaire, et pas au golf, sport élitiste ? Autoriser le tricot mais pas les coiffeuses dans les maisons d’arrêt de femmes ? On voit bien qu’on est là sur un terrain sans issue et peu propice à un vrai débat sur l’insertion.
On peut d’autant plus s’en plaindre que Fresnes n’a rien d’une prison modèle. Chez tous les détenus de France, elle fait figure de repoussoir pour sa sévérité. Le 18 novembre 2016, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (Adeline Hazan, en fonction de 2014 à 2020) avait publié des recommandations en urgence [1] pour en dénoncer l’état (« hygiène désastreuse, insuffisance de l’effectif du personnel »), « la faiblesse du pilotage de l’établissement » et les pratiques (« un usage banalisé de la force et des violences », « des pratiques contraires à la loi »). Peut-être aurait-on pu relier ceci à cela : il n’en a rien été.
C. Un débat vieux comme la prison sur ce qu’elle doit être
La prison, née comme on le sait dans son acception actuelle avec 1789, se substitue à une conception de la sanction pénale centrée sur les châtiments corporels générateurs de souffrance ou bien réelle ou bien symbolique. La question qui se pose à l’Assemblée constituante – en février mars 1791 – lorsqu’elle esquisse ce que doit être un régime pénitentiaire, est de savoir s’il faut continuer ou non à faire souffrir (débat qui n’est pas éloigné de celui sur la peine de mort). Un député d’alors nous rassure : la prison consiste à enchaîner dans une geôle infâme le criminel et à faire défiler devant lui la population, qui viendra, de son mépris, accabler le fautif.
Le débat se poursuit très concrètement pendant une grande partie du XIXème siècle : par exemple à propos de la chaîne des forçats qui traverse à pied villes et villages pour gagner ses lieux de bagne (les ports militaires). Ou bien dans la controverse qui oppose, de 1825 à 1875 au moins, les tenants de la « science pénitentiaire », dont Charles Lucas est le héraut, et les autres. Pour les premiers, la prison doit certes punir mais aussi « amender » le détenu – dans le langage du temps – c’est-à-dire transformer sa personnalité, lui en ôter le « vice » pour, sinon le parer de vertu, du moins le dissuader de recommencer. Pour les seconds, la prison doit nécessairement, et seulement faire souffrir puisqu’il importe de compenser, selon une loi du talion indirecte, la souffrance infligée par le criminel à sa victime. Depuis 1945, et la Défense sociale nouvelle, la prison actuelle est clairement, en principe, fondée sur la première de ces deux convictions.
Cette querelle n’est nullement éteinte. Seulement, elle est plus discrète en raison même du parti pris par la loi. Mais elle s’exprime en chaque occasion, par exemple à l’occasion de l’introduction de deux véhicules de karting à la prison de Fresnes. Je crois qu’une partie importante de la population française entend bien que la prison soit un lieu de souffrance sans contrepartie. Ce discours est volontiers relayé par les courants politiques de la droite ou de l’ultra-droite, dont il constitue un des incontestables marqueurs ; à propos de notre évènement, M. Damien Rieu, qui appartient au parti de M. Zemmour, écrit : « Ils violent vos filles, cambriolent vos maisons, agressent vos mamies, volent vos voitures mais font du karting sur le dos de leurs victimes et avec vos impôts ». À l’opposé, le « courant des droits de l’Homme » (expression imparfaite sans doute) défend, comme l’a d’ailleurs fait l’organisateur de l’évènement contesté dont je reprends à peu près les termes, l’idée que si les criminels doivent être punis, il convient de s’intéresser aussi à eux comme des êtres humains.
Croire que la querelle est éteinte est donc une illusion. Les débats parlementaires sur les multiples lois pénales, a fortiori les quelques lois pénitentiaires, en sont une démonstration très convaincante : par exemple, la loi pénitentiaire sur un versant, les mesures de sûreté après emprisonnement d’autres lois sur l’autre.
II. La surpopulation carcérale
Là encore, trois idées
A. Il n’y a pas de lien direct entre criminalité et nombre de détenus
Il existe naturellement un lien mais ce lien est très indirect. Or, spontanément nous pensons que le nombre de personnes détenues décroît ou augmente selon les variations de la délinquance.
D’abord ce lien est impossible à mesurer. Il est impossible de quantifier de manière raisonnable, par un indicateur synthétique, la délinquance identifiée comme telle, c’est-à-dire par le travail des services de police et de gendarmerie. Les grandeurs des différents crimes ou délits constatés évoluent selon des logiques distinctes. Sur le long terme, les homicides sont en baisse ; les agressions contre les personnes progressent ; les vols de voiture ont diminué un temps avec les nouveaux dispositifs de verrouillage, le confinement de 2020 a fait chuter le nombre de cambriolages, etc.
Ensuite, entre l’infraction et l’emprisonnement s’intercalent la législation, très évolutive comme on le sait en matière pénale, la politique pénale des ministres, et les consciences des magistrats qui jugent. On sait que depuis trente ans, la loi crée de nouvelles infractions, accroît la sévérité des peines, à la fois pour les primo-délinquants et les récidivistes. C’est le cas de lois générales dont les objectifs sont clairement annoncés (lois pénales du 12 décembre 2005 sur la récidive [2], ou du 5 mars 2007 sur la prévention de la délinquance [3]) ; mais c’est aussi le cas de lois spéciales, dont la plupart ne sont guère perçues : cas de la loi du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs N° Lexbase : L2650K7B (dont l’analyse ne peut être faite ici).
Mais subsiste cette conviction de l’univocité du lien délinquance et emprisonnement et, par conséquent, cette croyance corrélative que, si le nombre de détenus augmente, c’est bien que nous vivons dans une société de plus en plus dangereuse, dont la « sécurité » est menacée.
B. Quels sont alors les ingrédients de la surpopulation carcérale ?
Ils se trouvent aisément dans les statistiques de la chaîne pénale publiées par le ministère de la Justice (statistiques mensuelles et séries statistiques de la direction de l'administration pénitentiaire) [4], qui malheureusement se concentrent en général sur le court terme.
Cinq données en constituent l’essentiel. Trois indicateurs de mouvements et deux de résultats.
En premier lieu le nombre de peines prononcées : il baisse significativement. De 2006 à 2019 (moins de 550 000), près du quart en moins. Mais les peines d’emprisonnement (incluant sursis) régressent moins, et surtout les seules peines d’emprisonnement fermes restent stables (léger progrès).
En deuxième lieu les placements en détention provisoire : ce nombre varie lui aussi : il baisse de 2006 à 2012 ; mais il remonte très sensiblement de 2013 à 2019. Ce mouvement est en grande partie responsable de l’augmentation du nombre de détenus dans la période et accroît évidemment le pourcentage de prévenus parmi les personnes détenues. Mais, en toute hypothèse, on incarcère très généralement plus de prévenus que de condamnés (grossièrement en 2019, 60 000 prévenus et 40 000 condamnés).
En troisième lieu, la durée moyenne de détention : elle est importante pour l’occupation de la prison ; chacun comprend qu’une personne condamnée à trente ans de réclusion criminelle occupe autant de place que trente condamnés à un an (aménagement des peines et décès mis à part). Ici, s’est produit un changement substantiel et largement inaperçu : depuis trente ans, la durée de la détention provisoire s’est accrue d’environ 10%. Mais pour l’ensemble des personnes incarcérées, l’augmentation est beaucoup plus sensible ; elle passe de 7 mois en 1990 à 9,7 mois en 2019 soit une augmentation de 38,5 % ! Donnée qui signifie d’une part que le quantum des peines prononcées augmente sensiblement – et il est difficile de parler de justice laxiste à ce rythme – ; d’autre part que la prison enferme certes – Dieu merci ! – les grands criminels, mais que l’essentiel des effectifs est constitué de délinquants « petits » et « moyens ».
En quatrième lieu, le nombre de personnes détenues reflète ce qui précède : il a connu dans le moyen terme rétrospectif un minimum en 2001 (moins de 48 000 détenus) ; au 1er décembre 2022, ce nombre était de 72 836 soit une augmentation de 52 % en un peu plus de vingt ans. Comme on sait, cet accroissement engendre en maison d’arrêt une surpopulation (excès de détenus par rapport au nombre de places dites opérationnelles) de près de 143 % (mais 212 % à Nîmes ; 201 % à Bayonne…). Il a de multiples conséquences, qu’on synthétise – à mon avis à tort – seulement par le nombre de matelas par terre posés pour compenser l’absence de lits disponibles.
En cinquième lieu, il est intéressant de rapporter ce nombre de détenus à l’ensemble de la population ce qui gomme les effets démographiques et permet des comparaisons dans le temps et dans l’espace. Pour 100 000 hab., il est aujourd’hui de 107,4. Dans le temps, depuis 1840 (date des premiers relevés) il n’a cessé de baisser (guerres mises à part) jusqu’en 1970. Il n’a pas cessé de remonter depuis, et nous emprisonnons comme nos arrière-grands-parents emprisonnaient dans les années 1880. Dans l’espace, nous sommes en queue de peloton des démocraties de l’Europe de l’Ouest (Allemagne : 78,2) [5].
C. La question de la surpopulation n’est pas réglée et, en toute hypothèse, son règlement ne mettra pas fin aux difficultés de la prison.
1. La réponse à la surpopulation est la construction de nouveaux établissements pénitentiaires. Dans le plan d’action présenté le 5 janvier dernier [6] et censé donner suite aux réflexions des États généraux de la justice, le garde des Sceaux a avancé deux mesures :
2. L’ampleur des dégâts que provoque la surpopulation (pas seulement entassement dans les cellules, mais moins de travail, moins de parloirs, moins de cours de promenade…) amène beaucoup de bons esprits à penser que si le taux d’occupation était de 100 ou moins, la prison serait irréprochable.
Tel n’est pas mon avis. Je pense que le fonctionnement de la prison actuellement conçu et mis en œuvre ne peut pas permettre de réinsérer les détenus et que l’on vit à cet égard dans l’illusion.
III. La prison et l’insertion
Là encore, trois idées vont être esquissées.
A. L’insertion, une affaire de minorités de personnes détenues
De manière schématique, on compte sur les activités déployées en prison pour assurer l’insertion. Le Code pénitentiaire (art. R. 411-1 N° Lexbase : L6885MCY) dresse la liste des activités destinées à « amender » les personnes détenues : travail, formation professionnelle, enseignement, activités socio-culturelles et sportives… On peut tout faire en prison, en-dehors du karting sans doute : manipuler des outils, faire de la musculation, apprendre l’anglais, pratiquer le tai-chi…
Mais la question est : combien de personnes détenues ont accès à ces activités ? D’une part, il est difficile d’intégrer les courtes peines à des stages a fortiori un travail ; d’autre part, des détenus ont peur et ne veulent pas se mêler à d’autres (avec raison) ; enfin le bon ordre et la sécurité s’opposent à la concentration de grands nombres ; d’ailleurs les personnels traînent les pieds pour amener les détenus aux activités. Surtout, en-dehors du sport, l’offre est restreinte, très inférieure à la demande ; il y a des listes d’attente et les candidats à une activité sont donc sélectionnés (après avis de la « commission pluridisciplinaire unique) par le chef d’établissement et évidemment révocables ad nutum : au centre pénitentiaire de Liancourt, sur 244 postes de travail, 51 personnes avaient été déclassées en six mois (21 %).
L’administration dissimule ces nombres limités en se glorifiant des sorties de détenus dans des compétitions sportives, des succès des présentés aux examens (CAP). On doit toujours de demander : combien de personnes en sont bénéficiaires, quel pourcentage de détenus ? Voici quelque temps, le garde des Sceaux se félicitait de ce qu’on était passé à 31 % de détenus au travail (donnée par ailleurs contestable) ; l’aveu est terrible. À Nouméa [8], en 2019, 5,7 % des détenus avaient accès à une formation professionnelle. À la maison centrale d’Arles (130 détenus), 29 (22 %) ont terminé l’année dans les enseignements dispensés. Les activités sont toujours – sauf le sport – très minoritaires.
B. On sait depuis longtemps que la préparation à la sortie est illusoire.
Sortir de prison est difficile : même après une courte peine, on peut avoir tout perdu : travail, logement, famille. On le sait depuis longtemps. La prison s’organise pour aider les sortants. Mais les résultats sont extrêmement décevants, malgré les efforts du service pénitentiaire d’insertion et de probation.
Ainsi pour le travail : en 2018, il y a eu 1 252 sorties de la maison d’arrêt de Douai : 212 d’entre elles ont été reçues avant leur libération par Pôle Emploi ; 13 de ces 212 (6 %) ont obtenu un emploi ; 42 (20 %) ont été dirigées vers un « parcours personnalisé d’accompagnement vers l’insertion professionnelle ». La prison fabrique au mieux de bons chômeurs – i.e. des chômeurs soutenus – pour un temps.
Même chose pour le logement. À Fleury-Mérogis, en 2017, on a dénombré 6 363 levées d’écrou. 55 % des sortants ont renseigné la question relative à l’hébergement ; 18 % de ces derniers (630 personnes) ont indiqué être sans solution de logement. La même année, 101 sortants ont formulé au CPIP une demande de logement : cinquante-et-un ont fait l’objet d’une demande d’enregistrement au SIAO (service intégré d’accueil et d’orientation) du département ; deux ont été contactés par ce service ; un seul a obtenu un accord pour un hébergement.
Je mets volontairement de côté l’aménagement de peines pour ne pas déflorer le sujet qui va être abordé ensuite. Mais, en tout état de cause, dans ces conditions, le pourcentage élevé de récidivistes ne doit pas étonner.
C. Surtout, bon ordre et insertion sont incompatibles
On doit insister sur une seule idée à retenir, que m’a donnée un peu de familiarité avec la vie carcérale.
