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N2724BZW
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par Fabien Girard, Directeur de l'Information et du Développement, membre du Directoire
Le 13 Octobre 2022
« La boîte vocale de votre correspondant contient trop de messages. Vous ne pouvez pas en déposer de nouveau. Nous sommes désolés et vous invitons à le rappeler ultérieurement… bip-bip ».
Scène d’une vie ordinaire d’un homme extraordinaire, sans doute l’homme le plus occupé du monde juridique et à la fois le plus disponible pour chacun de nous. L’Humanisme, c’est lorsque l’on place l’Homme au centre de toutes ses considérations et assurément cet homme-ci avait fait, comme on disait dans l’Ancien monde, ses humanités, en pension chez les jésuites. Il était empreint de noblesse (de robe, fils de magistrats), d’épée (il savait quand et avec qui ferrailler), d’un verbe acerbe et souvent juste, d’une morgue nécessaire pour conduire une aventure folle comme la première legaltech française… en 2000. Président de Lexbase, de Lexbase continental, de l’ADIJ, juge consulaire, il ne cherchait pas les titres pour les honneurs, et encore moins les honneurs pour la déférence… mais pour agir. Le « Président en mouvement » était sa devise, l’immobilisme et le conservatisme sa hantise.
Quel culot d’aller à la rencontre de ces Mesdames et Messieurs les présidents de juridictions, en 2001, pour les convaincre que l’accès à la jurisprudence était l’affaire de tous, et qu’il fallait libérer, diffuser le droit pour que le foisonnement de notre Justice civilisationnelle triomphe, d’abord en France, puis dans le reste de la francophonie ! Quelle audace d’aller imposer, en 2004, la mutualisation de l’information et du droit et ce faisant, de la sécurité juridique, comme bien commun de tous les avocats, dans tous les barreaux à travers le monde, à l’heure de l’individualisme, de la concurrence exacerbée et de la marchandisation du Droit ! Quel panache de partir à la conquête, sur son immanquable vélo pliable, pendant 22 ans, de la digitalisation d’un monde feutré bien campé sur son maroquin, sans pour autant le bousculer, le chahuter, à force de délicatesse pleine de respect et de considération !
Il était le savoir-être, le savoir-vivre et le savoir-faire au service d’un collectif dont il a su ne jamais oublier l’importance. Du stagiaire au Comex, jamais un mot pour tous, plutôt un mot pour chacun : pour qu’il soit habité, comme lui, par ce supplément d’âme de l’Édition, du Droit et de la Civilisation. L’homme aux impeccables cravates Hermès savait retrousser ses manches pour porter les valises pleines de décisions de justice, dans un train bondé, dans une soute avec escale, pour enrichir la réflexion des professionnels du droit, de vous chers et chères Avocat(e)s. Il savait enfiler le tablier pour servir à chacun une coupe de champagne pour témoigner sinon d’une amitié sincère, du moins d’une relation franche. Côtoyant les présidents de la République, les ministres de la Justice, les présidents de Cour de cassation, de cours d’appel ou du TJ de Sarreguemines : il savait mettre en valeur son interlocuteur, s’effacer et ne pas en montrer. Lexbase est l’École de l’humilité se plaisait-il à répéter. Alors ceux qui le connaissaient au quotidien savent qu’il n’était pas empreint d’une fausse humilité calculatrice ; mais, en revanche, qu’il se savait « petit » face à l’incroyable mission qu’il s’était donnée de porter haut et fort le Droit continental à travers le monde de la francophonie.
Je vous mets au défi de trouver autour de vous un manager qui n’ait, comme lui, jamais craint la vie. Un Président qui savait prendre tous les risques, innover, sans franchir la ligne rouge, qui savait anticiper, sans décréter sa vision d’une édition juridique plus dynamique, plus en phase avec les attentes des professionnels, plus à l’écoute de la jeune génération de juristes. Un rhéteur qui savait convaincre son auditoire sans user d’artifices, en chérissant l’éthique et pariant sur l’intelligence et la perspicacité des clients et non sur l’enfumage. Les feux follets très peu pour lui, les feux de la rampe plus volontiers et encore, le feu sacré de Lexbase d’une infaillible fidélité.
Itinéraire d’un enfant gâté, j’aurais préféré qu’il disparaisse dans la savane africaine pour nous revenir tel Sam Lion, professer à notre oreille les conseils d’un sage avant l’heure, sur fond d’humour cultivé, de réflexion rigoureuse, de bienveillance naturelle. Ne mentons pas à nos lecteurs, il ne faisait pas l’unanimité, mais il était unanimement reconnu et admiré pour sa témérité, sa persévérance, son courage, son intelligence, sa finesse d’esprit, son sens de la fête. Faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux, tendre la main et accompagner plutôt que de commander par oukase.
Moi si j’étais Président, je serais… Fabien Waechter.
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Réf. : Cass. civ. 2, 7 juillet 2022, n° 21-10.449, F-B N° Lexbase : A05178AE
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N2714BZK
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par Charlotte Blanc Laussel, Docteure en droit, Avocate au Barreau de Paris au sein du Cabinet Ledoux & Associés
Le 28 Septembre 2022
Mots-clés : faute inexcusable de l’employeur • régimes spéciaux de Sécurité sociale • CNIEG • mise en cause de la caisse • CSS, L. 452-4
Par un arrêt du 7 juillet 2022, la Cour de cassation rappelle que si l’article L. 452-4, alinéa 1er, du Code de la Sécurité sociale prévoit qu’en cas d'action en reconnaissance de la faute inexcusable d'un employeur, la caisse de Sécurité sociale doit être appelée en déclaration de jugement commun par la victime de l'accident du travail ou de la maladie professionnelle, seule la mise en cause de la caisse du régime spécial de Sécurité sociale est nécessaire, en présence d’un recours intenté par un salarié affilié à un régime spécial de Sécurité sociale telle que la CNIEG (Caisse nationale des industries électriques et gazières).
Une salariée, affiliée auprès de la CNIEG, établit une déclaration de maladie professionnelle qui fait l’objet d’une prise en charge au titre de la législation professionnelle par la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Loire-Atlantique.
L'employeur saisit alors une juridiction de Sécurité sociale aux fins d'inopposabilité à son égard de la décision de prise en charge de la maladie professionnelle à l’égard de la CPAM. Concomitamment, sa salariée saisit la même juridiction d'une action en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur.
Les deux recours font ensuite l’objet d’une jonction après mise en cause de la Caisse nationale des industries électriques et gazières (CNIEG).
La salariée est postérieurement déboutée de ses prétentions au titre de la reconnaissance de la faute inexcusable en première instance, et interjette alors appel du jugement critiqué à l’encontre de son employeur ainsi que de la CNIEG, à l’exclusion de la CPAM qui n’est pas appelée dans la cause.
Par un arrêt en date du 18 novembre 2020 [1], la cour d’appel de Rennes déclare l’appel ainsi interjeté par la salariée comme étant irrecevable, à défaut d’avoir mis en cause la CPAM, sur le fondement de l’article L. 452-4, alinéa 1er du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L7788I3T, au motif qu’en présence d’un régime spécial de Sécurité sociale, les caisses du régime général restent toutefois compétentes pour ce qui a trait à la reconnaissance du caractère professionnel de l'accident ou de la maladie, et à la prise en charge des prestations en nature liées à l'accident ou à la maladie, de sorte que la CPAM restait concernée par la discussion sur le caractère professionnel de la pathologie déclarée par la victime et sur la faute inexcusable de l'employeur, et devait donc être appelée dans la cause.
Au visa de l’article L. 452-4, alinéa 1er du Code de la Sécurité sociale, de l’article 16, I, de la loi n° 2004-803, du 9 août 2004, relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières N° Lexbase : L0813GTB ainsi que de l’article 1er, I, 1° et 3° du décret n° 2004-1354, du 10 décembre 2004, relatif à la Caisse nationale des industries électriques et gazières N° Lexbase : L4783GUP, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt attaqué.
Elle rappelle ainsi que la CNIEG est chargée d'assurer aux bénéficiaires du régime spécial le paiement des conséquences financières de la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, de sorte que la victime d’un accident du travail ou de la maladie professionnelle, affiliée à ce régime, n'est pas tenue d'appeler la CPAM en déclaration de jugement commun en cas d'action tendant à cette fin.
Le commentaire de l’arrêt du 7 juillet 2022 donne l’occasion de rappeler les modalités de mise en cause de la caisse dans le cadre du contentieux de la faute inexcusable de l’employeur, en présence d’une affiliation de la victime à un régime spécial de Sécurité sociale (I.) puis de s’interroger sur ses apports inédits ainsi que sur les questionnements encore en suspens (II.).
I. Les modalités de mise en cause de la caisse de Sécurité sociale en présence d’un événement professionnel survenu à un salarié affilié à un régime spécial
Lorsque la victime d’une maladie professionnelle a été affiliée successivement au régime général puis à un régime spécial, la Cour de cassation a déjà jugé qu’il convenait de prendre en compte la date de première constatation médicale de l’affection déclarée, pour déterminer la mise à la charge des conséquences financières de la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur à l’égard des organismes de Sécurité sociale (A.). Par ailleurs, l’arrêt commenté du 7 juillet 2022 entérine une position constante de la Cour de cassation, affirmée depuis la fin des années 2000, selon laquelle la mise en cause de la CPAM dans le cadre d’un recours en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, intenté par un salarié affilié au régime spécial des industries électriques et gazières, n’est pas nécessaire (B.).
A. La détermination de l’organisme social en charge des conséquences financières de la faute inexcusable en fonction de la date de première constatation médicale de la maladie professionnelle
Avant de se pencher sur les interrogations portant sur l’identité de l’organisme de Sécurité sociale à mettre en cause dans le cadre du contentieux de la faute inexcusable de l’employeur intenté par le personnel des industries électriques et gazières, il convient de rappeler que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a eu l’occasion de préciser que la mise à la charge des conséquences financières de la faute inexcusable de l’employeur à l’égard de la CNIEG dépendait de la date d’affiliation de la victime lors de la première constatation de la maladie professionnelle.
Ainsi, dans un arrêt du 9 juillet 2009 [2], la Haute juridiction est venue sanctionner la position de la cour d'appel qui, saisie d'une action en reconnaissance de la faute inexcusable d'un précédent employeur intenté par un salarié relevant du régime général, avait mis à la charge de l'organisme du régime général l'avance des sommes allouées à la victime d'une faute inexcusable de l'employeur, au motif que seul l'organisme dont relève l'employeur au moment des faits et déclaré responsable de la faute inexcusable peut être amené à faire l'avance des sommes en cause, alors que la victime était affiliée, lors de la première constatation de la maladie professionnelle, au régime spécial des personnels des industries électriques et gazières.
Dans cette affaire, un salarié qui avait été employé de 1942 à 1952 par la Société nouvelle des forges et chantiers de la Méditerranée (SFCM), puis qui avait exercé son activité au sein de la société EDF de 1952 à 1982, avait formulé le 11 janvier 1988 une demande de prise en charge d'une affection au titre du tableau n° 30 des maladies professionnelles à laquelle il avait été fait droit par la société EDF.
Saisie d’une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, la cour d’appel d’Aix-en-Provence avait dans un premier temps ordonné la mise hors de cause de la société EDF.
Dans un second temps, la juridiction avait jugé que l'employeur désigné à bon droit comme étant responsable de la faute inexcusable à l'origine de l'accident litigieux était la société SFCM.
Enfin, dans un dernier temps, la cour d’appel avait considéré que, compte tenu du fait que l'organisme assurant les prestations de la société SFCM responsable de la faute était la caisse primaire d'assurance maladie du Var, il convenait de mettre à sa charge l'avance des frais et indemnités afférents à la reconnaissance de la faute inexcusable [3].
Saisie d’un pourvoi en cassation, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait alors cassé et annulé l’arrêt attaqué au visa de l’article D. 461-24 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L9587ADG, devenu l’article D. 461-7 N° Lexbase : L5273K8S du même Code) qui prévoyait expressément que la charge des prestations, indemnités et rentes inhérentes à l'une des maladies professionnelles mentionnées à l'article D. 461-5 N° Lexbase : L6022MCZ, incombait à la caisse d'assurance maladie ou à l'organisation spéciale de Sécurité sociale à laquelle la victime était affiliée à la date de la première constatation médicale.
Ce faisant, la Cour de cassation précise que les conséquences financières de la reconnaissance de la faute inexcusable d’un employeur, relevant du régime général de la Sécurité sociale, doivent être mises à la charge de l'organisation spéciale de Sécurité sociale à laquelle la victime était affiliée à la date de la première constatation médicale, en l’espèce la CNIEG, quand bien même la société EDF avait été mise hors de cause et n’était pas déclarée responsable.
B. Le caractère superfétatoire de la mise en cause de la CPAM dans le contentieux de la faute inexcusable de l’employeur en présence d’un évènement professionnel survenu à un salarié affilié à un régime spécial
Avant le prononcé de son arrêt du 7 juillet 2022, la Haute juridiction s’était déjà exprimée sur la question de la nécessité de mettre en cause la CPAM, ou non, dans un litige impliquant un ancien salarié d’EDF-GDF atteint d’une pathologie professionnelle liée à l’amiante, à l’occasion de deux arrêts rendus le 11 octobre 2007 [4].
Ainsi, à l’occasion d’un pourvoi formé à l’encontre d’un arrêt d’appel qui avait prononcé la mise hors de cause de la CPAM, la deuxième chambre civile était venue affirmer, pour la première fois, qu’il appartenait à la CNIEG, en présence d’une demande de reconnaissance de la faute inexcusable d’un salarié affilié au régime spécial des industries électriques et gazières, d'assurer le paiement des conséquences financières de la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur.
Pour fonder cette position, la Cour de cassation s’était alors appuyée sur la rédaction de l’article 16 de la loi n° 2004-803, du 9 août 2004, relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières, qui institue la CNIEG et lui confie pour mission d'assurer, à compter du 1er janvier 2005, le fonctionnement du régime spécial des accidents du travail et maladies professionnelles des industries électriques et gazières.
Par un nouvel arrêt du 17 janvier 2008 [5], rejetant le pourvoi de la CNIEG qui contestait de nouveau la mise hors de cause de la CPAM dans le contentieux de la faute inexcusable de l’employeur initié par un ancien salarié d’EDF atteint d’une pathologie professionnelle d’asbestose, la Cour de cassation est venue préciser sa position en jugeant que si le régime général de la Sécurité sociale avait effectivement en charge les prestations en nature des affiliés à la CNIEG, en revanche les majorations de rente et les indemnités allouées aux victimes d'une faute inexcusable de l'employeur étaient mises à la charge du régime spécial en cause, de sorte qu’il convenait de mettre hors de cause la CPAM.
Ce faisant, la Cour de cassation s’était alors fondée sur la distinction entre prestations en nature et prestations en espèces versées par les deux caisses pour déterminer l’organisme de Sécurité sociale, responsable des conséquences financières de la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, en présence d’un régime spécial de Sécurité sociale.
En effet, à la lecture de l’article 16 de la loi n° 2004-803, du 9 août 2004, relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières, il convient de constater qu’il est clairement spécifié que la CNIEG est « chargée de verser aux affiliés les prestations en espèces correspondantes », « gère cinq sections relatives respectivement à l'assurance vieillesse, à l'invalidité, au décès, aux accidents du travail et maladies professionnelles et à la gestion administrative » et prévoit que « Les personnels salariés et retraités des industries électriques et gazières sont, à compter du 1er janvier 2005, affiliés de plein droit, pour les risques mentionnés au présent article, à la Caisse nationale des industries électriques et gazières. La caisse leur verse les prestations en espèces correspondantes. ».
Or, pour rappel, les prestations servies par les organismes sociaux se divisent en deux catégories, d’une part, les prestations en nature correspondantes au remboursement des dépenses engagées ou au financement direct de services, régies par les dispositions des articles R. 322-10 N° Lexbase : L4558LUD à R. 322-10-9 du Code de la Sécurité sociale, et d’autre part, les prestations en espèces qui constituent un revenu de remplacement pour les personnes placées en arrêt de travail, régies par les dispositions des articles R. 323-1 N° Lexbase : L5192KW9 à R. 323-12 du même Code.
Dans son arrêt du 7 juillet 2022, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation confirme donc logiquement sa position antérieure, au même visa de l’article 16 de la loi n° 2004-803, du 9 août 2004, relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières, en rappelant l’inutilité de mettre en cause la CPAM en déclaration de jugement commun, dès lors que seule la mise en cause de la CNIEG était nécessaire, en ce qu’elle est chargée depuis le 1er janvier 2005, de verser aux salariés affiliés au régime spécial des accidents du travail et maladies professionnelles des industries électriques et gazières, les prestations en espèces correspondantes.
C’est également la position des juridictions du fond qui avaient déjà précédemment retenu que les conséquences financières de la faute inexcusable de l’employeur devaient être mises à la charge de la CNIEG, consécutivement à la reconnaissance du caractère professionnel d'une maladie contractée par un salarié de la société EDF, au motif que « la C.N.I.E.G. est le débiteur naturel des prestations en espèces litigieuses, le régime général ne conservant que la charge des prestations en nature, et cette répartition étant conforme aux principes édictés par l’article L. 711-1 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L3435HW7 qui permet l’intervention du régime général de la Sécurité sociale pour une partie des prestations des régimes spéciaux » [6].
II. Les apports inédits et les interrogations en suspens
De manière inédite, la Cour de cassation s’est prononcée le 7 juillet 2022 en faveur de la recevabilité d’un appel intenté par un salarié relevant du régime spécial de Sécurité sociale à l’encontre de la seule CNIEG, à l’exclusion de la CPAM, alors même que les procédures en reconnaissance de la faute inexcusable entreprise par le salarié à l’encontre de son employeur et d’inopposabilité menée par l’employeur à l’encontre de la CPAM avaient fait l’objet d’une jonction (A.). Néanmoins, malgré cette clarification, d’autres interrogations se posent s’agissant des régimes spéciaux de Sécurité sociale, à l’exclusion du régime des industries électriques et gazières (B.).
A. L’absence d’irrecevabilité de l’appel sur la faute inexcusable de l’employeur dirigé à l’encontre de la seule CNIEG malgré la jonction avec une procédure d’inopposabilité intentée par l’employeur à l’égard de la CPAM
Si la position de la deuxième chambre civile s’agissant de l’inutilité de la mise en cause de la CPAM dans le cadre d’un litige en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur intenté par un salarié affilié au régime spécial de Sécurité sociale des industries électriques et gazières n’est pas inédite, il convient néanmoins de souligner la particularité de cette affaire, dans laquelle les procédures tendant à la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur et l’inopposabilité de la décision de prise en charge de la maladie professionnelle de la salariée avaient préalablement fait l’objet d’une jonction par la juridiction de Sécurité sociale.
