La lettre juridique n°910 du 16 juin 2022

La lettre juridique - Édition n°910

Droit pénal spécial

[Brèves] Cumul de qualifications : application de l’infléchissement jurisprudentiel au cumul de l’association de malfaiteurs et d’une infraction commise en bande organisée

Réf. : Cass. crim., 9 juin 2022, n° 21-80.237, FS-B N° Lexbase : A793074H

Lecture: 7 min

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par Adélaïde Léon

Le 21 Juin 2022

► En vertu de l’infléchissement de la jurisprudence de la Chambre criminelle, le principe ne bis in idem ne s’oppose pas, en cas de poursuites concomitantes, à ce qu’une même personne soit déclarée concomitamment coupable des chefs d’association de malfaiteurs et d’une infraction commise en bande organisée ; Cette règle s’applique également lorsque des faits identiques sont retenus pour caractériser l’association de malfaiteurs et la bande organisée et, il importe peu que l’association de malfaiteurs ait visé la préparation de la seule infraction poursuivie en bande organisée.

Rappel des faits. Une information judiciaire a été ouverte sur les activités de deux hommes et une femme, soupçonnés d’appartenir à un réseau organisé de transports illicites de fonds.

À l’issue de l’instruction, les intéressés ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel pour avoir notamment participé à une association de malfaiteurs en vue de la préparation du délit de blanchiment aggravé et à des opérations de blanchiment en bande organisée.

Le tribunal, après avoir requalifié les faits de blanchiment aggravé en blanchiment présumé en bande organisée, a condamné les trois prévenus pour les faits reprochés.

Ces derniers, ainsi que le procureur de la République, ont relevé appel de cette décision.

En cause d’appel. La cour d’appel a confirmé la déclaration de culpabilité des prévenus et condamné la première, pour tentative de transfert de capitaux sans déclaration, blanchiment aggravé et association de malfaiteurs, le deuxième et le troisième, pour transfert de capitaux sans déclaration, blanchiment aggravé et association de malfaiteurs, à quatre ans d'emprisonnement, une amende douanière et a ordonné une mesure de confiscation.

Les trois intéressés ont formé des pourvois contre l’arrêt d’appel.

Moyens des pourvois. Il était fait grief à la cour d’appel d’avoir procédé à une double déclaration de culpabilité en condamnant les prévenus des chefs d’association de malfaiteurs et de blanchiment présumé commis en bande organisée. Selon les pourvois, c’était à tort que la juridiction d’appel avait confirmé la déclaration de culpabilité des prévenus des chefs d’association de malfaiteurs et de blanchiment présumé commis en bande organisée dès lors que ces infractions procédaient d’une action unique caractérisée par une seule intention coupable et que la première avait pour unique objet de préparer la seconde.

Décision. La Cour rejette les pourvois formés contre l'arrêt d'appel.

Application traditionnelle du principe ne bis in idem. La Chambre criminelle rappelle que sa jurisprudence interdit traditionnellement, en vertu du principe ne bis in idem, le cumul du délit d’association de malfaiteurs et d’une infraction aggravée par la circonstance qu’elle a été commise en bande organisée lorsque les mêmes faits ou des faits indissociables ont été retenus pour caractériser l’association de malfaiteurs et la bande organisée (v. not., Cass. crim., 16 mai 2018, n° 18-81.151, FS-P+B N° Lexbase : A4521XNR : v. N. Catelan, Carrousel de TVA : escroquerie en bande organisée, Ne bis in idem et réparation, Lexbase Pénal, juillet 2018 N° Lexbase : N5025BXE).

Nuance en cas d’infractions distinctes. La Haute juridiction souligne toutefois que ce principe n’est pas méconnu lorsqu’est retenue, au titre de l’association de malfaiteurs, la préparation d’infractions distinctes de celles poursuivies en bande organisée (Cass. crim., 9 mai 2019, n° 18-82.885, FS-P+B+I N° Lexbase : A0696ZBE). Il en est de même lorsque les faits retenus pour caractériser l’association de malfaiteurs et la bande organisée sont identiques (Cass. crim., 22 avril 2022, n° 19-84.464, F-P+B+I N° Lexbase : A17693L4), avec cette précision, non rappelée par la Cour, que l’infraction préparée devait être différente de celle poursuivie..

Infléchissement, du principe à la règle encadrée. La Chambre criminelle rappelle que, par un arrêt du 15 décembre 2021 (Cass. crim., 15 décembre 2021, n° 21-81.864, FP-B N° Lexbase : A17417GL), dans une affaire intéressant le cumul de l’usage de faux et de l’escroquerie, elle avait infléchi son interprétation en encadrant les cas dans lesquels des faits identiques ne peuvent donner lieu à plusieurs déclarations de culpabilité concomitantes contre une même personne. Au terme de cet arrêt, ce cumul est interdit en cas de fait(s) identique(s) reproché(s) à une même personne :

  • si la caractérisation des éléments constitutifs de l’une des infractions exclut nécessairement la caractérisation des éléments constitutifs de l’auteur ;
  • ou lorsque l’on se trouve dans l’une des deux hypothèses suivantes :
    • l’une des qualifications, telles qu’elles résultent des textes d’incrimination, correspond à un élément constitutif ou une circonstance aggravante de l’autre, qui seule doit alors être retenue,
    • l’une des qualifications retenues, dite spéciale, incrimine une modalité particulière de l’action répréhensible sanctionnée par l’autre infraction, dite générale.

Résumant cette dernière position, la Haute juridiction affirme que l’application de l’interdiction du cumul de qualification implique désormais deux conditions cumulatives :

  • l’une tenant à l’identité des faits matériels caractérisant les infractions en concours ;
  • l’autre tenant à la définition légale de ces faits.

Dès lors que l’une de ces conditions n’est pas remplie, le cumul est autorisé.

Application de l’infléchissement. Appliquant cette position au cas d’espèce, la Chambre criminelle déduit des articles 450-1 N° Lexbase : L1964AMP et 132-71 N° Lexbase : L0425DZR du Code pénal que le délit d’association de malfaiteurs, lequel implique un acte de participation à un groupement établi en vue de la commission d’infractions, diffère de la circonstance de bande organisée, laquelle aggrave l’infraction dès lors qu’elle a été commise ou préparée par un groupement structuré (à la différence de l’association de malfaiteurs), sans exiger la participation de son auteur.

La Cour souligne également que les éléments constitutifs du délit d’association de malfaiteurs et de l’infraction consommée poursuivie en bande organisée ne sont pas susceptibles d’être incompatibles et aucune de ces qualifications n’incrimine une modalité particulière de l’action répréhensible sanctionnée par l’autre infraction.

La Haute juridiction conclut que, en vertu de l’infléchissement de sa jurisprudence, le principe ne bis in idem ne s’oppose pas, en cas de poursuites concomitantes, à ce qu’une même personne soit déclarée concomitamment coupable des chefs d’association de malfaiteurs et d’une infraction commise en bande organisée. Cette règle s’applique également lorsque des faits identiques sont retenus pour caractériser l’association de malfaiteurs et la bande organisée et, enfin, il importe peu que l’association de malfaiteurs ait visé la préparation de la seule infraction poursuivie en bande organisée.

Reste à savoir si cette jurisprudence est à même de satisfaire la Cour européenne des droits de l’Homme qui, dans le cas d’un concours association de malfaiteurs/infraction cible avait rappelé que « la question à trancher n'est pas celle de savoir si les éléments constitutifs des infractions reprochées dans les procédures correctionnelle et criminelle étaient ou non identiques, mais si les faits reprochés au requérant dans le cadre des deux procédures se référaient à la même conduite » (CEDH, 19 décembre 2017, Req. 78477/11, § 87 N° Lexbase : A1489W8N)…

Pour aller plus loin :

  • J.-C. Saint-Pau, Cumul des qualifications d’usage de faux et d’escroquerie. Évolution de la règle ne bis in idem, Lexbase Pénal, janvier 2022 N° Lexbase : N0178BZM ;
  • P. Cazalbou, Association de malfaiteurs et infractions subséquentes : la révolution n'a pas eu lieu, Lexbase Pénal, avril 2022 N° Lexbase : N1267BZX ;
  • O. Bachelet, Attentats de 1995 : validation strasbourgeoise des condamnations pénales, Lexbase Pénal, février 2018 N° Lexbase : N2690BXW ;
  • E. Gouesse et J. Dilmi, Cumul de l’homicide involontaire et de l’infraction à la réglementation relative à la sécurité des travailleurs : le principe ne bis in idem en peine, Lexbase Pénal, mai 2019 N° Lexbase : N8909BXA ;
  • S. Fucini, Le principe ne bis in idem ou la révolution des concours de qualifications, Lexbase Pénal, janvier 2020 N° Lexbase : N1831BYH ;
  • S. Fucini, Principe ne bis in idem : rejet du cumul de l’association de malfaiteurs et de la détention d’un dépôt d’armes, Lexbase Pénal, avril 2020 N° Lexbase : N2926BYZ.

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Avocats/Procédure

[Brèves] Recours obligatoire via e-barreau : quand le formalisme excessif de la Cour de cassation méconnait le droit d’accès au juge…

Réf. : CEDH, 9 juin 2022, Req. 15567/20 N° Lexbase : A07327Z7

Lecture: 4 min

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par Marie Le Guerroué

Le 15 Juin 2022

► Le fait d’exiger, à peine d’irrecevabilité, la présentation d’un recours par voie électronique en dépit des obstacles pratiques auxquels s’est heurté le requérant constitue un formalisme excessif de la Cour de cassation et méconnaît le droit d’accès au juge garanti par l’article 6 § 1 de la CESDH.

E-barreau (rappel).  E-barreau est une plateforme de services de communication électronique sécurisée, destinée aux seuls avocats. L’arrêté du 30 mars 2011 a défini les modalités techniques applicables à la communication électronique devant la cour d’appel. Il a notamment imposé aux auxiliaires de justice l’utilisation d’e‑barreau pour la remise dématérialisée des actes de procédure. Cette interface permet aux avocats de consulter l’état d’avancement des dossiers dans lesquels ils interviennent devant les tribunaux judiciaires, les tribunaux de commerce et les cours d’appel, de saisir des recours en ligne et de transmettre des actes ou des pièces de procédure de manière dématérialisée. L’affaire concernait l’obligation de saisir la cour d’appel par voie électronique, via la plateforme e-barreau.

Faits et procédure. Le requérant avait, en effet, formé un recours en annulation à l’encontre d’une sentence arbitrale auprès de la cour d’appel de Douai. L’acte fut établi sur papier par son avocat et envoyé au greffe. Ses contradicteurs contestèrent sa recevabilité, en arguant qu’il aurait dû être remis par voie dématérialisée. Le 29 janvier 2015, le conseiller de la mise en état jugea que le recours litigieux devait en principe être transmis par voie électronique en application des articles 1495 N° Lexbase : L2225IP4 et 930-1 alinéa 1er N° Lexbase : L7249LE9 du Code de procédure civile. Il estima cependant que le requérant justifiait d’une « cause étrangère » empêchant une telle transmission au sens de l’article 930-1 alinéa 2 et déclara son recours recevable. Cette ordonnance fit l’objet d’un déféré. Par un arrêt du 17 mars 2016, la cour d’appel de Douai conclut également à la recevabilité du recours en annulation du requérant. Elle releva que ni l’arrêté du 30 mars 2011, pris pour l’application de l’article 930-1 du CPC, ni la convention conclue le 10 janvier 2013 entre la cour d’appel de Douai et les dix barreaux de son ressort n’avaient prévu d’inclure le recours en annulation d’une sentence arbitrale dans le champ de la communication électronique obligatoire. La cour d’appel releva que le formulaire informatique mis en ligne ne permettait pas de saisir la nature de ce recours et la qualité des parties sous leurs dénominations juridiques exactes. Elle en déduisit qu’il n’y avait pas lieu de reprocher au requérant de n’avoir pas remis son recours par voie électronique. Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation prononça, par un arrêt du 26 septembre 2019 (Cass. civ. 2, 26 septembre 2019, n° 18-14.708, F-P+B+I N° Lexbase : A7137ZPZ), la cassation sans renvoi de cet arrêt. Invoquant les articles 6 § 1 N° Lexbase : L7558AIR (droit à un procès équitable) et 13 N° Lexbase : L4746AQT (droit à un recours effectif) de la Convention, le requérant se plaint d’une atteinte à son droit d’accès à un tribunal, au motif que son recours en annulation a été rejeté comme irrecevable faute d’avoir été présenté par voie électronique.