Les personnes détenues, comme beaucoup de pauvres dans ce pays, sont soumis à des injonctions contradictoires. On leur demande de solder hier (c’est-à-dire de reconnaître le mal commis) et de penser demain : travailler à leur insertion, d’avoir pour cela des « projets » (!), de se former, de s’instruire. De l’autre, on leur impose l’interdiction de toute initiative. Tout ou presque est soumis au bon vouloir d’un tiers (le surveillant en général) : sortir de la cellule, aller voir les siens au parloir, se soigner – sous le regard d’autrui… Le poids du vivre l’aujourd’hui est considérable. Dans une société de rivalités, d’ordre vétilleux, de peurs et de violences, il faut pour assurer son existence « faire le canard », se taire, rester soumis. Si cela ne suffit pas, « cacheton et chichon [haschich] font la bonne prison ». La moitié des détenus reçoivent des antidépresseurs. Survivre à la journée qui passe est la principale perspective. Je rappelle que l’on se suicide sept fois plus en prison. Bien sûr il y a d’un côté les miraculés, ceux qu’une personne a su prendre en charge avec efficacité au bon moment (François Besse et les cours de philo de Saint-Maur) ; de l’autre les rebelles, alignant les sanctions disciplinaires, les « mesures d’ordre et de sécurité » et les peines supplémentaires. Mais la grande majorité doit se réfugier dans la dépossession de soi et la paralysie. La prison diminue les êtres. Peut-être est-ce le but recherché. Il est incompatible avec l’insertion : Charles Lucas avait tort.
*
Reprenons le débat mentionné au début. On doit rassurer les honnêtes gens : on souffre réellement en prison. Le corps souffre ; l’esprit souffre ; la peur et la violence sont des banalités. La Cour européenne des droits de l’Homme évoque dans ses arrêts la « souffrance inhérente à la détention ». Mais s’y ajoutent toutes les difficultés propres à chaque établissement et à chaque détention.
La réalité carcérale est loin de la prison définie par le Code pénitentiaire : elle est une illustration exemplaire de l’écart qui sépare, dans ce pays, la lettre des textes de leur application.
On ne réconciliera pas l’ordre public, évidemment nécessaire à la prison, aux nécessités de l’insertion, sans de profonds changements, même si la question de la surpopulation est résolue, ce qu’elle est loin d’être.
[1] Recommandations en urgence du 18 novembre 2016 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté relatives à la maison d'arrêt des hommes du centre pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne) [en ligne].
[2] Loi n° 2005-1549, du 12 décembre 2005, relative au traitement de la récidive des infractions pénales N° Lexbase : L4971HDH.
[3] Loi n° 2007-297, du 5 mars 2007, relative à la prévention de la délinquance N° Lexbase : L6035HU3.
[4] Études et statistiques, Indicateurs et publications du Service statistique ministériel de la Justice [en ligne].
[5] Selon les données statistiques SPACE 1 2021 du Conseil de l'Europe.
[7] Loi n° 87-432, du 22 juin 1987, relative au service public pénitentiaire N° Lexbase : L5154ISP.
[8] Les données relatives aux établissements pénitentiaires mentionnées dans cet article sont extraites des rapports de visite du contrôle général des lieux de privation de liberté [en ligne].
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par Olivier Cahn, Professeur de droit pénal, CY Cergy Paris Université, CESDIP (UMR 8183)
Le 31 Juillet 2023
Cet article est issu de la conférence « Les usages sociaux du droit. Des rodéos urbains au karting en prison : regards croisés sur l’actualité pénale » qui s’est tenue à Paris le 9 janvier 2023 sous la direction scientifique de Marie-Sophie Baud, Dominique Fenouillet et Raphaëlle Théry. Le sommaire des actes de cet évènement publiés par Lexbase Pénal dans son édition de juillet 2023 est à retrouver en intégralité sous ce lien N° Lexbase : N6291BZZ. |
Mots-clés : rodéos motorisés • réalisme pénal • politique du chiffre • rapport police/justice • politique pénale
La lutte contre les rodéos motorisés apparaît comme un archétype de la réception par les autorités françaises des politiques pénales fondées sur la doctrine du réalisme pénal, dont elle mobilise les ressorts théoriques pour déployer un dispositif exclusivement répressif dont l’échec est dissimulé derrière une saturation de l’espace médiatique par un volontarisme politique indifférent à la surcharge de travail indue des services de police judiciaire et des juridictions pénales qu’il suscite.
«Puis je capte que Demba n’est pas sur sa moto habituelle. Je lui demande il s’est passé quoi avec sa bécane. Ils me l’ont encore saisie, il répond avec cet air de s’en battre la race qui cache un seum géant. Puis il raconte. Qu’il y a deux trois semaines, la police a interrompu une session sur la friche là-haut, le terrain d’aventures. Il a essayé de négocier pour que ses potes et lui puissent quitter l’endroit tranquillement, mais les agents répétaient leur topo habituel : que l’entrée sur site était interdite, que des panneaux accrochés aux palissades le signifiaient, que les motards étaient donc en infraction et que s’ils continuaient d’insister ils n’embarqueraient pas que les cross, bref, qu’ils faisaient strictement le boulot pour lequel ils sont payés […] y avait Yeux Bleus et la grosse Sandrine dans l’équipe, tu connais comment ils font peur ces maniaques, donc je me suis tenu sage, bref, le lendemain j’ai essayé d’aller parlementer à la casse – gros j’en ai marre de payer des motos tous les mois rolala –, là-bas c’était un film d’horreur, blindé de carcasses des bails saisis toute l’année. On aurait dit un cimetière. J’ai chopé des épavistes, j’ai tenté de les persuader de me redonner la moto en scred, et alors eux ils sont vraiment pas plus futés qu’des képis, qu’ils me répétaient qu’ils étaient pas payés pour avoir un avis, qu’ils étaient obligés de suivre la loi comme quoi la police maintenant elle peut venir leur déposer pour destruction les engins confisqués lors de " rodéos urbains " zarma» [1].
Les rodéos motorisés, ou cross bitume, sont apparus en France à la fin des années 1970 [2]. Cette activité [3], principalement exercée à moto, se caractérise par le mépris pour les règles qui garantissent la sécurité routière et par les nuisances sonores qu’elle produit. Les participants sont principalement de « jeunes hommes, habitant des quartiers défavorisés » et la pratique se développe constamment depuis une vingtaine d’années, particulièrement durant les week-ends, les congés scolaires, « en marge des mariages » [4], voire en lien avec le trafic de stupéfiants [5].
Il est donc légitime que l’autorité publique y prête attention, d’autant que ces comportements ont suscité « un fort sentiment d’insécurité » des riverains et « l’indignation » des élus locaux et des forces de l’ordre à raison de « la très faible répression » dont ils faisaient l’objet [6]. Le législateur est intervenu par la loi n° 2008-491, du 26 mai 2008, N° Lexbase : L8982H33 afin de lutter contre la circulation des engins qui servent à pratiquer cette activité tandis qu’à partir de 2015, des parlementaires ont déposé des propositions de loi pour durcir la répression [7]. La loi n° 2018-701, du 3 août 2018, renforçant la lutte contre les rodéos motorisés N° Lexbase : L6140LLY a créé les articles L. 236-1 et seq. du Code de la route N° Lexbase : L6164LLU qui incriminent spécialement ces comportements et l’incitation à s’y livrer, et prévoient des sanctions sévères et a priori dissuasives.
Si l’on postule, avec M. Foucault, que l’étude des politiques publiques en matière pénale implique, non pas « de qualifier » la répression « mais d’analyser la tactique répressive qui est en jeu » [8], la lecture des travaux parlementaires, des dispositions normatives et des circulaires des ministères de l’Intérieur et de la Justice, conduit à appréhender le dispositif de lutte contre les rodéos motorisés comme une illustration de l’influence du réalisme pénal. Cette doctrine [9], avatar du néolibéralisme [10], sert de fondement théorique principal aux politiques sécuritaires depuis le début des années 2000 [11]. Fondée sur les préceptes du Law and order [12], elle consiste dans la mise en œuvre d’actions définies par des « experts » – en pratique, la haute hiérarchie policière – à partir d’une analyse « pragmatique » de la délinquance, prétendument détachée des idéologies ; l’action de la force publique est concentrée sur les formes identifiées comme politiquement significatives de la délinquance – c’est-à-dire celles qui affectent le plus directement, ou auxquelles est sensible la part de la population qui exerce son droit de vote lors des élections. L’efficacité des actions mises en œuvre – au sens d’une solution effective aux problèmes posés par la délinquance – n’est pas la préoccupation principale ; non sans cynisme – inspiré par la conviction du nothing works [13] –, le réalisme pénal procède d’une saturation médiatique destinée à convaincre, non de l’efficacité de l’action publique, mais, d’une part, du volontarisme politique qui soutient cette dernière et, d’autre part, par la mobilisation du « bon sens », de l’absence d’alternative au déploiement d’une action quasi exclusivement répressive. En d’autres termes, il s’agit d’un policing qui se donne à voir à l’opinion publique en médiatisant à outrance une action concentrée sur des formes de délinquance qui, parce qu’elles sont visibles dans l’espace public et perpétrées par des jeunes issus des classes populaires reléguées, suscitent des paniques morales parmi les électeurs [14]. La lutte contre les rodéos motorisés s’apparente à ce modèle de politique pénale, par les fondements théoriques qui l’inspirent (I.) et le renforcement constant et médiatisé de la répression comme dérivatif à son succès relatif (II.).
I. La mobilisation des ressorts théoriques du réalisme pénal
Le réalisme pénal emprunte au néolibéralisme l’antienne de l’éviction des idéologies pour y substituer une approche pragmatique. En réalité, il faut plutôt considérer que la « rationalité stratégique de la sécurité s’est beaucoup transformée à l’époque néolibérale » et que, invoquant le resserrement de l’État sur ses fonctions régaliennes, « à défaut du renforcement de l’État providence et de l’égalisation des conditions sociales, lesquels heurteraient sa propre logique, [l’]État n’a à sa disposition que la généralisation de la réponse policière et pénale » [15]. Ainsi, comme l’illustre le dispositif de lutte contre les rodéos motorisés, le prétendu « pragmatisme » de l’action publique se manifeste par un utilitarisme galvaudé postulant l’effet magique de la loi pénale, dont il suffirait d’accroître la sévérité (A.), éventuellement au mépris des principes du droit pénal libéral (B.), pour – sous réserve d’une mise en œuvre drastique (la « tolérance zéro ») [16] – la rendre dissuasive ; de même, la prétendue indifférence à l’idéologie permet d’interdire implicitement d’interroger les effets délétères des politiques économiques et sociales sur la délinquance et de rabaisser les causes sociales de cette dernière à une « culture de l’excuse » (C.).
A. L’effet magique de la loi pénale
Il est frappant, à la lecture des travaux parlementaires ayant conduit à l’adoption de la loi de 2018, de constater qu’au consensus sur l’existence d’un comportement socialement problématique et au constat de sa persistance malgré l’existence de textes permettant d’en appréhender certaines manifestations, il n’est répondu que par le seul accroissement de la répression en simplifiant la norme d’incrimination, en élargissant son domaine d’application et en renforçant les sanctions.
En l’espèce, tout au long de la procédure législative, un « consensus sécuritaire » [17] s’est manifesté, d’une part, par la célérité de l’adoption du texte [18] et, d’autre part, par la faible contradiction qu’il a suscitée de la part des oppositions, l’action de ces dernières se limitant à des « coups » [19].
Ce consensus sécuritaire permet d’établir la conviction quasi unanime de la représentation nationale de la capacité du renforcement de la répression à endiguer un trouble à l’ordre public pourtant évidemment multifactoriel. Mais ce constat ne suffit pas per se à caractériser une politique pénale « réaliste ». En effet – et les positions adoptées par les représentants du parti communiste ou de la France insoumise le confirment –, l’adhésion à la proposition de loi est aussi déterminée, d’une part, par la volonté d’offrir une réponse législative, comme une marque d’intérêt, aux élus locaux qui sont confrontés dans les territoires qu’ils administrent à des pratiques qui exaspèrent légitimement les habitants et, d’autre part, par l’opportunité offerte de renvoyer au seul ministère de l’Intérieur la responsabilité de gérer un problème social dont nul n’ignore la complexité.
Cela oblige à évoquer la deuxième manifestation de l’adhésion au réalisme pénal : l’indifférence aux principes du droit pénal libéral.
B. L’indifférence aux principes du droit pénal libéral
L’exigence de respect des principes supérieurs qui régissent l’élaboration des normes répressives n’est pas seulement une lubie de juriste ; elle qualifie la qualité du travail législatif en donnant à voir la manière dont la loi se fait et le sens que le législateur confère à son intervention.
Cependant, du point de vue du réalisme pénal, ces principes constituent une entrave à l’action politique. Plus précisément, dès lors que la loi pénale est conçue comme un vecteur de la démonstration d’une volonté de l’autorité publique adressée à l’opinion publique – selon le mécanisme « un fait divers, une loi » –, l’effet déclaratif de la loi pénale justifie le sacrifice des contraintes légales.
Les articles L. 236-1 et seq. du Code de la route, créés par la loi de 2018, témoignent ainsi des libertés prises avec les principes de nécessité, de légalité et de proportionnalité des peines.
1) Principe de nécessité
Après l’adoption de la loi n° 2008-491, du 26 mai 2008 N° Lexbase : L8982H33, le législateur avait estimé que l’ensemble des atteintes à la tranquillité ou à la sécurité publiques induites par les rodéos urbains était incriminé, soit dans le Code de la route [20], soit dans le Code pénal [21].
Le législateur de 2018 ne le nie pas, mais il estime que les réponses légales sont « insuffisamment dissuasives », car le dispositif répressif existant est trop difficile à mettre en œuvre [22].
Ainsi, l’évocation de l’absence de nécessité de légiférer [23] est systématiquement balayée par l’aveu que la réforme est justifiée, car il « devenait […] urgent de donner à nos policiers et nos gendarmes les outils juridiques pour faciliter leur action et gagner en efficacité » ou par l’affirmation que l’application des textes existants « s’avère chronophage pour le parquet, en ce [qu’elle] exige une gestion régulière du suivi des dossiers » [24].
Cette singulière conception de la nécessité se double d’une légèreté à l’égard des exigences de la légalité.
2) Principe de légalité
Aux termes de l’article L. 236-1 du Code de la route N° Lexbase : L6164LLU, « I.-Le fait d’adopter, au moyen d’un véhicule terrestre à moteur, une conduite répétant de façon intentionnelle des manœuvres constituant des violations d’obligations particulières de sécurité ou de prudence prévues par les dispositions législatives et réglementaires du présent code dans des conditions qui compromettent la sécurité des usagers de la route ou qui troublent la tranquillité publique est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende ». La ratio legis du texte consiste à créer un « délit facilement caractérisable », dont l’établissement des éléments constitutifs « pourrait se fonder sur le simple constat de l’agent, voire sur l’exploitation, a posteriori, d’images de vidéoprotection ».