Avant le prononcé de l’arrêt du 7 juillet 2022 et dans une affaire très similaire où deux procédures en inopposabilité d’une décision de prise en charge d’une pathologie professionnelle et en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, intenté par un salarié d’EDF affilié à la CNIEG, avaient fait l’objet d’une jonction, la cour d’appel d’Aix-en-Provence avait, en 2015, refusé d’ordonner la mise hors de cause de la CPAM après avoir constaté qu’elle était « seule intervenue dans le cadre de l’instruction du dossier et de la prise de décision sur le caractère professionnel de la maladie ; que précisément, la société employeur conteste l’opposabilité de la procédure et de la décision prise ; qu’il en résulte que la caisse primaire ne saurait être mise hors de cause » [7].
Contournant la difficulté, une autre juridiction de Sécurité sociale a pu récemment, dans une affaire également très similaire, décidé d’ordonner la disjonction de l’instance puis statué sur la demande de mise hors de cause de la CPAM après avoir relevé que cette caisse « était dans la cause s’agissant de la contestation par l’employeur de l’opposabilité de la décision de prise en charge au titre de la législation sur les risques professionnels de la maladie déclarée par le salarié », de sorte qu’à l’issue de la disjonction d’avec la procédure en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, sa demande de mise hors de cause était justifiée [8].
Dans l’arrêt commenté, et en l’absence de disjonction sollicitée par les parties, la Cour de cassation a donc jugé que l’appel d’un salarié affilié au régime de Sécurité sociale des industries électriques et gazières dirigé à l’encontre de la seule CNIEG, à l’exclusion de la CPAM, était néanmoins recevable.
Si cette solution est en cohérence avec le principe d’indépendance des rapports caisse/employeur et victime/employeur, il convient néanmoins d’émettre un point de vigilance sur le fait que, dans l’hypothèse où la juridiction rejetterait le recours en inopposabilité de l’employeur tout en rejetant le recours en faute inexcusable du salarié faisant l’objet d’une jonction, et où le salarié interjetterait appel en appelant en cause la seule CNIEG, il semble dès lors appartenir à l’employeur, s’il entend poursuivre sa contestation en inopposabilité, d’interjeter également un appel incident et de s’assurer lui-même de la mise en cause de la CPAM.
B. Les interrogations subsistantes pour les autres régimes sociaux de Sécurité sociale
Si le régime spécial de Sécurité sociale des industries électriques et gazières fait désormais l’objet d’une jurisprudence claire et établie, en revanche, la question de la mise à la charge des conséquences financières de la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur au bénéfice de salariés affiliés à d’autres caisses que la CNIEG, fait cependant l’objet d’une jurisprudence plus fluctuante en cause d’appel.
Ainsi, s’agissant du régime spécial de Sécurité sociale du personnel de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), la seule certitude actuelle réside dans le fait que tout comme le régime spécial de Sécurité sociale des industries électriques et gazières, la CPAM ne doit pas être appelée dans la cause lorsque le litige porte sur la faute inexcusable de l’employeur [9].
Néanmoins, d’autres interrogations sur l’identité de l’organisme débiteur final des conséquences financières de la faute inexcusable dans le cadre du régime spécial de Sécurité sociale du personnel de la SNCF subsistent.
En effet, les cours d’appel ont pu récemment et indifféremment juger que la Caisse de prévoyance et de retraite du personnel (CPRP) de la SNCF devait être mise hors de cause, puis mit à sa charge les conséquences financières résultant de la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, avec ou sans mise en œuvre d’une action récursoire à l’encontre de la SNCF.
Ainsi, devant la cour d’appel de Nîmes en 2019 [10] puis devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence en 2022 [11], la CPRP a sollicité sa mise hors de cause au motif que « contrairement aux caisses du régime général, elle n'intervient pas dans les procédures de demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, la SNCF étant seule concernée en tant qu'auto assureur », argumentation à laquelle il a été fait droit par la juridiction nîmoise qui a prononcé sa mise hors de cause, tandis qu’elle ne fût pas examinée par la juridiction aixoise, en l’absence de caractérisation de la faute inexcusable.
Puis, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a jugé en 2020 qu’il résultait de l’annexe 2.1 de la convention de gestion signée entre la SNCF et la CPR SNCF et « relative au traitement de la faute inexcusable de l'employeur que la SNCF a, notamment, chargé la CPR SNCF de verser les indemnisations de « FIE » (faute inexcusable de l'employeur) même si la SNCF a conservé le traitement des contentieux s'y rapportant » de sorte « [qu’]il n'y a pas lieu de mettre hors de la cause la CPR SNCF » [12].
Ensuite, la cour d’appel de Nancy a, en 2021, opté pour une mise à la charge des conséquences financières de la faute inexcusable de l’employeur à l’égard de la CPRP en rappelant qu’il lui appartenait de récupérer le montant des sommes à verser à la victime auprès de la SNCF [13].
Nul doute dès lors, qu’une clarification jurisprudentielle sur ce point serait la bienvenue à l’égard des praticiens.
👉 Quel impact dans ma pratique ? Dans le cadre du contentieux de la faute inexcusable de l’employeur, il convient d’appeler systématiquement la caisse de Sécurité sociale dans la cause. Or, dans l’hypothèse où un salarié est affilié au régime spécial des industries électriques et gazières, l’absence de mise en cause de la caisse primaire d’assurance maladie ne rend pas l’appel intenté par le salarié irrecevable, étant précisé que seule la mise en cause de la caisse du régime spécial de Sécurité sociale est nécessaire. |
[1] CA Rennes, 18 novembre 2020, n° 18/05818.
[2] Cass. civ. 2, 9 juillet 2009, n° 08-19.553, FS-P+B N° Lexbase : A7494EIE.
[3] CA Aix-en-Provence, 24 juin 2008, n° 07/00395 N° Lexbase : A3262UYH.
[4] Cass. civ. 2, 11 octobre 2007, n° 06-19.080 N° Lexbase : A7397DYM et n° 06-21.087 N° Lexbase : A7405DYW, FS-P+B. Voir le commentaire de ces décisions par Thierry Tauran, Accidents du travail et maladies professionnelles - Industries électriques et gazières : rôle de la CNIEG, JCP S, 2007, n° 48, 1921.
[5] Cass. civ. 2, 17 janvier 2008, n° 07-13.686, F-D N° Lexbase : A7812D3Q.
[6] CA Pau, 6 mars 2009, n° 08/00228. Voir également en ce sens : CA Paris, 23 octobre 2008, n° 07/00973 [LXB=A9718EA8 ], ainsi que CA Paris, 6 février 2014, n° 11/01878 N° Lexbase : A7495MDX et plus récemment CA Paris, 7 janvier 2022, n° 18/12925 N° Lexbase : A73357H7.
[7] CA Aix-en-Provence, 7 janvier 2015, n° 13/17590 N° Lexbase : A9242M8S.
[8] CA Paris, 7 janvier 2022, n° 18/12925 N° Lexbase : A73357H7.
[9] CA Rouen, 2 février 2022, n° 19/04828 N° Lexbase : A27027LN.
[10] CA Nîmes, 22 octobre 2019, n° 18/00408 N° Lexbase : A0582ZSD.
[11] CA Aix-en-Provence, 1er juillet 2022, n° 20/05512 N° Lexbase : A15818AS.
[12] CA Aix-en-Provence, 29 janvier 2020, n° 18/20621 N° Lexbase : A27383DR.
[13] CA Nancy, 19 octobre 2021, n° 21/00263 {"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 73501022, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "CA Nancy, 19-10-2021, n\u00b0 21/00263, Infirmation", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A4974494"}}.
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Réf. : CE, 5e-6e ch. réunies, 22 septembre 2022, décision n° 437557 N° Lexbase : A47018KC
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par Helena Viana
Le 06 Octobre 2022
► Les articles 6 et 12 du décret du 27 novembre 1991, en ce qu’ils n’offrent pas la possibilité à un avocat de contester les élections à un barreau auquel il n'est pas inscrit et n'est pas électeur, ne méconnaissent ni le droit au recours ni le principe d’égalité. Au surplus, le Conseil d’État estime que le pouvoir règlementaire n’a pas failli à son obligation de prendre les mesures nécessaires à l'application de l'article 22-1 de la loi du 31 décembre 1971 afin de permettre de contester utilement la composition du conseil régional de discipline des avocats. En effet, d’une part, la décision de désignation des représentants de chaque Ordre au conseil de discipline est une décision règlementaire dont les modalités de publication sont définies à l’article 13 du décret litigieux, et d’autre part, l’article 16 de ce même décret permet de contester la désignation par le conseil de discipline de son président devant la cour d'appel du ressort.
Trois requêtes distinctes ont été soumises au Conseil d’État. Les requérants ont demandé l’annulation de la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté leur demande tendant à l'abrogation du premier alinéa de l'article 6 et 12 du décret n° 91-1197, du 27 novembre 1991 N° Lexbase : L8168AID, organisant la profession d'avocat et d’enjoindre au Premier ministre de prendre une nouvelle disposition réglementaire conforme à la légalité. En outre il était demandé au Conseil d’État d'annuler le refus du Premier ministre de prendre les mesures réglementaires nécessaires à l'application de l'article 22-1 de la loi n° 71-1130, du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques N° Lexbase : L6343AGZ. Les trois requêtes ont été jointes au regard de la similitude des questions posées.
Prétentions des parties. Les requérants ont soulevé des moyens d’incompétence, de méconnaissance du droit au recours et du principe d’égalité en soutenant que l'article 12 ne pouvait réserver la possibilité de contester le résultat des élections à un Conseil de l'Ordre aux seuls avocats inscrits au tableau du barreau de cet Ordre dès lors que le conseil de discipline, qui connaît de la situation des avocats relevant des barreaux qui sont établis dans le ressort d'une cour appel, est composé de représentants des conseils de l'Ordre de chaque barreau de ce ressort.
Décision du Conseil. Le Conseil d’État rappelle qu’en l’état du droit actuel, et alors même que le conseil de discipline est composé de membres désignés par d'autres barreaux, aucune disposition ou principe n’offre la possibilité à un avocat de contester les élections à un barreau auquel il n'est pas inscrit et n'est pas électeur. Il en conclut que le pouvoir réglementaire, compétent pour fixer une règle de procédure, n'était pas tenu de permettre à chaque avocat dans le ressort d'une même cour d'appel de contester les résultats des élections des autres barreaux que celui auquel il est inscrit.
De plus, il écarte également l’argument tiré de la méconnaissance du principe d’égalité estimant que ne sont pas placés dans une situation identique, d’une part les avocats de chaque barreau d’un même ressort d’une cour d’appel pris en tant que tel et, d’autre part, ces mêmes avocats pris dans le contexte spécifique du résultat des élections au Conseil de l'Ordre du barreau auquel ils sont rattachés.
Prétentions des parties. Dans la requête relative aux dispositions susmentionnées, les requérants dénonçaient une défaillance du pouvoir règlementaire en ce qu’il a omis de définir, d’une part, les modalités de publicité à l'égard des tiers des décisions de désignation par les conseils de l'Ordre des membres appelés à siéger en formation disciplinaire (1) et, d’autre part, les modalités de publicité de la désignation par le conseil de discipline de son président (2).
Décision du Conseil. Les magistrats du Palais royal commencent par rappeler que le pouvoir règlementaire a l’obligation, sur le fondement de l’article 21 de la Constitution, de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu'implique nécessairement l'application de la loi, hors le cas où le respect des engagements internationaux de la France y ferait obstacle.
(1) Concernant la première critique du moyen, ils renvoient à l’article 13 du décret litigieux, lequel prévoit des modalités de publicité particulières pour les « décisions réglementaires », à savoir les décisions qui concernent l'ensemble des avocats relevant du ressort du barreau concerné. Ils précisent qu’à ce titre est concernée la décision de désignation des représentants de chaque Ordre au conseil de discipline institué dans le ressort d'une cour d'appel. Ce faisant, ils concluent que le pouvoir règlementaire n’a pas omis de définir les modalités de publicités mentionnées.
(2) S’agissant de la seconde critique, ils constatent effectivement l’omission du pouvoir règlementaire concernant les modalités de publicité de la désignation par le conseil de discipline de son président, mais ajoutent qu’elle est sans incidence sur la légalité dudit décret. Pour ce faire la Haute juridiction invoque notamment que la décision implicite de refus ne fait pas obstacle à la possibilité de contestation de la désignation du président. En effet, elle rappelle que l’article 16 du décret litigieux permettant le recours contre les délibérations du Conseil de l'Ordre de chaque barreau est applicable à la contestation de la désignation par le conseil de discipline de son président devant la cour d'appel du ressort.
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Réf. : Loi n° 2022-1158, du 16 août 2022, portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat, art. 14 N° Lexbase : L7050MDH
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par Jean-Philippe Confino, Avocat associé, CABINET CONFINO
Le 28 Septembre 2022
Mots-clés : bail commercial • loi « pouvoir d’achat » • loyers • indice des loyers commerciaux (ILC) • plafonnement • petites et moyennes entreprises (PME)
L’article 14 de la loi n° 2022-1158, du 16 août 2022, portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat instaure un plafonnement de l’indice des loyers commerciaux (ILC) pour les PME. Mais le dispositif pose d’importantes questions d’éligibilité, de champ d’application et de portée qui donnent l’impression d’un rendez-vous manqué et d’une loi trop rapidement rédigée aux effets potentiellement pervers.
L’été est une période idéale pour l’adoption « en catimini » de lois dont l’effet est susceptible d’engendrer de la grogne ou de la protestation. Une fois n’est pas coutume, c’est en plein cœur de l’été que l’Assemblée nationale a adopté une loi censée, cette fois, contenter les Français à propos de ce qui a été au cœur des débats de la dernière élection présidentielle : le « pouvoir d’achat ».
Ce thème s’est en effet invité depuis la fin 2021 dans tous les débats, au point de paraître un sujet plus important que le réchauffement climatique, la santé et l’éducation réunis, et de faire à présent l’objet d’une loi adoptée le 16 août 2022, portant « mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat » (loi n° 2022-1158).
Il est vrai qu’entre-temps, la guerre engagée par la Russie aux portes de l’Union européenne n’a pas tardé à entraîner des effets économiques inflationnistes inquiétants, tous secteurs confondus.
Publiée au Journal officiel dès le lendemain de son adoption, cette loi n’aura mis qu’un mois et demi pour être votée depuis sa présentation par le Gouvernement… ce qui réserve au lecteur quelques surprises ou interrogations liées à la précipitation de sa rédaction.
C’est notamment le cas en matière de baux commerciaux où l’article 14, qui fait partie du titre Ier relatif à la « Protection du niveau de vie des Français », a instauré un mécanisme de plafonnement provisoire du loyer.
Évidemment louable en son principe, ce mécanisme pose toutefois beaucoup de questions, parfois sans réponses évidentes, et semble même, à l’instar de la loi « Pinel » (loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 N° Lexbase : L4967I3D), potentiellement dangereux pour ceux-là mêmes qu’il voulait protéger.
L’article dispose littéralement ce qui suit :
« La variation annuelle de l'indice des loyers commerciaux, publié par l'Institut national de la statistique et des études économiques, prise en compte pour la révision du loyer applicable aux petites et moyennes entreprises ne peut excéder 3,5 % pour les trimestres compris entre le deuxième trimestre 2022 et le premier trimestre 2023. Le plafonnement de la variation annuelle est définitivement acquis et la majoration ou la diminution de loyer consécutive à une révision postérieure ne peut prendre en compte la part de variation de l'indice des loyers commerciaux supérieure à 3,5 % sur cette même période.
Les petites et moyennes entreprises mentionnées au premier alinéa du présent article répondent à la définition de l'annexe I au règlement (UE) n° 651/2014 de la Commission du 17 juin 2014 déclarant certaines catégories d'aide compatibles avec le marché intérieur en application des articles 107 et 108 du traité ».
Force est d’emblée de constater que cette mesure ne concerne pas tous les preneurs à bail commercial.
Seuls sont en effet concernés, et donc protégés, ceux qui sont titulaires de baux dont l’évolution du loyer est soumise à l’indice des loyers commerciaux (ILC). La loi ne profitera donc pas à ceux dont le loyer est soumis à l’indice du coût de la construction (ICC) ou encore à l’indice des loyers d’activités tertiaires (ILAT). S’il s’agissait de protéger le « niveau de vie des Français », pourquoi prendre une mesure qui ne concernera qu’une partie réduite des baux en cours ?
En outre, toutes les entreprises dont le loyer est soumis à l’ILC ne sont pas concernées par la mesure, puisque le texte ne vise expressément que les « petites et moyennes entreprises », et encore pas toutes, puisque schématiquement ce sont celles qui ont pu bénéficier, pendant la crise du covid, des principales mesures d’aide, à savoir les entreprises réalisant un chiffre d’affaires annuel n’excédant pas 50 millions d’euros, ou dont le bilan annuel ne dépasse pas 43 millions, et qui comptent un effectif de moins de 250 collaborateurs [1].
Là encore, on est déçu par la restriction ainsi apportée, tout à fait singulière vu le but poursuivi.
Car fondamentalement, l’objectif n’est pas tant de protéger le tissu des PME, que d’éviter que l’on répercute sur les prix les hausses de loyers que les commerçants vont subir. Or, de ce point de vue, les grands groupes, les grandes enseignes que l’on retrouve en centres commerciaux, vont à l’évidence avoir le même réflexe que les PME ! Puisqu’il s’agit de limiter l’inflation des prix, on peut regretter que la mesure ne concerne pas tous les locataires.
Quoi qu’il en soit, il s’agit donc d’empêcher que la variation annuelle liée à l’ILC dépasse 3,5 %.
Mais où était donc l’urgence quand on sait que la variation annuelle de ce même indice s’établissait au 1er trimestre 2022, à 3,32 % [2] ? Il faut croire que nos gouvernants anticipaient dès cet été, en raison de l’inflation qui a démarré depuis quelques mois, de bien plus fortes hausses, et ce n’est pas rassurant.
Au demeurant, une augmentation annuelle à (déjà) 3,32 % n’a rien d’anodin pour de nombreux commerçants, après plusieurs années de covid, et pour certains de grèves, de saccages ou de ronds-points jaunes. Par comparaison, la variation annuelle sur le même premier trimestre, un an plus tôt, s’établissait à seulement 0,43 %...
À l’heure où ces lignes sont écrites, la hausse annuelle de l’ILC au titre du 2ème trimestre 2022 vient d’être connue : elle s’établit à 4,43 % [3], soit presque autant qu’en septembre 2008 en pleine crise des « subprimes » (4,48 %) !
Et ce n’est peut-être qu’un début.
Pour en revenir au texte, il s’agit d’encadrer la variation annuelle de l’indice « pour les trimestres compris entre le deuxième trimestre 2022 et le premier trimestre 2023 ». Mais au juste, de quels trimestres s’agit-il ? En s’en tenant à la lettre, lorsqu’on énumère des valeurs « comprises entre » deux nombres, on exclut ces derniers. Les trimestres compris entre le deuxième trimestre 2022 et le premier trimestre 2023 devraient donc être les troisième et quatrième trimestres 2022.
Le texte ainsi rédigé ne devrait concerner qu’une période de six mois.
À en croire le ministère de l’Économie et des Finances, le texte est cependant destiné à durer un an, et à toucher tous les indices du deuxième trimestre 2022 au premier trimestre 2023 compris, lesquels sont donc inclus dans la période de protection.
L’expression « compris entre » doit donc être prise dans son sens arithmétique, où le « compris entre » s’oppose au « strictement compris entre ».