Réponse de la CEDH. La Cour considère, dans cette affaire, qu’en faisant prévaloir le principe de l’obligation de communiquer par voie électronique pour saisir la cour d’appel sans prendre en compte les obstacles pratiques auxquels s’était heurté le requérant pour la respecter, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif. Elle conclut que le requérant s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge.

Violation. Dans son arrêt de chambre, la Cour européenne des droits de l’Homme dit donc, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme

 

 

 

 

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Contrats et obligations

[Actes de colloques] Publication des actes du colloque du 12 janvier 2022 à l’Université catholique de l’Ouest Nantes - Le consentement, Journée d’étude | Une analyse juridique

Lecture: 2 min

N1855BZQ

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par Anne-Lise Lonné-Clément

Le 15 Juin 2022

Le 12 janvier 2022, était organisé par l’Université catholique de l’Ouest Nantes, sous la direction scientifique de Clément Cousin, un colloque intitulé « Le consentement, Journée d’étude | Une analyse juridique ». Lexbase Droit privé vous propose de retrouver la majeure partie des actes de ce colloque.

Présentation

Le consentement, comme mécanisme d’expression de la volonté́ des individus est au centre de multiples contraintes, souvent analysées. L’ambition de cette journée d’étude est de dépasser la question des fonctions du consentement pour s’interroger sur les remèdes au consentement contraint.

Le problème principal tient dans la massification de certains domaines et cela participe du dé clin de l’individualisation du droit. Incidemment, cela conduit à l’effacement du sur-mesure, de la négociation. En somme, la standardisation limite l’influence de la volonté́.

Il faut constater que ce déséquilibre a été́ pris en compte par de nombreux pans du droit et on connait un grand nombre de mécanismes correctifs de ces consentements contraints. Ces mécanismes visent à assurer une compatibilité́ de la volonté́ de la personne avec la situation projetée. Ils sont nombreux : contrôle a priori des situations dans lesquelles peuvent s’exprimer les consentements, introduction d’un formalisme, adjonction d’un tiers conseillant dans une action, correction ex post des actes juridiques, etc.

Cette journée d’étude a pour ambition de croiser les regards en interrogeant les mécanismes dans un plus grand nombre possible de domaines du droit.

Sommaire 

Introduction

  • Le consentement : de sa quiddité à son objet, par Marc Dupré, MCF UCO, Chercheur au centre de droit et d’éthique de l’ouest, Chercheur associé Centre Jean BODIN UPRES EA 4337 N° Lexbase : N1877BZK

I. Le consentement aux actes sur le corps humain

  • Le consentement de la femme enceinte à l’IVG, Nicolas Kermabon, Professeur d'histoire du droit(Université des Antilles) N° Lexbase : N1828BZQ
  • Le consentement dans les recherches impliquant la personne humaine, Julie Mattiussi, Maîtresse deconférences en droit privé à l’Université de Haute-Alsace, CERDACC (UR 3992), Membre du comitéd’éthique des hôpitaux de Saint-Maurice (94) N° Lexbase : N1845BZD
  • Consentir dans l’urgence avec de forts enjeux. Analyse de sociologie du droit à partir d’observations in situd’interventions de biopsie, Clément Cousin, MCF UCO, Chercheur au centre de droit et d’éthique de l’ouest, Chercheur associé, laboratoire DCS UMR CNRS/Univ. Nantes n°6297 N° Lexbase : N1834BZX
  • La sécurisation du consentement de la personne âgée dans sa prise en charge en établissement social ou médico-social, Amélie Niemiec, Responsable Juridique au Département du Nord - Chercheur associé à la Chaire Enfance et Familles de la Faculté libre de droit N° Lexbase : N1853BZN

II. Le consentement aux actes juridiques

  • Sécurisation du consentement de l’enfant présent ou futur, Aline Cheynet De Beaupré, Professeur de Droit Privé - Université d'Orléans, CERCRID Saint-Etienne - UMR 5137 N° Lexbase : N1878BZL
  • Le consentement contractuel à l’épreuve du « machine learning », Céline Mangin, Docteur en droit,déléguée adjointe à la protection des données du Groupe ADSN (Association pour le Développement duService Notarial) N° Lexbase : N1854BZP
  • La sécurisation du consentement dans le divorce par consentement mutuel extrajudiciaire par leprocessus collaboratif, Anne-Marie Caro, Docteur en droit, Post-doc à l'ENS Rennes (département DroitEconomie Management), membre associée de l'IODE (UMR CNRS 6262) N° Lexbase : N1844BZC

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Contrat de travail

[Jurisprudence] Concours entre normes contractuelle et conventionnelle : l’identité d’objet exclusive de tout cumul d’avantages

Réf. : Cass. soc., 11 mai 2022, n° 21-11.240, FS-B N° Lexbase : A56427WU

Lecture: 9 min

N1859BZU

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par Ylias Ferkane, Maître de conférences, Université Paris Nanterre, IRERP

Le 16 Juin 2022

Mots clefs : contrat de travail • convention collective • articulation • avantages ayant le même objet ou la même cause • principe de faveur • prime de production • prime d'ancienneté

En cas de concours entre les stipulations d’un accord collectif et celles d’un contrat de travail, les avantages ayant le même objet ou la même cause ne peuvent, sauf stipulations contraires, se cumuler. Une prime d’assiduité ainsi qu’une prime dite de production, toutes deux octroyées en considération de la présence du salarié, peuvent ainsi se voir reconnaître un objet similaire. Dès lors, il appartient aux juges du fond de n’octroyer au salarié que l’avantage le plus favorable des deux. 


Les décisions dans lesquelles la Cour de cassation met en évidence les règles de comparaison des avantages en cas de concours entre accord collectif et contrat de travail sont suffisamment rares pour être relevées. Les solutions retenues attestent de la constance de l’analyse retenue [1]. Elle tient en deux propositions. D’une part, les avantages qui ont le même objet ou la même cause ne peuvent se cumuler. D’autre part, seul l’avantage le plus favorable d'entre eux peut être accordé. En la matière, l’arrêt du 11 mai 2022 [2], ici commenté, ne se démarque pas vraiment de ses prédécesseurs.

L’affaire. En l’espèce, les avantages en concours prenaient la forme de primes. La première était dénommée « prime de production ». Bien que mise en place par une « lettre circulaire », cette prime présentait un caractère contractuel dès lors que l’employeur avait informé chacun des salariés de la mise en place de ladite prime en sollicitant son accord [3]. La seconde prenait la forme d’une « prime d'assiduité » instaurée par voie d’accord collectif. Une salariée avait saisi la juridiction prud'homale compétente afin d'obtenir le paiement d'un rappel de la prime de production depuis une certaine date outre congés payés afférents. En appel, la salariée a obtenu gain de cause. Pour débouter l'employeur de sa demande de remboursement de la prime d'assiduité, la cour d’appel a retenu que la prime de production était certes une prime forfaitaire journalière basée sur la présence du salarié à son poste de travail, concernant tous les salariés ayant plus d'un an d'ancienneté et dont le montant dépend du niveau et de l'échelon ainsi que de la gratification annuelle, mais qu’elle pouvait varier en fonction de « la valeur du salarié », appréciée par le responsable d'exploitation selon certains critères. En cela, la juridiction a considéré que cette prime de production n’avait pas le même objet que la prime d’assiduité fondée sur la seule présence du salarié à son poste. La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel. Les motifs avancés par la cour d’appel étaient, d’après elle, insuffisants à caractériser que les primes de production et d'assiduité n'avaient pas le même objet. L’arrêt est donc cassé pour manque de base légale. L’employeur a alors formé un pourvoi en cassation en soutenant que la salariée ne pouvait bénéficier du cumul de la prime de production et de la prime d'assiduité, ces deux primes visant toutes deux à encourager et récompenser la présence effective du salarié à son poste de travail. Ainsi, elles présentaient, d’après lui, le même objet et la même cause. Là se situait le nœud du problème qu’était appelée à résoudre la Cour de cassation.

Effet impératif de l’accord collectif. Le principe de non-incorporation des avantages issus de la convention collective au contrat de travail, commande que la première ne puisse modifier la seconde. Toutefois, il est des hypothèses où les avantages d’origine conventionnelle prennent le pas sur ceux qui trouvent leur source dans le contrat de travail. C’est le cas lorsqu’au concours entre normes s’adjoint un conflit de normes de nature différente. En effet, les avantages ayant le même objet ou la même cause ne peuvent se cumuler. Seul l’avantage le plus favorable peut être accordé [4]. Telle est la règle rappelée par la Cour de cassation dans l’arrêt du 11 mai 2022, rendu au visa de l’article L. 2254-1 du Code du travail N° Lexbase : L2417H9E [5]. Pour rappel, ce texte dispose que « lorsqu'un employeur est lié par les clauses d'une convention ou d'un accord, ces clauses s'appliquent aux contrats de travail conclus avec lui, sauf stipulations plus favorables ». On pourrait y voir une forme de neutralisation de l’effet impératif de l’accord collectif du fait de l’existence de « stipulations » contractuelles plus favorables. Cependant, s’il est vrai que les accords collectifs sont classiquement présentés comme des « machines à broyer les disparités » [6], l’effet impératif reconnu au profit de tels accords n'est pas incompatible avec la préservation d’une « sphère d’affirmation » de l’intérêt individuel [7]. L’effet même des conventions collectives est « pensé comme préservant le contrat de travail en ce qu’il a de plus favorable » [8]. Il est d’ailleurs des auteurs qui soutiennent que le principe de faveur « surplombe[rait] la règle issue de l’article L. 2254-1, tout en prenant appui sur elle » [9]. Dans la configuration opposée, autrement dit lorsque ce sont les dispositions de l’accord collectif qui sont plus favorables que celles du contrat de travail, la Cour de cassation juge qu’elles s’y « substituent de plein droit » [10], c’est-à-dire de manière immédiate et automatique. La mise en œuvre de la règle de faveur implique donc qu’un travail de comparaison soit mené entre les normes en présence. Plus précisément, cette comparaison n’a de sens que si elle met en scène des avantages ayant le même objet ou la même cause.

Similarité de l’objet des avantages. C’était justement la question qui se trouvait au cœur de l’arrêt commenté. Les primes de production et d’assiduité avaient-elles le même objet ou la même cause ? D’emblée, il faut rappeler que l’usage de la conjonction de coordination « ou » signale que l’objet et la cause sont pensés comme deux critères alternatifs et non cumulatifs. Autrement dit, le non-cumul est soumis à la condition que les avantages, stipulés dans les deux normes en présence, aient soit le même objet, soit la même cause.  Par ailleurs, il est traditionnel de considérer que « les avantages ayant le même objet sont ceux dont le contenu est identique […] le juge devant en dégager la similitude » [11]. En revanche, ils ont la même cause lorsqu’ils ont la même finalité. Au cas d’espèce, le débat se situait exclusivement sur le terrain de la similarité de l’objet des primes litigieuses car, de jurisprudence constante, « les avantages contractuels et conventionnels ayant le même objet ne se cumulent pas » [12]. Cela ne surprend guère. En effet, à notre connaissance, aucune décision rendue par la Cour de cassation ne s’est appuyée par le passé, pour admettre ou pour exclure le cumul des avantages, sur une similitude de cause. Il semblerait, « en réalité, que l’objet ait absorbé la cause » [13]. Quoiqu’il en soit, de l’arrêt commenté, l’on peut tirer au moins deux leçons. La première, la plus évidente, tient au fait qu’il appartient aux juges du fond de mener, ce qu’ils avaient bien fait au cas d’espèce, la comparaison sans considération de la dénomination donnée aux avantages litigieux. L’on peut admettre que des primes ont le même objet même si on leur attribue une dénomination différente. La recherche de la « commune intention des parties » [14] guidera l’analyse. La seconde tient à l’étendue de la comparaison. La Cour de cassation semble suggérer que la similarité des avantages en cause, sur le plan de leur objet, peut être simplement partielle. En effet, il n’est pas contestable que les primes d’assiduité et de production visaient, toutes deux, à récompenser la présence régulière au travail des salariés. Néanmoins, la prime de production, comme son nom le laissait à penser, s’apparentait aussi à une prime visant à récompenser la productivité des salariés. En ce sens, la cour d’appel avait relevé que son montant pouvait varier en fonction de la valeur du salarié, appréciée par le responsable d'exploitation selon certains critères.