Cela appelle deux remarques.
D’abord, la prétendue clarté de l’article L. 236-1 du Code de la route n’a pas résisté à l’épreuve de la pratique. Le rapport d’évaluation de la loi de 2018 [25] souligne « une difficulté à caractériser l’infraction soulevée par les magistrats ». La critique de l’action des juges à laquelle procèdent les parlementaires montre que ce ne serait qu’au prix du renoncement aux règles qui gouvernent l’intime conviction du magistrat et au principe d’interprétation stricte de la loi pénale que le texte trouverait à s’appliquer selon les vœux du législateur.
Ensuite, les travaux parlementaires [26] confirment le choix d’adopter une définition extensive et imprécise du délit de rodéo motorisé afin d’en faire un délit de « convenance policière » [27], c’est-à-dire une infraction définie en termes vagues et dont l’objectif consiste d’abord dans la possibilité offerte aux forces de l’ordre de sanctionner elles-mêmes le comportement par des mesures policières, quand bien même celui-ci serait un délit [28]. Ce sentiment est conforté par la loi n° 2023-22, du 24 janvier 2023, d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur N° Lexbase : L6260MGX, qui étend l’amende forfaitaire délictuelle [29] à l’infraction prévue à l’article L. 236-1 du Code de la route.
3) Principe de proportionnalité
Confirmant sa conception utilitariste de la loi pénale, le législateur concède avoir fait le choix de « quantums de peines relativement élevés » afin de les rendre « hautement dissuasives » [30]. Notons, en particulier, la sévérité des peines encourues en matière de rodéos qui ne créeraient que des nuisances sonores, alors que les autres tapages ne sont réprimés que par des contraventions [31].
Si le rapport d’évaluation de la loi de 2018 relève, d’une part, que l’ambition de dissuasion a échoué considérant l’accroissement constant de cette pratique et, d’autre part, la réticence des magistrats à prononcer des peines sévères en la matière, d’autant qu’ils dénoncent la piètre qualité des procédures transmises par les forces de l’ordre [32], la logique utilitariste perdure par la loi n° 2022-52 ,du 24 janvier 2022 N° Lexbase : L7812MAL, qui facilite la confiscation du véhicule appartenant à un tiers en cas de rodéo motorisé [33].
Les peines ont ainsi une vocation d’affichage de la détermination de l’autorité publique, ce qui témoigne d’une conception plus politique que juridique de l’exigence de proportionnalité des peines.
Troisième manifestation d’une politique pénale fondée sur le réalisme pénal, à la croyance dans l’effet magique de la répression et au mépris témoigné aux contraintes induites par les principes du droit pénal libéral s’ajoute l’indifférence aux causes sociales de la délinquance.
C. L’indifférence aux causes sociales de la délinquance
F. Lebon et T. Sauvadet rappellent que le rodéo est, certes, « l’affirmation d’un pouvoir juvénile dans l’espace public », mais qu’il ne faut pas négliger « la dimension festive » de cette activité pour « des jeunes qui ne partent pas en vacances, qui s’ennuient » [34].
Le législateur identifie, d’une part, la « saisonnalité » de l’infraction, commise « en fin de semaine » et « durant les mois d’été » [35], d’autre part, le fait que le rodéo est un moyen de se soustraire à l’ennui [36] et, enfin, le « profil "type" » des auteurs, soit « essentiellement de jeunes hommes, habitant des quartiers défavorisés, souvent connus des services de police et de gendarmerie » [37]. Il est ainsi conscient qu’il s’agit d’une des activités des jeunes hommes issus des classes populaires qui s’ennuient dans des quartiers où le service public se résume aux interventions de la force publique. Quelques parlementaires ont attiré l’attention sur la nécessité de compléter le dispositif répressif par des mesures sociales [38].
Ces propositions n’ont pas été suivies d’effet [39]. Ainsi, la lutte contre les rodéos motorisés doit s’opérer exclusivement par des moyens répressifs et aucunement par des moyens sociaux. En cohérence avec le sort réservé au « plan Borloo » pour les banlieues [40] ou aux « emplois aidés », la position adoptée par le Gouvernement est caractéristique des politiques « réalistes » : le faible effet de la répression sur le comportement visé n’est jamais rapporté au refus de prendre en compte le caractère multifactoriel de la délinquance, qui impliquerait de traiter aussi les causes sociales de celle-ci ; l’État occulte les conséquences des politiques néolibérales en matière économique et sociale et n’offre aux effets de l’altération des services publics et du tissu associatif qu’une réponse répressive.
Cette « gestion policière du social » [41] conduit – et cela constitue la dernière caractéristique d’une politique fondée sur le réalisme pénal – à une fuite en avant répressive, pour tenter de masquer derrière le volontarisme politique affiché l’inefficacité à endiguer le fait social par la seule loi pénale.
II. Effet de la dogmatique du réalisme pénal : l’échelle de perroquet répressive
Les députés soulignent que les « rodéos sont de plus en plus nombreux. Les chiffres transmis par la DGGN et la DGPN à la mission d’évaluation traduisent une forte augmentation du phénomène en 2020 et 2021 » [42] et notent qu’une association de riverains a fait condamner l’État par le tribunal administratif de Marseille pour son inaction contre ce phénomène [43].
Or, la lutte contre les rodéos a été présentée comme l’une des « priorités d’action » de la police de sécurité du quotidien, nouvel ersatz de la police de proximité [44]. Ce faisant, l’incapacité avérée des autorités à juguler le phénomène après l’entrée en vigueur des articles L. 236-1 et seq. du Code de la route pourrait être exploitée pour démontrer l’échec de la PSQ. Dès lors, l’activisme du ministre de l’Intérieur apparaît comme un moyen de prévenir la critique d’une des politiques publiques emblématiques de la présidence d’Emmanuel Macron tandis que le constat de l’échec de la loi de 2018, loin de conduire les pouvoirs publics à reconsidérer leur action, les amène au contraire à durcir la répression par le renforcement de l’activité policière et de la « chaîne pénale ».
A. Le renforcement de l’activité policière
Il se traduit par l'application d'une politique du chiffre et le développement de nouveaux moyens opérationnels.
1) La politique du chiffre
Sans que cela puisse surprendre et bien qu’il s’en défende [45], le ministre de l’Intérieur a, en cette matière, déployé une « politique du chiffre », principalement fondée sur des objectifs assignés aux forces de l’ordre et une communication sur les volumes d’opérations ou de saisies réalisées.
Dans une note adressée le 16 mai 2021 au directeur général de la police nationale, le ministre de l’Intérieur lui a enjoint de multiplier les « opérations dans les communes ou les quartiers les plus impactés », de « saisir systématiquement » les véhicules « pouvant servir à commettre les rodéos », de renforcer les contrôles autour et « sur les lieux les plus touchés en associant les effectifs de la police municipale et en recherchant une occupation massive et stratégique » de l’espace, ou encore d’« identifier et interpeller systématiquement les individus afin d’engager les poursuites pénales ». Ces exigences ont été réitérées et développées dans un télégramme « très signalé » adressé aux services de police et de gendarmerie le 12 mai 2022 [46]. Faute de résultats probants, le 8 août 2022 [47], dans une instruction aux préfets, le ministre a demandé « à la police et à la gendarmerie nationale pour ce mois d’août l’intensification de ces contrôles » et souhaité « qu’il y ait 10 000 opérations de contrôle […] sur tout le territoire national pour lutter contre ces actes criminels ». Le 16 août 2022, il leur a ordonné de procéder à « au moins 3 contrôles par jour par commissariat ». Le télégramme printanier rappelant les forces de l’ordre à la lutte contre les rodéos urbains est ainsi en passe de devenir un « marronnier » du ministère de l’Intérieur. Le 7 avril 2023, le ministre a adressé aux directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales et aux préfets un télégramme « signalé », quasi « copier-coller » de celui du 12 mai 2022.
Ces consignes sont l’objet d’une communication intense, qui mêle les fuites opportunes dans la presse des consignes du ministre et une communication régulière par Twitter [48] ou lors de déplacements médiatisés consacrés à cette politique [49]. Elle permet de mesurer l’inefficacité de la politique du ministère de l’Intérieur, puisque chaque année, le volume des saisies et le nombre des opérations augmentent sans parvenir à juguler le phénomène des rodéos motorisés. Conformément à la philosophie utilitariste qui gouverne l’action publique, ce constat n’entraîne pas la remise en cause de la politique menée, mais le renforcement de la répression – qui a principalement pour effet d’engorger encore les unités de police judiciaire de la sécurité publique.
2) Le renforcement des prérogatives opérationnelles des forces de l’ordre
Celui se manifeste dans le recours aux outils de vidéosurveillance (a) et à l’amende forfaitaire délictuelle (b), mais aussi dans l’émergence d’une réflexion sur l’autorisation des courses-poursuites et du « contact tactique », auquel résiste encore la place Beauvau (c).
a. Le recours aux outils de vidéosurveillance
Dès la discussion du projet de loi en 2018, la vidéosurveillance est qualifiée de « moyen essentiel pour identifier les véhicules et les délinquants » [50] et permettre « l’interpellation des fauteurs de troubles a posteriori » [51]. Le télégramme du ministre de l’Intérieur en date du 7 avril 2023 confirme que, malgré les doutes qui continuent de peser sur l’efficacité réelle de ce matériel [52], le ministère de l’Intérieur a fait siens ces arguments.
De surcroît, le recours aux drones par les forces de police a été autorisé par la loi n° 2022-52, du 24 janvier 2022 [53] N° Lexbase : L7812MAL, qui ajoute au Code de la sécurité intérieure les articles L. 242-5 et seq. N° Lexbase : L8160MAH. L’usage de ces outils pour lutter contre les rodéos motorisés dépendra de l’interprétation qui sera faite des dispositions du décret du 19 avril 2023 [54], qui permet leur utilisation à des fins de police administrative, pour « la sécurité des rassemblements de personnes sur la voie publique ou dans des lieux ouverts au public ainsi que l’appui des personnels au sol, en vue de leur permettre de maintenir ou de rétablir l’ordre public, lorsque ces rassemblements sont susceptibles d’entraîner des troubles graves à l’ordre public » [55].
b. Le recours à l’amende forfaitaire délictuelle
Aux termes de l’article 25, XI, de la loi n° 2023-22, du 24 janvier 2023, d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur N° Lexbase : Z47877UN, « à titre expérimental, pour l’infraction mentionnée au I de l’article L. 236-1 du Code de la route, l’action publique peut être éteinte, dans les conditions prévues aux articles 495-17 à 495-25 du Code de procédure pénale, par le versement d’une amende forfaitaire d’un montant de 500 euros ».
Comme l’ont relevé le Conseil d’État et la Défenseure des droits [56], le recours à l’AFD implique « inévitablement […] en l’absence d’un encadrement, un risque d’arbitraire et des disparités de traitement contraires au principe d’égalité devant la justice » [57]. Celui-ci est d’autant plus prégnant s’agissant d’une délinquance perpétrée essentiellement par une population déjà objet de l’attention des forces de l’ordre et qui perd, par le recours à cette procédure, l’essentiel du bénéfice de la protection du juge judiciaire.
c. Le contact tactique
Une instruction du ministère de l’Intérieur [58] prohibe le recours à la poursuite pour l’interpellation des auteurs de rodéos motorisés, y compris en cas de refus d’obtempérer. Certains parlementaires avaient relevé que celle-ci limite la capacité d’action des forces de l’ordre [59] et les groupes LR et RN avaient demandé qu’elle soit retirée [60].
Le rapport d’évaluation de la loi de 2018 fait sienne cette position et recommande d’« engager une réflexion » sur le recours au « contact tactique » [61]. Par une note du 3 juillet 2020, le préfet de police de Paris a assoupli les règles concernant la poursuite de véhicules dans son ressort [62].
Pour l’instant, le ministère de l’Intérieur résiste [63]. Mais pourra-t-il tenir longtemps face à la demande du Bloc syndical, mené par Alliance, devenu majoritaire lors des dernières élections professionnelles et aux députés LR, désormais nécessaires pour faire adopter les textes sécuritaires ?
C. Le renforcement de la « chaîne » pénale
L’ambition qui anime la lutte contre les rodéos motorisés trouve aussi une illustration dans la coordination de la répression, aux niveaux policier et judiciaire.
1) La coordination de la répression au niveau policier
Durant de la discussion du projet de loi de 2018 devant le Sénat, la ministre auprès du ministre de l’Intérieur [64] avait déclaré que « des directives et circulaires [seraient] adressées aux préfets de département » afin qu’ils mettent « en place une stratégie locale » contre les rodéos motorisés.
Selon le rapport d’évaluation de la loi de 2018, des « structures partenariales » ont été développées. Elles prennent la forme, soit des conseils de sécurité et de prévention de la délinquance (CSPD) doublés de convention d’actions locales de lutte contre l’adversité signalée (CALLAS) spécifiques aux rodéos, voire de groupes de partenariat opérationnels ou de groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD), créés par la loi sécurité globale de 2021, qui impliquent le procureur territorialement compétent, les représentants des administrations et les acteurs locaux afin de mettre en œuvre des « protocoles tendant à l’instauration d’une réponse pénale partenariale de proximité », soit de structures ad hoc telles que les « cellules anti-rodéo » mises en place par certaines directions départementales de la sécurité publique.
2) La coordination de la répression au niveau judiciaire
Lors de la discussion du texte de 2018, la ministre avait annoncé que « pour que chacun comprenne que c’est le Gouvernement tout entier qui est à la tâche pour mettre un terme à ces agissements, je vous informe que ma collègue garde des Sceaux […] adressera dans les plus brefs délais une circulaire aux procureurs de la République, pour que police et justice œuvrent main dans la main » [65]. Si la circulaire de la DACG, en date du 3 septembre 2018, recommandait l’adoption « d’une réponse différenciée selon la gravité des délits commis, la personnalité de leurs auteurs et le contexte dans lequel ils ont été commis » [66], mais deux circulaires des 1er octobre 2020 [67] et 18 juin 2021 [68] « appellent à la mise en œuvre d’une politique pénale empreinte de fermeté ». Durant les six premiers mois de 2021, la DACG a adressé quinze dépêches et circulaires aux parquets « concernant directement ou indirectement les rodéos urbains » [69].