Donc, pour résumer, doit être plafonnée à 3,5 % la variation annuelle de l’ILC prise en compte pour les révisions de loyer, et cela commence dès à présent ; la hausse du 2ème trimestre 2022 n’aura donc pas lieu pour tout le monde.
Mais au fait, de quel type de révisions s’agit-il ? Rien de moins sûr à ce sujet.
S’agit-il du sens courant (et impropre) du terme qui recouvre les notions d’indexation et de révision légale ? Ou bien s’agit-il de révisions au sens strict, c’est-à-dire des seules révisions légales ?
À notre avis, le texte ne peut pas ne concerner que les cas de révision légale, et ce pour au moins deux raisons :
Nécessairement, le texte concerne donc les loyers indexés sur l’ILC.
Doit-on, comme certains commentateurs le pensent, aller jusqu’à dire que le texte ne concerne ni les indexations triennales ni les révisions légales triennales, au motif que la périodicité de ces mécanismes de « révision » est triennale, tandis que le texte tend à limiter la variation annuelle de l’ILC pendant un an ?
À notre sens, c’est aller trop vite, non seulement car le texte ne distingue pas selon les mécanismes de révision et les périodicités en jeu, mais encore parce qu’il est tout à fait possible de séquencer annuellement la variation de l’ILC, même si la périodicité de son application est triennale.
Pour une indexation triennale arrivant à échéance au 3ème trimestre 2022, on peut en effet très bien déterminer le « loyer applicable » (pour reprendre l’expression du législateur), en calculant normalement la variation subie par l’ILC sur les deux premières années, et en la limitant à 3,5% sur la troisième et dernière année de la variation.
Cette même remarque vaut pour les révisions légales qui, selon nous, sont aussi concernées par le texte. En effet même si le calcul en matière de révision légale ne détermine pas directement le loyer applicable, mais le plafond à retenir, l’objectif de ce plafond est bien de déterminer le loyer qui va être précisément applicable. Cela justifie une application de ce texte aux cas de révisions légales triennales.
Mais là où le ministère de l’Économie et des Finances étonne, pour ne pas dire dérape, c’est lorsqu’il affirme que ce texte a vocation aussi à s’appliquer lors des renouvellements. Il est pour le moins singulier que l’on étende ce dispositif instauré pour les « révisions » au calcul du plafond du loyer de renouvellement… Cela dit, quel praticien n’a jamais entendu parler de « révision du loyer » à l’occasion d’un renouvellement ? Clairement, la notion de « révision » au sens de ce texte doit donc être prise dans son sens le plus large possible…
Force est en tout cas de constater que le législateur va donner un peu de fil à retordre aux gestionnaires immobiliers, puisque, et ce point ne fait aucun débat, la « révision » qui sera consécutive à l’éventuel plafonnement de l’indice à 3,5 %, ne pourra pas donner lieu, la fois suivante, à un quelconque rattrapage.
En d’autres termes, il faudra, pour le calcul de la variation ultérieure, se garder d’effectuer une indexation normale, mais déterminer la méthode appropriée (selon notamment que la clause d’indexation en jeu est à indice de base fixe ou non) pour que la limitation de la hausse à 3,5 % sur un an soit définitivement acquise au preneur.
Voilà qui constitue assurément une modification définitive de la loi des parties, et pas simplement un aménagement temporaire. Est-ce suffisant pour constituer, lors d’un renouvellement, un motif de déplafonnement ?
Il est probable que non, car conformément à ce que prévoit l’article L. 145-34 du Code de commerce N° Lexbase : L5035I3U, pour constituer une cause de déplafonnement, la modification des droits et obligations doit être notable, ce qui s’appréciera sur la durée du contrat.
Or de ce point de vue, il est peu probable qu’une limitation ponctuelle de la hausse puisse, sur la durée du contrat, être considérée comme notable.
Cela étant, tout dépendra des hausses que connaîtra l’ILC dans l’année à venir, voire les années à venir si le dispositif devait être reconduit.
Une chose est en revanche certaine : par ce mécanisme éventuellement reconduit, il se pourrait, toujours en fonction de l’évolution à venir de l’ILC, que l’on arrive à empêcher que le loyer varie de plus de 25 % depuis sa dernière fixation, privant ainsi les parties d’une éventuelle demande de révision légale fondée sur l’article L. 145-39 du Code de commerce N° Lexbase : L5037I3X. On rappellera que ce dernier dispose : « En outre, et par dérogation à l’article L. 145-38, si le bail est assorti d’une clause d’échelle mobile, la révision peut être demandée chaque fois que, par le jeu de cette clause, le loyer se trouve augmenté ou diminué de plus d’un quart par rapport au prix précédemment fixé contractuellement ou par décision judiciaire. La variation de loyer qui découle de cette révision ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente. »
En clair, limiter la hausse du loyer en deçà de 25 % est sans doute louable pour la stabilité monétaire et pour la trésorerie immédiate des preneurs, mais c’est priver les deux parties au contrat d’un droit légal de faire refixer le loyer à la valeur locative.
Or ce droit est d’ordre public, et c’est un ordre public de direction auquel il n’est possible ni de renoncer ni de déroger, étant rappelé que l’article L. 145-15 du Code de commerce N° Lexbase : L5032I3R répute non écrite toute clause contraire.
Dans ces conditions, doit-on faire prévaloir l’ordre public de l’article L. 145-39 du Code de commerce sur les dispositions de l’article 14 de la loi du 16 août 2022 ?
Nous ne le pensons pas, car même si le législateur ne l’a pas exprimé, cette loi est assurément une loi d’ordre public économique, en ce qu’elle vise à limiter l’inflation, et pas seulement à protéger une catégorie d’intéressés, comme son intitulé ou son titre Ier le laissent entendre de façon trompeuse.
À l’instar de toutes les dispositions prises par le passé par voie d’ordonnances ou de lois, dans le but de contrôler les prix et notamment les loyers, l’article 14 est donc bien une disposition économique qui procède d’un ordre public de direction, au même titre que l’article L. 145-39 du Code de commerce, en sorte qu’il n’est pas possible d’y déroger ou d’y renoncer.
Comment dès lors résoudre le conflit qui pourrait surgir entre l’article 14 de la loi du 16 août 2022 et l’article L. 145-39 du Code de commerce, si le premier texte empêchait la mise en œuvre du second ?
Pour notre part, il nous semble assez clair que l’article 14 de la loi du 16 août 2022 est un texte spécial, d’ailleurs expressément qualifié de mesure d’urgence, dont l’objet même est de déroger momentanément à toute règle en vigueur afin de parvenir au but poursuivi. Dans ces conditions, et conformément à l’adage specialia generalibus derogant, son application devrait l’emporter sur celle de l’article L. 145-39, et donc paralyser les hausses de loyer, quand bien même cette paralysie aurait pour effet de priver les parties d’une faculté de révision légale.
C’est en cela que l’on peut dire que le mécanisme adopté pourrait finalement manquer son but, et même nuire à certains locataires qui pourraient ainsi se voir privés du droit à faire revenir le loyer à la valeur locative.
Mais en attendant une hypothétique dérive de plus de 25 %, les « petits et moyens » locataires dont les baux sont assujettis à l’ILC seront bien contents de pouvoir bénéficier de cette loi, tandis que les autres n’auront d’autre choix que de répercuter tout cela sur les prix...
[1] Cf. annexe I au Règlement (UE) n° 651/2014 de la Commission, du 17 juin 2014, déclarant certaines catégories d'aide compatibles avec le marché intérieur en application des articles 107 et 108 du traité N° Lexbase : L5604I3X.
[2] Avis relatif à l'indice des loyers commerciaux du premier trimestre de 2022 (JORF du 23 juin 2022) N° Lexbase : L2139MDL.
[3] Avis relatif à l'indice des loyers commerciaux du deuxième trimestre de 2022 (JORF du 24 septembre 2022) N° Lexbase : L4009ME9.
[4] Arrêt « Bataclan », Cass. civ. 3, 6 février 2008, n° 06-21.983, FS-P+B+I N° Lexbase : A6718D4L.
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Réf. : Cass. soc., 21 septembre 2022, n° 20-23.660, FS-B+R N° Lexbase : A25208KK
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par Lisa Poinsot
Le 28 Septembre 2022
► La consultation ponctuelle sur la modification de l’organisation économique ou juridique de l’entreprise ou en cas de restructuration et compression des effectifs n’est pas subordonnée au respect préalable par l’employeur de l’obligation de consultation du CSE sur les orientations stratégiques de l’entreprise.
Telle est la solution énoncée par la Chambre sociale de la Cour de cassation.
Faits et procédure. Un organisme de gestion d’un établissement scolaire informe le CSE du projet de procéder à la fermeture d’un lycée. Cette consultation ponctuelle a eu lieu avant les réunions de consultation du même CSE sur les orientations stratégiques. Le CSE saisit la juridiction prud’homale concernant l’articulation entre ces deux consultations afin de juger de l’irrégularité de leur organisation.
La cour d’appel (CA Paris, 29 octobre 2020, n° 20/04265 N° Lexbase : A78533ZU) considère que la décision envisagée de fermer un lycée est un choix stratégique résultant notamment d’une dégradation de la situation économique, d’une trésorerie insuffisante et répondant à la volonté de rétablir un équilibre financier après plusieurs années de déficit. Ainsi, ce choix constitue une orientation stratégique qui doit elle-même être préalablement soumise à l’information et la consultation du CSE, de sorte que la consultation ponctuelle engagée par l’employeur doit être suspendue jusqu’à la clôture de la consultation annuelle du CSE portant sur les orientations stratégiques.
L’organisme de gestion forme alors un pourvoi en cassation, posant la question suivante à la Cour de cassation : lorsqu’un projet ponctuel de réorganisation est soumis au vote du CSE, la consultation au titre de ce projet doit-elle être précédée de l’information et de la consultation annuelles du CSE relatives aux orientations stratégiques de l’entreprise ?
La solution. La Chambre sociale de la Cour de cassation y répond par la négative en cassant l’arrêt d’appel.
Les consultations récurrentes du CSE, prévues par l’article L. 2312-17 du Code du travail N° Lexbase : L6659L7R, quant aux orientations stratégiques de l’entreprise (C. trav., art. L. 2312-24 N° Lexbase : L9906LLH) sont indépendantes des consultations ponctuelles définies par l’article L. 2312-8 du Code du travail N° Lexbase : L6660L7S. Il n’est pas prévu de primauté ou de hiérarchisation entre elles.
Pour aller plus loin :
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Réf. : CEDH, 20 septembre 2022, Req. n° 38288/15, Merahi et Delahaye c/ France N° Lexbase : A54738IK
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par Helena Viana
Le 28 Septembre 2022
► Lorsque la Cour constate le défaut de notification aux requérants, dans le cadre de l’audition libre, du droit de garder le silence et que les requérants se sont auto-incriminés, elle doit rechercher si les restrictions litigieuses aux droits garantis ont été compensées de telle manière que les procédures peuvent être considérées comme ayant été équitables dans leur ensemble. En l’espèce, tel n’est pas le cas, la cour d’appel ayant notamment placé les aveux recueillis au cœur de son raisonnement.
Faits. Les faits à l’origine de l’affaire déférée devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) concernent la destruction du bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes, en raison de l’incendie d’un bus en stationnement, survenu le 31 juillet 2010. Un suspect est identifié après que ses empreintes ont été prélevées sur une bouteille de whisky brisée, retrouvée à près de 30 mètres de l’incendie. Répondant à la convocation, le suspect se présente le 14 mai 2011 dans les locaux de la gendarmerie et est entendu sous la forme de l’audition libre. Il est informé des faits qui lui sont reprochés, mais ne lui sont notifiées, ni la possibilité de mettre fin à l’audition à tout moment, ni celle de garder le silence, et il ne bénéficie pas de l’assistance d’un avocat. Il nie dans un premier temps les faits qui lui sont reprochés, tout en reconnaissant avoir été présent sur les lieux en compagnie de son ami, autre requérant dans l’affaire. Au milieu de l’audition, il passe aux aveux et reconnaît l’ensemble des faits qui lui sont reprochés, qu’il indique avoir commis avec l’aide de son ami, et en reporte la cause sur un usage excessif d’alcool. Il est placé en garde à vue et bénéficiera de l’assistance d’un avocat. Il gardera le silence durant ses deux auditions suivantes. Son ami, placé en garde à vue peu de temps après, en fera de même.
Procédure devant les juges nationaux.
Première instance. À l’issue de l’enquête, les deux mis en cause sont renvoyés devant le tribunal correctionnel du chef susvisé. Ils seront relaxés au motif que, si le premier a reconnu dans un premier temps les faits de la prévention, à l’audience, tous deux sont revenus sur ces aveux et la seule présence de l’empreinte génétique est insuffisante à fonder la condamnation. En cause d’appel, à l’initiative du ministère public, les intéressés ont allégué que les aveux avaient été obtenus par une pression exercée par l’officier de police judiciaire, et ce, alors qu’ils étaient dans une situation de vulnérabilité et qu’ils ne bénéficiaient pas des mêmes garanties qu’une personne gardée à vue.
En cause d’appel. La cour d’appel de Lyon infirme la décision des juges du fond. Pour ce faire, les juges d’appel reviennent sur les points relevés par les conseils des prévenus en gage de leur innocence, mais en particulier sur la question des pressions subies par le mis en cause lors de son audition libre. Dans un premier temps ils énoncent que l’audition libre prévue à l’ancien article 73 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L9752IPU ne prévoyant pas l’assistance d’un avocat obligatoire, elle est légale et régulière. Dans un second temps, les juges écartent le caractère plausible des pressions qui auraient été subies.
Pourvoi. Le principal mis en cause forme un pourvoi en cassation, invoquant une atteinte à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH) au motif que l’arrêt s’est fondé sur les déclarations qu’il a faites au cours de son audition libre, et ce alors qu’il n’avait pas bénéficié de l’assistance d’un avocat et sans qu’il ait été informé de son droit de garder le silence. Le second mis en cause s’est associé aux moyens soulevés par son codemandeur et a réclamé l’extension des effets d’une cassation potentielle à son bénéfice sur le fondement de l’article 612-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L0850DY7.
La Chambre criminelle rejette son pourvoi par arrêt du 18 février 2015 énonçant qu’en dépit de l’absence d’avertissement de la personne de son droit de quitter à tout moment les locaux de la gendarmerie, aucun grief n’est encouru dans la mesure où la cour d’appel s’est fondée sur d’autres éléments que les déclarations recueillies lors de l’audition libre.
Violation alléguée par les requérants. Les requérants allèguent une violation de leur droit à un procès équitable tel qu’il résulte de l’article 6, § 1 et 3 C) de la CESDH en ce que la condamnation pénale s’est fondée sur les déclarations recueillies au cours de l’audition libre du suspect, à l’occasion de laquelle il ne s’est pas vu notifier le droit de garder le silence et n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat.
Décision de la Cour. La CEDH constate d’abord l’irrecevabilité de la requête du second mis en cause pour défaut d’épuisement des voies internes. En effet, elle rappelle que ce dernier s’est borné à demander à la Cour de cassation d’user du pouvoir qu’elle tient de l’article 612-1 du Code de procédure pénale (à savoir, la possibilité pour la Cour de cassation de décider que l’annulation qu’elle prononce aura effet à l’égard des autres parties). Ainsi, il n’a pas contesté l’arrêt de la cour d’appel et ne saurait se prévaloir du fait qu’il ait épuisé les voies de recours interne.
Ensuite, la Cour européenne condamne la France pour la violation de l’article 6, § 1 et 3 C) de la CESDH s’agissant du principal demandeur.
Il faut rappeler qu’à l’époque à laquelle le requérant est entendu sous la forme de l’audition libre, n’étaient encore entrés en vigueur, ni la loi du loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue N° Lexbase : L9584IPN, ni la loi n° 2014-535, du 27 mai 2014, portant transposition de la Directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012, relative au droit à l'information dans le cadre des procédures pénales N° Lexbase : L2680I3N créant notamment un nouvel article 61-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L7280LZN énumérant un certain nombre de droits pour la personne entendue.
Les juges de Strasbourg le rappellent volontiers et estiment, à bon droit, que les réformes législatives sont sans effet sur la procédure qui lui est soumise.
Pour autant, la Cour rappelle que, seul dans des cas exceptionnels, des raisons impérieuses peuvent justifier des restrictions à l’accès à un avocat durant la phase préalable au procès. En l’absence de telles raisons, il appartient à la Cour d’« évaluer l’équité globale de la procédure », sans pour autant s’ériger en juge de quatrième instance. Pour ce faire, elle relève divers éléments de la procédure et constate que le requérant s’est auto-incriminé alors qu’il se trouvait dans une situation de vulnérabilité et qu’il n’a pas réitéré ses aveux.
Or, après un examen minutieux de la position des juridictions internes vis-à-vis de l’incidence de l’absence d’avocat, elle conclut que la cour d’appel a fait reposer la condamnation de façon déterminante sur les déclarations recueillies au cours de l’audition libre. Elle affirme notamment à cet égard que l’article visé par la cour d’appel (C. proc. pén., art. 73 N° Lexbase : L3153I38), n’était pas applicable à la date de l’audition et critique la prise en compte prépondérante des aveux recueillis, sur la base desquels elle a fondé le surplus de son raisonnement, de sorte que ces éléments ne venaient que conforter lesdits aveux.
Par conséquent, la CEDH conclut que la procédure pénale ainsi menée, considérée dans son ensemble, n’a pas permis de remédier aux graves lacunes procédurales survenues pendant l’audition libre.
Paraissant quelque peu désuet au regard de l’évolution législative survenue depuis la situation dénoncée, la décision n’en reste pas moins intéressante en ce que la Cour rappelle la nécessité du caractère exceptionnel des raisons impérieuses permettant de restreindre l’accès à un avocat et qu’elle détaille de façon pédagogique le contrôle strict qu’elle doit effectuer afin d’évaluer l’équité de la procédure lorsqu’une telle garantie procédurale a été mise à mal.
L’arrêt du 20 septembre 2022 est à lire dans le prolongement de deux arrêts de condamnation de la France pour le défaut de garanties procédurales en matière d’auditions libres en date du 28 avril de cette même année (CEDH, 28 avril 2022, Req. n° 83700/17, Wang c/ France N° Lexbase : A65957US et CEDH, 28 avril 2022, Req. n° 52833/19, Dubois c/ France N° Lexbase : A65977UU), dans lesquels la CEDH avait suivi le même raisonnement que celui développé dans l’arrêt d’espèce.
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Réf. : CE, 2°-7° ch. réunies, 20 septembre 2022, n° 451129, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A67548IY
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par Yann Le Foll
Le 29 Septembre 2022
► Le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, tel que proclamé par l'article premier de la Charte de l'environnement, présente le caractère d'une liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative, pouvant, de ce fait, faire l’objet d’un référé-liberté.
Principe (suite). Toute personne justifiant, au regard de sa situation personnelle, notamment si ses conditions ou son cadre de vie sont gravement et directement affectés, ou des intérêts qu'elle entend défendre, qu'il est porté à ce droit une atteinte grave et manifestement illégale du fait de l'action ou de la carence de l'autorité publique, peut saisir le juge des référés sur le fondement de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative N° Lexbase : L3058ALT.