Principe de faveur. La motivation retenue n’a toutefois pas été jugée suffisante par la Chambre sociale et il y a fort à parier que la cour d’appel de renvoi retiendra l’identité d’objet. On verra, peut-être, dans la prime de production, une prime dont l’objet principal restait, avant tout, de récompenser la présence continue du salarié. Il restera alors, entreprise toujours aussi complexe, à déterminer des deux avantages, lequel est le plus favorable après comparaison des modalités d'octroi et de calcul desdites primes. La comparaison sera, sans doute, guidée par l’intérêt individuel du salarié concerné [15]. En d’autres termes, les juges du fond opteront pour une comparaison analytique, avantage par avantage en fonction de la situation particulière de chaque salarié, plus à même à garantir le respect des droits que le salarié tient aussi bien de l’accord collectif que de son contrat de travail. Cette délimitation fine des avantages a pour mérite de réduire les hypothèses de conflit entre normes.

Alors qu'il est aujourd'hui assez commun de relever que la négociation collective ne tend plus à améliorer le sort des salariés et que, corrélativement, l'emprise de ses produits s'accroit sur les contrats de travail - que l'on songe aux accords de performance collective -, l’arrêt commenté sonne comme un rappel opportun. Hors-champ, lorsque le contrat de travail est en concours avec un accord collectif de droit commun, le principe de faveur demeure. Toutefois, il ne peut être mis en œuvre qu’à la condition que les avantages comparés aient le même objet, car deux éléments ne peuvent être comparés que s'ils sont comparables.


[1] Y compris en cas de concours de normes conventionnelles, v. récemment, Cass. soc., 20 novembre 2019, n° 18-19.578, FS-P+B N° Lexbase : A4662Z33, RDT, 2020, 60, note G. Pignarre.

[2] D. actu., 23 mai 2022, C. Couëdel.

[3] La question de la nature juridique de ladite prime était soulevée dans le premier moyen du pourvoi. L’employeur entendait se prévaloir d’une décision, prise par lui, de suppression de la prime de production. La cour d’appel avait, pour sa part, estimé que la prime avait été incorporée dans le contrat de travail. La Cour de cassation a jugé, quant à elle, qu’en application de l'article 1014, alinéa 2, du Code de procédure civile N° Lexbase : L5917MBR, il n'y avait pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'était manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

[4] Cependant, « si les avantages ayant le même objet ou la même cause d'une convention collective et d'un contrat de travail ne peuvent, en principe, se cumuler, le plus favorable d'entre eux pouvant seul être accordé, il en va différemment en cas de stipulations contraires », Cass. soc., 6 juin 2007, n° 05-43.054, F-D N° Lexbase : A7793DWK, JCP S, 2007, n° 31, 27, note G. Blanc-Jouvan.

[5] Notons que par le passé, la Cour de cassation a pu adjoindre à cet article une référence, sans doute redondante, au « principe fondamental en droit du travail, selon lequel, en cas de conflit de normes, c'est la plus favorable au salarié qui doit recevoir application », Cass. soc., 15 février 2012, n° 10-27.397, F-D N° Lexbase : A8587ICZ.

[6] M. Despax, Négociations, conventions et accords collectifs, Traité de droit du travail, ss. la dir. de G.-H. Camerlynck, 1989, Dalloz, spéc. p. 365.

[7] F. Gaudu et R. Vatinet, Les contrats de travail, LGDJ, coll. Traités, 2001, n° 576.

[8] H. Cavat, Le droit des réorganisations, Thèse Paris Nanterre, 2020, p. 298.

[9] M.-F. Mazars et F. Géa, Contrat de travail et normes collectives, Rencontres de la Chambre sociale, BICC, 2012, n° 768, thème n° 3, p. 47.

[10] Cass. soc., 19 novembre 1997, n° 95-40.280 N° Lexbase : A2080ACZ, Bull. civ., V, n° 386 ; RJS, 1998, n° 73 ; GADT, 4e éd., 2008, n° 166 ; JCP G, 1998, 10043, note M. Rousseau.

[11] A. Chevillard, Concours de conventions collectives et comparaison des avantages : une occasion manquée de formaliser les règles ?, RLDA, 2009, n° 37, p. 47.

[12] Cass. soc., 18 octobre 1995, n° 94-41.361, inédit N° Lexbase : A6206CWR ; Cass. soc., 17 mai 2018, n° 17-10.085, F-D N° Lexbase : A4594XNH.

[13] L. Thomas, La défense de l’intérêt collectif en droit du travail, Thèse Paris Nanterre, 2020, p. 273.

[14] Expression empruntée à Cass. soc., 6 juin 1973, n° 72-40391, publié N° Lexbase : A3266CG3 : arrêt rendu dans une configuration différente puisqu’il était question d’articulation entre accords collectifs conclus à des niveaux différents. 

[15] G. Borenfreund, L'articulation du contrat de travail et des normes collectives, Dr. ouvrier, 1997, p. 514.

newsid:481859

Droit des biens

[Brèves] Irrecevabilité des prétentions qui ne figureraient pas dans les premières conclusions : spécificité en matière de partage !

Réf. : Cass. civ. 1, 9 juin 2022, deux arrêts, n° 19-24.368, F-B N° Lexbase : A792574B, et n° 20-20.688, FS-B N° Lexbase : A791874Z

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N1871BZC

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par Anne-Lise Lonné-Clément

Le 16 Juin 2022

► En application de l'alinéa 2 de l’article 910-4 du Code de procédure civile, l'irrecevabilité prévue par son alinéa 1er ne s'applique pas aux prétentions destinées à répliquer aux conclusions et pièces adverses ; tel est le cas en matière de partage où, les parties étant respectivement demanderesses et défenderesses quant à l'établissement de l'actif et du passif, toute demande doit être considérée comme une défense à une prétention adverse.

Pour rappel, l’article 910-4 du Code de procédure civile N° Lexbase : L9354LTM impose aux parties de présenter l’ensemble de leurs prétentions dès les premières conclusions, ce sous peine d’irrecevabilité des prétentions qui ne figureraient pas dans ces premières écritures.

L’alinéa 2 du même texte ajoute que sont néanmoins recevables certaines prétentions invoquées tardivement, notamment celles qui sont destinées à répliquer aux conclusions et pièces adverses. Tel était donc le cas dans chacune des affaires en cause, qui concernaient, pour la première le partage d’une indivision liant des partenaires de Pacs, pour la seconde, un partage successoral.

Première affaire (pourvoi n° 19-24.368). La première affaire opposait d’anciens partenaires civils de solidarité dans le cadre du règlement de leurs intérêts patrimoniaux.

Pour déclarer irrecevables la demande de l’ex-partenaire, la cour avait retenu que le dispositif de ses conclusions ne comportait ni demande relative à la créance de son ex-partenaire telle qu'elle avait été fixée en première instance ni demande relative à l'estimation immobilière, de sorte que, par ces conclusions, elle avait restreint la saisine de la cour d'appel à ce qui était expressément demandé dans le dispositif de celles-ci et qu'il n'y avait pas lieu de statuer sur ces demandes, qui ne constituaient pas davantage une défense à une prétention adverse.

La décision est censurée sur un moyen relevé d’office par la Cour régulatrice, qui relève que les dernières conclusions d'appel de l’intéressée comportaient, selon les constatations de la cour d'appel, ces trois prétentions, lesquelles avaient trait au partage de l'indivision liant les parties.

Seconde affaire (pourvoi n° 20-20.688). La seconde affaire concernait un partage successoral. Pour déclarer irrecevables les prétentions nouvelles formées par l’un des héritiers au titre des rapports dus par ses cohéritiers dans ses conclusions déposées postérieurement, la cour d’appel avait retenu qu'en l'absence de survenance ou de révélation d'un fait postérieur à leurs écritures déposées dans les délais des articles 908 N° Lexbase : L7239LET, 909 N° Lexbase : L7240LEU et 910 N° Lexbase : L7241LEW du Code de procédure civile, n’étaient recevables que les prétentions formées par celui-ci dans ses conclusions formant appel incident et que les prétentions contenues dans les conclusions postérieures se heurtaient à l'irrecevabilité édictée par l'article 910-4 du même Code.

Répondant cette fois au moyen développé par le demandeur au pourvoi, la Cour de cassation censure la décision, après avoir relevé que les prétentions formées par le demandeur dans ses dernières conclusions portaient sur de nouvelles demandes de rapports dus par ses cohéritiers et avaient donc trait au partage de l'indivision successorale, de sorte qu'elles devaient s'analyser en une défense aux prétentions adverses.

Pour aller plus loin : v. F. Séba, ÉTUDE : L'appel, Spéc. La forme des conclusions devant la cour N° Lexbase : E539849S, in Procédure civile (dir. E. Vergès), Lexbase.

newsid:481871

Energie

[Questions à...] La régulation du nucléaire à l’épreuve de la flambée des prix sur les marchés de gros – questions à Guillaume Dezobry, Maitre de conférences en droit public à l’Université d’Amiens, Avocat associé FIDAL et Marjolaine Germain-Letaleur, Avocate FIDAL

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N1825BZM

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Le 05 Août 2022

Mots-clés : ARENH • EDF • régulation • électricité • nucléaire

L’affolement des prix de l’énergie en période pré-électorale a placé le Gouvernement dans une décision délicate vis-à-vis de l’opinion publique, ce qui l’a notamment obligé à muscler le dispositif d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (« ARENH »), qui permet aux fournisseurs alternatifs d’accéder, à un prix régulé, à l’électricité produite par les centrales nucléaires historiques d’EDF en service pour un volume de 100 térawattheure (TWh) pour un prix de 42 euros le mégawattheure (MWh). Concrètement, le Gouvernement vient de forcer EDF à revendre 20 TWh supplémentaires à ses concurrents à un prix de 46,20 euros depuis janvier 2022, ce qui aura pour effet indirect de limiter la hausse des prix pour les particuliers et les petites entreprises à 4 % (au lieu des 20 à 30 % prévus par un marché non régulé), la différence étant supportée par les finances de l’entreprise publique, déjà massivement endettée et devant faire face au futur renouvellement de son parc nucléaire. Pour revenir sur la genèse et les effets de ce dispositif, Lexbase Public a interrogé Guillaume Dezobry, Maitre de conférences en droit public à l’Université d’Amiens, Avocat associé du cabinet FIDAL et Marjolaine Germain-Letaleur, Avocate au sein de ce même cabinet*.


 

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler la genèse et l'objectif du dispositif de l'ARENH ? A-t-il prouvé son efficacité jusqu'ici ?

Guillaume Dezobry et Marjolaine Germain-Letaleur : Revenons d’abord sur la genèse du dispositif ARENH.

Lors de l’ouverture à la concurrence du secteur de l’électricité, les autorités françaises ont fait le choix de ne remettre en question ni la gestion unifiée du parc nucléaire exploité par l’opérateur historique ni l’intégration amont/aval d’EDF (c’est-à-dire la possibilité pour la branche fourniture d’EDF de commercialiser directement l’électricité produite par la branche production auprès de ses clients).