Parachevant l’adhésion à la doctrine du Law and order, et comme dans d’autres domaines jugés prioritaires [70], le traitement judiciaire des rodéos motorisés est aujourd’hui conçu par la Chancellerie comme un prolongement de l’action policière [71], d’où il résulte une augmentation très substantielle des condamnations, sans – à nouveau – que quiconque semble se préoccuper d’autres choses que de statistiques, et particulièrement pas de l’efficacité de la répression ou de l’accroissement de la charge des juridictions pénales.
[1] D. Diallo, Deux secondes d’air qui brûle, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2022, p. 105-106.
[2] C. Mouhanna in N. Pouzyreff et R. Reda, (rapp.), Rapport n° 4434 d’information sur l’évaluation de l’impact de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, Commission des lois, Assemblée nationale, 8 septembre 2021 [en ligne].
[3] Principalement des courses « départ arrêté » ou du wheeling.
[4] N. Pouzyreff, Rapport n° 995 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur la proposition de loi n° 940 renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, Assemblée nationale, 30 mai 2018 [en ligne].
[5] Identifié par T. Sauvadet (in Capital guerrier : concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Armand Colin, 2006), ce lien est évoqué par le député LR, R. Reda, (Assemblée nationale, XVe législature, Session extraordinaire 2017-2018, 4 juillet 2018) avant d’être entériné par la mission d’information de 2021 (N. Pouzyreff et R. Reda, rapport précit.).
[6] Proposition de loi n° 940, renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, Assemblée nationale, 14 mai 2018 [en ligne].
[7] Proposition de loi tendant à renforcer la lutte contre les rodéos urbains, Sénat, 14 octobre 2015 [en ligne] ; proposition de loi visant à lutter contre les rodéos d’engins motorisés sur les voies publiques, Assemblée Nationale, 17 octobre 2017 [en ligne] et proposition de loi tendant à faciliter la répression des rodéos motorisés, Sénat, 21 novembre 2017 [en ligne].
[8] M. Foucault, Théories et institutions pénales, Cours au Collège de France (1971-1972), Gallimard, Seuil, coll. Hautes études, 2005, p.40.
[9] Pour une synthèse de la doctrine du réalisme pénal, v. notre article, Le principe de nécessité en droit pénal - thèse radicale, in O. Cahn et K. Parrot (dir.), Le principe de nécessité en droit pénal, Lextenso, coll. LEJEP, 2013, p. 27-39.
[10] V. P. Dardot, H. Guéguen, C. Laval et P. Sauvêtre, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Lux, 2022.
[11] J. de Maillard and W. G. Skogan, Policing in France, Routledge, 2021.
[12] A. M. Platt, The Politics of Law and Order, Social Justice, 1994, vol. 21, n° 3(57), p. 3-13.
[13] R. Martinson, What Works?—Questions and Answers about Prison Reform, The Public Interest, 1974, 42, 22-54.
[14] J. Reiman, The rich get richer and the poor get prison, Allyn and Bacon, 1998.
[15] P. Dardot et ors., op. cit., p.234.
[16] V. infra, II.
[17] Ch. Lazerges, La tentation du bilan 2002-2009 : une politique criminelle du risque au gré des vents, RSC, 2009. 689.
[18] Entre le 14 mai, date de l’enregistrement de la proposition à la présidence de l’Assemblée nationale et le 4 août 2018, date d’entrée en vigueur des dispositions introduites dans le Code de la route.
[19] M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Presses de SciencesPo, coll. Références, 2009.
[20] Défaut de port du casque, défaut d’adaptation de la vitesse aux circonstances, refus d’obtempérer, etc.
[21] Tapages, homicides et blessures involontaires, mise en danger délibérée, etc.
[22] V. Proposition de loi n° 940, 2018, précit. ; N. Pouzyreff, rapp. précit. ; J. Eustache-Brinio, rapp. précit.
[23] H. Saulignac (PS) et H. Bernalicis (LFI), Discussion en commission des Lois, Assemblée nationale.
[24] J. Gourault, ministre auprès du ministre de l’Intérieur, et I. Florennes (LREM), 1re lecture Assemblée nationale.
[25] Commission des lois (N. Pouzyreff et R. Reda, rapp.), Rapport d’information n° 4434 sur l’évaluation de l’impact de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, Assemblée nationale, 8 septembre 2021 [en ligne].
[26] N. Pouzyreff, rapp. Assemblée nationale et J. Eustache-Brinio, rapp. Sénat. précit.
[27] Sur cette notion, v. notre article, Construction d'un maintien de l'ordre (il)légaliste, n° 4/2020, p. 1069.
[28] V. sur cette pratique policière dite de la street justice, F. Jobard et J. de Maillard, Les contrôles d’identité. Du répertoire professionnel au problème public, in J. de Maillard et W. Skogan (dir.), Police et société en France, Les Presses de SciencesPo, 2023, p.253 qui renvoient à J. Skolnick, Justice without Trial : Law Enforcement in Democratic Society, Willey, 1966; v. aussi F. Jobard, Bavures policières ? La force publique et ses usages, La Découverte, Coll. Politique et société, 2002.
[29] C. proc. pén., art. 495-17 et seq. N° Lexbase : L8112MAP.
[30] J. Eustache-Brinio, Rapport n° 673 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, Sénat, 18 juillet 2018 et Sénat, Séance du 26 juillet 2018.
[31] En l’occurence, les tapages diurnes et nocturnes (CSP, art. R1336-5 N° Lexbase : L4928LGM et C. pén., art. R623-2 N° Lexbase : L0850AB4).
[32] N. Pouzyreff et R. Reda, rapp. précit., 2021.
[33] C. route, art. L. 236-3 N° Lexbase : L8143MAT.
[34] F. Lebon et T. Sauvadet, L’occupation juvénile de l’espace public par défaut d’espace privé, Agora, 2019/3, n° 83, p. 43 à 54.
[35] J. Gourault, débat au Sénat ; N. Pouzyreff et R. Reda, rapp. précit.
[36] N. Pouzyreff et R. Reda, rapp. précit. et intervention de L. Rossi (LREM), 1re lecture, Assemblée nationale.
[37] N. Pouzyreff et R. Reda, rapp. précit.
[38] V. 1re lecture, Assemblée nationiale : U. Bernalicis (FLI), S. Charrière et S. Ahamada (LREM) et Sénat, discussion : E. Assassi (PC) et V. Delahaye (Union centriste).
[39] La seule mesure « sociale » prônée par le ministère de l’Intérieur consiste à « poursuivre les actions de sensibilisation et de prévention, en lien avec les associations locales et les centres de loisirs jeunes (CIJ) » (télégramme « signalé » du 7 avril 2023).
[40] J.-L. Borloo, Rapport sur les banlieues et la politique de la ville, remis au Premier ministre le 26 avril 2018.
[41] C. Mouhanna, L’État face aux Gilets jaunes : la gestion policière du social, AOC, 14 décembre 2018.
[42] N. Pouzyreff et R. Reda, rapp. précit.
[43] TA Marseille, 3 août 2020, n° 1800819 N° Lexbase : A59113YL.
[44] J. Gourault, ministre auprès du ministre de l’Intérieur, Sénat, Séance du 26 juillet 2018 ; v. aussi, ibid., 1re lecture Assemblée nationale, précit.
[45] G. Darmanin, BFM TV, 16 août 2022.
[46] G. Darmanin, ministère de l’Intérieur, Instruction à DGPN, DGGN, PP, préfets de zone et de département, 12 mai 2022.
[47] Le Figaro, Rodéos urbains : Gérald Darmanin promet 10000 opérations de contrôle », 8 août 2022.
[48] V. les tweets du ministre de l’Intérieur des 16 et 22 août 2022 et du 26 avril 2023.
[49] Par exemple, lors d’un déplacement à Créteil, fin août 2022.
[50] R. Reda, Discussion en commission des lois, précit.
[51] A. Luquet (MODEM), Commission des lois Sénat ; J. Eustache-Brinio, Sénat, Séance du 26 juillet 2018. V. aussi N. Pouzyreff et R. Reda, rapp. précit.
[52] G. Gormand, Évaluation de la contribution de la vidéo protection de voie publique à l’élucidation des enquêtes judiciaires, Rapport final - Synthèse des travaux, Étude n° 31300102, CREOGN, septembre 2021.
[53] V. aussi Cons. const, décision n° 2021-834 DC, du 20 janvier 2022 N° Lexbase : A83077II.
[54] Décret n° 2023-283, du 19 avril 2023, relatif à la mise en œuvre de traitements d'images au moyen de dispositifs de captation installés sur des aéronefs pour des missions de police administrative N° Lexbase : L4854MHA.
[55] CSI, art. R. 242-8 N° Lexbase : L5172MHZ.
[56] CE, avis sur un projet de loi d’orientation et de programmation portant diverses dispositions en matière pénale et de gestion des crises, 10 mars 2022, n° 404913 et avis du 5 septembre 2022, n° 405710 ; Défenseur des droits, avis n° 22-06, du 24 octobre 2022, relatif au projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur N° Lexbase : X8184CNG.
[57] CE, 10 mars 2022, § 38.
[58] DCSP, instruction de commandement NR89, 14 mai 1999, réitérée le 18 août 2020.
[59] S. Peu (PC) et F. Reiss (LR), discussion en commission des lois et 1re lecture, Assemblée nationale.
[60] J. Eustache-Brinio, rapp. précit. et les déclarations des députés : R. Read et F. Reiss (LR), B. Bilde, E. Menard et L. Pajot (RN) et des sénateurs F. Grosdidier et A. Canayer (LR) lors des débats.
[61] N. Pouzyreff et R. Reda, rapp. précit., recommandation n° 10.
[62] V. N. Pouzyreff et R. Reda, rapp. précit.
[63] Déclaration de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, sur la politique menée par le ministère de l'Intérieur, à l'Assemblée nationale, le 20 septembre 2022.
[64] Sénat, séance du 26 juillet 2018.
[65] Sénat, séance du 26 juillet 2018.
[66] Circulaire du 3 septembre 2018, relative à la loi n° 2018-701, du 3 août 2018, renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, JUSD1823902C.
[67] DACG, Circulaire de politique pénale générale, 1er octobre 2020, JUSD2025423C N° Lexbase : L6769LYD.
[68] DACG, Amélioration de la lutte contre les rodéos urbains par la prise en charge par les collectivités locales du gardiennage des véhicules utilisés, 18 juin 2021, JUSD2119010C N° Lexbase : L0334L7I.
[69] N. Pouzyreff et R. Reda, rapp. précit.
[70] Par ex., les violences à l’occasion de manifestations sur la voie publique (v. notre article, Construction d'un maintien de l'ordre (il)légaliste, RSC, n°4/2020, p.1069).
[71] Selon la formule de J. E. Hoover, à propos de la lutte contre les Black Panthers: « Justice is merely instrumental to law and order ».
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Réf. : CE, 9°-10° ch. réunies, 12 juillet 2023, n° 465351, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A78241AZ
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par Maxime Loriot, Notaire Stagiaire - Doctorant en droit international privé à l’Université Panthéon-Sorbonne
Le 02 Août 2023
► C’est dans un contexte jurisprudentiel relativement fourni que le Conseil d’État était amené à trancher un litige relatif à l’interruption du délai de prescription et à la régularité d’une procédure de rectification au regard de l’article L. 57 du LPF, par un arrêt rendu le 12 juillet 2023.
Par principe, l’article L. 57 du LPF N° Lexbase : L0638IH4 prévoit que l'administration adresse au contribuable une proposition de rectification qui doit être motivée de manière à lui permettre de formuler ses observations ou de faire connaître son acceptation. La proposition de rectification comporte plusieurs effets :
La notification est effectuée par voie postale à la dernière adresse que le contribuable a fait connaître au service compétent dans ses déclarations ou communications (CE Contentieux, 19 janvier 1983, n° 33831 N° Lexbase : A8380ALX ; BOI-CF-IOR-10-30, §560, 27 février 2014). En cas de changement de domicile, il appartient au contribuable d’établir qu’il a réalisé les diligences nécessaires pour informer l’administration de sa nouvelle adresse. Le cas échéant, la proposition de rectification à son ancien domicile sera considérée comme régulière (CE, 3°-8° ch. réunies, 6 février 2019, n° 418122 N° Lexbase : A6206YWR). Par ailleurs, traditionnellement, la jurisprudence estime que la date d’interruption de la prescription est celle à laquelle le pli contenant la proposition de rectification a été présenté à l’adresse du contribuable. il en va de même dans le cas où le pli n’a pu lui être remis lors de sa présentation et que, avisé de sa mise en instance, il l’a retiré ultérieurement ou a négligé de le retirer (CE, 3°-8° s.-sect. réunies, 14 octobre 2015, n° 378503, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3720NTX). |
Rappel des faits et procédure
Question de droit. La notification d’une proposition de rectification par l’administration fiscale à la nouvelle adresse du contribuable suite à un changement d’adresse est-elle de nature à interrompre le droit de reprise, conformément à l’article L. 169 du LPF ?
Solution
Les juges rappellent tout d’abord que selon l’article L. 169 du LPF N° Lexbase : L7315LQY, le droit de reprise de l’administration s’exerce, pour l’impôt sur le revenu, jusqu’à la fin de la troisième année qui suit celle au titre de laquelle l’imposition est due.
Conformément à l’article L. 57 du LPF, dans l’hypothèse où, par un courrier envoyé avant la date de présentation du pli contenant la proposition de rectification à la dernière adresse connue, et reçu par l’administration fiscale après la date d’envoi de ce pli, le contribuable informe l’administration fiscale de son changement d’adresse, l’administration fiscale est tenue de notifier à la nouvelle adresse communiquée par le contribuable, à moins que celui-ci ait eu connaissance, en temps utiles, de la proposition notifiée à son ancienne adresse.
Toutefois, les juges ajoutent que cette nouvelle notification demeure sans incidence sur la date d’interruption de la prescription qui reste celle de présentation du pli contenant la proposition de rectification à la dernière adresse connue à la date d’envoi de ce plI.