Il lui appartient alors de faire état de circonstances particulières caractérisant la nécessité pour elle de bénéficier, dans le très bref délai prévu par ces dispositions (quarante-huit heures), d'une mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées sur le fondement de cet article, à savoir toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale (voir pour les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, CE, 9°-10° ch. réunies, 19 octobre 2020, n° 439372, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A06803YT).
Dans tous les cas, l'intervention du juge des référés dans les conditions d'urgence particulière prévues par l'article L. 521-2 du Code de justice administrative est subordonnée au constat que la situation litigieuse permette de prendre utilement et à très bref délai les mesures de sauvegarde nécessaires (CE, 9°-10° ch. réunies, 24 décembre 2021, n° 435622, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A86517HU).
Compte tenu du cadre temporel dans lequel se prononce le juge des référés saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 précité, les mesures qu’il peut ordonner doivent s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises.
Grief. En l’espèce, les requérants, qui possèdent un laboratoire limitrophe de l'endroit où se déroulent les travaux contestés de recalibrage d’une route départementale et où ils mènent depuis plusieurs années un travail de recensement et d'études des espèces protégées s'y trouvant, font valoir que la poursuite de ces travaux portera atteinte de manière irréversible à ces espèces protégées et entraînera la destruction de leur habitat.
Position CE. Les travaux litigieux résultent d'un projet arrêté par une délibération du conseil départemental du Var et ont notamment donné lieu, ensuite, à une déclaration au titre de la loi sur l'eau et à une autorisation de défrichement par arrêté préfectoral. En outre, la sensibilité du milieu naturel, notamment biologique, au projet envisagé est modérée, et aucun enjeu de conservation notable n'a pu être identifié.
Par ailleurs, la nature et l'ampleur limitée des travaux ont justifié que le préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur dispense le projet d'étude d'impact.
Décision. La demande de suspension des travaux présentée est donc rejetée.
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Réf. : MINEFI, dossier de presse, 26 septembre 2022
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par Marie-Claire Sgarra
Le 27 Septembre 2022
► Le projet de loi de finances pour 2023 a été dévoilé en Conseil des ministres ce lundi 26 septembre. Pas de révolution fiscale pour l’heure mais ne doutons pas que le texte soit enrichi au fur et à mesure des débats parlementaires.
On notera les mesures suivantes.
L’indexation sur l’inflation du barème de l’impôt sur le revenu pour les revenus de 2022 et des grilles de taux par défaut du prélèvement à la source (art. 2).
L’aménagement du prélèvement à la source de l’IR (art. 3) :
L’aménagement du régime fiscal des grands événements sportifs (art. 4). Le maintien de ce régime nécessite par ailleurs les deux ajustements suivants :
Par ailleurs, le présent article permet le respect des engagements pris par l’État et la ville de Paris pour l’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 en prévenant les situations de double imposition pour les personnes physiques participant aux Jeux ou exerçant une activité directement liée à leur organisation, dont l’État de domiciliation fiscale n’a pas conclu avec la France de convention fiscale bilatérale.
Suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (art. 5). Cette suppression se fera en deux fois :
Par ailleurs, le plafonnement de la contribution économique territoriale (CET) en fonction de la valeur ajoutée, qui devient un plafonnement de la seule cotisation foncière des entreprises, est abaissé de 2 % de la valeur ajoutée à 1,625 % en 2023, puis 1,25 % en 2024.
Prorogation de la réduction des tarifs d’accise sur l’électricité (art. 6). Pour rappel, le « bouclier tarifaire », mis en œuvre entre le 1er février 2022 et le 31 janvier 2023, a permis de préserver le pouvoir d’achat des ménages et la compétitivité des entreprises des hausses des prix de l’électricité constatées sur la même période. Il comprend un volet tarifaire et un volet fiscal. Le présent article prolonge son volet fiscal. Il est proposé de maintenir l’accise aux niveaux minimums permis par le droit européen (1 euro/MWh pour les ménages et 0,5 euros/MWh pour les entreprises).
Adaptation du système fiscal aux exigences de la transition énergétique (art. 7). Le présent article procède :
Renforcement des incitations fiscales à l’utilisation d’énergie renouvelable dans les transports (art. 8). Le présent propose ainsi d’augmenter les tarifs de la taxe, dès le 1er janvier 2023, de 104 euros à 140 euros par hectolitre d’essence et de gazole et de 125 euros à 168 euros par hectolitre de carburéacteur.
Par ailleurs, à compter de 2024, le présent article propose de rehausser :
Suppression de dépenses fiscales inefficientes (art. 9). Il est proposé d’abroger les six dépenses fiscales suivantes :
Mise en œuvre du transfert du recouvrement de certaines impositions et amendes à la DGFiP (art. 10). Continuant la démarche d’unification du recouvrement des impositions par la DGFiP, le présent article prévoit :
Relèvement du taux de la contribution additionnelle aux primes ou cotisations afférentes aux conventions d’assurance applicable aux exploitations agricoles (art. 11).
Pour accéder au texte [en ligne].
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par Jérôme Mazeres, Fiscaliste - Diplômé en gestion de patrimoine, Les fourmis du patrimoine
Le 27 Septembre 2022
Mots-clés : exploitation agricole • bénéfices agricoles • impôt sur les sociétés• fiscalité agricole • déduction pour épargne de précaution
1.- Certaines exploitations agricoles, en fonction de leur assolement, ou de leur localisation géographique, seront susceptibles de réaliser un résultat important. Bien évidemment, cette situation ne concernera pas l’ensemble du monde agricole, dont certains exploitants pâtissent des aléas climatiques.
2.- Pour ceux réalisant un bénéfice important, plusieurs questions sont susceptibles de se poser concernant la fiscalisation de celui-ci.
Cette question est d’autant plus importante qu’un certain nombre d’exploitants, en raison de l’inflation, devront faire face à une augmentation du prix des intrants, alimenté par l’augmentation des engrais et du coût de l’énergie. À titre d’exemple, les prix des engrais et de l’énergie ont augmenté de +100,1 % et 68,0 % sur un an [1].
3.- Un certain nombre d’exploitants auront ainsi pour volonté, peut-être encore plus qu’à l’accoutumée, de gérer au mieux leur fiscalité professionnelle, afin de faire face aux différentes hausses de l’année 2023.
Plusieurs techniques classiques piochant directement dans la fiscalité agricole (I) peuvent être utilisées. D’autres méthodes, provenant des bénéfices industriels et commerciaux, et notamment bâtis sur l’option pour l’impôt sur les sociétés pourront également être utilisées (II). Il convient d’avoir à l’esprit que certaines orientations prises par l’exploitant vont s’inscrire dans le temps. Il est ainsi nécessaire de ne pas réagir via des dispositifs structurels afin de faire face à des situations conjoncturelles. Sans pour autant, être exhaustif l'idée de cet article vise à balayer quelques mécanismes issus des bénéfices agricoles, tout en pointant leurs limites, tout en abordant le cas particulier de l’impôt sur les sociétés en matière agricole.
I. DEP, étalement des revenus exceptionnels, moyenne triennale : des techniques classiques de la fiscalité agricole
4.- Le Code général des impôts, ou plus exactement les bénéfices agricoles, renferment des mécanismes spécifiques permettant d’ajuster le montant de l’impôt sur le revenu.
Ces mécanismes ont tous en commun de s’appliquer à une entreprise ou une société relevant de l’impôt sur le revenu et soumises aux bénéfices agricoles. On pense notamment à la déduction pour épargne de précaution (A), au régime d’étalement des revenus exceptionnels (B) ou bien au régime de la moyenne triennale (C).
A. La déduction pour épargne de précaution (DEP)
5.- Parmi ces mécanismes, il convient de citer le cas de la déduction pour épargne de précaution (DEP). La DEP [2] fonctionne comme une « sorte » de provision. En effet, l’exploitant peut déduire extracomptablement une somme, dans une certaine limite, qu’il devra réintégrer en cas d’utilisation ou à l’issue d’un certain temps.
6.- La déduction pour épargne de précaution a pris la suite de la déduction pour aléas (DPA) et de la déduction pour investissement (DPI). La DEP a été instauré par l’article 51 de la loi 2018-1317, du 28 décembre 2018, de finances pour 2019 N° Lexbase : L6297LNK.
7.- Seuls les exploitants agricoles relevant du régime réel et soumis à l’impôt sur le revenu peuvent bénéficier de la DEP. Ainsi, les exploitants agricoles relevant du régime micro-BA ou soumis à l’impôt sur les sociétés, ne peuvent pas bénéficier de la DEP [3].
8.- Tout le dispositif est bâti sur la constitution d’une épargne de précaution. En principe, dans les six mois de la clôture de l’exercice, l’exploitant souhaitant pratiquer une DEP doit inscrire sur un compte bancaire dédié, une somme comprise entre 50 % et 100 % du montant de la déduction pratiquée.
L'épargne professionnelle doit être à tout moment au moins égale à 50 % du montant des déductions non encore rapportées. Lorsque le montant de l’épargne professionnelle excède le montant total de la DEP non rapportée, il s’agit d’une épargne dite libre, qui ne doit pas figurer sur le compte bancaire dédié à la DEP. Si l’épargne professionnelle passe en dessous du seuil de 50 %, la fraction de ces déductions qui excède le double de l'épargne est rapportée au résultat de cet exercice, majorée de l'intérêt de retard.
9.- Ainsi, pour une déduction de 10 000 euros, il faudra placer sur un compte bancaire DEP une somme comprise entre 5 000 euros et 10 000 euros.
Il convient de relever qu’il existe d’autres méthodes permettant de constituer une épargne de précaution. En effet, l’acquisition ou la production de stocks de fourrage destinés à la consommation des animaux, ou bien les stocks de produits ou d’animaux dont le cycle de rotation est supérieur à un an, peuvent alimenter l’épargne de précaution à hauteur de leur coût de production ou d’acquisition.
10.- L’utilisation de cette modalité particulière de constitution de l’épargne de précaution implique un suivi particulier [4]. En outre, la vente du stock affecté à la DEP peut obliger selon les situations à rendre les sommes issues de la vente indisponible en les versant sur un compte bancaire DEP dédié, sauf à reprendre tout ou partie de la déduction.
11. La troisième modalité de constitution de l’épargne de précaution vise certaines créances détenues par l’associé coopérateur sur une société coopérative agricole.
12.- La DEP déductible est limitée au plus faible de l’un des trois montants suivants :
13.- Une fois la DEP déduite, l’exploitant dispose d’un délai de dix exercices pour utiliser celle-ci. La DEP peut être utilisée pour faire face à toutes les dépenses nécessitées par l’exercice de l’activité professionnelle. On peut par exemple penser à l’utilisation de la DEP pour acquérir du matériel ou encore des intrants. La DEP peut donc être utilisée autant pour acquérir des actifs immobilisés que pour faire face à certaines charges.
14.- Une fois la DEP utilisée, il faut réintégrer les sommes utilisées. La réintégration peut être effectuée sur l’exercice d’utilisation des sommes, ou sur l’exercice suivant.
15.- Il convient d’être prudent. En effet, les DEP non utilisées font l’objet d’une réintégration en cas de cessation d’activité, à l’exception des cas suivants :
16.- L’application du régime de la DEP est également susceptible d’empêcher l’application de l’article 151 septies du Code général des impôts N° Lexbase : L4192LI4 en cas de vente de matériels roulants, sous certaines conditions.
Ainsi, la DEP peut permettre dans une moindre mesure de réduire le bénéfice imposable. Il convient d’avoir à l’esprit que ce dispositif, qui est visé par le régime des aides de minimis, devra de toute façon faire l’objet d’une réintégration.
B. L’étalement des revenus exceptionnels
17.- Parmi les autres mécanismes à la disposition de l’exploitant permettant de lisser l’imposition, on peut également citer le mécanisme d’étalement des revenus exceptionnels. Les revenus exceptionnels, conformément à l’article 75-0 A du Code général des impôts N° Lexbase : L5641MA8, peuvent bénéficier d’un mécanisme d’étalement sur 7 ans.
Là encore, il est nécessaire que l’exploitant relève d’un régime réel d’imposition et soit imposé dans la catégorie des bénéfices agricoles.
18.- Ainsi, une société relevant de l’impôt sur les sociétés, ou un exploitant agricole relevant du régime micro-BA ne pourra pas bénéficier de ce mécanisme. Il s’agit d’un mécanisme optionnel. Celle-ci doit être formulée au plus tard dans le délai de déclaration des résultats du premier exercice auquel elle s'applique.
19.- Ce mécanisme peut trouver une application en cas de revenus courants importants notamment en raison d’une récolte exceptionnelle, d’une commercialisation particulièrement avantageuse, ou d’un autre événement d’origine climatique ou non [6].
20.- Ce dispositif s’applique lorsque les conditions d'exploitation pendant l'exercice de réalisation du bénéfice sont comparables à celles des trois exercices précédents et que l'exploitant réalise un bénéfice supérieur à 25 000 euros et excédant une fois et demie la moyenne des résultats des trois exercices précédents
21.- Il convient toutefois de prendre garde à certains points. Notamment, la réintégration de la DEP ne peut pas bénéficier de ce régime. En outre, pour pouvoir faire application de ce dispositif, il est nécessaire que les conditions d’exploitation demeurent similaires.
Par ailleurs, ce dispositif ne peut pas se cumuler avec le régime de la moyenne triennale que nous verrons rapidement ci-dessous.
22.- Il s’agit ici ni plus ni moins que d’un mécanisme d’étalement. On retrouve les mêmes limites que pour le régime de la DEP. En effet, en principe en cas de cessation d’activité, le revenu exceptionnel restant à étaler fait l’objet d’une imposition immédiate.
Il existe plusieurs exceptions concernant notamment le cas de l’apport effectué dans les conditions de l’article 151 octies du Code général des impôts, d’une transmission de l’entreprise individuelle dans les conditions de l’article 41 du Code général des impôts, ou d’une fusion de sociétés agricoles dans les conditions du régime de faveur.
C. Le recours à la moyenne triennale
23.- Parmi les autres régimes usuels, il convient de citer le cas de la moyenne triennale. Le régime de la moyenne triennale permet indirectement d’étaler l’imposition du bénéfice sur trois années [7]. Ce régime qui s’applique sur option expresse de l’exploitant, s’applique pour une durée de trois ans, et fait l’objet d’une reconduction tacite.
L’application de ce régime nécessite que l’exploitant relève d’un régime réel d’imposition depuis au moins deux ans.
En effet, le régime de la moyenne triennale amène à tenir compte des bénéfices agricoles des deux années précédentes, ainsi que celui de l’année en cours, et à diviser cette somme par trois. Il convient également de relever que la moyenne triennale ne tient pas compte de certains éléments dont les reports déficitaires ou les plus-values à long terme par exemple.
24.- À titre d’exemple, un exploitant agricole réalise les bénéfices suivants :
Alors si, il est fait application de la moyenne triennale au titre de l’année de l’année 2022, le bénéfice imposable sera égal à 113 333 euros [(100 000 + 90 000 + 150 000) / 3]. Le bénéfice agricole imposable au titre de l’année 2023 sera quant à lui égal à 106 667euros [(90 000 + 150 000 + 80 000) /3].
25.- On comprend ainsi que la moyenne triennale n’est qu’un mécanisme de lissage de l’imposition. Elle peut ainsi présenter l’inconvénient d’obliger à tenir compte sur les deux exercices suivants, d’un bénéfice agricole élevé.
Dans certaines situations, les exploitants seront donc amenés à s’acquitter de l’impôt, notamment en cas de déficit, alors qu’ils n’auraient pas eu à le faire sans application de la moyenne triennale.
26.- La cession ou la cessation d’activité doivent également être correctement appréhendées. Sauf hypothèse d’un apport dans les conditions de l’article 151 octies du Code général des impôts, la cessation d’activité est susceptible d’entraîner l’application du mécanisme de taxation au taux marginal d’imposition de l’excédent du bénéfice agricole sur la moyenne triennale [8].
Dans certaines situations, l’impact de l’imposition au taux marginal d’imposition peut s’avérer significatif.
II. Quid du recours à l’IS et des techniques spécifiques aux BIC ?
27.- Outre ces solutions « classiques » et propres aux bénéfices agricoles, certains exploitants peuvent être tentés par l’application totale ou « partielle » de l’impôt sur les sociétés. Cette solution structurelle présente des intérêts qui doivent être mesurés à l’aune des inconvénients générés par l’option (A).
Cette solution invite également à s’interroger sur l’application du régime de la provision pour hausse de prix en matière agricole (B).
A. Avantages et inconvénients du recours à l’impôt sur les sociétés
28.- Il est possible d’envisager l’option pour l’impôt sur les sociétés. Un certain nombre d’exploitants peuvent être séduits par celle-ci, notamment lorsque leur taux marginal d’imposition est élevé.
Cette première approche liée au taux d’imposition, ne doit pas occulter la perte d’un certain nombre de régimes de faveur.
29.- En cas d’option pour l’impôt sur les sociétés, la société agricole ne relèvera plus du régime des bénéfices agricoles.
Ainsi, l’ensemble des régimes cités plus haut, ne pourront plus être appliqués. La DEP, l’étalement des revenus exceptionnels sur sept ans, et la moyenne triennale ne pourront plus être utilisés.
Au-delà de ces éléments, d’autres régimes ne seront de fait plus applicables.
30.- On peut notamment citer le mécanisme de rattachement des revenus accessoires commerciaux et non commerciaux visés à l’article 75 du Code général des impôts N° Lexbase : L9086LNT.
Les modalités de détermination de la valeur des stocks se trouvent également impactées. En effet, la détermination de la valeur des stocks résultera du calcul de leur prix de revient. Le traitement des animaux doit également nécessiter un traitement particulier.
En effet, en matière agricole, les animaux peuvent être traités comme des éléments du stock [9]. Cela est notamment le cas des vaches laitières par exemple. En optant pour l’impôt sur les sociétés, les animaux doivent être traités en immobilisation amortissable.
31.- Le traitement des plus-values sur cession d’éléments d’actif, et privée sur cession de titres se trouve également affecté. En effet, à l’exception de l’application de l’article 238 quindecies du Code général des impôts N° Lexbase : L8929MCP (exonération en fonction de la valeur des éléments cédés), l’article 151 septies N° Lexbase : L4192LI4 (exonération en fonction du chiffre d’affaires), l’article 151 septies A N° Lexbase : L5580MAW (exonération pour départ à la retraite), et 151 septies B du Code général des impôts N° Lexbase : L1142IEZ (exonération des plus-values immobilières professionnelles à long terme après 15 ans de détention) ne trouvent plus à s’appliquer.
32.- Le régime des plus-values sur titres de l’associé exploitant en cause est également impacté par l’option pour l’impôt sur les sociétés. Ses titres basculent d’un régime de plus-value professionnelle vers un régime de plus-value privée. L’option pour l’IS génère ainsi, en principe, une taxation des plus-values latentes sur ces titres. En pratique, l’imposition immédiate peut notamment être évitée au moyen de l’application d’un régime de report d’imposition [10]. Ce régime s’applique de plein droit. Cependant, l’administration fiscale [11] précise que celui-ci ne s’applique pas s’il est possible de bénéficier intégralement de l’article 151 septies du Code général des impôts. Il convient de rappeler que l’appréciation du chiffre d’affaires s’effectue à partir d’une moyenne biennale. Le seuil de l’exonération totale est fixé à 250 000 euros en matière agricole.