Dans une telle configuration, la détention par le seul opérateur historique de l’actif de production le plus compétitif – car largement amorti à la date de l’ouverture à la concurrence du secteur – et pouvant produire l’équivalent de 80 % des volumes consommés en France a été très vite perçue comme un obstacle au développement de la concurrence et comme pouvant constituer une défaillance de marché.

Afin de corriger cette défaillance de marché, il convenait d’imaginer un dispositif permettant le développement de la concurrence tout en garantissant aux consommateurs le bénéfice de la compétitivité du parc nucléaire historique, quel que soit leur fournisseur.

Chargée par le Premier ministre de proposer une solution adaptée aux spécificités du marché français, la Commission Champsaur a remis un rapport en avril 2009 détaillant les principales caractéristiques d’un dispositif d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH).

Cette proposition a été reprise dans la loi n° 2010-1488, du 7 décembre 2010, portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME) N° Lexbase : L8570INQ, et l’ARENH est entré en vigueur en 2011.

En application de ce dispositif, les fournisseurs alternatifs peuvent acheter auprès d’EDF des volumes d’électricité à un prix régulé (42 euros/MWh) représentant environ 70 % de la consommation de leur portefeuille de clients en France (correspondant à la consommation dite « en base »). Les 30 % restant doivent être achetés sur le marché de gros à un prix généralement plus élevé.

Ce dispositif est toutefois assorti de deux limites :

  • une limite temporelle : le dispositif expire en 2025 ;
  • une limite quantitative : le volume global d’électricité pouvant être cédé dans le cadre de ce dispositif est limité à 100 TWh depuis son entrée en vigueur et a été porté à 120 TWh pour l’année 2022.

Concernant la limite quantitative, il convient de préciser que le législateur a porté le plafond à 150 TWh à la faveur de l’adoption de la loi n° 2019-1147, du 8 novembre 2019, relative à l'énergie et au climat N° Lexbase : L4969LT9. Toutefois, conformément aux dispositions de l’article L. 336-2 du Code de l’énergie N° Lexbase : L5513LTD, le volume global est fixé par arrêté des ministres chargés de l’Économie et de l’Énergie. À ce jour, le Gouvernement n’a toujours pas adopté l’arrêté susvisé pour augmenter de façon pérenne le plafond à 150 TWh.

Concernant l’efficacité du dispositif, il convient de distinguer deux périodes.

La première porte sur les années 2011 à 2018.

Durant cette première période, le dispositif a bien fonctionné et a permis le développement de la concurrence tout en assurant aux consommateurs français des prix reflétant la compétitivité du parc nucléaire historique.

La seconde période porte sur les années 2019 à aujourd’hui.

Durant cette seconde période, le dispositif a montré les limites du choix d’un accès plafonné. En effet, avec le développement des parts de marché des fournisseurs alternatifs, les volumes demandés dans le cadre de l’ARENH ont augmenté et ont fini par dépasser le plafond de 100 TWh. Ce dépassement a entraîné un écrêtement des demandes, c’est-à-dire une réduction des volumes alloués dans le cadre de ce dispositif, et, corrélativement, une augmentation de la part de l’électricité devant être achetée sur le marché de gros à un prix, en principe, bien supérieur à celui de l’ARENH. En d’autres termes, au lieu de couvrir 70 % de la consommation de leurs clients avec des volumes achetés dans le cadre du dispositif ARENH à 42 euros, les fournisseurs alternatifs ne peuvent couvrir qu’environ 60 %, ce qui augmente de manière mécanique la part devant être achetée sur les marchés.

L’augmentation des coûts d’approvisionnement des fournisseurs alternatifs est également répercutée dans le calcul des tarifs réglementés de vente (TRV) ainsi que dans les offres de marché d’EDF alors même que les coûts de production du parc nucléaire n’ont pas augmenté. Le dépassement du plafond et l’écrêtement qui en découle se traduisent donc par une augmentation généralisée des prix.

Ce phénomène qui se répète et s’amplifie chaque année depuis 2019 pénalise les consommateurs d’électricité. Plus le prix sur le marché de gros augmente et plus le surcoût lié à l’écrêtement devient important. S’il a pu être estimé à environ 3 euros/MWh pour 2019 (voir Rapport ARENH 2020, p. 14), il pourrait, en raison de la flambée des prix sur les marchés de gros, se chiffrer à plusieurs dizaines d’euros pour l’année 2022, affectant très significativement la compétitivité de l’industrie française.

En d’autres termes, dès que le plafond est dépassé, le dispositif se retourne contre les consommateurs et se traduit par une augmentation généralisée des prix, ce qui fait dire à la CRE que « [d]e façon tout à fait paradoxale, plus le volume d’activité des fournisseurs alternatifs croît au-dessus du plafond, plus le coût d’approvisionnement de l’ensemble des consommateurs français augmente ». En outre, cette augmentation se fait au bénéfice de l’opérateur historique dans la mesure où « plus EDF perd de parts de marché dans le domaine de la fourniture, plus les revenus d’EDF tirés de la production électronucléaire augmentent » (même rapport, p. 21).

Lexbase : Comment le juge administratif s'est-il positionné depuis son entrée en vigueur ?

Guillaume Dezobry et Marjolaine Germain-Letaleur : Si le dispositif ARENH occupe depuis son origine le régulateur sectoriel et l’Autorité de la concurrence, qui ont remis de nombreux rapports et avis sur le dispositif ces dix dernières années, le juge administratif n’a quant à lui eu à connaître de ce dispositif que récemment.

Le juge administratif s’est d’abord positionné indirectement sur le dispositif ARENH dans le cadre de contentieux dirigés contre les textes réglementaires fixant les tarifs réglementés de vente d’électricité [1].

Ces contentieux concernaient notamment la mise en œuvre de la méthode de calcul des tarifs réglementés de vente d’électricité dite par « empilement » prévue par l’article L. 337-6 du Code de l’énergie N° Lexbase : L5515LTG. Cette méthodologie inclut la prise en compte de l’ARENH dans la détermination des différentes composantes des tarifs réglementés de vente d’électricité. Si ces décisions de justice ne permettent pas, en tant que telles, d’éclairer quant à l’application du dispositif ARENH en lui-même, elles mettent en lumière le rôle fondamental de l’ARENH dans les stratégies d’approvisionnement des fournisseurs d’électricité et la répercussion sur les prix du marché de détail des variations des volumes d’ARENH.

Plus récemment, l’application du dispositif ARENH a été directement contestée devant le Conseil d’État. Ces contentieux se sont le plus souvent inscrits dans des contextes spécifiques. La première série de recours en annulation mettant en jeu directement le dispositif est ainsi liée à la mise en œuvre de la délibération de la Commission de régulation de l’énergie portant communication sur les mesures en faveur des fournisseurs prenant en compte des effets de la crise sanitaire sur les marchés d'électricité et de gaz naturel [2]. L’ensemble des recours n’a pas abouti et seule la procédure initiée par la société Hydroption a, à ce jour, fait l’objet d’une décision au fond [3].

Au terme de ce contentieux, le juge adopte une lecture stricte de l’accord-cadre ARENH qui encadre l’exécution du dispositif. Ainsi, dans ce litige autour de l’activation de la clause de force majeure prévue par l’accord-cadre [4], le Conseil d’État a écarté la lecture restrictive de la Commission de régulation de l’énergie tendant à limiter le bénéfice de la force majeure au seul cas d’impossibilité totale d’exécuter l'obligation de paiement de l'ARENH. L’impossibilité d’exécuter son obligation dans des conditions économiques raisonnables doit ainsi être prise en compte [5].

Le dispositif ARENH est très encadré et son application concrète suscite des interrogations de la part des acteurs du marché. Autre illustration récente, le 9 juin dernier, le Conseil d’État a confirmé une des caractéristiques opérationnelles principales du dispositif : l’engagement d’achat que prend le fournisseur alternatif est annuel et ne peut être modulé ou remis en question en cours de la période. L’impossibilité pour un fournisseur de bénéficier de l’ARENH à un guichet donné en raison de la suspension de son droit ne fait pas échec à cette règle [6].

La seconde série de contentieux concerne l’allocation de 20 TWh supplémentaires d’ARENH [7] aux fournisseurs alternatifs dans le contexte actuel de crise des marchés de l’énergie donnant lieu à des prix de marché très élevés. Seules les demandes de référés ont à ce jour été jugées par le Conseil d’État [8]. Il faudra attendre les éventuelles décisions au fond afin d’enrichir l’approche du juge administratif sur le dispositif ARENH.

On notera ici que les demandes de référé concernant les mesures d’exécution du dispositif ARENH ont, à ce jour, été rejetées soit pour défaut d’urgence [9], soit pour absence de doute sérieux sur la légalité de l’acte contesté [10]. Le juge administratif semble ainsi considérer que l’ajustement du dispositif ne menace pas à lui-seul, sur le court terme, l’équilibre économique ni des fournisseurs alternatifs ni d’EDF. Le juge administratif met en revanche au premier plan la protection des intérêts des consommateurs, en particulier au regard du maintien d’un prix contenu de l’électricité sur le marché de détail [11].

Lexbase : Y a-t-il eu des modifications significatives apportées par le législateur récemment ?

Guillaume Dezobry et Marjolaine Germain-Letaleur : Les dernières modifications substantielles du dispositif ARENH datent de la loi dite « Energie Climat » du 8 novembre 2019. En effet, l’article 62 de cette loi a introduit la possibilité pour le Gouvernement de relever le plafond des volumes d’ARENH alloués de 100 TWh à 150 TWh, sans que ce relèvement du plafond ne soit incompatible avec le principe de liberté d’entreprendre opposé par ses détracteurs. Le Conseil constitutionnel a, à cet égard, considéré que cette mesure concourrait à l’objectif d’intérêt général de stabilité des prix sur les marchés de détail de l’électricité [12].

C’est cette faculté introduite par l’article 62 de la loi « Energie Climat » qui a permis l’allocation de 20 TWh supplémentaires pour la période d’avril à décembre 2022.

La loi « Climat et Résilience » (loi n° 2021-1104, du 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets N° Lexbase : L6065L7R) se concentre quant à elle davantage sur des mesures d’accompagnement de la transition énergétique. L’objectif affiché de cette loi est d’atteindre l’objectif de diminution des gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030 [13] par rapport aux niveaux de 1990.

Certaines mesures, telles que la mise en place d’objectifs régionaux de développement des énergies renouvelables (article 83) ou encore de celui des communautés d’énergie (article 99), ont notamment pour ambition de modifier le mix énergétique français et, plus largement, la façon de consommer de l’énergie. Indirectement, elles sont donc susceptibles d’avoir un effet sur les conditions d’approvisionnement des fournisseurs d’électricité.

Lexbase : Les récentes décisions du Gouvernement (augmentation du volume d'ARENH, report des augmentations tarifaires) peuvent-elles mettre EDF en danger financièrement ?

Guillaume Dezobry et Marjolaine Germain-Letaleur : Afin de faire face à l’augmentation vertigineuse des prix de l’électricité sur les marchés de gros, et d’en limiter la répercussion aux consommateurs finals établis en France, le Gouvernement a décidé d’augmenter de 20 TWh le volume d’électricité accessible aux fournisseurs alternatifs dans le cadre du dispositif de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) faisant ainsi passer le plafond de 100 TWh à 120 TWh.

La mise en œuvre de cette décision s’est traduite par l’adoption du décret n° 2022-342, du 11 mars 2022, définissant les modalités spécifiques d’attribution d’un volume additionnel d’électricité N° Lexbase : L8711MBA et d’un arrêté du même jour fixant à 46,20 euros/MWh le prix des volumes d’électricité additionnels.

Ces mesures ayant été prises en cours d’année de livraison, les fournisseurs avaient déjà acheté les volumes écrêtés sur les marchés de gros (le niveau d’écrêtement est connu fin novembre/début décembre de l’année précédant l’année de livraison donc en novembre/décembre 2021 pour une livraison commençant en janvier 2022) et qu’EDF avait déjà vendu sur les marchés de gros ou de détail la production d’électricité du parc nucléaire restante pour l’année 2022.