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Réf. : Cass. mixte, 21 juillet 2023, quatre arrêts, n° 20-10.763 N° Lexbase : A85511BC, n° 21-15.809 N° Lexbase : A85501BB, n° 21-17.789 N° Lexbase : A85491BA, n° 21-19.936 N° Lexbase : A85481B9, B+R ; communiqué du 21 juillet 2023
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par Anne-Lise Lonné-Clément
Le 27 Juillet 2023
► L’action en garantie des vices cachés doit être engagée dans un délai de deux ans, à compter de la découverte du défaut par l’acquéreur ; ce délai est un délai de prescription qui peut donc être suspendu, en particulier lorsqu’une mesure d’expertise a été ordonnée ;
l’action en garantie des vices cachés est également encadrée dans un délai butoir de vingt ans, à compter de la vente du bien.
Par ses quatre décisions rendues le 21 juillet 2023, au centre de nombreux enjeux économiques, et comme indiqué dans son communiqué du même jour, la Chambre mixte apporte une réponse unifiée tant aux interrogations des consommateurs, particuliers ou commerçants, qui ont découvert un défaut de fabrication et doivent connaître le temps dont ils disposent pour engager une action en réparation, qu’à celles des fabricants sur lesquels pèse une obligation de garantie.
Pour rappel, en vertu des articles 1641 N° Lexbase : L1743AB8 et suivants du Code civil, le vendeur est tenu d’une garantie des vices cachés, « à raison des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l'usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage que l'acheteur ne l'aurait pas acquise, ou n'en aurait donné qu'un moindre prix, s'il les avait connus ». L’article 1648, alinéa 1er, du même code N° Lexbase : L9212IDK prévoit que « l’action résultant des vices rédhibitoires doit être intentée par l’acquéreur, dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice ».
Les affaires. Dans une première affaire (pourvoi n° 21-15.809), un producteur de pulpe de tomate avait commandé à une autre société des poches de conditionnement pour cet aliment. Plusieurs clients avaient constaté un gonflement de ces poches, à l’origine d’une détérioration de la pulpe de tomate. Un expertise judiciaire avait conclu à un défaut de fabrication. Le producteur avait ensuite assigné le vendeur de poches et son assureur sur le fondement de la garantie des vices cachés. Les juges du fond avaient jugé que les poches étaient affectées d’un vice caché. Le producteur de poches et son assureur ont formé un pourvoi en cassation.
Deux autres affaires (pourvois n° 21-17.789 et n° 21-19.936) concernaient toutes deux l’achat d’un véhicule d’occasion, tombé en panne et pour lesquelles une expertise judiciaire avait conclu à un défaut de fabrication. Dans l’affaire n° 21-17.789, l’acquéreur avait ensuite agi en réparation contre le fabricant, sur le fondement de la garantie des vices cachés. Les juges du fond avaient condamné le fabricant à verser une indemnisation. Le fabricant soutenait que l’action en garantie était prescrite : il a formé un pourvoi en cassation.
Dans l’affaire n° 21-19.936, l’acquéreur avait agi à la fois contre le revendeur du véhicule d’occasion, le fabricant et son assureur. Les juges du fond avaient jugé que l’action de l’acquéreur contre le fabricant était prescrite, condamné le revendeur à indemniser l’acquéreur, et condamné le fabricant à garantir intégralement le revendeur. Le fabricant a formé un pourvoi en cassation.
Dans la dernière affaire (pourvoi n° 20-10.763), un producteur agricole avait confié à un constructeur la couverture d’un bâtiment. Ce dernier s’était approvisionné en plaques de fibrociment auprès d’un fournisseur, lequel avait commandé les plaques chez un fabriquant. La société agricole avait remarqué l’existence d’infiltrations dans la toiture du bâtiment. Ce constat avait été confirmé par une expertise judiciaire. La société agricole avait ensuite assigné le constructeur, le fournisseur et le fabricant en indemnisation de son préjudice. Le constructeur avait appelé en garantie le fournisseur et le fabricant sur le fondement de la garantie des vices cachés. Le tribunal de commerce avait condamné l’entrepreneur à indemniser le producteur agricole et écarté les demandes en garantie du constructeur à l’égard du fournisseur et du fabricant. La cour d’appel avait condamné le fournisseur et le fabricant à garantir le constructeur des condamnations prononcées à son encontre. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a censuré la décision de la cour d’appel. La cour d’appel chargée de rejuger l’affaire a déclaré que l’action du constructeur était prescrite. Le constructeur a donc formé un pourvoi en cassation.
Dans un souci d’unification de la jurisprudence, il a été décidé de réunir une Chambre mixte, présidée par le premier président, et au sein de laquelle les trois chambres de la Cour concernées par ces contentieux sont représentées.
Les arrêts de la Chambre mixte permettent ainsi de répondre aux questions suivantes concernant le délai d’action en garantie des vices cachés.
Délai de forclusion ou délai de prescription susceptible d’être suspendu ? La réponse est très claire : la Chambre mixte vient préciser que le délai de deux ans prévu pour intenter une action en garantie à raison des vices cachés d’un bien vendu est un délai de prescription qui peut donc être suspendu, en particulier lorsqu’une mesure d’expertise a été ordonnée.
Délai butoir ? Le délai de deux ans dont dispose une personne pour exercer une action en garantie des vices cachés s’écoule à compter de la découverte du défaut par l’acquéreur. Mais ce délai est-il encadré par un second délai dit « butoir » qui, lui, s’écoule à compter de la vente du bien ? Si ce « délai butoir » existe, quelle en est la durée ? S’agit-il du délai de vingt ans prévu à l’article 2232 du Code civil N° Lexbase : L7744K9P ou du délai de cinq ans prévu à l’article L. 110-4 du Code de commerce N° Lexbase : L4314IX3 ? Enfin, la vente initiale du bien est-elle toujours le point de départ de ce « délai butoir » ?
Comme indiqué dans son communiqué, la réponse peut être résumée comme suit. Pour engager une action en garantie des vices cachés l’acheteur doit saisir la justice :
La Cour de cassation consacre donc l’existence d’un délai butoir de vingt ans qui encadre l’action en garantie des vices cachés.
La Cour établit ainsi un équilibre entre la protection des droits des consommateurs, qui ne doivent pas perdre leur droit d’agir lorsqu’ils découvrent tardivement un vice caché ; et les impératifs de la vie économique, qui imposent que l’on ne puisse rechercher indéfiniment la garantie d’un vendeur ou d’un fabricant.
La Cour de cassation précise, enfin qu’elle apporte la même solution :
Cette solution unique appliquée à différents cas de figure vise à renforcer la sécurité juridique.
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par Ylias Ferkane, Maître de conférences, Université Paris Nanterre, IRERP
Le 27 Juillet 2023
Mots-clés : délégué syndical • renonciation au droit d’être désigné délégué syndical • représentant syndical au comité social et économique • représentant de la section syndicale • désaffiliation • crédit d’heures de délégation • contestation de l’utilisation des heures de délégation • justification de l’utilisation en dehors du temps de travail des heures de délégation • discrimination syndicale • panel de comparaison
Cette nouvelle livraison de la chronique de droit syndical fait la part belle aux nombreuses décisions rendues par la Cour de cassation à propos des désignations syndicales en tout genre. Quelques revirements de jurisprudence sont à noter. Ces décisions sont surtout l’occasion d’apporter d’utiles précisions quant aux modalités de ces désignations et de dissiper les doutes notamment générés par la lettre de textes qui n’a eu de cesse d’évoluer en l’espace d’une quinzaine d’années. L’intention des juges ressort clairement des décisions commentées, quitte à ébranler notre représentation duale de notre système de représentation (le double canal de représentation). La présence syndicale doit être encouragée, à tout le moins elle ne doit pas être freinée, pour paraphraser la Chambre sociale, par des conditions inappropriées, particulièrement dans les petites entreprises. On le constate s’agissant aussi bien des délégués syndicaux que des représentants du syndicat au comité social et économique. En revanche, s’agissant du représentant de la section syndicale, la Cour de cassation se montre toujours aussi stricte, particulièrement à l’issue d’un mandat marqué par l’échec aux élections professionnelles du syndicat désignataire. Cette chronique est également l’occasion de revenir sur l’usage des panels de comparaison lors de l’établissement d’une discrimination syndicale et d’évoquer la question de l’utilisation et de la justification des heures de délégation en dehors du temps de travail.
I. La désignation du délégué syndical
1 – Renonciation au droit d’être délégué syndical (Cass. soc., 5 avril 2023, n° 21-24.752, F-B N° Lexbase : A61539MT ; Cass. soc., 19 avril 2023, n° 21-23.348, FS-B N° Lexbase : A02179Q4 ; Cass. soc., 19 avril 2023, n° 21-60.127, F-B N° Lexbase : A02079QQ). Dans la lignée de l’article 10-3 de la position commune du 9 avril 2008 sur la représentativité le développement du dialogue social et le financement du syndicalisme, la loi n° 2008-789 du 20 août 2008 N° Lexbase : L7392IAZ a conditionné la désignation d’un délégué syndical à l’obtention par celui-ci aux dernières élections professionnelles, à titre individuel donc, d’au moins 10 % des suffrages. Cette exigence vise, bien entendu, à asseoir la légitimité des acteurs syndicaux sur leur légitimité électorale. Elle serait d’autant plus nécessaire qu’un rapport de confiance et de proximité doit se nouer entre le délégué syndical et ceux qu’il représente. Les salariés participent, par leur vote, à la détermination des candidats éligibles. Cependant, pour légitime qu’elle soit, cette condition d’audience personnelle ne doit pas priver par trop les salariés de la possibilité d’être représenté au sein de l’entreprise. Les promoteurs de la négociation collective d’entreprise y voyaient même un frein. C’est pourquoi le législateur a imaginé un correctif permettant, sous certaines conditions, de désigner en qualité de délégué syndical un salarié ne satisfaisant pas à cette condition d’audience personnelle. Il est aujourd’hui prévu par l’alinéa 2 de l’article L. 2143-3 du Code du travail N° Lexbase : L1436LKE. Depuis 2008, le texte a évolué dans sa formulation à l’occasion de l’adoption de la loi n° 2018-217 du 29 mars 2018 N° Lexbase : L9253LIK, mais le principe reste le même. Si aucun des candidats présentés par l'organisation syndicale aux élections professionnelles ne remplit pas la condition de score électoral ou s'il ne reste, dans l'entreprise ou l'établissement, plus aucun candidat aux élections professionnelles qui remplit les mêmes conditions, ou si l'ensemble des élus qui remplissent lesdites conditions renoncent par écrit à leur droit d'être désigné délégué syndical, une organisation syndicale représentative peut désigner un délégué syndical parmi les autres candidats, ou, à défaut, parmi ses adhérents au sein de l'entreprise ou de l'établissement ou parmi ses anciens élus ayant atteint la limite de durée d'exercice du mandat au comité social et économique fixée au deuxième alinéa de l'article L. 2314-33 du Code du travail N° Lexbase : L1427LK3. Une hiérarchie se dessine ainsi. Ce n’est que si tous les élus ou tous les candidats qu'elle a présentés aux dernières élections professionnelles ont renoncé à être désignés délégué syndical, que l'organisation syndicale peut désigner comme délégué syndical l'un de ses adhérents ou l'un de ses anciens élus [1]. Demeurait une incertitude. Les candidats n'ayant pas obtenu au moins 10 % des suffrages exprimés doivent-ils également renoncer par écrit au mandat de délégué syndical ? La Cour de cassation répond, en toute logique, par la négative à cette question. En effet, la renonciation à un droit implique, par définition, qu’un tel droit existe. Or, formellement, le droit d’être désigné délégué syndical est principalement reconnu aux « candidats aux élections professionnelles qui ont recueilli à titre personnel et dans leur collège au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections au comité social et économique » [2]. Du moins, c’est en leur faveur qu’est reconnue une priorité. Ainsi, dans l’arrêt du 5 avril 2023 (n° 21-24.752), il est admis que la possibilité de désigner un adhérent en qualité de délégué syndical ne nécessite pas préalablement de recueillir par écrit la renonciation des candidats ne satisfaisant pas l’exigence d’audience électorale. Une solution contraire aurait abouti à conférer au profit de ces candidats une priorité de désignation que rien ne justifie. On ne voit pas, en quoi, le simple fait de s’être présenté aux élections professionnelles sans être auréolé de la légitimité électorale exigée par l’article L. 2143-3 du Code du travail, attesterait d’une plus grande inclination pour le mandat syndical. La seule priorité reconnue au titre de la désignation en qualité de délégué syndical l’est au profit du candidat ayant recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections professionnelles. Il est donc le seul à devoir renoncer formellement au mandat de délégué syndical. Reste néanmoins la possibilité de se passer d’une telle renonciation dans le cas où le candidat, bien que satisfaisant la condition d’audience électorale, aurait renoncé à l’activité syndicale et ne cotiserait plus au syndicat depuis un certain temps (plus de deux ans dans l’arrêt du 19 avril 2023, n° 21-60.127, précité).
Décidément soucieuse d’encadrer le droit à renonciation au mandat syndical reconnu au profit de l'élu ou du candidat ayant recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections au comité social et économique, la Cour de cassation a, dans un autre arrêt rendu le 19 avril 2023 (n° 21-23.348), apporté d’utiles précisions quant à la portée temporelle d’une telle renonciation. On le sait, le mandat de délégué syndical est depuis 2008 fortement lié au cycle électoral de l’entreprise. Comme l’indique l’alinéa 1er de l’article L. 2143-11 du Code du travail N° Lexbase : L6613IZX, « le mandat de délégué syndical prend fin au plus tard lors du premier tour des élections de l'institution représentative du personnel renouvelant l'institution dont l'élection avait permis de reconnaître la représentativité de l'organisation syndicale l'ayant désigné ». Est-ce à dire que la renonciation au droit d’être désigné comme délégué syndical vaut pour la totalité de la durée du cycle électoral ? Un employeur le soutenait, faisant valoir que l’on ne pouvait pas revenir, au cours du même cycle électoral, sur sa renonciation. La Cour de cassation n’a toutefois pas suivi pareil raisonnement. Le droit de renoncer au mandat syndical n’est pas absolu. Il n'a pas pour conséquence de priver l'organisation syndicale de la possibilité de désigner ultérieurement, au cours du même cycle électoral, l'auteur de la renonciation en qualité de délégué syndical. D’après les lettres de la Chambre sociale, « cette solution s'explique par la volonté d'éviter l'absence de délégué syndical dans les entreprises et par la prise en compte des situations individuelles des salariés qui peuvent évoluer considérablement au cours d'un même cycle électoral ». Pour comprendre un tel raisonnement, il faut garder à l’esprit qu’en l’espèce, la salariée qui avait en début de cycle électoral renoncé au mandat a été désignée en remplacement d’un autre délégué syndical que celui qui avait pris initialement sa place. L’objectif est donc clair. Il s’agit d’éviter, même en fin de cycle électoral, que pour différentes raisons – personnelles ou professionnelles – propres à chaque représentant, celui-ci ne cesse ses fonctions et prive, de fait, les salariés d’un représentant syndical. La solution s’explique. Contrairement aux élus membres de la délégation du personnel au CSE [3], le remplacement d’un délégué syndical par un suppléant n’est pas prévu par la loi, seul un accord collectif pouvant prévoir la mise en place d’un délégué syndical suppléant conventionnel [4]. La jurisprudence inaugurée par la Cour de cassation préserve donc la possibilité pour le syndicat de désigner un remplaçant, peu importe que celui-ci ait renoncé par le passé au mandat. La solution semble d’autant plus logique qu’il s’agit, ici, de désigner un candidat qui satisfaisait nécessairement la condition d’audience personnelle et dont la légitimité n’était pas discutable.