33.- Dans certaines situations, il n’est pas rare de voir certains exploitants agricoles rentrer dans une logique d’IS « partiel ». Schématiquement, une société holding soumise à l’IS prendra des participations dans la société agricole relevant de l’impôt sur le revenu. La participation de la société holding sera limitée à 49 %. Ce seuil de participation s’explique notamment par le statut du fermage, ainsi que par la volonté de certains exploitants de conserver en partie les attraits du régime des bénéfices agricoles.
34.- Il convient ainsi de rappeler que dans ce schéma, conformément à l’application de l’article 238 bis K du Code général des impôts N° Lexbase : L3844KWB, il faudra procéder à une double détermination du bénéfice. Le bénéfice revenant à l’associé-personne physique sera déterminé selon les règles des bénéfices agricoles, celui-ci pouvant ainsi appliquer l’ensemble des mécanismes vu ci-dessus. La fraction du bénéfice revenant à la société holding sera déterminée selon les règles BIC/IS.
Il convient de relever qu’une prise de participation par une société holding, postérieurement à la déduction d’une DEP, est susceptible d’avoir un effet positif lors de la réintégration [12].
B. Quid de la provision pour hausse de prix
35.- L’application de l’impôt sur les sociétés peut également permettre d’utiliser d’autres mécanismes prohibés en cas d’application des bénéfices agricoles.
À ce titre, l’article 72 C du Code général des impôts N° Lexbase : L1688HL4 dispose : « Les exploitants agricoles ne peuvent pratiquer la provision pour hausse des prix prévue au 5° du 1 de l'article 39 (1) ».
36.- Ainsi, en cas d’application du régime des bénéfices agricoles, la provision pour hausse des prix ne peut pas être utilisée.
En cas d’application de l’impôt sur les sociétés, il peut être opportun de s’interroger sur l’application de ce régime.
37.- Les commentaires administratifs [13] précisent : « Des provisions pour hausse des prix peuvent être constituées :
38.- Dès lors, lorsqu’une exploitation opte pour l’impôt sur les sociétés, le régime des provisions pour hausse des prix est susceptible de trouver à s’appliquer.
Pour rester très schématique, et sans trop entrer dans les détails, lorsqu’au cours de deux exercices successifs, la hausse des prix est supérieure à 10 %, il est possible de pratiquer une provision correspondant à la fraction excédant 10 %.
39.- Ces dispositions peuvent trouver leur application à l'égard de l'ensemble des matières, produits et approvisionnements en stock, quelle qu'en soit la nature, qu'à la condition, bien entendu que leurs prix aient subi une hausse suffisante.
39.- La provision doit être reprise au bout de six ans. Il est possible de procéder à une réintégration anticipée. Attention, en cas de cession ou de cessation d’activité, les provisions non rapportées doivent être réintégrées.
40.- Au final, si le régime de l’impôt sur les sociétés permet d’ajuster l’imposition de l’exploitation agricole, il convient de ne pas perdre de vue les conséquences importantes que celui-ci est susceptible de générer au niveau du fonctionnement de l’exploitation. Certes, le législateur favorise le passage à l’impôt sur les sociétés pour le monde agricole en atténuant les conséquences de l’option. Notamment, l’article 75-0 C du Code général des impôts permet d’étaler le paiement de l’impôt sur le revenu généré par la reprise de certains mécanismes dont la DEP, la moyenne triennale, ou bien celui des revenus exceptionnels, issus de l’option pour l’IS.
Cependant, la perte des régimes de faveur spécifiques à la matière agricole, ainsi que les mécanismes d’exonération des plus-values professionnelles peuvent apparaître comme de véritables obstacles. Dans cette recherche d’allégement de l’imposition des bénéfices, même si il est possible de renoncer à l’option pour l’IS, bien souvent, il s’agit d’une aventure sans retour, au risque de générer quelques regrets, si ce voyage n’a pas été correctement préparé.
[1] La France agricole du 23 mai 2022, le prix des intrants atteint un nouveau record, Laurine Mongenier ; Agreste note du 18 mai 2022 [en ligne].
[2] CGI, art. 73.
[3] BOI-BA-BASE-30-45-10 n° 10 à jour au 3 mars 2021 N° Lexbase : X4578CHZ.
[4] BOI-BA-BASE-30-45-10, n° 250 à jour au 3 mars 2021.
[5] BOI-BA-BASE-30-45-10, n° 40 à jour au 3 mars 2021.
[6] BOI-BA-LIQ-10 n° 80 à jour au 22 juin 2022.
[7] CGI, art. 75-0 B.
[8] BOI-BA-LIQ-20-10, à jour au 22 juin 2022.
[9] CGI, art. 38 sexdecies D à l’annexe III N° Lexbase : L0285IGN ; RM Durand n° 7610, JOAN du 8 mai 1989, p.2124 [en ligne] ; BOI-BA-BASE-20-10-20 n° 210 à jour au 7 septembre 2016.
[10] CGI, art. 151 nonies, III N° Lexbase : L9116LKT.
[11] BOI-BIC-PVMV-40-30-10-20 n° 90.
[12] QE n° 60431 de M. Dutreil Renaud, JOANQ 30 avril 2001 p. 2521, min. éco., réponse publ. 24 décembre 2001 p. 7422, 11ème législature [L6581BD4], concernant la DPI - « Dans cette situation, comme l'indique l'auteur de la question, il n'est tenu compte, pour la détermination de la quote-part de bénéfice revenant à cette personne morale, ni de l'étalement des plus-values à court terme prévu au 1 de l'article 39 quaterdecies du Code général des impôts ni de la déduction pour investissement prévue à l'article 72 D de ce Code, dès lors que ces deux dispositifs ne sont pas applicables en matière d'impôt sur les sociétés. […] Inversement, lorsque l'associé cédant relève de l'impôt sur le revenu, la quote-part du résultat de l'exercice en cours lors de la cession et correspondant aux droits acquis par un associé soumis à l'impôt sur les sociétés est déterminée en faisant abstraction de la déduction pratiquée à la clôture des exercices précédant la cession des parts et non utilisée et, le cas échéant, de la réduction de la base d'amortissement des immobilisations amortissables financées par la déduction pour investissement, dès lors que le précédent associé a bénéficié de cette déduction ».
[13] BOI-BIC-PROV-60-30-10 n° 1 N° Lexbase : X8852ALG.
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par Fabien Waechter, Président des éditions juridiques Lexbase
Le 29 Septembre 2022
L’article que vous vous apprêtez à lire a été publié pour la première fois en octobre 2016. Aujourd’hui, et alors que son auteur nous a quittés ce 25 septembre dernier, plus que jamais il résonne en chacun de nous. Explicitant l’histoire et l’ambition du projet Lexbase, nous jugeons opportun de lui offrir à nouveau une large diffusion, pour que l’esprit de Lexbase se perpétue et celui de Fabien Waechter avec.
Lors de la création de Lexbase en 1998, l'édition juridique avait établi son modèle sur le caractère scientifique de la matière dont elle s'inspirait. À ce titre, l'analyse, la réflexion et les échanges d'universitaires constituaient la valeur ajoutée du modèle économique. Le traitement des données dites « brutes » était la matière pauvre de l'édition, celle qui ne requérait aucune compétence autre que celle de savoir lire. Étaient alors vendus par les éditeurs les apports éditoriaux inhérents à ces données : notes sous les articles de codes, abstracts sous les jurisprudences, articles de fond sur les seules décisions décisives des juridictions. Ainsi, les praticiens du droit se servaient de l'analyse des éditeurs pour élaborer de la matière brute (décisions, réglementations), laquelle servait à son tour à alimenter les analyses des grands auteurs.
Dans l'ordre des traitements de l'information, la déclinaison est la suivante :
1. Un fait juridique ;
2. Donne lieu à une information ;
3. Qui génère de l'analyse ;
1. Qui fait éclore de nouveaux faits ;
2. Qui génèrent de nouvelles informations, etc.
Le tout sous abonnement. Les éditeurs organisaient ainsi une valse ininterrompue, qui n'a eu cure du temps. Certains éditeurs sont ainsi en place depuis Théophraste Renaudot, premier éditeur juridique identifié comme tel pour la publication de sa « Gazette » dès 1631. Les éditeurs juridiques, précurseurs, avaient créé dès lors une forme de mouvement perpétuel, appliquant au droit la boucle musicale, découverte plus tard, laissant ainsi penser que le droit inspira (aussi) la musique !?
Conscients du poids de l'héritage, mais inspirés par l'exemple, les concepteurs de Lexbase ont voulu rejoindre la ronde. Profitant de l'élan que vint au même moment leur donner l'outil internet, ils choisirent d'ajouter à un produit éditorial de doctrine et de veille juridique classique, un outil d'informatique éditorial, qui s'appuierait sur une nouvelle valeur ajoutée : la base de données. Or, de façon à marquer le positionnement qu'évoque le président Petitcollot dans son introduction, ils résolurent de constituer une base sur une donnée qui n'était à l'époque que très peu, voire pas du tout accessible : la jurisprudence.
I. Depuis sa création, Lexbase encourage la libération des données publiques : l'accès à la jurisprudence
Lexbase naquit très peu avant Légifrance, et encouragea sa constitution. De fait, en plus de modifier quelque peu le marché, en permettant à chacun (dont Lexbase) d'accéder à de la donnée en masse, cette première initiative de libération de données permettait d'organiser de nouveaux outils sur des données structurées, quasi directement utilisables. Lexbase a accompagné ce mouvement d'une acquisition massive de jurisprudence. Il fallait acquérir le plus de décisions du plus grand nombre de juridictions, presque sous forme revendicative. La dimension citoyenne était corrélative de la démarche donnant une valeur à cette donnée mystérieuse qu'était la jurisprudence : Lexbase a fait de la base de jurisprudence un produit. Ainsi, la valeur ajoutée de Lexbase résida, en plus des bases de doctrine et de revues, dans les processus d'acquisition (numérisation), de traitement des données, et de leur rendu pour l'utilisateur, participant d'une forme de libération au bénéfice des abonnés. Ce dernier achetait donc l'accès à une donnée inaccessible, ainsi qu'au contenu inédit de cette donnée. S'est ainsi formée une masse d'utilisateurs, qui devinrent abonnés, et trouvèrent des faits qui devinrent des informations, qui inspirèrent des auteurs qui donnèrent lieu à des réflexions qui inspirèrent des professionnels qui... Lexbase est ainsi rentrée dans la danse.
Puis JuriCA est arrivé, bousculant encore le marché de la donnée dite « brute ». Les bases de données que chaque éditeur s'était constituées et arrogées, jusqu'à la jurisprudence, furent gratuitement mises à disposition pour le citoyen. Lexbase a encouragé là encore le mouvement, en le suivant et en doublant ses capacités d'acquisition, inversement Légifrance entraînant Lexbase dans sa soif de libérer : le marché de la jurisprudence était créé. Dorénavant, personne ne pourrait plus ignorer la valeur de la jurisprudence. Il faut accéder à la jurisprudence pour mieux connaître le droit. Les professionnels du droit ne pourront plus connaître le droit sans consulter la jurisprudence. Sans renverser la hiérarchie des normes, cette démarche officialise la valeur de la publication, et le rôle des éditeurs de jurisprudence. Lexbase a mérité son titre d'éditeur en fabriquant une base d'information sur la jurisprudence.
Dès lors en effet, la valeur intrinsèque à la base de données était acquise ! Combien de services les utilisateurs eux-mêmes ont-ils créés de leur fait, ou avons-nous créé pour eux sur ces contenus ? Les avocats se sont approprié l'adage selon lequel « Si tu ne connais pas d'avocat qui connaît la loi, prend celui qui connaît le juge » espérant trouver les secrètes inspirations des magistrats. Encore, nous avons mis en place des systèmes de veille par thèmes pour les spécialistes de telle ou telle matière. Lexbase a permis la recherche de faits pour engager le droit face à son principal défi : s'adapter à la vie en société. La dernière nouveauté est de permettre de réaliser des « chaînes du contentieux » : dans tous les sens les abonnés peuvent naviguer entre les degrés d'instances. Même les avis consultatifs auprès des Hautes juridictions y trouvent une place juridictionnelle. À ce stade, chaque décision peut être une information, essentielle, parfois suffisante, pour le professionnel du droit.
De la donnée naquit donc la base, sans cesse mutante, condamnée à grandir, faisant le lien entre l'instant et le passé. Cette base est devenue non une valeur « de base », mais une véritable valeur ajoutée. Fort de ses processus d'acquisition, et de la valeur trouvée auprès de ses utilisateurs, Lexbase va aujourd'hui plus loin. Lexbase constitue une base exclusive non seulement nationale, mais acquiert des données de l'ensemble des pays de tradition romano-germaniste, tendant à devenir la base de jurisprudence des pays de la même nature juridique. Lexbase peut annoncer la constitution de la plus grande base de décisions de justice de juridictions de tradition continentale au monde. Pour exemple, en 2016 a été signée une convention entre Lexbase et le premier président de la Cour de cassation du Liban, participant aussi d'un mouvement de rassemblement de la tradition civiliste. Un récent accord avec Ohada.com va permettre à l'ensemble des données de cette base, de rejoindre celles de la base JuriCaf, ajoutant de l'inédit à l'exclusif. Du Niger, en passant par la Belgique, le Sénégal ou la Russie : cette base existe dorénavant, existera, vivra, et sans prétendre à favoriser l'harmonisation, permettra la consultation, la sélection, voire la traduction d'un ensemble inédit de décisions, qui pour beaucoup n'existaient pas jusque-là. Libérez ! Lexbase intègre et publie. De la publication naîtra l'information, comme une nouvelle preuve de libération.
II. Lexbase veille cependant à organiser au mieux la libération des données publiques : la diffusion de la jurisprudence
La loi n° 78-17, du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés attribue aux éditeurs la lourde responsabilité de la rediffusion, engageant Lexbase dans deux types de développements pour pérenniser la diffusion de sa base.
A. La DJPP (donnée juridique publique publiable) ou la garantie juridique de la diffusion de la jurisprudence
Si la libération des données, encouragée par Lexbase, est un but louable, il convient cependant d'être très prudent. En effet, aujourd'hui, les normes de protection des justiciables, dans ce type très particulier de données, ne sont pas clairement définies. Au regard de l'insuffisance des règles de pseudonymisation, et des modèles proposés aujourd'hui de calcul de risque d'identification, Lexbase propose de chercher quel serait le produit satisfaisant aux exigences en vigueur (la protection de la vie privée), afin de réaliser une libération exhaustive.
Partant du raisonnement suivant :
1. Les décisions des juridictions sont des données publiques.
2. Mais les décisions des juridictions ne sont pas publiables - au regard de leur contenu, qui porte atteinte à la vie privée des justiciables.
3. Alors cette catégorie de données publiques n'est pas directement publiable.
Lexbase, spécialiste de l'exploitation de la donnée jurisprudentielle, veut contribuer par son expérience à inverser le sens de la mineure supra : la protection absolue des données personnelles dans les décisions de justice est la condition sine qua non d'une publication sans risque. Fabriquons donc la donnée publiable !
C'est une opération complexe réclamant la plus grande prudence. Pour parvenir à répondre aux attentes de l'ouverture des données publiques au plus grand nombre, dans le cadre de l'open data, le respect à la vie privée des parties au procès doit être garanti, sans faire perdre aux décisions rendues par le juge leur valeur juridique, i.e. la clarté et l'intelligibilité des faits, du discours, des arguments et des motivations, dans le processus juridictionnel.
Lexbase développe aujourd'hui le projet d'accès à la donnée juridique publique publiable (DJPP), considérant que les décisions, qu'elles soient ou non une donnée publique, contiennent des « datas » qui peuvent, elles, être identifiées puis « traitées », de façon à les rendre « publiables ».
Bénéficiant de technologies de traitement des données éprouvées, Lexbase proposera, d'une part :
- un procédé de réduction des risques d'identification pour les décisions déjà publiées (traitements a posteriori) ;
- un logiciel de préparation à la publication des data des décisions (traitement a priori), qui n'intervient pas dans la rédaction par les magistrats, mais qui permet de formater dès l'origine, un document aux fins de publication.
Lexbase voudrait concevoir deux prototypes permettant :
- l'un de traiter a posteriori en l'état actuel de l'art, et des règles applicables, les décisions déjà rendues : Lexbase fabrique une donnée publiable en garantissant à 100 % l'absence de risque d'identification, par des procédés exclusifs de formatage ;
- l'autre de préparer a priori la publication d'un modèle (gabarit), avant rédaction des magistrats, et publié par les greffes après rendu de la décision définitive, dans un format garantissant à la fois la plus grande protection des justiciables et la plus large diffusion.
Lexbase souhaite que les avocats puissent se saisir du projet. Ils sont les destinataires naturels de la jurisprudence et sont en mesure d'organiser, tant des circuits d'acquisition efficaces auprès de chaque niveau de juridiction de leurs barreaux, que des procédés de publication au plus grand nombre.
Lexbase souhaite associer à ses recherches la Cour de cassation, par l'intermédiaire d'une convention de recherche, qui permettrait au projet, tant de disposer de jeux de décisions de jurisprudence, que de légitimer l'utilisation des outils mis en place. Le projet s'appuierait en particulier sur les greffes pour réaliser un véritable outil de type « back-office » de rédaction et gestion des informations et des données sensibles.
Cette collaboration tendrait à présenter un véritable outil numérique novateur qui transformera l'utilisation d'une donnée publique judiciaire, aujourd'hui inexploitable en l'état.
B. La diffusion gratuite ou un modèle économique de diffusion de la jurisprudence
Tentés par l'équation selon laquelle plus il y aurait de données diffusées gratuitement, plus il y aurait de services à vendre, de nouveaux modèles apparaissent dans la Legal Tech.
D'une part, Lexbase a résolu une partie du problème en ne permettant l'accès à ses bases de jurisprudences les plus complètes (incluant les premières instances) qu'aux seuls magistrats et avocats.
D'autre part, si Lexbase, comme d'autres éditeurs, organise une forme de diffusion gratuite de sa jurisprudence, il s'agira d'un modèle qui effectivement, profitant de la largesse de diffusion, offrira autant de produits éditoriaux attenants, qui lui feront mériter sa qualité d'éditeur. Sans aucun doute, la taille de la base de données, le contenu, sera alors à nouveau un critère déterminant sur le marché : libérez, libérez, nous acquérons !
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Réf. : Cass. soc., 21 septembre 2022, n° 21-13.045, FS-B N° Lexbase : A25138KB
Lecture: 2 min
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par Charlotte Moronval
Le 29 Septembre 2022
► Le salarié qui, au cours d’une réunion, en présence de la direction et de plusieurs salariés de l’entreprise, remet en cause les directives qui lui ont été données par sa supérieure hiérarchique, en tentant notamment d’imposer au directeur général un désaveu public de cette dernière, exerce son droit d’expression dans l’entreprise sans abus.