En conséquence, le dispositif imaginé par le Gouvernement consiste à imposer à EDF de racheter une partie des volumes écrêtés aux fournisseurs alternatifs au prix moyen observé sur le mois de décembre 2021 – soit 256,98 euros/MWh – et à les revendre à ces mêmes fournisseurs à 46,2 euros/MWh. La répartition des 20 TWh d’électricité supplémentaires se traduit donc par un dispositif financier consistant pour EDF à rembourser aux fournisseurs alternatifs la différence entre le prix de marché qu’ils ont payé en moyenne pour acheter une partie des volumes écrêtés et le prix de cession de ces volumes supplémentaires.

Au global, la mise en œuvre de cette mesure se traduit par un transfert financier d’environ 4 milliards d’euros de l’opérateur historique vers les fournisseurs alternatifs afin qu’ils en fassent bénéficier leurs consommateurs.

C’est précisément pour s’opposer à ce transfert que les syndicats d’EDF ont introduit des recours contre le décret et l’arrêté du 11 mars 2022 et ont, notamment, motivé l’urgence à suspendre ces mesures en raison de l’atteinte qu’elles peuvent faire peser sur les finances de l’opérateur dans le cadre de la procédure en référé suspension (CJA, art. L.521-1 N° Lexbase : L3057ALS).

Par une ordonnance du 5 mai 2022 [14], le juge des référés du Conseil d’État a rejeté les demandes des syndicats d’EDF estimant que les requérants ne justifient pas du caractère suffisamment grave et immédiat des mesures contestées sur les intérêts patrimoniaux de l’opérateur historique.

Quoiqu’il en soit, au-delà de l’aspect procédural, c’est bien ici que se trouve le cœur du sujet : la mesure vise à organiser un partage de la rente du nucléaire entre l’opérateur historique et les consommateurs français par l’intermédiaire des fournisseurs.

La question n’est donc pas tant celle d’une mise en danger d’EDF – car l’électricité vendue par l’opérateur historique dans le cadre du dispositif ARENH l’est à un prix censé couvrir les coûts complets d’EDF – mais celle de savoir qui doit profiter de la rente du nucléaire.

* Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.


[1] Voir par exemple CE, 9°-10° ch. réunies, 6 novembre 2019, n° 431902 N° Lexbase : A8844ZTQ ou encore CE, Ass., 18 mai 2018, n° 413688 N° Lexbase : A5212ZUL.

[2] Délibération n°  2020-071, du 26 mars 2020.

[3] CE, 9°-10° ch. réunies, 10 décembre 2021, n° 439944 N° Lexbase : A83267E4.

[4] Arrêté du 28 avril 2011, pris en application du II de l'article 4-1 de la loi n° 2000-108, relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité et son annexe.

[5] CE, 9°-10° ch. réunies, 10 décembre 2021, n° 439944, préc.

[6] CE, 9°-10° ch. réunies, 9 juin 2022, n° 454294, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7894747.

[7] Décret n° 2022-342, du 11 mars 2022, définissant les modalités spécifiques d'attribution d'un volume additionnel d'électricité pouvant être alloué en 2022, à titre exceptionnel, dans le cadre de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH) et l'arrêté du 11 mars 2022 fixant le volume global maximal d'électricité devant être cédé par Électricité de France au titre de l'ARENH, pris en application de l'article L. 336-2 du Code de l'énergie.

[8] CE, 5 mai 2022, n° 462841 N° Lexbase : A17327W3 et CE, 17 mai 2022, n° 463531 N° Lexbase : A531474L.

[9] CE, 17 avril 2020, n° 439949 N° Lexbase : A91633KL ; CE, 5 mai 2022, n° 462841 N° Lexbase : A17327W3 ; CE, 17 mai 2022, n° 463531 N° Lexbase : A531474L.

[10] CE, 19 juillet 2021, n° 454295 N° Lexbase : A170349X.

[11] Voir en particulier CE, 5 mai 2022, n° 462841 N° Lexbase : A17327W3.

[12] Cons. const., décision n° 2019-791 DC du 7 novembre 2019 N° Lexbase : A9990ZT8.

[13] Règlement (UE) 2021/1119 du 30 juin 2021, établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique, art. 4 N° Lexbase : L1361L7K.

[14] CE référé, 5 mai 2022, n° 462841 N° Lexbase : A17327W3.

newsid:481825

Fiscalité des particuliers

[Brèves] Abus de droit et soulte versée à l’occasion d’une opération d’apport

Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 31 mai 2022, n° 455349, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A61877YS

Lecture: 9 min

N1824BZL

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par Marie-Claire Sgarra

Le 15 Juin 2022

Le Conseil d’État a jugé dans un arrêt du 31 mai 2022, qu’un sursis d’imposition bénéficiant à une soulte n’excédant pas 10 % qui assortit une opération d’apport constitue un abus de droit.

Les faits. L’administration fiscale a remis en cause le montage de contribuables mettant en place un sursis d’imposition bénéficiant à une soulte n’excédant pas 10 % qui assortit une opération d’apport.

Principes :

  • afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles (LPF, art. L. 64 N° Lexbase : L9266LNI) ;
  • les dispositions de l'article 150-0 A ne sont pas applicables, au titre de l'année de l'échange des titres, aux plus-values réalisées dans le cadre d'une opération d'offre publique, de fusion, de scission, d'absorption d'un fonds commun de placement par une société d'investissement à capital variable, de conversion, de division, ou de regroupement, réalisée conformément à la réglementation en vigueur ou d'un apport de titres à une société soumise à l'impôt sur les sociétés ; les échanges avec soulte demeurent soumis aux dispositions de l'article 150-0 A lorsque le montant de la soulte reçue par le contribuable excède 10 % de la valeur nominale des titres reçus (CGI, art. 150-0 B N° Lexbase : L3216LC4).

En instituant un mécanisme de sursis d'imposition, le législateur a entendu favoriser les restructurations d'entreprises susceptibles d'intervenir par échange de titres en évitant que l'imposition immédiate de la plus-value constatée à l'occasion d'une telle opération, alors que le contribuable ne dispose pas des liquidités lui permettant d'acquitter cet impôt, fasse obstacle à sa réalisation.

Si, dans la version du texte applicable au litige, le sursis d'imposition bénéficie à la totalité de la plus-value résultant d'une opération d'apport avec soulte lorsque le montant de celle-ci n'excède pas 10 % de la valeur nominale des titres reçus en rémunération de l'apport, le but ainsi poursuivi par le législateur n'est pas respecté si la stipulation d'une soulte au profit de l'apporteur en complément de l'attribution de titres de la société bénéficiaire de l'apport n'a aucune autre finalité que de permettre à celui-ci d'appréhender, en franchise immédiate d'impôt, des liquidités détenues par cette société ou par celle dont les titres sont apportés.

Dans ce cas, l'administration est fondée, sur le fondement de l'article L. 64 du LPF, à considérer qu'en stipulant l'octroi de cette soulte, les parties à l'opération d'apport ont recherché le bénéfice d'une application littérale des dispositions de l'article 150-0 B du CGI à l'encontre des objectifs poursuivis par le législateur, dans le seul but d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'apporteur aurait normalement supportées.

Solution du Conseil d’État.

En premier lieu, s'agissant de l'opération d'apport à la société D2R des titres de la société CFPR détenus par la société d'acquêts constituée par les requérants, la cour administrative d'appel de Versailles, pour juger que la stipulation au profit d’un des requérants, d'une rémunération en numéraire était constitutive d'un abus de droit et ne pouvait, pour ce motif, ouvrir droit, à raison des sommes en cause, au bénéfice du sursis d'imposition prévu par les dispositions de l'article 150-0 B du CGI, s'est fondée sur ce que pouvait seule être regardée comme une soulte, au sens de ces dispositions, une prestation pécuniaire ayant le caractère d'une véritable contrepartie à l'opération d'échange de titres, à savoir une prestation convenue à titre contraignant en tant que complément à l'attribution de titres représentatifs du capital social de la société bénéficiaire de l'apport, et a estimé que tel n'était pas le cas des sommes en litige.

► En statuant ainsi alors, d'une part, qu'une somme dont le traité d'apport stipule qu'elle est versée en rémunération des apports, en complément de l'attribution de titres de la société bénéficiaire, constitue une soulte au sens des dispositions de l'article 150-0 B du CGI et, d'autre part, que la remise en cause de la qualification de soulte, au sens de ces dispositions, suffisait à justifier le refus du bénéfice des dispositions de l'article 150-0 B du CGI sans qu'il y ait lieu de mettre en œuvre la procédure de répression des abus de droit, la cour administrative d'appel a entaché son arrêt d'erreur de droit.

En second lieu, s'agissant de l'opération d'apport à la société A. des titres et droits démembrés de la société CFPR détenus par le requérant, la CAA a relevé que, compte tenu des statuts respectifs de ces sociétés, la liquidité des titres de la société A. remis en rémunération de l'apport était moindre que celle des titres de la société CFPR apportés. Elle a estimé que cette perte de liquidité justifiait le versement par la société A... de soultes aux apporteurs, ce dont elle a déduit que le requérant établissait que la stipulation d'une soulte à son profit ne pouvait être regardée comme visant exclusivement à lui permettre de percevoir en sursis d'imposition des liquidités provenant du versement par la société CFPR de dividendes à la société A. et que l'administration n'était pas fondée à assujettir immédiatement, par la mise en œuvre de la procédure de répression des abus de droit, les époux requérants à l'impôt sur le revenu à raison de ces sommes. Toutefois, ainsi qu'il ressort également des énonciations de l'arrêt attaqué, le requérant a, dès le lendemain de ces opérations, fait donation à ses cinq filles de la nue-propriété et à ses douze petits-enfants de la pleine propriété de la quasi-totalité des titres qu'il avait reçus en pleine propriété lors de l'échange, lesquels représentaient plus de 47 % du total des titres ou droits qu'il avait reçus, si bien qu'il n'a personnellement été exposé, pour la part substantielle correspondant aux titres ou droits dont il a fait donation, à aucune conséquence liée à la perte de liquidité des titres en cause.

► Par suite, en jugeant que la perte de liquidité des titres subie à la suite de l'opération d'échange justifiait l'octroi d'une soulte au requérant, de sorte que la stipulation de cette soulte pouvait être regardée comme poursuivant un but autre que celui d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé aurait normalement dû supporter à l'occasion de cette opération, la cour a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

Sursis d’imposition et abus de droit, les différentes étapes jurisprudentielles

► Le Conseil d’État a appliqué l’abus de droit en matière de report d’imposition (CE 8° et 3° ssr., 8 octobre 2010, n° 301934, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A3490GBU et CE 8° et 3° ssr., 8 octobre 2010, n° 313139, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3503GBD), et l’a ensuite étendu au sursis d’imposition (CE 9° et 10° ssr., 27 juillet 2012, n° 327295, mentionné aux tables du recueil Lebon [LXB=A0694IR7).

► Plus tard, le Conseil d’État a refusé de transmettre une QPC au Conseil constitutionnel, relative au régime de sursis d'imposition automatique des plus-values d'échange de titres, tel qu'interprété par la jurisprudence en cas d'apport-cession de titres (CE 9° et 10° ch.-r., 22 septembre 2017, n° 412408, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7392WSL).

► Le CE a précisé ensuite que lorsqu’une opération d’apport-cession de titres est placée en sursis d’imposition avant le 14 novembre 2012, le réinvestissement du produit de la cession dans l’acquisition de titres appartenant au contribuable ne présente pas un caractère économique (CE 9° et 10° ch.-r., 10 juillet 2019, n° 411474, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6816ZIB).

► Dans une affaire de gain réalisé par un dirigeant à l’occasion de la vente d’actions qu’il avait acquises dans le cadre d’un management package, les juges ont qualifié un circuit juridique d’« artificiel » alors que tous les maillons de la chaîne avaient de la substance (CE 9° et 10° ch.-r., 12 février 2020, n° 421444, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A34993EC).