2 – Désignation d’un membre de la délégation du personnel au comité social et économique comme délégué syndical (Cass. soc. 19 avril 2023, n° 21-17.916, FS-B N° Lexbase : A02209Q9). L’institution du comité social et économique en 2017 a ravivé le débat autour du cumul des mandats électifs et syndicaux [5]. Demeure la possibilité pour les syndicats représentatifs, dans les entreprises et établissements qui emploient moins de cinquante salariés, désigner, pour la durée de son mandat, un membre de la délégation du personnel au comité social et économique comme délégué syndical. Cette faculté est expressément prévue par l'article L. 2143-6 du Code du travail N° Lexbase : L8708LGM. On sait que cette disposition trouve son origine dans la loi n° 82-915 du 28 octobre 1982 N° Lexbase : L7836HYU. Elle est l’expression d’un consensus entre le souci de garantir une représentation syndicale dans les petites entreprises et celui de ne pas alourdir excessivement leurs charges. Toutefois, l’équilibre est difficile à tenir dans un système de représentation qui oppose traditionnellement deux modes d’investiture, la désignation ainsi que l’élection. La possibilité de désigner un membre de la délégation du personnel au CSE en qualité de délégué syndical brouille clairement les frontières. L’élection doit-elle conditionner la désignation d’un délégué syndical ? C’est pourquoi, afin de limiter la confusion, la Cour de cassation exigeait que le délégué du personnel désigné comme délégué syndical ait été, à tout le moins, élu sous l'étiquette du syndicat qui l'a nommé [6]. Le raisonnement semblait d’autant plus logique que toute solution contraire revenait à admettre qu’un délégué du personnel élu sur la liste d’un syndicat puisse utiliser son crédit d’heures pour le compte d’un autre syndicat, en l’occurrence celui l’ayant désigné comme délégué syndical. En effet, comme c’est toujours le cas aujourd’hui et sauf disposition conventionnelle contraire, le mandat de délégué syndical dans les entreprises de moins de cinquante salariés n'ouvre pas droit à un crédit d'heures. En d’autres termes, le temps dont dispose le membre de la délégation du personnel au comité social et économique pour l'exercice de son mandat peut être utilisé dans les mêmes conditions pour l'exercice de ses fonctions de délégué syndical [7]. L’arrêt du 19 avril 2023 était l’occasion pour la Cour de cassation de se prononcer de nouveau sur la possibilité pour un syndicat représentatif de désigner comme délégué syndical un représentant du personnel élu sur une liste présentée par un autre syndicat représentatif ou un candidat libre, mais dans un contexte différent. C’est d’ailleurs ce que la Cour de cassation s’efforce de rappeler en procédant en trois temps.
D’une part, elle indique que depuis l’adoption de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008 N° Lexbase : L7392IAZ, il a été jugé que, dès lors qu'un salarié remplit les conditions prévues par la loi pour être désigné délégué syndical, il n'appartient qu'au syndicat désignataire d'apprécier s'il est en mesure de remplir sa mission, peu important que ce salarié ait été élu lors des dernières élections sur des listes présentées par un autre syndicat [8]. Toutefois, jusqu’ici, cette solution n’était admise que dans les entreprises d’au moins cinquante salariés. D’autre part, la Chambre sociale rappelle qu’elle admet depuis un arrêt du 23 mars 2022 qu'un membre suppléant du comité social et économique qui dispose d'un crédit d'heures de délégation puisse être désigné, dans les entreprises de moins de cinquante salariés, en qualité de délégué syndical [9]. On ne saisit pas véritablement l’utilité d’un tel rappel au vu de la question posée dès lors qu’en l’espèce, la salariée désignée était membre titulaire du CSE. La précision est, sans doute, liée au fait que le tribunal judiciaire avait jugé que les syndicats représentatifs ne peuvent désigner comme délégué syndical qu'un élu titulaire dont la candidature a été présentée par son syndicat ou un candidat libre en contradiction avec la jurisprudence dégagée en 2022 à ce sujet. Enfin, la Chambre sociale considère que le rôle désormais dévolu par le législateur à la négociation collective au sein des entreprises suppose que la désignation d'un délégué syndical dans les entreprises de moins de cinquante salariés ne soit pas subordonnée à des conditions inappropriées. Si l’on comprend le raisonnement, il est toujours regrettable de réduire – d’instrumentaliser ? – le délégué syndical à cette seule fonction.
À l’issue de ces rappels, la Cour de cassation en déduit qu’il doit désormais être admis que dans les entreprises de moins de cinquante salariés, les syndicats représentatifs peuvent désigner comme délégué syndical un élu dont la candidature a été présentée par un autre syndicat représentatif. D’après elle, il n'appartient qu'au syndicat désignataire d'apprécier s'il est en mesure de remplir sa mission, peu important que ce salarié ait précédemment exercé des fonctions de représentant d'un autre syndicat ou qu'il ait été élu lors des dernières élections sur des listes présentées par un autre syndicat. Ainsi, la Haute juridiction semble vouloir signifier qu'au travers de la condition d'audience personnelle, c'est l'aptitude du candidat à occuper le rôle de délégué syndical qui est évalué par les salariés, et ce, peu importe son étiquette syndicale. Si rien ne dit que les salariés approuveront une telle désignation, il leur appartiendra de sanctionner ce choix lors des élections professionnelles suivantes. Quoiqu’il en soit, la frontière entre représentation élue et représentation syndicale est plus que jamais poreuse. Outre que l'élection par le personnel de l'entreprise devient la condition nécessaire à une éventuelle désignation par le syndicat, le lien avec l’organisation syndicale à laquelle est lié en premier lieu l’élu s’estompe. Pour lever tout équivoque entre les sources de la représentation des salariés aurait, sans doute, pu être levé si l’on avait octroyé au délégué syndical.
II. La désignation du représentant de la section syndicale
3 – Interdiction de désigner à nouveau le salarié qui a perdu son mandat de représentant syndical (Cass. soc., 19 avril 2023, n° 21-23.483, F-B N° Lexbase : A02089QR). Aux termes de l’alinéa 3 de l’article L. 2142-1-1 du Code du travail N° Lexbase : L6225ISD, « le mandat du représentant de la section syndicale prend fin, à l'issue des premières élections professionnelles suivant sa désignation, dès lors que le syndicat qui l'a désigné n'est pas reconnu représentatif dans l'entreprise. Le salarié qui perd ainsi son mandat de représentant syndical ne peut pas être désigné à nouveau comme représentant syndical au titre d'une section jusqu'aux six mois précédant la date des élections professionnelles suivantes dans l'entreprise ». Cette interdiction vient, en quelque sorte, sanctionner l’échec du représentant de la section syndicale dont le mandat vise justement à œuvrer en faveur de l’acquisition de la qualité de syndicat représentatif au profit du syndicat désignataire à l’occasion des prochaines élections professionnelles. En ligne de mire, c’est le franchissement du seuil de 10% des suffrages exprimés, condition exigée par l’article L. 2122-1 du Code du travail N° Lexbase : L8607LGU au niveau de l’entreprise, qui est espéré. Dans l’arrêt du 19 avril 2023, c’est une hypothèse que la Cour de cassation n’a jamais et à connaître qui lui était présentée. En l’espèce, un représentant de la section syndicale (FO) dont le mandat avait pris fin à l’issue des élections professionnelles suivant sa désignation, s’était de nouveau vu désigner représentation de la section syndicale, sans attendre que le délai de six mois prévu par l’article L. 2142-1-1 ne soit écoulé, mais cette fois-ci pour le compte du syndicat SUD Solidaires. Le doute était permis au vu de la lettre du texte qui prévoit l’impossibilité de désigner de nouveau le représentant « au titre d’une section ». Comment doit se comprendre une telle précision ? L’interdiction qui frappe le représentant est-elle absolue ou simplement relative ? D’après la Chambre sociale, celle-ci est « opposable à toute organisation syndicale non représentative dans l'entreprise, qu'elle soit ou non celle ayant précédemment désigné le salarié en qualité de représentant de section syndicale ». La sanction est sévère pour le représentant. Elle revient à faire peser sur lui la responsabilité d’un échec qui ne lui est pourtant pas, à titre exclusif, imputable. De plus, on peut se demander si attendre qu’un représentant parvienne en aussi peu de temps, celui d’un mandat de quatre ans au maximum, à convaincre par son action les salariés de son entreprise à voter en faveur du syndicat qui l’a désigné, n’es pas excessif. L’action syndicale implique parfois de ne pas s’en tenir au court terme. Dans un contexte de crise des vocations, le renouvellement des forces vives du syndicat n’est pas toujours aisé. Empêcher un représentant de la section syndicale d’assurer plus d’un mandat n’est-il pas contreproductif ? Bien sûr, l’interdiction est temporaire, mais elle est source de discontinuité. Sa cohérence est d’autant plus discutable que rien n’empêche, a priori, un syndicat représentatif de désigner le représentant de la section syndicale déchu en qualité de délégué syndical.
4 – Conditions de désignation du représentant de la section syndicale (Cass. soc., 19 avril 2023, n° 22-14.029, F-D N° Lexbase : A77699QS). L’article L. 2142-1-1 du Code du travail N° Lexbase : L6225ISD dispose que chaque syndicat qui constitue, conformément à l'article L. 2142-1 N° Lexbase : L3761IBW, une section syndicale au sein de l'entreprise ou de l'établissement d'au moins cinquante salariés peut, s'il n'est pas représentatif dans l'entreprise ou l'établissement, désigner un représentant de la section pour le représenter au sein de l'entreprise ou de l'établissement. Si une contestation survient concernant la désignation opérée dans ce cadre, deux points méritent l’attention comme l’illustre l’arrêt commenté. D’une part, il convient de s’assurer de l’existence d’une section syndicale. L’article L. 2142-1-1 opérant par renvoi, il y a lieu d’appliquer au représentant de la section syndicale les mêmes dispositions que celles qui s’appliquent au délégué syndical. La charge de la preuve incombera donc au syndicat désignataire qui devra apporter les éléments de preuve utiles à établir la présence d'au moins deux adhérents dans l'entreprise, dans le respect du contradictoire aménagé pour respecter la vie privée et la liberté syndicale de ses adhérents, à l'exclusion des éléments susceptibles de permettre l'identification des adhérents du syndicat, dont seul le juge peut prendre connaissance. Le juge devra ainsi s’assurer que le syndicat justifie bien de la présence dans les effectifs de l’entreprise, d’au moins deux salariés adhérents à jour de leur cotisation au moment de la désignation litigieuse. D’autre part, même si la désignation d’un représentant de la section syndicale n’implique pas de démontrer que le syndicat est représentatif, on n’ignore pas que la Cour de cassation exige depuis un arrêt du 22 février 2017 [10] que « tout syndicat doit, pour pouvoir exercer des prérogatives dans l'entreprise, satisfaire au critère de transparence financière ». Bien entendu, la désignation d’un représentant de la section syndicale compte parmi les prérogatives exercées dans l’entreprise. Il faut donc satisfaire la condition de transparence financière. En la matière, la Cour de cassation admet que les documents comptables dont la loi impose aux organisations syndicales la confection et la publication, en application des articles L. 2135-1 N° Lexbase : L3080IQ7, L. 2135-4 N° Lexbase : L3751IBK et L. 2135-5 N° Lexbase : L5987ICQ du même code, ne constituent que des éléments de preuve du critère de transparence financière. Ainsi, leur défaut peut être suppléé par d’autres documents produits par le syndicat, que le juge doit examiner [11] : bilans simplifiés, comptes de résultat, livres comptables, relevés bancaires, etc. Tel était le cas en l’espèce. Le syndicat avait fourni des comptes de résultat et des bilans simplifiés pour les années 2018, 2019 et 2020. Toutefois, cela ne suffit pas. Il importe également de faire approuver les comptes par l’assemblée générale des adhérents ou par un organe collégial désigné par les statuts [12]. Le contrôle ainsi assuré vise à garantir, dans une logique démocratique, le bon fonctionnement interne de l’organisation syndicale. En l’espèce, les statuts du syndicat ne prévoyaient pas d’approbation par l'assemblée générale. Les documents pouvaient donc être approuvés par le bureau du syndicat. Enfin, il convient que ces documents aient donné lieu à publicité. Là encore, tel était bien le cas dès lors que les comptes du syndicat avaient été publiés au Journal officiel depuis l'année 2012 jusqu’à la date de la décision. Le critère de la transparence financière était donc bel et bien satisfait lors de la désignation de la salariée en qualité de représentante de section syndicale.