Faits et procédure. En l’espèce, au cours d’une réunion, un salarié s’exprime sur l’organisation de son travail en se plaignant d’une surcharge de travail et en remettant en cause les directives données par sa supérieure hiérarchique.
La responsable hiérarchique visée est placée deux jours plus tard en arrêt de travail, le médecin du travail ayant constaté l’altération de son état de santé.
Le salarié est licencié, l’employeur invoquant un abus de sa liberté d’expression et une attitude de dénigrement fautive.
Le salarié conteste son licenciement devant la juridiction prud’homale. La cour d’appel donne raison à l’employeur, estimant que le comportement du salarié s'analyse en un acte d'insubordination, une attitude de dénigrement et constitue une cause réelle et sérieuse de licenciement.
Le salarié forme un pourvoi en cassation.
La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale censure la décision de la cour d’appel au visa des articles L. 2281-1 N° Lexbase : L8736LGN et L. 2281-3 N° Lexbase : L2506H9P du Code du travail, dans leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2007-329, du 12 mars 2007 N° Lexbase : L6603HU4.
Elle énonce au contraire que les salariés bénéficient d'un droit à l'expression directe et collective sur le contenu, les conditions d'exercice et l'organisation de leur travail. Sauf abus, les opinions que le salarié émet dans l'exercice de ce droit, ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement.
Le licenciement du salarié est donc injustifié.
Pour aller plus loin :
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Réf. : CE 9°-10° ch. réunies, 27 juillet 2022, n° 450330, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A10398DT
Lecture: 9 min
N2702BZ4
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par Benjamin Cottet-Emard, Avocat au Barreau de Lyon
Le 29 Septembre 2022
Mots clés : Légifrance • DILA • diffusion du droit • arrêtés préfectoraux • service public
Par une décision rendue le 27 juillet 2022, le Conseil d’État est venu préciser le régime et les contours du service public de la diffusion du droit. Au terme d’une interprétation particulièrement créative, il a été jugé que les arrêtés préfectoraux n’avaient pas à être publiés sur Légifrance.
Quiconque a déjà tenté d’effectuer des recherches dans le recueil des actes administratifs (RAA) en ligne d’une préfecture sait à quel point une telle entreprise peut s’avérer fastidieuse et chronophage.
En effet, les moteurs de recherche des décisions préfectorales sont inexistants, ces dernières sont publiées par lots, sous forme d’un fichier .pdf de plusieurs dizaines de pages, et sont, de surcroît, difficilement exploitables faute d'avoir été mises en ligne dans un format natif permettant une recherche par mots clefs.
L’utilisateur est donc condamné à faire défiler des dizaines voire des centaines de pages pour espérer trouver la décision qu’il recherche. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin et en termes d’accès au service public, on a vu mieux.
Peut-être est-ce ce qui a poussé un utilisateur assidu du site Légifrance à demander au Premier Ministre, sous l’autorité duquel est placée la Direction de l'information légale et administrative (DILA), à ce que soit mis à disposition, sur le site Légifrance, l'ensemble des arrêtés préfectoraux à caractère réglementaire.
I. L’ensemble des arrêtés préfectoraux doivent-ils être mis en ligne sur Légifrance ?
De prime abord, tout juriste averti aurait pu penser que le requérant avait visé juste puisque l'article 1er du décret n° 2002-1064 du 7 août 2002, relatif au service public de la diffusion du droit par l'internet N° Lexbase : L5167A47, dispose que :
« Il est créé un service public de la diffusion du droit par l'internet. / Ce service a pour objet de faciliter l'accès du public aux textes en vigueur ainsi qu'à la jurisprudence. / Il met gratuitement à la disposition du public les données suivantes : / 1° Les actes à caractère normatif suivants, présentés tels qu'ils résultent de leurs modifications successives : / a) La Constitution, les codes, les lois et les actes à caractère réglementaire émanant des autorités de l'Etat ; / b) Les conventions collectives nationales ayant fait l'objet d'un arrêté d'extension (...) ».
L’article 2 de ce décret dispose que ces données sont diffusées via le site internet Légifrance.
Par conséquent, et puisque les préfets sont bien des autorités de l’État, il apparaissait logique que la DILA soit tenue de procéder à la diffusion des actes règlementaires préfectoraux sur le site internet Légifrance.
Mais c’était sans compter sur l’interprétation particulièrement créative retenue par le Conseil d’État qui a jugé que :
« 2. (…) Il résulte de l'économie générale de ces dispositions, éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, que le site Légifrance a vocation à mettre à la disposition du public les actes à caractère normatif émanant des autorités de l'État à compétence nationale, notamment leurs actes à caractère réglementaire.
3. Les arrêtés préfectoraux à caractère réglementaire ne sont pas des actes émanant d'une autorité de l'État à compétence nationale. Dès lors, ces arrêtés, qui sont au demeurant publiés au recueil des actes administratifs des préfectures, lesquels sont accessibles en ligne, ne peuvent être regardés comme des actes à caractère réglementaire émanant des autorités de l'État au sens et pour l'application du décret du 7 août 2002 relatif au service public de la diffusion du droit par l'internet »;
Invoquer « l’économie générale de ces dispositions » et les travaux préparatoires de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations N° Lexbase : L0420AIE, pour les interpréter et réduire le champ d’application de la diffusion des actes émanant des « autorités de l’État » apparaît étonnant dès lors que lesdites dispositions étaient pourtant claires et n’opéraient aucune distinction entre les autorités centrales de l’État, « à compétence nationale », et les autorités déconcentrées de l’État (préfets, recteurs, maires agissant au nom de l’État, …).
Le Conseil d’État invoque donc ici « l’esprit du décret » pour faire primer une solution qui n’allait pas de soi en mettant en échec deux autres principes d’interprétation, à savoir :
1- Là où la loi ne distingue pas, il n'y a pas lieu de distinguer (Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus) ;
2- Il n’y a pas lieu d'interpréter lorsque la lettre est claire (claris non fit interpretatio).
Dans ces conditions, et en précisant que les arrêtés préfectoraux restent « accessibles en ligne » sur les RAA de chaque préfecture, le Conseil d’État en conclut qu’il n’existe aucune obligation pesant sur la DILA de mettre en ligne lesdits arrêtés sur le site Légifrance.
II. L’accès à l’information juridique : un service public effectif ?
Dans cette affaire, et au-delà des motivations du requérant, la question de l’effectivité de l’accès au service public de la diffusion du droit par internet se pose. C’est d’ailleurs l’objet même de ce service public qui est de « faciliter l'accès du public aux textes en vigueur ainsi qu'à la jurisprudence » (Cf. article 1er du décret du 7 août 2002 précité).
En matière de facilité d’accès, le site internet Légifrance n’est certes pas parfait mais la DILA propose régulièrement des améliorations en vue d’assurer une diffusion effective du droit et l’utilisateur trouve globalement ce qu’il recherche. En effet, Légifrance ne se borne pas seulement à mettre à disposition des données (« open data ») mais les rend accessible aux utilisateurs via un moteur de recherche simple et une page de résultats claire et épurée.
L’on ne peut pas en dire autant des préfectures qui se bornent à publier les décisions règlementaires concernant leur territoire, peu importe, au final, que ces arrêtés soient effectivement accessibles à un utilisateur normalement averti ou que les Avocats, dont votre serviteur, passent des heures à retrouver un arrêté de déclaration d’utilité publique, un plan de prévention des risques ou un arrêté de carence…
Cette accessibilité est d’autant moins assurée s’agissant des personnes en situation de handicap alors que la loi n° 2005-102 du 11 février 2005, pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées N° Lexbase : L5228G7R, prévoit que les personnes morales de droit public, y compris donc l’État, sont concernées par l’obligation d’accessibilité des services de communication au public en ligne.
Que dire également de l’accès aux décisions de la juridiction administrative ?
L’arrêté du 28 avril 2021 N° Lexbase : L3302L43, pris en application de l’article 9 du décret n° 2020-797 du 29 juin 2020, relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives N° Lexbase : L5271LXI, a fixé le calendrier suivant pour la mise à disposition, en open data, des décisions de la justice administrative :
- 30 septembre 2021, s’agissant des décisions du Conseil d’État ;
- 31 mars 2022, s’agissant des décisions des cours administratives d’appel ;
- 30 juin 2022, s’agissant des décisions des tribunaux administratifs.
Manifestement, open data ne rime pas avec « facilité d’accès au droit » et pour s’en convaincre il suffit de se rendre sur le site Open data / justice administrative.
Dénué de tout moteur de recherche et d’interface claire, l’utilisateur est invité à télécharger un fichier ".zip" regroupant, par juridiction et par mois, des fichiers « .xml» peu lisibles pour un utilisateur non averti. Sans une interface utilisateur complète permettant de trier, d’afficher et d’exploiter ces données, l’effectivité de l’accès aux décisions de la justice administrative n’apparaît donc, à ce jour, pas assurée.
Sur ce point, le moteur de recherche Ariane Web (en libre accès) ou Ariane Archives (accessible uniquement aux magistrats) pourrait ici servir de support à une diffusion complète de ces données, sous réserve de leur anonymisation.
Les services en ligne des préfectures, comme la plateforme de mise en ligne des décisions de la justice administrative, sont donc encore loin de faire partie de la « République numérique » accessible aux internautes, faute de services en ligne permettant un accès facilité aux données concernées.
S’agissant des collectivités locales, nous notons que, dans le même temps, la publication électronique des actes des collectivités territoriales est devenue la formalité de droit commun (Cf. ordonnance n° 2021-1310 du 7 octobre 2021, portant réforme des règles de publicité, d'entrée en vigueur et de conservation des actes pris par les collectivités territoriales et leurs groupements N° Lexbase : L4636L89 et décret n° 2021-1311 du même jour N° Lexbase : L4587L8E) et que de nombreuses communes œuvrent, avec des moyens limités, à rendre plus accessible l’information locale.
En matière d’urbanisme encore, la publication en ligne des différents documents de planification urbaine est également obligatoire et le site internet dédié facilite clairement l’accès et la visualisation cartographique de ces données. Notons encore que, depuis le 1er janvier 2022, il est possible de déposer des demandes d’autorisations d’urbanisme en ligne pour les communes raccordées via un site internet dédié.
L’État n’ignore pas le retard accumulé en matière de diffusion de l’information juridique et d’accessibilité des sites publics et, le 6 juillet 2021, a été lancé le Système de Design de l'État développé par le Service d’information du Gouvernement (SIG). Cette plateforme a vocation à regrouper « un ensemble de composants réutilisables, répondant à des standards et à une gouvernance, pouvant être assemblés pour créer des sites internet accessibles et ergonomiques » et permettre « aux citoyens et citoyennes d’avoir une meilleure expérience des services numériques de l’État ».
Espérons que les préfectures ainsi que les juridictions administratives en fassent rapidement bon usage !
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par Virginie Gautron - Maîtresse de conférences en droit pénal et sciences criminelles - Nantes Université - CNRS - Droit et changement social et Cécile Vigour - directrice de recherche au CNRS - Sciences Po Bordeaux - Centre Émile Durkheim
Le 28 Septembre 2022
Mots-clés : justice pénale • peines • représentations sociales • expériences de justice
Cet article traite des représentations de la justice pénale, et s’appuie sur une recherche fondée sur des entretiens collectifs et une enquête quantitative par questionnaire. Il souligne le profond décalage entre le sentiment relativement partagé d’un « laxisme » judiciaire, du moins concernant certains types d’infractions ou de délinquants, et des positions nettement plus nuancées lorsque le contexte des affaires leur est détaillé.
Le 24 juillet 2022, la plupart des médias ont relayé un sondage de l'Institut français d'opinion publique (l’IFOP) qui rabâche, après de nombreux autres, combien l’institution judiciaire souffre d’un discrédit populaire, a fortiori la justice pénale [1]. Interrogés sur la fermeté des magistrats « en général », 65 % des mille personnes interrogées ont répondu qu’ils « ne sont pas assez sévères » (51 % en 2011), 2 % seulement qu’ils le sont « trop » (6 % en 2011), 23 % qu'ils sont « justes » (38 % en 2011). Un sur dix reconnaissait être incapable de se prononcer en la matière. La formulation d’une telle question présente pourtant de nombreux biais, en premier lieu parce qu’elle agglomère des infractions très diverses, dont le degré de gravité perçue n’est pas sans effet sur les représentations sociales des sanctions pertinentes. Comme l’écrivaient Philippe Robert et Claude Faugeron dès les années 1970, la pensée des citoyens s’organise autour d’une dichotomie « gros » vs « petits délits », largement fonction des possibilités d’identification aux délinquants [2]. Sans revenir sur l’ensemble des critiques adressées aux sondages [3], ces derniers prennent rarement en compte leurs connaissances et leurs expériences concrètes de la justice pénale. Tout au plus apportent-ils quelques clés de lecture sur l’espace des positions, à partir d’indicateurs socio-démographiques et d’auto-positionnement politique sur un axe gauche-droite.
Dans la lignée d’études françaises relativement anciennes [4], même si ce thème connaît un regain d’intérêt [5], notre équipe de recherche souhaitait analyser plus finement la façon dont les citoyens se représentent et s’approprient la justice, son fonctionnement et ses décisions ; leurs rapports au droit, leurs attentes, les facteurs et les valeurs qui façonnent leurs jugements sur l’institution judiciaire. Cet article se centre sur leurs représentations de la justice pénale, mais s’appuie sur une recherche collective plus large, sensible à leurs perceptions et à leurs expériences du traitement d’autres contentieux (familial, travail, etc.). Il est impossible de présenter ici l’ensemble du protocole de recherche et des résultats, détaillés dans un ouvrage récemment publié aux Presses Universitaires de France [6]. Pour éviter une perspective surplombante, nous avons dans un premier temps opté pour une approche inductive, sans chercher à tester des hypothèses définies a priori. Entre fin 2015 et 2017, nous avons conduit dix-sept entretiens collectifs d’environ trois heures, chaque groupe comprenant de trois à huit personnes (80 participants en tout). Outre la recherche d’un équilibre des classes d’âges, des sexes, des groupes sociaux et des positionnements politiques, nous avons constitué des groupes sans expérience de justice, d’autres avec des expériences civiles (affaires familiales et prud’homales surtout) ou pénales ; ces derniers incluent aussi bien des auteurs, des victimes ou leurs proches, des jurés de cours d’assises et des témoins. Nous souhaitions ainsi caractériser l’incidence d’expériences, personnelles ou indirectes, qui donnent accès à des incarnations concrètes de la justice.
Durant ces entretiens, nous avons posé des questions ouvertes générales, mais aussi diffusé des extraits du documentaire Aux marches du Palais de Cédric de Bragança, qui donne à voir diverses situations : le suivi d’un homme interpellé depuis son déferrement devant la substitute du procureur par la police, jusqu’à l’audience et au prononcé de la décision par le tribunal correctionnel ; une audience dédiée aux contestations d’infractions routières lors de laquelle le juge explique le sens de la peine à un condamné ; une courte séquence où un avocat commis d’office conseille de jeunes prévenus sur l’attitude à adopter à l’audience correctionnelle. Enfin, nous leur avons soumis des scenarii fictifs sur deux cas concrets : une conduite sous l’emprise de l’alcool d’un chauffeur-livreur de trente ans, marié et père de deux enfants ; des dégradations de véhicules commises par des jeunes pris en flagrant délit. Aux fins de comparaison, le premier reprenait en tout point un cas fictif soumis à des magistrats [7]. Nous avons notamment demandé aux participants la sanction qui serait selon eux prononcée par la justice, et celle qu’ils privilégieraient s’ils étaient en situation de juger.
En 2018, nous avons repris ces séquences, en ajoutant un troisième cas fictif (un vol à l’arraché), dans un questionnaire soumis au panel Étude longitudinale par Internet pour les sciences sociales (ELIPSS), un échantillon aléatoire représentatif de la population française (2352 répondants) [8]. Tandis que les entretiens collectifs permettent d’établir certaines modalités d’élaboration et d’expression d’un jugement public sur la justice, les réponses au questionnaire, dans un cadre privé via une tablette, visaient à objectiver statistiquement les facteurs qui influencent les jugements portés sur celle-ci, explorés à l’aide d’analyses statistiques multivariées (régression logistique, analyses factorielles). Cette combinaison de méthodes a permis de comparer leurs représentations abstraites du système pénal, en lien avec leurs conceptions de la délinquance, des peines et de leurs finalités, et leurs jugements sur des situations concrètes, qui comprenaient des descriptions fines de divers délits, des trajectoires et des caractéristiques des prévenus. À cet égard, on observe un profond décalage entre ces deux perspectives, ainsi qu’une relative dépolitisation du sujet lorsqu’ils s’extraient des reportages, des coupures de presse, des déclarations politiques ou syndicales. Si les citoyens sont majoritairement persuadés d’un « laxisme » judiciaire, du moins concernant certains types d’infractions ou « profils » de délinquants (I.), leurs positions sont nettement plus nuancées lorsque le contexte des affaires leur est détaillé. Au-delà de l’incrimination pénale, envisagée abstraitement, ils portent alors leur regard sur le préjudice et le déroulement des faits, les antécédents judiciaires, mais aussi sur les motivations de l’auteur, sa personnalité et son histoire, ce qui les conduit à moduler leurs jugements sur la sévérité de la peine (II.).
I. Des représentations abstraites majoritairement critiques
On constate d’abord un écart frappant entre la légitimité d’ensemble de la justice et de la police, en tant qu’instances de régulation, et des appréciations beaucoup plus contrastées de l’institution, des tribunaux et de certaines pratiques professionnelles de l’autre. Les discours des enquêtés manifestent une vision idéalisée de la Justice, entendue comme valeur, et appréhendée en termes de pacification sociale, de régulation des conflits, de protection et de sécurité. La justice est considérée comme indispensable dans une communauté sociale et politique : elle a pour charge de fournir un cadre, des repères collectifs et des valeurs au sens social (comme socle de la vie en société), politique (au fondement de la démocratie) et moral, en tant que repères sur ce qu’il est bien de faire ou pas. Cette perspective explique que la pénalité soit étroitement associée aux attentes sociales envers les tribunaux. Les enquêtés leur assignent d’abord le rôle de sanctionner ceux qui ne respectent pas les lois, d’inciter à respecter les règles de la vie en société, de dédommager les victimes et d’éviter les comportements délinquants. Leurs déceptions face à ce que serait la justice en action sont à la mesure d’idéaux exigeants. Leurs jugements dépréciatifs portent sur ses traductions institutionnelles concrètes, sur certaines pratiques des tribunaux et des professionnels du droit. Leurs discours confortent, a priori, les résultats des sondages commandés par les médias, mais dévoilent des appréciations plus contrastées selon les types d’infractions et leurs auteurs (A.). Ces représentations majoritaires masquent la coexistence de plusieurs types d’attitudes, caractéristiques de groupes sociaux ou au moins de certaines propriétés sociodémographiques, et au-delà de systèmes de croyances différenciés (B.).