Lire en ce sens, les conclusions du Rapporteur public, A. Iljic, Lexbase Fiscal, mars 2020, n° 817 N° Lexbase : N2601BYY.

► Dernièrement, enfin, le CE a jugé dans le cadre d’une opération d’apport-cession que le nantissement de sommes en vue de couvrir une garantie de passif ne caractérise pas un réinvestissement (CE 3° et 8° ch.-r., 28 mai 2021, n° 442711, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A48694TI).

Lire en ce sens, les conclusions du Rapporteur public, R. Victor, Lexbase Fiscal, juillet 2021, n° 871 N° Lexbase : N8091BYC.

 

newsid:481824

Procédure civile

[Brèves] Précision sur le principe de confidentialité dans le cadre de la procédure de médiation

Réf. : Cass. civ. 2, 9 juin 2022, n° 19-21.798, FS-B N° Lexbase : A793574N

Lecture: 3 min

N1816BZB

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 15 Juin 2022

► En dehors des cas dérogatoires prévus par la loi, l'atteinte à l'obligation de confidentialité de la médiation impose que les pièces produites sans l'accord de la partie adverse, soient, au besoin d'office, écartées des débats par le juge ; la Haute juridiction censure le jugement rendu par un tribunal d'instance n’ayant pas écarté les pièces versées aux débats par le demandeur, qui étaient en l’absence d’accord de la partie défenderesse couvertes par l’obligation de confidentialité.

Faits et procédure. Dans cette affaire, se plaignant de la mauvaise exécution d’un contrat de location de voiture et à la suite de l’échec d’une procédure de médiation, un client a saisi un tribunal d’instance à fin d’être indemnisé de ses préjudices matériels et moral. Ce dernier a produit au soutien de son assignation, une déclaration au greffe exposant ses demandes et moyens, ainsi que différentes pièces relatives à la procédure de médiation. La défenderesse énonçant l’inobservation d’une formalité d’ordre public tirée du non-respect du principe de la confidentialité de la médiation, a sollicité à titre principal, la nullité de la déclaration au greffe et de l’assignation, et à titre subsidiaire, a demandé que soient écartées des débats les pièces couvertes par la confidentialité, et la condamnation du demandeur à titre de dommages et intérêts pour violation du principe de confidentialité.

Solution. Pour retenir la solution précitée, au visa des articles 21-3 de la loi n° 95-125, du 8 février 1995, relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative N° Lexbase : Z06405LG, L. 612-3 du Code de la consommation N° Lexbase : L0845K7G et 9 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1123H4D, la Cour de cassation a relevé d’office un moyen de pur droit comme l’y autorise l’article 620, alinéa 2 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6779H79.

La Haute juridiction rappelle que :

  • sauf accord contraire des parties, la médiation est soumise au principe de confidentialité ;
  • les constatations du médiateur et les déclarations recueillies au cours de la médiation ne peuvent être divulguées aux tiers ni invoquées ou produites dans le cadre d'une instance judiciaire ou arbitrale sans l'accord des parties, et qu’il est fait exception dans deux cas suivants :

a) en présence de raisons impérieuses d'ordre public ou de motifs liés à la protection de l'intérêt supérieur de l'enfant ou à l'intégrité physique ou psychologique de la personne,

b) lorsque la révélation de l'existence ou la divulgation du contenu de l'accord issu de la médiation est nécessaire pour sa mise en œuvre ou son exécution ;

  • lorsque le médiateur est désigné par un juge, il informe ce dernier de ce que les parties sont ou non parvenues à un accord ;
  • enfin, qu’il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.

En l’espèce, le tribunal d’instance a statué au vu des pièces versées aux débats pour condamner la défenderesse. Les Hauts magistrats relèvent que le tribunal aurait dû, au besoin d’office, écarter les pièces produites par le demandeur, issues de la procédure de médiation, compte tenu du fait qu’elles étaient couvertes par l’obligation de confidentialité, et en l’absence d’accord de la défenderesse. La Cour de cassation casse et annule le jugement dans toutes ses dispositions.

Pour aller plus loin : v. E. Vergès, ÉTUDE : Les procédures amiables, Principes généraux applicables aux procédures de règlement amiable, in Procédure civile (dir. E. Vergès), Lexbase N° Lexbase : E52674Z4.

newsid:481816

Propriété intellectuelle

[Brèves] Signe verbal « THINK DIFFERENT » : Swatch gagne contre Apple

Réf. : Trib. UE, 8 juin 2022, aff. T‑26/21 à T‑28/21 N° Lexbase : A793674P

Lecture: 4 min

N1808BZY

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par Vincent Téchené

Le 15 Juin 2022

► Le Tribunal de l’Union européenne a rejeté les recours introduits par Apple contre les décisions de l’EUIPO ayant conclu à la déchéance du signe verbal « THINK DIFFERENT ».

Faits et procédure. En 1997, 1998 et 2005, la requérante, la société Apple, a obtenu l’enregistrement du signe verbal « THINK DIFFERENT » en tant que marque de l’Union européenne. Les produits pour lesquels l’enregistrement a été demandé relèvent, notamment, de produits d’informatique tels que des ordinateurs, terminaux d’ordinateurs, claviers, matériel informatique, logiciels et produits multimédia.

En 2016, l’intervenante, la société Swatch, a présenté auprès de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) trois demandes en déchéance des marques contestées. La société faisait valoir que les marques contestées n’avaient pas fait l’objet d’un usage sérieux pour les produits concernés pendant une période ininterrompue de cinq ans.

Le 24 août 2018, la division d’annulation de l’EUIPO a déclaré la déchéance des marques contestées pour tous les produits concernés, à compter du 14 octobre 2016. Les recours introduits par Apple contre les décisions de la division d’annulation ont été rejetés. En janvier 2021, Apple a formé trois recours auprès du Tribunal de l’Union européenne.

Décision. Le Tribunal rejette les recours. Selon lui, il incombait à Apple de prouver devant l’EUIPO l’usage sérieux de ces marques pour les produits concernés au cours des cinq années précédant le 14 octobre 2016 (date de dépôt des demandes en déchéance), à savoir du 14 octobre 2011 au 13 octobre 2016.

Par ses recours, Apple reprochait notamment à la chambre de recours de ne pas avoir pris en compte le niveau d’attention élevé du public pertinent dans le cadre de l’appréciation de l’usage sérieux des marques contestées. En particulier, elle contestait la conclusion de la chambre de recours, selon laquelle le public pertinent ignorait aisément les étiquettes apposées sur l’emballage d’un ordinateur iMac, lesquelles arboraient les marques contestées.

Selon le Tribunal, Apple ne démontre pas que la prise en compte d’un niveau d’attention élevé aurait conduit la chambre de recours à considérer que le consommateur allait examiner l’emballage dans le moindre détail et qu’il aurait porté une attention particulière aux marques contestées. Par ailleurs, le Tribunal rejette le grief d’Apple selon lequel la chambre de recours n’aurait, à tort, pas tenu compte des chiffres de ventes d’ordinateurs iMac dans l’ensemble de l’Union, avancés dans la déclaration de témoin du 23 mars 2017. Les rapports annuels pour les années 2009, 2010, 2013 et 2015, joints à ladite déclaration, contiennent uniquement des informations sur les ventes mondiales nettes d’ordinateurs iMac et ne fournissent cependant aucune précision quant aux chiffres de ventes d’ordinateurs iMac dans l’Union.

Apple reprochait par ailleurs à la chambre de recours d’avoir conclu que les marques contestées étaient dépourvues de caractère distinctif. Le Tribunal constate que cet argument procède d’une lecture erronée des décisions attaquées et précise que la chambre de recours n’a pas dénié aux termes « THINK DIFFERENT » tout caractère distinctif, mais leur a attribué un caractère distinctif plutôt faible. Le Tribunal relève que, contrairement à ce que prétend Apple, les conclusions de la chambre de recours sur le caractère distinctif des marques contestées ne sont pas contredites par un faisceau d’éléments de preuve visant à établir l’usage sérieux de celles-ci. S’il est vrai que, parmi les éléments de preuve de l’usage sérieux déposés devant l’EUIPO, figurent de nombreux articles de presse évoquant le succès de la campagne publicitaire intitulée « THINK DIFFERENT » au moment de son lancement en 1997, lesdits articles de presse sont antérieurs de plus de dix ans à la période pertinente.

Le Tribunal constate qu’aucune violation du droit d’être entendu ne saurait être constatée en l’espèce. En outre, selon lui, la chambre de recours a motivé à suffisance de droit les décisions attaquées quant à la question de savoir si Apple avait rapporté la preuve de l’usage sérieux des marques contestées.

newsid:481808

Santé et sécurité au travail

[Brèves] Pas de consultation du CSE si le médecin du travail précise que le reclassement du salarié inapte est impossible

Réf. : Cass. soc., 8 juin 2022, n° 20-22.500, FS-B N° Lexbase : A791674X

Lecture: 3 min

N1840BZ8

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par Charlotte Moronval

Le 15 Juin 2022

Lorsque le médecin du travail mentionne expressément dans son avis que tout maintien du salarié dans l’emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ou que l'état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans l'emploi, l’employeur n’est ni tenu de rechercher un reclassement ni de consulter le CSE.

Faits et procédure. Une salariée est, à la suite d'un accident du travail, déclarée inapte à son poste par le médecin du travail, dont l'avis mentionne « l'état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi ». Elle conteste par la suite son licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement.

Pour condamner l'employeur à payer à la salariée une somme à titre de dommages-intérêts en raison du défaut de consultation du CSE, la cour d’appel (CA Chambéry, 22 octobre 2020, n° 19/00263 N° Lexbase : A57463YH) retient que, quelle que soit l'origine de l'inaptitude, l'employeur a l'obligation de solliciter l'avis du CSE, même en l'absence de possibilité de reclassement.

L’employeur forme un pourvoi en cassation.

Rappel. Lorsqu’un salarié est victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle et qu’il est déclaré inapte par le médecin du travail à reprendre l’emploi qu’il occupait précédemment, l’employeur :

  • doit proposer au salarié un autre emploi approprié à ses capacités en prenant en compte les préconisations du médecin du travail et après avis du CSE sur les postes de reclassement envisagés ;
  • peut rompre le contrat de travail d’un salarié déclaré inapte s’il justifie de la mention expresse dans l’avis du médecin du travail que tout maintien du salarié dans l’emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ou que l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans l’emploi (C. trav., art. L. 1226-10 N° Lexbase : L8707LGL et L. 1226-12 N° Lexbase : L7392K9N).

La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale de la Cour de cassation juge que doit être censuré, l'arrêt d'appel qui condamne à verser au salarié une somme pour irrégularité tenant au défaut de consultation du CSE.

Pour aller plus loin :

  • La Cour de cassation avait déjà jugé que l’information-consultation du CSE s’imposait, peu important l’origine professionnelle ou non de l’inaptitude (Cass. soc., 30 septembre 2020, n° 19-11.974, FS-P+B+I N° Lexbase : A41373W7) et ce même en l’absence de proposition de reclassement ou lorsque les recherches s’étaient révélées infructueuses (Cass. soc., 30 septembre 2020, n° 19-16.488, F-P+B N° Lexbase : A67803WZ). La Cour de cassation confirme ici que l'employeur n'est pas tenu de consulter le CSE sur les recherches de reclassement d'un salarié déclaré inapte, lorsque le médecin du travail a expressément exclu tout reclassement possible dans l'avis d'inaptitude. Cette question n'avait, jusqu'à aujourd'hui, pas été tranchée, par la Cour de cassation et les cours d'appel étaient divisées ;
  • v. aussi ÉTUDE : La reprise du travail après un accident du travail ou une maladie professionnelle, La procédure en cas de présence d'un CSE dans l'entreprise, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E7623XXM.

newsid:481840

Sociétés

[Jurisprudence] Revirement de jurisprudence : la Cour de cassation admet l’appel réformation contre la décision du président refusant de désigner l’expert de l’article 1843-4

Réf. : Cass. com., 25 mai 2022, n° 20-14.352, FS-B+R N° Lexbase : A14857YN

Lecture: 19 min

N1817BZC

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par Philippe Duprat, Avocat à la cour, ancien Bâtonnier de Bordeaux, Chargé d’enseignement à l’Université de Bordeaux.