III. La désignation d’un représentant syndical au comité social et économique
5 – Date d’appréciation des conditions d’ouverture du droit pour un syndicat de désigner un représentant syndical au comité social et économique distinct du délégué syndical (Cass. soc., 22 mars 2023, n° 22-11.461, F-B [LXB=A06969KY]). D’après l'article L. 2314-2 du Code du travail N° Lexbase : L8508LG9, sous réserve des dispositions applicables dans les entreprises de moins de trois cents salariés, prévues à l'article L. 2143-22 N° Lexbase : L8651LGI, chaque organisation syndicale représentative dans l'entreprise ou l'établissement peut désigner un représentant syndical au comité social et économique. Plus précisément, un syndicat représentatif pourra désigner en qualité de représentant syndical au comité social et économique une personne autre que le délégué syndical, qu’à la condition que le seuil de trois cents salariés soit atteint. L'article L. 2312-34 du Code du travail N° Lexbase : L8265LG9 précise à ce sujet que ce seuil est réputé franchi lorsque l'effectif de l'entreprise dépasse ce seuil pendant douze mois consécutifs. Cependant, à quel moment doit être apprécié le franchissement dudit seuil ? C’est sur cette question que la Cour de cassation était invitée à se prononcer dans l’arrêt commenté. Sans surprise, elle répond en conformité avec la solution autrefois dégagée à propos du représentant syndical au comité d’entreprise. C'est à la date de la proclamation des dernières élections professionnelles que s'apprécient les conditions d'ouverture du droit pour un syndicat de désigner un représentant [13]. C’est donc à cette date que l’on déterminera si les conditions de seuils d'effectif (300 salariés) et de seuil électoral (au moins 10 % des suffrages exprimés afin que le syndicat puisse être qualifié de représentatif) sont franchies. Il importe peu que le nombre de salariés présents dans l’entreprise fluctue par la suite. Le franchissement du seuil d’effectif de 300 salariés sera acté pour l’ensemble du cycle électoral. Il s’agit clairement d’un gage de stabilité pour le syndicat. Au cas d’espèce, un peu moins d’un an après la proclamation des résultats des dernières élections professionnelles de l’entreprise, un syndicat représentatif avait désigné un représentant syndical au comité social et économique distinct de son délégué syndical. L'employeur avait demandé l'annulation de cette désignation au tribunal judiciaire, au motif que l'effectif de 300 salariés n'était pas atteint dans l'entreprise à la date des dernières élections. Le jugement avait toutefois retenu que c'est à la date de la désignation du représentant syndical que doit s'apprécier l'effectif des douze derniers mois. La Cour de cassation censure donc l’arrêt. On notera que l’on retrouve une solution similaire s’agissant du mandat de délégué syndical supplémentaire [14]. À l’inverse et de manière étonnante, la Cour de cassation persiste à considérer que s’agissant de la désignation du délégué syndical [15] ou du représentant de la section syndicale [16], c'est à la date de cette désignation qu'est appréciée si l'effectif est atteint pendant les douze derniers mois consécutifs. Compréhensible s’agissant du représentant de la section syndicale dès lors qu'il n'est pas membre de l’institution représentative élue dont « l’organisation et les mandats sont cristallisés une fois pour toutes pour la durée du cycle électoral » [17], la solution l’est moins à propos du délégué syndical. En effet, la désignation de ce dernier dépend aujourd’hui de la satisfaction d’une condition d’audience personnelle, il n’eut pas été illogique, par souci de cohérence, de s’aligner sur la jurisprudence dégagée à propos des représentants syndicaux au comité social et économique.
6 – Contestation de la désignation d’un représentant syndical au comité social et économique (Cass. soc., 28 juin 2023, n° 22-16.020, FS-B N° Lexbase : A2673977). L'affiliation confédérale sous laquelle un syndicat a présenté des candidats au premier tour des élections des membres titulaires du comité d'entreprise est traditionnellement considérée comme un élément essentiel du vote des électeurs. Ainsi, en cas de désaffiliation d'un syndicat ayant recueilli au moins 10 % des suffrages au premier tour des dernières élections professionnelles, la confédération ou l'une de ses fédérations ou unions à laquelle ce syndicat était auparavant affilié peut désigner un représentant syndical au comité d'entreprise ou d'établissement. Cette désignation met fin au mandat du salarié désigné par ce syndicat avant sa désaffiliation [18]. En l’espèce, un syndicat CGT (le syndicat Site CGT PC) avait voté, lors d’un congrès extraordinaire en date du 11 décembre 2022, son affiliation à une union fédérale SUD. Le problème tenait au fait que ledit syndicat avait formulé, le 9 mars de la même année, une demande d'annulation des désignations de salariés en qualité de représentants syndicaux au comité social et économique opérées par un autre syndicat CGT (le syndicat CGT Stellantis). À l’appui de sa demande, le syndicat Site CGT PC contestait, sur la base des statuts de la confédération, avoir été exclu par l’union et la fédération CGT auxquelles il était affilié. On sait combien de tels statuts, librement institués, sont importants en cas de contentieux opposant les syndicats affiliés à une même union. Ces questions tiennent de l’organisation interne de cette dernière et il est donc logique qu’elles soient principalement réglées à la lumière des statuts. Or, ici, la désaffiliation du syndicat Site CGT PC et son affiliation à une union SUD, l’empêchait de se prévaloir de ces textes. De fait, la demande de ce syndicat était, comme l’a jugé la Cour de cassation, devenue sans objet. Cette solution vaut aussi bien en cas de contestation du représentant syndical au comité social et économique que du délégué syndical. Par extension, l’on peut considérer qu’elle sera également applicable au représentant de la section syndicale.
IV. Les moyens des représentants du personnel
7 – Contestation de l’utilisation du crédit d’heures de délégation en dehors du temps de travail. (Cass. soc., 5 avril 2023, n° 21-17.851, FS-B N° Lexbase : A61649MA). Les heures de délégation sont considérées de plein droit comme du temps de travail. À ce titre, il existe une présomption de bonne utilisation. Elles doivent donc être payées à l'échéance normale. L'employeur ne peut donc saisir la juridiction prud'homale pour contester l'usage fait du temps alloué aux représentants du personnel pour l'exercice de leur mandat qu'après l'avoir payé [19]. Il en va également ainsi lorsque ces heures ont été utilisées en dehors du temps de travail, lorsque les nécessités du mandat le justifient. Dans ce cas, ces heures seront considérées comme des heures supplémentaires [20]. Dans l’affaire commentée, le salarié avait justement fait usage de l’intégralité de ses heures de délégation en dehors de son temps de travail. L’employeur a alors saisi le juge des référés à deux titres. D’une part, il lui a demandé que le salarié soit enjoint de préciser les dates et heures de délégation ainsi que les activités exercées à cette occasion. D’autre part, il a demandé qu’il soit ordonné que le salarié justifie de la nécessité d’utiliser ces heures en dehors du temps de travail. C’est donc l'étendue des pouvoirs du juge des référés qui était ici interrogée.
Sur le premier point, la solution retenue par la Cour de cassation ne surprend guère en faisant application de la jurisprudence dégagée par elle [21]. Si l'employeur a payé les heures de délégation réclamées par le salarié et caractérisé l'imprécision du descriptif produit par le salarié des activités exercées pendant les heures de délégation litigieuses, le juge des référés peut, sans inverser la charge de la preuve ni excéder ses pouvoirs, en déduire que l'obligation du salarié de préciser les dates et les heures auxquelles il a utilisé son crédit d'heures de délégation et les activités exercées pour les jours et les créneaux horaires durant lesquels il dit avoir utilisé son crédit d'heures de délégation n'est pas sérieusement contestable. Or, selon l'article R. 1455-7 du Code du travail N° Lexbase : L0818IAK, dans le cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, la formation de référé du conseil de prud’hommes peut ordonner l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire. Sur le second point, celui ayant abouti à la censure de l’arrêt d’appel par la Cour de cassation, cette dernière rappelle qu’il appartient au salarié de justifier des nécessités qui l’ont contraint à prendre ses heures de délégation en dehors de l'horaire habituel de travail [22]. Or, l'appréciation du caractère suffisant ou non de la justification de telles nécessités conduisant nécessairement à se prononcer sur l'existence et le bien-fondé de celles-ci. En d’autres termes, l’employeur aurait dû saisir le juge au fond afin d’obtenir les explications demandées qui ne relèvent manifestement pas de la compétence du juge des référés.
V. Discrimination syndicale
8 – Panel de comparaison (Cass. soc., 5 avril 2023 n° 21-25.838, F-D N° Lexbase : A44459NX). Lors de son établissement, la discrimination syndicale ne se démarque pas des autres motifs possibles de discrimination. Classiquement, il appartient au salarié de présenter des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte. Puis, au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Cet aménagement du système probatoire est prévu par l’article L. 1134-1 du Code du travail N° Lexbase : L2681LBW. Pour autant, la tâche de la victime présumée de discrimination syndicale est loin d’être aisée. Il n’est pas rare que les salariés fassent usage de la méthode dite « Clerc » dont l’objectif initial était justement d’établir une discrimination syndicale au moyen de panels de comparaisons. Elle consiste à comparer l'évolution de salaire du demandeur avec les évolutions de rémunération de collègues se trouvant dans une situation relativement similaire au regard de leur date d’embauche et de leur coefficient de salaire. Si des différences sont constatées, elles permettront alors de mesurer l'étendue de la différence imputable à une discrimination. Si cette méthode n'a pas d'autorité normative ou jurisprudentielle particulière, « elle constitue une méthode pratique en usage que peuvent proposer d'utiliser les plaideurs, et que le juge va appliquer en l'absence de méthode alternative plus convaincante proposée par la partie adverse » [23]. Jusqu’ici, la Cour de cassation s'est gardée de figer la méthode proposée par la méthode Clerc afin de préserver le large pouvoir d’appréciation reconnu en faveur des juges du fond lors de l’établissement de la discrimination. C’est ce pouvoir que la Chambre sociale réaffirme dans l’arrêt commenté tout en reconnaissant, dans une certaine mesure l’utilité des panels : « la pertinence d'un panel de comparaison est appréciée souverainement par les juges du fond ». Il y a là un aveu. La méthode Clerc ne résout pas toutes les difficultés. Elle n’est pas la panacée. Sa mise en œuvre suppose que le salarié ait à sa disposition suffisamment d’éléments pour convaincre d’abord le juge de l’existence d’une discrimination puis en déterminer l’étendue. En cela, l’article 145 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49 peut être invoqué et permettre au juge de prononcer des mesures d’instruction in futurum dès lors qu’elles sont circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l’objectif poursuivi.
[1] Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 19-14.605, FS-P+B N° Lexbase : A12713RI, D., 2020, 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; JCP S, 2020, 3012, obs. G. François.
[2] C. trav., art. L. 2143-3 al. 1er N° Lexbase : L1436LKE .
[3] C. trav., art. L. 2314-37 N° Lexbase : L8323LGD.
[4] Dont le mandat est de même nature que celui du délégué syndical (Cass. soc., 25 mars 2020, n° 19-11.581 FS-P+B N° Lexbase : A60143KX, D., 2020, 771 ; ibid., 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; Droit social, 2020, 667, obs. F. Petit ; RJS, 6/2020, n° 303 ; JCP S, 2020, 2039, obs. B. Gauriau).
[5] Cass. soc., 8 septembre 2021, n° 20-13.694, FS-B N° Lexbase : A894843S, RDT, 2021, 658, obs. I. Odoul-Asorey.
[6] Cass. soc., 6 juillet 1999, n° 98-60.329 N° Lexbase : A4825AGS ; Cass. soc., 14 mars 2000, n° 99-60.180 N° Lexbase : A8181AG4.
[7] C. trav., art. L. 2143-6, al. 2 N° Lexbase : L8708LGM.
[8] Cass. soc., 17 avril 2013, n° 12-22.699, F-P+B N° Lexbase : A3977KCB, D. actu., 24 mai 2013, obs. B. Ines ; D., 2013. 1072 ; D., 2013. 2599, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Droit social, 2013, 560, obs. F. Petit ; RDT, 2013, 495, obs. M. Grévy.
[9] En application, soit des dispositions de l'article L. 2315-9 du Code du travail N° Lexbase : L8513LGE, soit des clauses du protocole préélectoral tel que prévu à l'article L. 2314-7 du même code N° Lexbase : L8503LGZ, soit du fait qu'il remplace momentanément un membre titulaire en application des dispositions de l'article L. 2314-37 de ce code, N° Lexbase : L8323LGD soit enfin en application d'un accord collectif dérogatoire au sens de l'article L. 2315-2 N° Lexbase : L8520LGN ; Cass. soc., 23 mars 2022, n° 20-21.269, FS-B N° Lexbase : A12627R8, D., 2022, 657 ; RJS, 6/2022, n° 310 ; JCP S, 2022, 1141, obs. V. Armillei.
[10] Cass. soc., 22 février 2017, n° 16-60.123, FS-P+B N° Lexbase : A2534TPK, Droit social, 2017, 575, obs. F. Petit ; RDT, 2017 ; 433, obs. I. Odoul-Asorey.
[11] Cass. soc., 29 février 2012, n° 11-13.748, FS-P+B+R N° Lexbase : A8796ID7, Droit social, 2012, 528, obs. L. Pecaut-Rivolier ; JCP S, 2012, 1168, note B. Gauriau.
[12] Cass. soc., 13 juin 2019, n° 18-24.814, F-D N° Lexbase : A5882ZEL, D., 2020, p. 1136, obs. S. Vernac et Y. Ferkane.
[13] Cass. soc., 15 avril 2015, n° 14-19.197, FS-P+B N° Lexbase : A9303NGN, RJS, 6/2015, n° 420.
[14] Cass. soc., 8 décembre 2021, n° 20-17.688, FS-B N° Lexbase : A46197ES, RDT, 2022, 252, obs. J. Morin ; Droit social, 2022, 182, obs. F. Petit ; JCP S, 2022, 1014, obs. J.-Y. Kerbourc'h ; D., 2022, 1280, obs. S. Vernac et Y. Ferkane.
[15] Cass. soc., 29 mai 2019, n° 18-19.890, F-P+B N° Lexbase : A1048ZD8, JCP S, 2019, 1238, obs. B. Bossu.
[16] Cass. soc., 8 juillet 2015, n° 14-60.691, FS-P+B N° Lexbase : A7706NMD, RJS, 10/2015, n° 652.
[17] J. Morin, Le délégué syndical supplémentaire amarré au cycle électoral, RDT, 2022, p. 252.
[18] Cass. soc., 6 mars 2019, n° 18-15.238, F-P+B N° Lexbase : A0211Y39, D. actu., 28 mars 2019, J. Cortot ; RJS, 5/2019, n° 303 ; JCP S, 2019, 1125, obs. M. Patin ; JCP, 2019, 311, obs. N. Dedessus-Le-Moustier.