A. Entre impunité et sur-pénalisation : des jugements contrastés selon les types de délinquance et de délinquants
Lors des entretiens collectifs, les enquêtés ont majoritairement regretté la clémence excessive de la justice, les classements sans suite, les libérations anticipées de détenus grâce aux réductions et aux aménagements de peine, ou encore l’inexécution de sanctions privatives de liberté. Beaucoup déplorent le détricotage du travail des forces de l’ordre par les juges, ce qui minerait l’autorité policière et nuirait à l’efficacité de la lutte contre la délinquance. Ainsi, 60 % des répondants au questionnaire considèrent que « les juges relâchent souvent les personnes arrêtées par la police ». Lors des échanges collectifs, certains ont relaté des expériences personnelles ou rapportées par leur entourage pour conforter cette accusation de laxisme. Mais la plupart ont pris appui sur des exemples diffusés par les médias, même s’ils sont loin d’être dépourvus de sens critique à leur égard. Aux yeux du grand public, ces indulgences sont pour partie volontaires, mais aussi, concernant les contentieux de masse, contraintes en raison de l’afflux d’affaires et du manque de moyens. Dans les deux cas, elles fortifieraient le sentiment d’impunité des délinquants. L’inexécution des peines ou leur exécution tardive mettrait à mal le sens de la peine. Toutefois, ces jugements d’ensemble sur l’activité pénale masquent des critiques qui sont rarement univoques. Celles d’une excessive mansuétude des magistrats se focalisent sur certaines formes de délinquance et certains types de délinquants, en lien avec le sentiment de profondes injustices et inégalités devant la loi.
Parmi les infractions perçues comme graves et insuffisamment réprimées, les atteintes aux personnes sont le plus souvent citées, surtout la délinquance sexuelle. Les enquêtés stigmatisent le prononcé de simples sursis ou de quantums fermes trop légers, qui leur semblent trop souvent inférieurs à ceux prononcés pour des faits qu’ils estiment moins graves, comme les atteintes aux biens, ou les infractions à la législation sur les stupéfiants. Ceci étant, ce n’est pas toujours la gravité intrinsèque des crimes ou délits qui fonde leurs jugements, mais plutôt la qualité de leurs auteurs. À cet égard, la délinquance des mineurs constitue une cible privilégiée, souvent confondue avec celle des jeunes de « banlieues », d’origine étrangère en particulier. C’est toutefois l’impunité des élites qui réunit le plus grand nombre de critiques. Les participants aux entretiens collectifs dénoncent presque unanimement un système partial au service des puissants, que cette dissymétrie tienne aux ressources économiques, sociales ou culturelles. La capacité de ces derniers à s’arranger avec les lois et les professionnels du système pénal se manifesterait dès l’intervention policière : on ne leur mettrait pas de menottes en public, il y aurait une tendance à étouffer les affaires les concernant. Ils parviendraient à contourner la justice à l’aide d’avocats bien rémunérés, ou grâce à des collusions entre magistrats, responsables politiques et personnes socialement haut placées. Au mieux seraient-ils condamnés à des amendes, non dissuasives du fait de leurs revenus. Même incarcérés, les délinquants en col blanc bénéficieraient selon eux de conditions de détention avantageuses.
Ce sentiment d’inégalité paraît d’autant plus fort que les enquêtés sont nombreux à considérer que la justice, trop laxiste pour des faits jugés graves ou à l’encontre des élites, s’acharnerait au contraire sur d’autres délinquants auxquels ils s’identifient davantage. À la différence des sondages d’opinion, mais dans la lignée de travaux scientifiques antérieurs, notre recherche révèle en effet la coexistence de deux appréciations opposées : la justice ne punirait pas assez quand elle le devrait, mais punirait trop sévèrement dans d’autres cas [9]. Lors des échanges collectifs, l’exemple le plus typique, et qui suscite le plus d’adhésion, concerne les infractions routières. Pour beaucoup, de gros moyens seraient déployés pour les réprimer, aux seules fins d’alimenter les caisses de l’État et au détriment d’autres formes de criminalité, commises par de « vrais » délinquants qu’ils placent à bonne distance, parfois à l’aide d’appréciations stéréotypées. Ils justifient la moindre gravité des infractions routières par le fait que chacun est susceptible d’en commettre, sans nécessairement être de mauvaise foi (inattention, feu orange, etc.). Même pour l’alcool au volant, plusieurs font preuve de mansuétude, tout en considérant une sanction nécessaire. Comme Morgane, trentenaire et professeure d’économie en lycée qui se déclare proche des Républicains, ils ne comprennent pas que « quelqu’un qui a pris 3 verres d’alcool » se retrouve « à la barre avec quelqu’un qui a commis un vol ». Selon eux, ces délinquants n’auraient rien à faire en détention, même en cas de récidive. Pour les moins dotés économiquement, tout se passe comme s’ils s’estimaient doublement perdants dans le jeu social conduisant à sur-criminaliser les délinquants routiers et à assurer l’impunité des plus riches. Ces derniers seraient sanctionnés par des peines pécuniaires indolores, tandis que les plus pauvres subiraient des amendes ou des retraits de permis aux incidences beaucoup plus fortes sur leur situation sociale et professionnelle.
Plus généralement, leurs discours dévoilent une grande sensibilité aux injustices, liées aux inégalités, d’abord perçues sur le mode d’une opposition entre « eux » (« ceux qui ont le pouvoir », « ceux qui sont haut placés », « ceux qui font les lois ») et « nous » (« le peuple » qui n’« est pas écouté »). Les citoyens incluent la reproduction d’autres écarts préexistants liés aux appartenances de classe, mais aussi de genre et à des groupes ethniques minoritaires. Ils évoquent spontanément et de façon récurrente cette « justice à deux vitesses » dans les échanges, alors que l’enquête qualitative ne comportait aucune question sur cette dimension. Une tension forte s’exprime entre ce que la justice devrait être dans une société démocratique (une loi accessible et égale pour tous) et ce que les citoyens en perçoivent : un lieu où sont reproduites, voire amplifiées, les inégalités économiques, sociales et culturelles. Selon eux, le fonctionnement du système judiciaire avantage certains profils de justiciables et en pénalise d’autres selon les compétences et dispositions qui sont les leurs. Si le capital économique constitue selon eux un élément décisif, en termes d’accès à l’information et aux meilleurs avocats, les inégalités de classe tiennent aussi au capital culturel et social : inégale maîtrise du langage, des codes et des attentes judiciaires. Selon plusieurs enquêtés aux profils diversifiés, ce déficit d’intelligibilité représente aussi, sur un plan plus subjectif, une forme de violence symbolique ou institutionnelle. L’appartenance des professionnels du droit à l’élite culturelle et sociale s’accompagnerait d’une mise à distance sociale et d’une domination vis-à-vis des profanes et surtout des plus modestes. L’usage de termes juridiques complexes ne découlerait pas seulement de la technicité du droit, mais d’une intention délibérée, afin d’asseoir une relation de pouvoir.
B. Des représentations socialement clivées
Les représentations décontextualisées de la justice pénale dépendent de schèmes interprétatifs formés au cours de la socialisation, des expériences individuelles et des appartenances sociales, mais aussi des sensibilités politiques et de l’exposition aux médias. L’âge, le sexe, la profession et la catégorie socioprofessionnelle, les affinités partisanes et la position sur l’axe gauche-droite structurent indubitablement la formation des jugements. Les analyses statistiques multivariées réalisées à partir de l’enquête par questionnaire montrent que les plus diplômés, les jeunes, les cadres et professions intellectuelles supérieures, et dans une moindre mesure les femmes, sont significativement moins prompts à dénoncer le manque de sévérité des magistrats. Il en va de même pour ceux qui se classent à gauche et au centre-gauche, qui sont en revanche nettement plus sensibles aux discriminations policières et judiciaires.
Pour autant, leurs jugements sur les pratiques judiciaires ne sont pas totalement déconnectés de leurs expériences concrètes et de leurs interactions avec les acteurs du système pénal. Paradoxalement, ce sont moins leurs rapports antérieurs avec l’institution judiciaire qui pèsent sur leurs représentations de celle-ci que leurs interactions avec les forces de l’ordre, même si les premiers ne sont pas sans effet. Ceux qui ont subi un refus de plainte considèrent davantage que la justice relâche souvent les personnes interpellées et dans une moindre mesure, ceux qui ont vu leurs plaintes classées sans suite. En outre, si plusieurs études nationales et internationales dévoilent que la confiance envers la police décroît en proportion inverse du nombre de contrôles d’identité rapportés [10], les réponses au questionnaire montrent que ces derniers réduisent aussi la confiance envers la justice. Les refus de plainte, comme d’autres expériences de justice (notamment pénales), doublent également la probabilité d’éprouver des sentiments négatifs à l’égard de l’institution judiciaire (méfiance, peur, colère, injustice). On observe cependant un décalage saillant entre ces conceptions générales et les jugements en situation que les participants aux entretiens collectifs et les panélistes développent sur la base de cas concrets.
II. En situation de juger : une désescalade répressive
Dès les entretiens collectifs, les positions des enquêtés étaient nettement plus nuancées lorsqu’il s’agissait de juger de la sévérité de la peine prononcée dans des affaires concrètes, ou d’estimer la « juste » peine à propos d’histoires fictives, dont les détails de la commission des faits et les caractéristiques des auteurs étaient connus. Les objectivations statistiques ont confirmé ce contraste, déjà relevé à l’étranger [11]. Enquêtés et panélistes contextualisent alors les faits et individualisent les peines, ce qui conduit à une désescalade répressive (A.), qui s’explique aussi par l’articulation des multiples finalités qu’ils assignent à la peine (B.). Si certains déterminants sociaux pèsent sur leurs façons de moduler les sanctions, leurs conceptions politiques perdent une grande part de leur influence (C.).
A. Entre contextualisation des faits et individualisation de la peine : une moindre punitivité
Lors des entretiens collectifs, la tonalité des propos sur le traitement judiciaire des cas concrets soumis apparaît nettement plus modérée, comme en témoignent les discours et les arguments des enquêtés au sujet d’un passage du documentaire visionné, présenté ci-dessous.
Présentation d’un extrait du documentaire discuté Le prévenu est accusé d’avoir tiré deux coups de feu en l’air dans un lieu public avec un fusil à pompe. L’homme rencontre d’abord une substitut du procureur dans son bureau, qui lui indique qu’utiliser un fusil dans un lieu public peut être puni de cinq ans d’emprisonnement. L’homme répond qu’il n’a visé personne et qu’il n’y avait pas de balles réelles dans le fusil. Elle rétorque que cela ne change rien du point de vue du Code pénal. L’homme reconnaît les faits. La substitut lui demande s’il souhaite un avocat, lui explique la suite de la procédure et indique demander au juge des libertés et de la détention qu’il soit placé immédiatement en maison d’arrêt en raison du trouble à l’ordre public qu’il a provoqué. L’homme paraît essuyer des larmes. Le lendemain, l’homme est jugé par le tribunal. L’homme explique le contexte dans lequel il est allé chercher son arme : le patron d’un club l’a pris à la gorge, l’a fait ressortir et l’a humilié devant ses amis et sa femme. Alors qu’il explique cela pour la troisième fois, la juge qui préside l’audience l’interrompt et lui indique que cela n’a pas d’importance aux yeux du Code pénal, contrairement au fait de tirer deux coups de fusil en l’air pour régler un désaccord. L’homme est condamné à douze mois de prison, dont six mois assortis d’un sursis avec mise à l’épreuve de deux ans ; il est maintenu en détention ; il est aussi privé de ses droits, civils et de famille pendant deux ans. |
Même les plus virulents lors des discussions générales ont participé à ce renversement de situation. Parmi les quatre-vingt participants, quatre hommes de milieu populaire seulement ont pointé un manque de sévérité des magistrats. Les processus de formation et d’explicitation du jugement montrent qu’ils se sont fondés presque exclusivement sur le quantum ferme, occultant la dimension punitive du sursis avec mise à l’épreuve. Quant aux 2 352 panélistes interrogés, seuls 3 % ont considéré que la peine n’était pas assez sévère. Près de 46 % ont estimé qu’elle était « juste », presque la moitié (49,7 %) qu’elle était trop sévère [12].
Comment expliquer ce décalage entre les jugements énoncés « en général » et ceux qui sont émis « en situation » ? Plusieurs études ont déjà montré que la plupart des personnes pensent à des crimes graves et violents lorsqu’elles se prononcent sur les sentences des tribunaux « en général » [13]. Ces crimes (viol, pédophilie, autres violences familiales, meurtre) sont effectivement parmi les plus cités dans les échanges lorsqu’il est question du manque de punitivité de la justice. Or, les extraits d’audience portaient sur des faits de bien moindre gravité. En outre, ils conduisent les enquêtés à se distancier d’incriminations abstraites, en prenant en compte les circonstances concrètes du passage à l’acte. Plusieurs chercheurs l’ont montré au sujet des pratiques de sentencing de magistrats : la notion de gravité présente une « face objective (légale) de gradation et une face narrative (dramatique) de scénarisation » [14]. L’affaire se présente comme un récit, qui implique des événements, des lieux et des personnages, appréhendés à l’aune de leurs biographies, de leurs actions antérieures et des explications qu'ils fournissent à l’audience. Cela amène parfois les magistrats, et les citoyens placés en situation de juger, à nuancer l’interprétation de la gravité des faits ou la responsabilité des protagonistes. Celles-ci sont évaluées à l’aune de nombreux éléments contextuels et contingents qui varient suivant les types d’affaires. À partir de toute une série de critères, les enquêtés appliquent intuitivement le principe d’individualisation des peines, fondamental en droit pénal français, que deux femmes seulement ont mentionné en entretiens collectifs. Sur ce point, un paradoxe émerge de nos enquêtes : alors que la plupart des travaux en sociologie des professions, de la justice ou des institutions, insistent sur la forte distance entre profanes et professionnels du droit, on constate une grande similarité des modes de raisonnement, des critères et des arguments avancés par les citoyens et les magistrats [15] quant au choix de la peine, à sa gradation, à son individualisation.
Il est impossible ici de détailler l’ensemble des éléments qu’ils prennent en compte. Pour former leur jugement, et définir le type de sanctions et son quantum, panélistes et participants aux entretiens collectifs s’appuient d’abord sur le type d’infraction (gravité, préjudice), les circonstances précises qui l’entourent et les antécédents judiciaires. Ils prêtent attention aux circonstances les plus objectives de l’affaire : absence de balles réelles dans l’extrait documentaire, degré d’alcoolémie, etc. Ils procèdent ensuite à une gradation de la peine selon les antécédents du prévenu : pour une grande majorité, la clémence est envisageable pour les primo-délinquants, et la première condamnation doit servir d’avertissement. Nous y reviendrons, la nature des faits et le casier judiciaire constituent des facteurs déterminants du recours à la prison. Les enquêtés sont plus divisés, mais assez nombreux, surtout parmi ceux qui jugent la peine trop sévère, à prendre en compte les motivations et les sentiments de l’auteur au moment du passage à l’acte, comme l’humiliation qu’il dit avoir ressentie dans l’extrait de documentaire. Ceux-ci y voient un motif d’adoucissement, car le prévenu serait partiellement victime de l’événement. À l’inverse, pour d’autres qui estiment la peine juste ou trop clémente, il n’aurait pas dû se faire justice lui-même, mais faire appel aux autorités. Non seulement la loi doit s’appliquer, quelles que soient les émotions ressenties et leur légitimité, mais le comportement du prévenu lors des faits est interprété comme celui d’une personnalité dangereuse : les risques de réitération exigeraient une réponse pénale pour le dissuader de recommencer. À l’instar des chercheurs qui se sont penchés sur le processus de reconstruction judiciaire des affaires [16], ces caractéristiques plus personnelles ne peuvent être dissociées des précédentes, car elles fonctionnent en synergie. Les faits sont compris à partir de l’état mental du prévenu au moment du passage à l’acte, de ses relations et interactions avec la victime, tandis qu’une infraction violente et des condamnations antérieures servent de base à des inférences sur ses traits de caractère. Ces différents critères ne sont donc pas des entités autonomes et irréductibles les unes aux autres. Les citoyens sont également très sensibles, comme les acteurs judiciaires [17], à la reconnaissance des faits, aux excuses et aux regrets exprimés à l’audience, qui relèvent pour beaucoup de « circonstances atténuantes ».
En parallèle, les citoyens intègrent majoritairement les caractéristiques personnelles et la situation professionnelle (emploi, revenus) et familiale du prévenu dans leurs raisonnements conduisant au choix de la peine, même s’ils sont plus divisés. L’examen des parcours des prévenus sollicite et accentue leur sensibilité et leur empathie. Outre la minorité de l’auteur, qui constitue plutôt une circonstance atténuante malgré leurs perceptions critiques du traitement de la délinquance des mineurs, beaucoup ont recherché lors des entretiens collectifs un équilibre entre efficacité de la peine et maintien de l’insertion sociale du prévenu. À nouveau, nos résultats croisent les travaux sur les pratiques des magistrats [18], puisque ces marqueurs sociaux n’ont pas la même signification dans tous les contextes et selon les enquêtés : ils peuvent être atténuants dans certains cas, aggravants dans d’autres. Ainsi, la prise en compte du métier du prévenu, chauffeur‑livreur, divise les participants lorsqu’ils discutent du cas fictif de conduite en état d’ivresse. Pour une majorité, son métier devrait inciter à aménager la peine, car la suspension ou l’annulation du permis pourrait entraîner une perte d’emploi, ce qui pénaliserait aussi sa famille. Au contraire, quelques-uns considèrent sa profession comme un facteur aggravant. L’auteur devrait être d’autant plus conscient des dangers de la conduite en état d’ébriété et sa présence continue sur les routes exposerait à des risques plus importants d’accidents. Les divergences plus fortes en ce qui concerne l’emploi, les revenus et la situation familiale résultent notamment de tensions entre les multiples finalités assignées à la peine – préserver ou favoriser l’insertion des auteurs vs faire prendre conscience de la gravité des faits et les responsabiliser.
B. Entre punition et pédagogie : l’articulation des multiples finalités assignées à la peine
On retrouve dans les propos des enquêtés l’ensemble des rationalités pénales identifiées dans la littérature scientifique. Certains privilégient certaines finalités plutôt que d’autres, mais la plupart en mobilisent plusieurs, parfois jusqu’à quatre ou cinq. Elles s’articulent et s’enchevêtrent plus qu’elles ne s’opposent, mais différemment selon la gravité perçue des faits et/ou le « profil » des auteurs. Les jugements dépréciatifs sur le « laxisme judiciaire » sont liés à l’importance qu’ils accordent à la rétribution, à la dissuasion, à la protection de la société et à la réparation du préjudice des victimes. Ils envisagent le plus souvent la peine comme un mal nécessaire, seul à même de garantir l’ordre social, d’assurer l’autorité de la loi et la force des interdits. Reprenant régulièrement les paroles d’un juge dans le documentaire, selon lequel « une peine, c’est fait pour peiner », ils considèrent que tout châtiment doit a minima « embêter » ou « gêner ». Ceci explique le très faible crédit accordé au sursis simple, du moins lorsqu’il est total. Car la sanction paraît alors symbolique, sans susciter le moindre désagrément. Si cette visée rétributive se tourne surtout vers le passé, comme le signifie sa définition littérale (« attribuer en retour ») [19], les enquêtés se réfèrent davantage aux fonctions de dissuasion et de protection de la société, dans la lignée des théories utilitaristes. La peine remplit une fonction d’intimidation collective, grâce aux espérances placées dans la « peur de la sanction », que les participants déduisent le plus souvent de leur propre appréhension de la prison. La peine poursuit également un objectif de prévention spéciale, tournée vers l’auteur et destinée à éviter la réitération, ainsi qu’un objectif de protection de la société et des victimes en particulier, notamment au travers de la neutralisation permise par l’incarcération. Des enquêtés insistent aussi sur la fonction réparatrice de la sanction, qui peut être pécuniaire, à la mesure du préjudice, mais aussi symbolique.