Le 16 Juin 2022

Mots clés : président du tribunal • expert • évaluation des titres sociaux • appel nullité • appel réformation

Selon l’article 1843-4 du Code civil, si la décision par laquelle le président du tribunal procède à la désignation d’un expert chargé de déterminer la valeur de droits sociaux est sans recours possible, la cour d’appel saisie dans le cadre d’un appel réformation d’une décision de première instance ayant refusé de désigner un expert peut y procéder elle-même.


 

À la confluence du droit civil, du droit des sociétés et du droit judiciaire privé, se trouve l’article 1843-4 du Code civil N° Lexbase : L1737LRR dont la mise en œuvre suscite de longue date un abondant contentieux.

Celui-ci s’est essentiellement cristallisé autour de trois grandes questions.

D’abord, celle de son domaine d’application. Au fil du temps, la jurisprudence a précisé ce qu’il fallait entendre par cession intervenant en application d’une disposition légale renvoyant à ce texte, ou encore, lorsque les statuts prévoient la cession des droits sociaux d’un associé [1].

La deuxième question concerne l'étendue des pouvoirs confiés au tiers estimateur, improprement qualifié d’expert. Ce dernier dispose-t-il de toute liberté pour procéder à l’estimation des titres sociaux ou doit-il, lorsque les parties en ont préalablement fait la prévision, appliquer les critères d’évaluation qu’elles ont retenus ? Sur ce point, la controverse a trouvé sa solution par la réforme intervenue au terme de l’ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014 N° Lexbase : L1321I4P. L’article 1843-4 précise désormais que l’expert désigné est « tenu d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par les statuts de la société ou par toute convention liant les parties ». Sans que cette réforme ne règle toutes les difficultés, elle remédie néanmoins à ce qui paraissait être une forme d’incongruité qui imposait au juge, et surtout aux parties, les résultats d’une évaluation faite sur la base de critères, qui pouvaient ne pas être ceux qu’elles avaient imaginés, ou pire encore, préalablement évincés.

La troisième grande question s’est dès l’origine focalisée sur l’aspect procédural de l’article 1843-4 du Code civil. Dès lors que le texte initial prévoyant que, lorsque les conditions d’application étaient réunies, il appartenait au président du tribunal (judiciaire ou de commerce) de statuer sans recours possible, la jurisprudence a dû trancher deux difficultés. En premier lieu, l’absence théorique de tout recours entraîne-t-elle l’impossibilité définitive de déférer la décision rendue en première instance à l’examen d’une juridiction de rang supérieur ? En second lieu, la compétence d’attribution dévolue au seul président du tribunal exclut-elle qu’une juridiction de rang différen puisse à la faveur d’un recours procéder à la désignation du tiers estimateur ?

Sur ces deux points, l’on pouvait penser que jusqu’à l’intervention de l’arrêt sous examen, les positions étaient bien fixées.

D’une part, l’absence de recours possible n’interdisait toutefois pas l’appel nullité de la décision refusant de désigner un expert. D’autre part, en toute hypothèse, la jurisprudence était ferme sur l’impossibilité pour la cour d’appel, annulant la décision de première instance, de nommer elle-même cet expert [2].

Depuis l’arrêt du 25 mai 2022, objet du présent commentaire, la Cour de cassation, opérant un revirement de jurisprudence, modifie le régime procédural applicable à la décision du président refusant de désigner le tiers estimateur de l’article 1843-4 du Code civil.

Les faits au soutien de cette décision remarquable sont d’une rare banalité. Ayant été exclus d’une société civile, deux époux, associés d’une SCI, saisissent le président du TGI sur le fondement de l’article 1843-4 aux fins de désignation d’un expert pour fixer la valeur de leurs droits sociaux, après qu’un arrêt d’appel du 29 mars 2001 eut constaté qu’ils avaient perdu leur qualité d’associé, et les eut, en conséquence, renvoyés devant le président aux fins prévues par l’article 1843-4.

Par ordonnance du 5 mai 2009, le président du tribunal les déclarera irrecevables en leur demande en constatant qu’une sentence arbitrale du 16 août 1996 avait déjà fixé la valeur de leurs parts sociales, ce qu’ils avaient expressément accepté.

Advenant le décès du mari, ses ayants droit vont, aux mêmes fins, saisir la même juridiction, de la même demande.

Ces derniers seront également déclarés irrecevables.

Ils forment un pourvoi. La Cour de cassation le rejette au terme d’une décision spécialement motivée.

La Cour estime en effet que la décision du président, rejetant la désignation d’un expert est susceptible d’un appel reformation et non d’un appel nullité, ce qui doit conduire les juges d’appel, en cas de réformation de la décision déférée, à pouvoir désigner l’expert.

Dès lors que cet ordonnancement, résultant du revirement de jurisprudence que la Cour de cassation consacre, n’était pas prévisible pour les plaideurs demeurés bien fondés à considérer que seul un recours nullité pouvait être engagé, la Cour de cassation déclare leur pourvoi recevable. Au fond, elle le rejette, mais pour des considérations étrangères au périmètre d’application de l’article 1843-4 du Code civil et tiré de l’exception de la chose déjà jugée attachée à la sentence arbitrale de 1996.

Par ce revirement, dont l’importance est capitale, la Haute juridiction prend mieux en compte la finalité du dispositif de l’article 1843-4 du Code civil. Par souci de célérité, elle opère la mise en place d’un régime différencié des voies de recours à engager à l’encontre de la décision du président (I) dont on appréciera la portée effective, non exempte de difficultés à venir (II).

I. Le revirement : l’ordonnance du président soumise à un régime différencié des voies de recours

Le mécanisme de l’article 1843-4 du Code civil a une origine ancienne.

On en trouve une première trace dans le Code Justinien qui admettait déjà que le prix de vente pût être fixé par un tiers.

L’Ancien droit et le Droit intermédiaire connaissaient, l’un et l’autre, sous des formes quelque peu différentes, de telles hypothèses.

Plus récemment, pour remédier à l’application littérale de l’article 1868 du Code civil de 1804, qui aurait pu conduire au partage partiel du fonds social destiné à désintéresser l’héritier de l’associé décédé, la pratique avait adopté d’insérer dans les statuts la possibilité d’évaluer à dire d’expert le montant devant revenir à l’héritier. Cette pratique sera entérinée par les lois du 24 juillet 1966 sur les sociétés. Aux termes de l’article 1868 du Code civil, issu de la loi n° 66-538 du 24 juillet 1966, la valeur des droits sociaux dont l’héritier était créancier devait être déterminée au jour du décès, par un expert désigné soit par les parties, soit par décision du président du tribunal statuant sans recours possible.

La lettre de l’actuel article 1843-4 est directement issue de la réforme opérée par la loi n° 78-9 du 4 janvier 1978 modifiant le titre IX du livre III du Code civil N° Lexbase : L1471AIC, spécialement le chapitre consacré au contrat de société, ultérieurement complétée par l’ordonnance du 31 juillet 2014, précitée.

Le mécanisme poursuit deux finalités distinctes, mais complémentaires.

D’une part, faire en sorte que l’associé cédant ses titres ne demeure prisonnier ni d’un désaccord persistant sur leur évaluation, ni d’une évaluation notoirement insuffisante qui confinerait à la spoliation. La nomination d’un expert impartial et indépendant est alors la seule mesure qui puisse conjurer ces deux craintes.

D’autre part, éviter que le recours à un expert ne soit une source de ralentissement du mécanisme d’évaluation puis d’indemnisation de l’associé cédant. C’est la raison pour laquelle le législateur a prévu que la décision du président intervient « sans recours possible».

Dans l’absolu, l’objectif de rapidité est atteint toutes les fois qu’un processus intervient au visa d’une décision exécutoire de plein droit, ou par provision, ou encore dépourvue de recours.

Toutefois, l’absence de recours voulu par le législateur ne signifie pas que la jurisprudence ne veuille pas exercer un certain contrôle lorsqu’il apparaît, notamment, que la décision de première instance recèlerait un excès de pouvoir.

C’est à ce contrôle minimum que répond l’usage de l’appel nullité, voie de recours d’origine prétorienne.

On sait que la voie de l’appel nullité est ouverte lorsque celle de l’appel réformation est fermée. L’appel nullité n’est donc recevable que dans des hypothèses limitées. Telle est bien la situation en l’espèce : l’absence de recours énoncé à l’article 1843-4 interdit la voie classique de l’appel réformation, mais laisse subsister celle de l’appel nullité.

Cependant, afin de limiter autant que possible la mise en œuvre de cette voie de recours, la jurisprudence a, de longue date, décidé que le bien-fondé de l’appel nullité était subordonné à la démonstration d’un excès de pouvoir commis par le juge.

En l’absence de toute définition légale de ce que serait en pareille matière l’excès de pouvoir, seule la consultation de la jurisprudence permet d’appréhender le contenu de cette notion. Or en ce domaine, toujours dans le souci de limiter les hypothèses de recours, c’est-à-dire le flux des dossiers, la Cour de cassation adopte une position très restrictive. Très rares sont les décisions qui consacrent l’existence d’un excès de pouvoir. Généralement, lorsque la Cour de cassation est saisie d’un pourvoi – qui ne peut être qu’un pourvoi nullité – elle procède par la négative et juge, non ce que serait un excès de pouvoir, mais ce qu’il n’est pas. Elle a ainsi jugé que ne constituait pas un excès de pouvoir « l’inobservation à la supposer établie, des conditions d’application de ce texte [celui de l’article 1843-4] » [3]. Elle avait déjà jugé que la fausse application de l’article 1843-4 ne constituait pas un excès de pouvoir, mais une simple erreur de droit [4]. De la même façon, il a été jugé que ne constituait pas un excès de pouvoir le refus de nommer l’expert alors même que les conditions de l’article 1843-4 étaient réunies [5] ou l’inverse, consistant à nommer un expert alors que les conditions de l’article 1843-4 auraient dû conduire à rejeter la demande [6]. Ne constitue pas un excès de pouvoir, ni la violation du principe du contradictoire [7], ni la violation du principe de l’autorité de la chose jugée [8]. À vrai dire, la jurisprudence n’admet au titre de l’excès de pouvoir que les rares hypothèses où le juge, excédant ses pouvoirs propres, viole les règles de compétence. Par exemple en ne se limitant pas à désigner l’expert, mais en lui impartissant d’avoir à respecter une certaine méthodologie ou certains critères d’évaluation des titres sociaux, et notamment ceux prévus par les associés. On doit cependant à la vérité dire que ce contentieux s’est noué avant la réforme du 31 juillet 2014, à une époque où l’expert désigné devait précisément s’affranchir des prévisions des parties. Lui imposer de les respecter constituait alors un excès de pouvoir. De la même manière, constitue, pour la Cour la cassation, un excès de pouvoir le fait pour une cour d’appel de désigner un expert en lieu et place du président [9], ou, pour le président, de procéder en sa qualité de juge des référés alors qu’il ne peut y procéder que sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil [10].

C’est donc avec un certain réalisme que l’on a pu parler du « Bunker » de l’article 1843-4 résistant à l’excès de pouvoir [11].

La Cour de cassation vient, mais pour partie seulement, avec l’arrêt sous examen, de faire céder la résistance.

Désormais, il devient possible lorsque le président du tribunal aura refusé de désigner un expert, de déférer sa décision dans le cadre d’un appel réformation à la cour d’appel. La Cour de cassation justifie sa décision par deux considérations.

D’abord par un souci de célérité, dont on doit comprendre qu’il s’agit de la rapidité (relative au demeurant, au cas d’espèce la première décision remontait à 1996 !) avec laquelle les parties doivent pouvoir obtenir la désignation d’un expert pour qu’il soit procédé à l’évaluation des titres sociaux.