[19] V. not. Cass. soc., 19 mai 2016, n° 14-26.967, FS-P+B N° Lexbase : A0797RQL, D. actu., 1er juin 2016, obs. M. Roussel; D., 2016, actu. 1145 ; RJS, 8-9/2016, n° 570 ; JSL, 2016, n° 413-4, obs. H. Tissandier.
[20] Ibid.
[21] Cass. soc., 8 juillet 1992, n° 90-43.980, publié N° Lexbase : A5208ABI, RJS, 12/1992, n° 1395.
[22] Cass. soc., 14 octobre 2020, n° 18-24.049, F-D N° Lexbase : A95743XU.
[23] F. Guiomard, La « méthode Clerc » renforcée par la protection du droit à la preuve, RDT, 2023, p. 133.
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Réf. : Cass. civ. 3, 25 mai 2023, n° 22-12.870, FS-B N° Lexbase : A59809WE
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par Pierre Lominé, notaire associé, Victoires Notaires Associés
Le 01 Août 2023
Mots clés : vente • terrain à bâtir • inconstructibilité • obligation de délivrance • date d’appréciation • obligation d’information • vices cachés
Le respect de l’obligation de délivrance conforme du vendeur d’un terrain à bâtir devenu inconstructible après la vente s’apprécie au moment du transfert de propriété, au regard des dispositions du PLU en vigueur à cette date. Les modifications du PLU décidées avant la vente mais non encore publiées ne sont pas applicables et ne remettent pas ensuite en cause la bonne exécution de l’obligation de délivrance réalisée par le vendeur.
Le vendeur d’un bien immobilier a deux obligations principales, celle de délivrer et celle de garantir la chose qu’il vend (C. civ., art. 1603 N° Lexbase : L1703ABP). L’arrêt rendu le 25 mai 2023 par la troisième chambre civile de la Cour de Cassation apporte un éclairage important sur l’appréciation temporelle de l’obligation de délivrance de la chose vendue.
En l’espèce, par acte authentique en date du 31 janvier 2012, Madame D a vendu un terrain à bâtir à Madame H et Monsieur F. Un certificat d’urbanisme délivré en date du 9 janvier 2012, soit trois semaines avant la vente indique que ce terrain est classé en zone Ui, donc en zone constructible du plan local d‘urbanisme (PLU) approuvé le 15 juin 2006 et mis en révision le 29 avril 2008. Par la suite l’acheteur s’étant vu refuser son permis de construire, il s’est en fait avéré que trois jours avant la vente une décision du conseil municipal en date du 27 janvier 2012 approuvait la modification du PLU. Le terrain objet de la vente a été alors classé en zone AN et AH du PLU et comme tel devenu inconstructible.
La décision du conseil municipal a par la suite été publiée le 9 février 2012 soit neuf jours après la vente. L’acquéreur assigne le vendeur en paiement de dommages et intérêts pour manquement à son obligation de délivrance conforme.
Se pose en fait la question de la date d’effet de la modification du plan local d’urbanisme et de son interaction avec la bonne exécution ou non de l’obligation de délivrance du vendeur du terrain.
La cour d’appel de Chambéry ne donne pas satisfaction à l’acheteur en considérant que l’obligation de délivrance conforme du vendeur doit s’apprécier au moment du transfert de propriété de la chose, donc en l’espèce le 31 janvier 2012. Elle considère également que la décision du conseil municipal n’ayant été publiée que postérieurement à cette date, elle était alors inopposable au moment de la délivrance qui a été parfaitement réalisée.
La Cour de cassation considère que c’est à bon droit que la cour d’appel, ayant constaté que le PLU modifié par délibération du conseil municipal du 27 janvier 2012 avait été publié le 9 février 2012, a retenu que cette date étant celle à laquelle il était entré en vigueur et devenu opposable, le bien vendu était bien un terrain à bâtir au jour de sa délivrance.
Si une première lecture des faits de l’espèce peut interpeller et nous faire éprouver une certaine compassion pour l’acheteur, qui finalement aura payé un terrain au prix fort pour ne rien pouvoir en faire, il ressort cependant que la décision de la Cour de cassation ne relève que d’une application stricte et logique des textes. L’action intentée sur le moyen fondé sur l’obligation de délivrance ne pouvait qu’échouer.
I. Le rejet logique du moyen fondé sur l’obligation de délivrance
Le vendeur doit garantir la délivrance conforme de la chose vendue. La délivrance consiste, selon l’article 1604 du Code Civil N° Lexbase : L1704ABQ, dans « le transport de la chose vendue en la puissance et possession de l’acquéreur ». Même si la délivrance est différente du transfert de propriété, c’est en pratique, pour des ventes d’immeubles existants, souvent à ce moment-là que le vendeur transporte la chose en la possession de l’acquéreur. Le vendeur doit délivrer ce qui a été convenu au contrat, c’est-à-dire l’immeuble tel qu’il a été désigné dans l’acte de vente.
Aucune disposition du Code civil ne vient préciser le moment de la délivrance. La délivrance est donc avant tout une affaire contractuelle. Dans les actes de ventes, le paragraphe « propriété-jouissance » traite de cette question en distinguant d’ailleurs la date de transfert de propriété et la date de prise de possession du bien par l’acquéreur. En pratique, et hors cas de différé de jouissance, en matière d’actes courants, la délivrance et le transfert de propriété sont en fait très souvent simultanés. C’est le cas en l’espèce.
La délivrance est un fait matériel qui, soit est exécuté, soit ne l’est pas. Quand elle a été exécutée, la délivrance ne peut plus être demandée ou son défaut invoqué en fondement d’une action, sauf à prouver sa non-conformité à l’objet vendu. C’est ce qui a été plaidé en l’espèce, le terrain étant devenu inconstructible postérieurement à la vente.
La question, ici, se pose de savoir en fait si la non-constructibilité est antérieure ou non à la vente et de la réponse découlera la constatation de l’accomplissement ou non de l’obligation de délivrance du vendeur. La décision du conseil municipal est antérieure à la vente, mais sa publication est postérieure.
Dans une application stricte des textes, la cour d’appel puis la Cour de cassation constatent que l’opposabilité de la décision résultant de la publication, c’est à cette date que le changement de PLU est effectif. Dès lors, la décision n’étant pas opposable au moment de la vente, l’ancien PLU était en vigueur à cette date, donc le terrain était à bâtir au moment de la vente, date de la délivrance du bien. Dès lors, la délivrance du bien ayant été exécutée par le vendeur, le changement de situation postérieur à cette exécution ne saurait lui être reprochée.
Le point particulier en l’espèce réside dans le fait que la décision du conseil municipal est antérieure à la vente, donc que le fait générateur du changement de classement du terrain est antérieur à la délivrance effectuée. La Cour de cassation considère que cela indiffère et que l’obligation est remplie dès lors que le classement effectif (opposable) était conforme au jour de la délivrance du terrain à l’acheteur. Si cette solution est logique et sécurisante pour le vendeur non professionnel qui se trouve protégé d’une éventuelle revendication abusive de son acquéreur insatisfait, le résultat peut sembler inique pour l’acheteur.
La question se pose donc de savoir si, dans une telle situation, le fondement de la demande était le bon. Le vendeur qui a délivré, et nous avons vu qu’en l’espèce cette obligation a été remplie, doit en effet également informer son acquéreur des caractéristiques du bien et garantir la chose vendue.
II. L’éventuelle action sur un autre fondement : défaut d’information ou garantie des vices cachés
Une action aurait-elle pu être intentée sur un autre fondement que le défaut de délivrance ?
Nous pouvons facilement imaginer que l’acquéreur ait été tenté de se fonder soit sur le défaut d’information du vendeur, soit sur la garantie des vices cachés.
A. Le devoir d’information du vendeur
Il est important de rappeler qu’une obligation générale d’information pèse sur le vendeur. Si les articles 1602 N° Lexbase : L1702ABN et 1104 N° Lexbase : L0821KZG du Code Civil ne précisent pas le contenu de l’obligation d’information du vendeur, l’article 1112-1 du même code N° Lexbase : L0598KZ8 dispose que l’information devant être transmise est celle dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre partie. On ne peut douter un instant que si l’information précise de la décision du conseil municipal avait été portée à la connaissance de l’acquéreur, ce dernier n’aurait pas réalisé son acquisition dans ces conditions. Toutefois le vendeur n’est tenu de transmettre à l’acquéreur que les informations dont il a lui-même connaissance (Cass. civ. 3, 21 juillet 1993, n° 91-20.639 N° Lexbase : A5916ABQ). À l’inverse il ne peut être reproché au vendeur de ne pas avoir transmis une information dont l’acheteur avait ou aurait dû avoir connaissance.
Une action sur ce terrain aurait donc nécessité de prouver que le vendeur avait connaissance du changement à venir mais aussi et surtout que l’acquéreur l’ignorait ou ne pouvait en connaître la probabilité. Il semble surprenant en effet que l’acheteur n’ait pas eu connaissance du changement de PLU en cours. Un certificat d’urbanisme a été délivré le 9 janvier 2012, soit antérieurement à la vente et trois semaines avant le changement du PLU en question. Rappelons que tout certificat d’urbanisme, simple ou pré-opérationnel doit indiquer les règles d’urbanisme applicables au terrain au moment de sa délivrance ; le certificat doit indiquer si le bien est compris dans une ZAC, dans un lotissement, le cas échéant doit mentionner un possible sursis à statuer de la part de l’administration en cas de déclaration préalable ou de demande de permis de construire. Il est de tout temps très hasardeux de signer l’achat d’un terrain à bâtir à la simple vue d’un certificat d’urbanisme, simple ou opérationnel. Le certificat d’urbanisme ne constitue pas une autorisation mais une simple information sur les règles applicables. Certes le certificat cristallise les règles d’urbanisme applicables au moment de sa délivrance, de sorte que si une demande d’autorisation ou une déclaration préalable est déposée pendant le délai de validité du certificat d’urbanisme et respecte les dispositions d’urbanisme applicables à la date de ce certificat, ces dernières ne peuvent être remises en cause et l’autorisation sollicitée est instruite sur la base des règles existant au moment de la délivrance du certificat. Il faut toutefois que la demande soit faite dans le délai de validité du certificat délivré. Par ailleurs, en délivrant un certificat d’urbanisme début janvier sachant qu’une résolution pour approuver un changement de PLU allait être soumise au vote du conseil municipal à la fin du même mois, la commune a certainement indiqué dans ledit certificat la possibilité d’un sursis à statuer dans l’hypothèse où une autorisation d’urbanisme serait demandée avant l’adoption du nouveau PLU. Quand bien même ce sursis à statuer ne serait pas mentionné dans le certificat d’urbanisme, cela ne ferait pas obstacle à l’opposition d’un sursis à statuer par l’autorité compétente, outre le fait d’entacher le certificat d’urbanisme d’illégalité.
Une action sur le fondement du manquement à l’obligation d’information du vendeur aurait sans doute été vouée également à l’échec dès lors que le certificat d’urbanisme mentionnait bien comme indiqué dans l’arrêt qu’une révision du PLU était en cours et donc que l’acheteur avait l’information du risque inhérent à cette situation.
B. La mise en œuvre de la garantie des vices cachés
Le sujet de la garantie ces vices cachés s’invite également dans la réflexion pour savoir si notre acquéreur aurait pu obtenir la résolution de la vente sur ce terrain. Conformément aux dispositions de l’article 1641 du Code civil N° Lexbase : L1743AB8 « le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l’usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage, que l’acheteur ne l’aurait pas acquise ou n’en aurait donné qu’un moindre prix, s’il les avait connus ».
On pourrait soutenir que le vice était intrinsèquement latent dans la mesure où la décision du conseil municipal existait au moment de la vente, il couvait donc même si la décision prise n’était pas encore opposable. En matière de vice caché, la jurisprudence considère que ce dernier peut être retenu s’il existait préalablement à la vente ou même simplement s’il était en germe à la date de celle-ci (Cass. civ. 3, 9 février 1965, Bull. civ. III, n° 103). Telle était incontestablement la situation en l’espèce compte tenu de la chronologie des faits.
Cela étant, il est usuel en matière de vente immobilière de stipuler une clause de non-garantie des vices cachés. La validité de cette clause est subordonnée à l’ignorance du vice par le vendeur non-professionnel. Autrement dit, il faudra que l’acquéreur prouve que le vendeur ait eu connaissance du vice en germe pour intenter une action sur ce terrain. Il faudra également démontrer qu’il n’en n’a pas eu lui-même connaissance ce qui ne sera pas évident au vu du certificat d’urbanisme délivré par la commune. En l’espèce, le vice n’étant pas intrinsèque à une caractéristique physique du bien dont le vendeur ne pouvait ignorer l’existence et dont lui seul à l’exclusion de l’acquéreur pouvait avoir connaissance, une action sur ce fondement semblait également vouée à l’échec. L’acheteur pouvait donc très difficilement demander réparation sur le terrain des vices cachés ou sur celui d’un défaut d’information du vendeur. Sa demande se portait donc sur le terrain de la délivrance, mais était cependant logiquement vouée à l’échec, la délivrance étant une action de fait s’appréciant à la date de sa réalisation instantanée uniquement. Les évolutions du bien postérieurement à la délivrance étant indifférentes, même si les éléments conduisant au changement étaient en germe au moment de la délivrance.
À retenir en pratique : L’obligation de délivrance conforme s’apprécie de manière instantanée laquelle ne peut être remise en cause une fois exécutée, même si le fondement de la remise en cause était en germe au jour de la délivrance faite par le vendeur. L’obtention d’un certificat d’urbanisme informant d’une modification en cours du PLU ne garantit pas la cristallisation des règles d’urbanisme applicables à cause du sursis à statuer dont dispose la mairie et n’apporte donc aucune garantie. L’obtention d’un certificat d’urbanisme informant d’une modification en cours du PLU est de nature à interdire à l’acheteur une action sur le fondement de l’obligation d’information du vendeur ou des vices cachés. Dès lors qu’il s’agit de réaliser la vente d’un terrain à bâtir isolé, c’est-à-dire non-inclus dans un lotissement, il est primordial de rappeler l’importance, afin de garantir toutes les parties, de ne signer l’acte de vente qu’après que l’acquéreur ait obtenu un permis de construire et que celui-ci soit purgé de tous recours. Seul le permis de construire devenu définitif est en mesure de garantir efficacement l’acheteur de la possibilité de réalisation de son projet. |
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