En parallèle de ces visées plutôt punitives, la majorité des enquêtés assignent à la peine une fonction réhabilitative. La conception dominante demeure « prospectiviste », tournée vers le futur [20]. Cet objectif est le plus souvent cité durant les entretiens collectifs, environ six fois sur dix, mais fréquemment en complément de la rétribution, de la dissuasion ou de la protection de la société, et sous un angle plus moral que social. Dans cette perspective, la fonction de la peine est d’abord pédagogique. Il s’agit d’une pédagogie de la loi, du sens des interdits, qui doit permettre une prise de conscience de la gravité des faits, du préjudice de la victime, et « inculquer des valeurs ». Même les obligations de soins ne visent pas tant la guérison d’une pathologie, qu’une réflexion sur le passage à l’acte en soutien de l’amendement moral ; cette dimension est aussi présente parmi les magistrats et personnels pénitentiaires [21]. En revanche, la réinsertion sociale apparaît plus rarement dans les propos des enquêtés, une fois sur cinq seulement. Le sursis probatoire ou avec mise à l’épreuve est quasiment absent de leur discours. Ils ne le différencient guère du sursis simple ; surtout, ils ne perçoivent pas l’accompagnement social qu’il permet. Les aménagements de peine sont quant à eux souvent envisagés comme un « cadeau », et non comme une réintégration progressive et accompagnée dans la société.
Du fait de l’importance qu’ils accordent à la pédagogie de la peine et à la transformation morale du condamné, les enquêtés plébiscitent les sanctions alternatives comme les stages et le travail d’intérêt général (TIG), du moins pour les infractions de petite et moyenne gravité. Pour l’usage d’une arme dans l’extrait d’audience, perçu comme plus grave, les panélistes pour qui la peine était trop sévère ou trop douce ont aussi privilégié plus de quatre fois sur dix des peines alternatives à la détention, principalement un stage, puis un TIG et, dans une moindre mesure, des rencontres avec des victimes et des obligations de soins. Durant les entretiens, les participants qui partageaient ce point de vue ont insisté sur l’importance de sanctions permettant à l’auteur de « prendre conscience » de la gravité des faits, de l’« éduquer » et de « le faire réfléchir à son accès de colère », plutôt qu’une incarcération susceptible d’accroître selon eux les risques de récidive. Cette ambition pédagogique était d’autant plus forte qu’ils se représentaient le prévenu du documentaire comme peu éduqué, d’un niveau intellectuel limité. Plus généralement, elle découle de leur propension à envisager la délinquance comme le résultat d’une société anomique, liée à un défaut d’éducation parentale. Ces mesures alternatives apparaissent aussi comme une façon de payer concrètement sa dette, et le TIG comme un moyen de rééducation par le travail, valorisant le goût de l’effort, inculquant le respect des horaires et des directives de la hiérarchie.
Du fait de cette attente de pédagogie, les explications des juges à l’audience sur la sanction et ses fonctions leur semblent aussi importantes que la peine elle-même. En témoignent des comparaisons récurrentes entre l’office du juge et une figure paternelle ou maternelle, ou celle d’un instituteur à l’égard d’un élève, qui manifestent une triple attente d’autorité, de pédagogie et d’humanité. Les attitudes et propos des magistrates du parquet et du siège dans le documentaire ont donné lieu à des appréciations hétérogènes, mais ont suscité de vives réactions, au point de démultiplier parfois leur empathie vis-à-vis du prévenu et d’influencer leur jugement sur la sévérité de la peine. Ceux qui ont jugé la peine trop sévère sont en effet plus nombreux à pointer l’absence d’écoute, un manque de respect et un excès d’autorité des magistrats. Beaucoup ont pointé des formes de violence symbolique à l’égard du prévenu, du fait d’un vocabulaire juridique incompréhensible, d’une absence d’écoute et de considération vis-à-vis de ses déclarations, révélatrice selon eux d’un manque d’humanité, sinon d’un mépris des magistrats. Une majorité souhaite une justice égale pour tous et impartiale, mais attentive à la singularité de chaque personne et situation, une considération des justiciables en tant que sujets plutôt qu’objets du droit. Les enquêtés ont aussi reproché aux juges de ne pas suffisamment expliciter la peine, dès lors plus difficile à comprendre et à accepter. Leurs discours convergent avec certaines perspectives développées par les théories de la « justice procédurale », selon lesquelles l’écoute, la bienveillance et le respect des magistrats renforceraient l’acceptation des décisions de justice, voire réduiraient les risques de récidive [22]. On note cependant des tensions et contradictions avec une attente aussi forte d’autorité. Celle-ci constitue pour eux une façon de transmettre la « leçon » pénale [23] face à des prévenus qui tendraient à occulter la gravité des faits.
Tout en militant pour des peines pédagogiques, les enquêtés accordent néanmoins une place centrale aux peines privatives de liberté. Les premières ne constituent pas toujours à leurs yeux une « véritable peine », mais plutôt son complément. Le sursis, critiqué lorsqu’il est total, devient souvent nécessaire en surplus, car seule la menace de l’emprisonnement bénéficierait d’une force dissuasive. Ignorant le plus souvent que le droit pénal autorise le prononcé d’un emprisonnement en cas d’inexécution des peines alternatives, certains ont ajouté à celles qu’ils proposaient au sujet des cas fictifs un sursis afin de « marquer le coup », « poser une vraie barrière à la délinquance » et faire peser une « épée de Damoclès » sur le condamné. Concernant l’usage d’une arme dans l’extrait de documentaire, plus de quatre panélistes sur dix retiendraient en priorité une peine privative de liberté, assortie ou non d’un sursis, mais de durée inférieure à celle prononcée par les juges. Pourtant, les entretiens collectifs révèlent que de nombreux enquêtés ont une vision négative de l’enfermement, même si quelques-uns ont puisé dans l’imaginaire de la « prison 4 étoiles ». Une majorité déplore les conditions indignes d’incarcération (insalubrité, surpopulation, violence, isolement, déshumanisation, etc.), a fortiori parmi ceux qui en ont une expérience directe ou indirecte. La cohabitation de « petits délinquants » et de « caïds », pour reprendre les termes des enquêtés, contribuerait à ancrer les individus dans une carrière délinquante. Toutefois, une société sans établissement pénitentiaire leur semble utopique. L’incarcération devrait juste être réservée à ceux qui le « méritent ». Ce « custody threshold », déjà identifié à propos des pratiques des magistrats [24], dépend principalement de leur lecture des faits et des antécédents. Ce n’est qu’après avoir déterminé que le délinquant ne « mérite » pas la prison qu’une sanction alternative est envisagée, en tant que « seconde chance », et avec une attention plus conséquente aux caractéristiques personnelles des personnes qu’ils ont à juger.
Placés en situation de porter un jugement sur les peines prononcées dans l’extrait documentaire, et de choisir la peine dans les scenarii fictifs, beaucoup expérimentent la complexité et la subjectivité inhérentes à l’activité de juger. Alors qu’ils présentaient jusqu’alors la justice comme une loterie arbitraire et inégalitaire, certains verbalisent leurs propres difficultés à concilier les multiples finalités qu’ils assignent à la peine, et les nombreux critères qu’ils jugent pertinents pour déterminer sa nature et son quantum. Cette synthèse des principes de justice majoritaires ne doit pas conduire à sous-évaluer des avis malgré tout contrastés, qu’il s’agisse du poids des caractéristiques personnelles des prévenus, de leurs antécédents, de l’absence de balles réelles dans l’extrait de documentaire ou des sentiments de l’auteur. Si divers déterminants sociaux demeurent discriminants, l’examen d’affaires concrètes conduit à une forte dépolitisation du sujet.
C. Une forte dépolitisation du choix de la peine
Alors que leurs appréciations générales sur le système judiciaire sont fortement structurées par l’orientation politique et les caractéristiques socio-démographiques, les représentations citoyennes de la justice et des peines sont beaucoup plus labiles à propos des cas contextualisés. Concernant le choix de la peine dans les cas fictifs, l’âge, le sexe, la nationalité, le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle des panélistes n’ont presque aucun poids. En revanche, certains déterminants sociaux orientent leurs avis sur la sévérité de la peine prononcée dans le documentaire, la peine qu’ils prononceraient s’ils étaient juges et les critères qu’ils prendraient en compte. Ces marqueurs opèrent parfois en sens contraire de ce que nous avons constaté à propos de leurs représentations générales. L’influence du genre apparaît minime, si ce n’est que les femmes qui jugent la peine trop sévère choisissent plus souvent comme alternative une peine pédagogique, hors amende. La nationalité, indifférente s’agissant de leurs représentations générales, est par contraste nettement discriminante lorsque les panélistes sont en situation de juger. Toutes choses égales par ailleurs, ceux de nationalité française sont plus nombreux à considérer la peine trop sévère par rapport aux personnes de nationalité étrangère ou française par acquisition. Il en va de même pour les plus diplômés et les cadres et professions intellectuelles supérieures, mais aussi les plus âgés (55 ans ou plus), alors que ces derniers étaient nettement plus critiques que les 18-34 ans après des questions générales sur la justice. Les jeunes sont plus sévères lorsqu’ils se penchent sur des affaires concrètes, notamment parce qu’ils s’attachent davantage à la lettre de la loi. Ils sont plus nombreux à refuser de prendre en compte les circonstances qui entourent l’infraction, qu’elles soient objectives ou subjectives (absence de balles réelles, antécédents, fait d’être pris à la gorge, de se sentir humilié, etc.). Les femmes y sont aussi moins sensibles. Si les moins diplômés écartent plus souvent le critère des antécédents, ils sont plus favorables à la prise en compte de l’état d’esprit du prévenu.
En revanche, le poids de l’orientation politique disparaît dans une large mesure lorsque les panélistes se trouvent en situation de juger. Ceux qui se déclarent à gauche sont légèrement plus nombreux à trouver la peine trop sévère dans l’extrait de documentaire (55 % contre 47 % à droite), mais l’effet de cet indicateur est très modéré. Il ne pèse pas plus sur leurs choix de peine, y compris pour les cas fictifs. Quant à leurs expériences et connaissances pratiques de la justice, celles-ci infléchissent peu leurs positions, même si avoir eu plusieurs fois affaire à la justice, tous types de contentieux confondus, accroît légèrement la probabilité de considérer la peine trop sévère. En outre, le fait de s’être vu refuser un dépôt de plainte de la part de la police augmente la probabilité d’être favorable à la prise en considération des sentiments du prévenu. Eu égard au contexte de l’affaire, et aux discussions lors des entretiens, on peut émettre l’hypothèse que ce type d’expérience suscite une plus grande adhésion aux mécanismes de vengeance privée.
Conclusion
Le décalage entre ce que les enquêtés expriment de façon générale et leurs positions sur des cas précis dévoile de fortes ambivalences citoyennes face à la justice pénale. Leurs représentations abstraites sont souvent très critiques. Mais ces jugements dépréciatifs s’estompent lorsqu’ils se trouvent en situation de juger des cas plus concrets, et qu’ils prennent conscience de la contextualisation inhérente à l’acte de juger. On identifie alors une grande similarité des modes de raisonnement et arguments avancés par les citoyens et les magistrats quant au choix de la peine, à sa gradation, à son individualisation. En outre, si l’incarcération reste leur sanction‑étalon, car perçue comme la plus dissuasive, elle est plutôt conçue comme une solution par défaut, inéluctable pour les faits graves ou perçus comme dangereux, mais dans laquelle ils placent peu d’espoir sur le plan de la prévention de la récidive. Pour des faits de petite et moyenne gravité, ils plébiscitent plutôt des peines alternatives à visée pédagogique.
En définitive, notre recherche atteste que la défiance à l’égard de l’institution judiciaire n’est pas aussi forte que ce que les sondages laissent penser, et qu’elle serait bien moindre si les citoyens disposaient d’informations plus étayées sur la réalité des pratiques des magistrats. Elle montre une réelle appétence et un besoin des citoyens d’accéder non pas à des discours idéologiques, théoriques ou juridiques sur ce que la justice est censée être, mais bien à ce qu'elle est de manière concrète, incarnée dans des pratiques, des lieux et des personnes. Plutôt que de multiplier les déclarations et réformes populistes aggravant les peines, dont l’inefficacité est démontrée depuis plus d’un siècle, il paraît essentiel de les informer sur les aménagements de peine, les sursis probatoires et les peines alternatives : les enquêtés y sont plutôt favorables, mais ils sous-estiment leur portée punitive, les interdictions et les contrôles associés. Conscients des effets délétères de la prison, ils estiment que d'autres peines sont plus efficaces pour les petits délinquants.
Nos investigations donnent également à voir un profond décalage entre leurs attentes et divers projets ou réformes essentiellement managériales [25]. À rebours d’une simplification continue des procédures, d’un moindre accès aux juges au profit d'un traitement plus administratif des affaires, les citoyens expriment une demande de contact accru avec ceux-ci. Ils souhaitent que les magistrats prennent davantage de temps pour écouter les parties, les victimes autant que les auteurs, et qu’ils expliquent davantage leurs décisions. Énoncé lors de la campagne présidentielle, le projet de multiplier les amendes forfaitaires sans passage devant le juge, qui privilégie la sanction sans la moindre pédagogie, risque aussi d'alimenter leur sentiment d’une justice inégalitaire « à deux vitesses », privilégiant les groupes sociaux en mesure de les payer. Puisque l’impunité des élites concentre le plus de critiques, il conviendrait enfin de résoudre les contradictions que les enquêtés évoquent entre l'insuffisance des moyens humains et financiers alloués à la lutte contre la délinquance économique et financière, secteur largement délaissé de la justice pénale, et la concentration de la répression sur la délinquance de voie publique.
[2] Ph. Robert et C. Faugeron, La justice et son public : les représentations sociales du système pénal, Médecine et Hygiène, Masson, 1978 [en ligne].
[3] V. not. P. Bourdieu, L'opinion publique n'existe pas, Les temps modernes, 1973, n° 318, p. 1292-1309 [en ligne] ; L. Blondiaux, Ce que les sondages font à l'opinion publique, Politix, 1997, vol. 10, n° 37, p. 117-136 [en ligne].
[4] Ph. Robert et C. Faugeron, op. cit. ; F. Ocqueteau et C. Diaz, Comment les Français réprouventils‑ le crime aujourd’hui ?, Déviance et société, 1990, vol. 14, n° 3, p. 253-273 [en ligne].
[5] F. Jobard, Punitivités comparées : représentations pénales en France et en Allemagne, Rapport, Mission de recherche Droit et Justice, 2019 [en ligne].
[6] C. Vigour, B. Cappellina, L. Dumoulin et V. Gautron, La justice en examen. Attentes et expériences citoyennes, Paris, PUF, 2022.
[7] Pour une présentation du cas, v. V. Gautron et J.-N. Retière, Le traitement pénal aujourd'hui : juger ou gérer, Droit et société, 2014, vol. 88, n° 3, 597-590 [en ligne] ; J. Danet (dir.), La Réponse pénale : dix ans de traitement des délits, PUR, 2013.
[8] Le panel ELIPSS a été constitué grâce à l’équipement DIM-quanti SHS, Sciences Po, Paris.
[9] Ph. Robert et C. Faugeron, op. cit.
[10] V. not. J. Maillard (de), Les contrôles d’identité, entre politiques policières, pratiques professionnelles et effets sociaux. Un état critique des connaissances, Champ pénal/Penal Field, 2019, n° 16 [en ligne] ; D. Oberwittler, S. Roché, Ethnic disparities in police initiated contacts of adolescents and attitudes towards the police in France and Germany. A table of four cities, in Police‑citizen Relations across the World : Comparing Sources and Contexts of Trust and Legitimacy, Routledge, 2018, p. 73‑107.
[11] A. Dzur, R. Mirchandani, Punishment and democracy : The role of public deliberation, Punishment & Society, 2007, vol. 9, n° 2, p. 151‑175 ; N. Frost, Beyond public opinion polls : Punitive public sentiment & criminal justice policy, Sociology Compass, 2010, vol. 4, n° 3, p. 156‑168 ; D. Green, Public opinion versus public judgment about crime : Correcting the ‘Comedy of Errors', British Journal of Criminology, 2006, vol. 46, n° 1, p. 131‑154 ; N. Hutton, Beyond populist punitiveness ?, Punishment & Society, 2005, vol. 7, n° 3, p. 243‑258 ; Ch. Leclerc, Explorer et comprendre l’insatisfaction du public face à la « clémence » des tribunaux, Champ pénal/Penal Field, n° 9, 2012 [en ligne].
[14] D. Kaminski, Condamner. Une analyse des pratiques pénales, Toulouse, Erès, p. 222 ; I. Van Oorschot, The Law Multiple : Judgment and Knowledge in Practice, Cambridge University Press, 2020.
[15] Sur les critères décisionnels des magistrats français, v. not. V. Gautron et J.-N. Retière, Des destinées judiciaires pénalement et socialement marquées, in J. Danet (dir.), op. cit., p. 211-251 [en ligne].
[16] C. Tata, Sentencing : A Social Process. Rethinking Research and Policy, Palgrave MacMillan, 2020.
[17] V. Gautron, Remorse in the French Criminal Justice System : a Subterranean Influence, in C. Tata, S. Field (eds), The Ideal Defendant : Showing Remorse and Taking Responsibility, Onati International Series in Law & Society, Hart, 2022.
[18] J. Shapland, Between Conviction and Sentenc e: The Process of Mitigation, Routledge & Kegan Paul, 1981 ; N. Hutton , Sentencing as a social practice, in S. Armstrong, L. McAra (eds), Perspectives on Punishment: The Contours of Control, Oxford University Press, 2006, p. 155-174.
[19] M. Van de Kerchove, Les fonctions de la sanction pénale. Entre droit et philosophie, Informations sociales, 2005, n° 7, p. 22‑31.
[20] N. Languin, E. Widmer, J. Kellerhals et C.-N. Robert, Les représentations sociales de la justice pénale : une trilogie, Déviance et société, 2004, vol. 28, n° 2, p. 159‑178.
[21] V. Gautron, Réprimer et Soigner : pratiques et enjeux d’une articulation complexe, PUR (à paraître, 2023).
[22] V. not. T. Tyler, Why People Obey the Law, Princeton University Press, 2006.
[23] F. Vanhamme, La rationalité de la peine. Enquête au tribunal correctionnel, Bruylant, 2009.
[24] M. Herzog-Evans, Qu’est-ce que choisir une peine ? Un état des savoirs, Les Cahiers de la Justice, 2014, 4, 1, p. 659-680.
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