Ensuite, par l’interprétation littérale de l’article 1843-4 du Code civil qui selon la Haute Cour ne conduirait pas à justifier que l’appel nullité soit la seule voie de recours possible à l’encontre d’une décision refusant de nommer un expert.

Il en résulte que la décision rendue sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil est donc susceptible de deux voies de recours. L’appel nullité, lorsqu’ayant désigné un expert le juge aurait néanmoins commis un excès de pouvoir – toujours aussi restrictivement entendu – et, l’appel réformation, lorsque le président a refusé de désigner un expert.

Cette différenciation des voies de recours selon la nature du jugement rendu dans le cadre de la procédure accélérée au fond constitue à l’évidence un revirement dont la pratique devra tenir compte à l’avenir. Sa portée mérite d’être appréciée.

II. La portée du revirement : les difficultés à venir

L’une des premières difficultés est d’ordre procédural. Aux termes de l’article 933 du Code de procédure civile N° Lexbase : L8616LYR, la déclaration d’appel désigne le jugement dont il est fait appel, et précise les chefs du jugement critiqués auxquels l’appel est limité, sauf si l’appel tend à l’annulation du jugement. La déclaration d’appel étant dématérialisée il appartiendra au plaideur, c’est-à-dire à son avocat, d’être particulièrement vigilant lors de l’établissement de la déclaration d’appel. En présence d’une décision refusant de nommer un expert, il devra être mentionné que l’appel tend à la réformation de la décision en ce qu’il n’a pas été fait droit à la demande de désignation d’un expert, et non à la nullité de la décision. Il ne sera pas davantage bienvenu de mentionner qu’il est fait appel total, alors même que la décision n’aura fait que refuser la désignation d’un expert. En effet, dans ce cas l’appel est dépourvu de tout effet dévolutif. À défaut de correctement rédiger la déclaration d’appel, il ne pourrait y avoir de régularisation qu’à charge pour l’appelant de faire une autre déclaration d’appel dans le délai imparti à l’appelant pour conclure au fond. Il s’agit là d’appliquer la solution dégagée par la jurisprudence [12].

En revanche, en présence d’une décision ayant fait droit à la demande de désignation d’un expert, la déclaration d’appel devra mentionner que l’appel est interjeté aux fins de nullité du jugement, puisqu’il faudra alors prouver l’excès de pouvoir.

La deuxième difficulté est encore d’ordre procédural. La Cour de cassation considère désormais, comme conséquence inhérente à l’appel réformation, le pouvoir pour la cour d’appel, en cas de réformation de la décision de première instance, de nommer l’expert. Se pose alors la question de savoir si elle pourra le faire dans le cadre de son pouvoir d’évocation lorsqu’elle aura à connaitre de l’appel d’un jugement sur le fond ayant tranché une difficulté entre associés et n’ayant pas, par hypothèse, nommé d’expert. Il suffit d’imaginer que la cour saisie du contentieux de l’exclusion d’un associé rende un arrêt validant l’exclusion, cela entrainera nécessairement l’obligation de lui rembourser ses droits sociaux et, en cas de contestation sur leur valeur, à dire d’expert. La cour pourra-t-elle, dans le cadre de ce contentieux, si elle en est saisie sur le fondement de l’article 1843-4, désigner l’expert ? Jusqu’à intervention de l’arrêt commenté la réponse était négative. Il s’agissait même d’un excès de pouvoir. La cour ne pouvait que renvoyer les parties devant le président aux fins de désignation de l’expert. Le temps perdu pouvait être considérable surtout si la décision de première instance était à son tour frappée d’appel nullité. En raison du revirement, on peut penser que la cour pourra, dans cette hypothèse, procéder à la désignation de l’expert, puisqu’elle devient juridiction d’appel du président et que, par souci de célérité, rien ne justifierait qu’elle se déclare incompétente en renvoyant sur ce point au président du tribunal. Rien n’est cependant certain et l’intervention de toute décision dans ce sens constituera un précieux réconfort.

La dernière difficulté identifiée sur le plan procédural conduit à rappeler que la décision de la cour nommant l’expert devient à son tour susceptible d’un pourvoi en cassation ; il ne sera plus aux fins de nullité mais, si l’on ose dire, classique. En théorie, les moyens de pourvoi devraient être limités mais l’on peut toujours compter sur l’imagination des plaideurs pour qu’il en soit autrement.

L’objectif de célérité, justifiant pour partie le revirement, pourrait à la pratique apparaître comme moins souvent atteint qu’espéré.

C’est également au regard du droit des sociétés que l’on doit tenter d’apprécier la portée du revirement du 25 mai 2022. La désignation d’un tiers estimateur au visa de l’article 1843-4 est souvent corrélée à la question de savoir quelle est la validité ou la portée des clauses ou conventions dont l’expert devra tenir compte pour procéder à l’évaluation des titres sociaux. Dès lors que le président refuse de nommer un expert, la cour d’appel, désormais saisie par la voie de l’appel réformation, le pourra. Dans ce cas, la cour devra préciser la ou les règles, applicables contenues « dans les statuts ou par toute convention liant les parties » à laquelle l’expert devra se référer pour remplir sa mission.

Or à ce stade il est tout à fait possible que les parties soient en désaccord sur la validité, le contenu, ou la portée de ces principes directeurs.

En pareille hypothèse on sait que la Cour de cassation a récemment rendu plusieurs décisions.

Le 7 juillet 2021 par arrêt de sa Chambre commerciale [13], cassant un arrêt qui avait rejeté l’appel nullité à l’encontre d’une décision par laquelle de président avait désigné un expert, la Haute Cour a jugé « qu’il n’entre pas dans les pouvoirs du président du tribunal, saisi sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil, de trancher la contestation relative à la détermination des statuts applicables ». Cette solution a été réitérée par un arrêt rendu le même jour que celui commenté [14]. Mais le 8 janvier 2020 la première chambre civile [15] avait jugé que la cour d’appel n’avait pas « excédé ses pouvoirs en donnant mission à l’expert de déterminer cette valeur [celle des titres sociaux] notamment par référence au système convenu entre les parties ». Dans le premier cas la Cour considère que le juge chargé de désigner l’expert n’est pas compétent pour trancher le litige relatif à la détermination des critères d’évaluation, alors que dans la seconde hypothèse, l’ayant fait de manière implicite, elle ne considère pas que le premier juge aurait outrepassé sa compétence.

La question est dès lors de savoir si, en considération du revirement intervenu, la cour d’appel saisie par voie d’un appel réformation devra, dans l’hypothèse où elle envisagerait de réformer la décision de refus de nommer un expert, surseoir à statuer et renvoyer au juge compétent l’examen du contentieux relatif à la détermination de la norme applicable, ou si elle pourra elle-même, au titre de son pourvoir d’évocation, et à raison du caractère indivisible de la matière, trancher cette question.

La logique du revirement intervenu devrait conduire la cour d’appel à pouvoir trancher ce contentieux, pour gagner du temps et éviter la multiplication des contentieux avant d’obtenir une décision à l’application effective. Rien ne servirait d’avoir obtenu plus rapidement la désignation d’un expert si c’est pour subir un nouveau combat judiciaire, long et onéreux, avant qu’il ne puisse effectivement commencer à officier.

Néanmoins, tant l’appel nullité que le renvoi au juge de première instance ont pour effet de préserver le principe du double degré de juridiction auquel on sait les parties attachées. Finalement, il est fort probable que la « saga » de l’article 1843-4 se poursuive encore quelque temps. Le contentieux pourraît changer de nature mais persister.


[1] Cass. com., 5 janvier 2016, n° 14-19.584, F-D N° Lexbase : A3901N3U, Rev. Sociétés, 2016, p. 514, note J. Moury.

[2] Cass. com., 10 octobre 2018, n° 16-25.076, F-D N° Lexbase : A3318YGY.

[3] Cass. com., 7 juillet 2020, n° 18-18.190, F-D N° Lexbase : A11853RC, Bull. Joly Sociétés, 2020, p. 15 note M. Stork.

[4] Cass. com., 12 avril 2016, n° 14-26.555, F-D N° Lexbase : A6774RIQ, Bull. Joly Sociétés, 2016, p. 382 note D. Gallois-Cochet.

[5] Cass. com., 18 mars 2008, n° 07-13.189, F-S+B N° Lexbase : A4067D7R, Rev. Sociétés, 2008, p. 355, note J.-F. Barbièri.

[6] Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-17.866, F-P+B N° Lexbase : A6914ILN, Bull. Joly Sociétés, 2012, p. 542, note P. Le Cannu.

[7]  Cass. mixte, 28 janvier 2005, n° 02-19.153, P N° Lexbase : A6459DGC.

[8] Cass. com., 17 mars 2021, n° 19-14.679, F-D N° Lexbase : A88204LA, Bull. Joly Sociétés, 2021, p. 21, note M. Storck.

[9] Cass. civ 1, 25 novembre 2003, n° 00-22.089, FS-P N° Lexbase : A3015DAW, Bull. Joly Sociétés, 2004, p. 286, note A. Couret.

[10] Cass. com., 10 mars 1998, n° 95.21.329, publié N° Lexbase : A2473ACL, Rev. Sociétés, 1998, p. 541, note B. Saintourens – Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-25.197, F-D N° Lexbase : A6710XGM.

[11] P. Le Cannu, préc., note sous Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-17.866, préc.

[12] Cass. civ 2, 30 janvier 2020, n° 18-22.528, FS-P+B+I N° Lexbase : A89403C4.

[13] Cass. com., 7 juillet 2021, n° 19-23.699, FS-B N° Lexbase : A41364YT, Bull. Joly Sociétés, 2021, p. 4, note A Reygrobellet ; Ph. Duprat, Lexbase Affaires, juillet 2021, n° 685 N° Lexbase : N8391BYG.

[14] Cass. com., 25 mai 2022, n° 20-18.307, F-B N° Lexbase : A14847YM

[15] Cass. civ. 1, 8 janvier 2020, n° 17-13.863, FS-P N° Lexbase : A5574Z9C, Bull. Joly Sociétés, 2020, p. 32, note M. Caffin-Moi.

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Voies d'exécution

[Brèves] Saisie immobilière et domicile familial : quid de la contestation par l’époux non débiteur et non propriétaire ?

Réf. : Cass. civ. 2, 9 juin 2022, n° 20-23.623, F-B N° Lexbase : A790574K

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N1820BZG

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 15 Juin 2022

Dans le cadre d’une procédure de saisie immobilière, l'objectif de la dénonciation du commandement valant saisie immobilière, prévue à l'article R. 321-1, alinéa 3, du Code des procédures civiles d'exécution N° Lexbase : L2398ITY est uniquement d'informer le conjoint non-propriétaire de la saisie visant la résidence de la famille ; lorsqu’il n’est ni débiteur ni propriétaire, il n’a pas qualité à contester le montant de la créance du poursuivant, la prescription de cette créance ainsi qu'à invoquer à son profit le droit au retrait litigieux.

Faits et procédure. Dans cette affaire, sur le fondement de quatorze décisions, une société a fait signifier à son débiteur un commandement de payer valant saisie immobilière portant sur plusieurs biens lui appartenant en propre. L’un d’eux constituant le domicile familial, le commandement de payer a été dénoncé à son épouse. Le poursuivant a assigné son débiteur pour l’audience d’orientation à laquelle son épouse est intervenue volontairement.

Le pourvoi. La demanderesse fait grief à l’arrêt (CA Paris, 19 novembre 2020, n° 19/22171 N° Lexbase : A1404377) de l’avoir déclarée irrecevable à contester le montant de la créance du poursuivant, à en invoquer la prescription, et le droit au retrait litigieux, et en conséquence, d’avoir confirmé le jugement d’orientation. L’intéressée énonce qu’elle a un intérêt pour contester la procédure de saisie immobilière devant aboutir à son expulsion.

Solution. Énonçant la solution précitée reprenant le raisonnement de la cour d’appel, la Cour de cassation valide ce dernier. Elle déclare le moyen non fondé et rejette le pourvoi.

 

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