La lettre juridique n°897 du 10 mars 2022

La lettre juridique - Édition n°897

Droit pénal spécial

[Brèves] Loi visant à combattre le harcèlement scolaire : création d'un nouveau délit et réactions aux récentes déclarations d'inconstitutionnalité

Réf. : Loi n° 2022-299, du 2 mars 2022, visant à combattre le harcèlement scolaire N° Lexbase : L7677MBX

Lecture: 6 min

N0644BZU

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par Adélaïde Léon

Le 22 Mars 2022

► Prévention des faits de harcèlement scolaire, prise en charge des victimes, droit à une scolarité sans harcèlement, création d'un délit de harcèlement scolaire, peine et stage de sensibilisation, confiscation de « l’instrument » et réquisitions portant sur les données de connexion, de trafic et de localisation ; la loi n° 2022-299 du 2 mars 2022 affecte la matière pénale à des nombreux égards.

Prévention des faits de harcèlement scolaire et prise en charge des victimes.

Droit à une scolarité sans harcèlement. La loi n° 2022-299 du 2 mars 2022 introduit notamment au sein des principes généraux de l’éducation un droit à une scolarité sans harcèlement.

Ainsi, le nouvel article L. 111-6 du Code de l’éducation :

  • pose ce principe ;
  • renvoie au délit de harcèlement scolaire défini à l’article 222-33-2-3 du Code pénal et également créé par la loi n° 2022-299 ;
  • attribue aux établissements d’enseignement scolaire et supérieur publics et privés ainsi que le réseau des œuvres universitaires la charge de lutter contre le harcèlement dans le cadre scolaire et universitaire. La loi modifie en ce sens les articles L. 442-2 N° Lexbase : L7523L7R et L. 442-20 N° Lexbase : L6857LRE du Code de l’éducation, relatifs aux établissements privés.

L’article L. 511-3-1 du même code N° Lexbase : L6868LRS, qui définissait le harcèlement scolaire et en prévoyait l’interdiction, est abrogé.

Formation, prévention, prise en charge. La loi prévoit par ailleurs la formation de plusieurs corps professionnels à la prévention et à la lutte contre le harcèlement scolaire ainsi qu’à la prise en charge des victimes, des témoins et des auteurs de ces faits. Parmi ces professions concernées par ces dispositions visant la formation initiale, on retrouve les personnels de la police nationale, des polices municipales et de la gendarmerie nationale.

Amélioration du traitement judiciaire des faits de harcèlement scolaire et universitaire.

Délit de harcèlement scolaire. L’article 11 de la loi crée un article 222-33-2-3 du Code pénal définissant le délit de harcèlement scolaire par renvoi aux quatre premiers alinéas de l’article 222-33-2-2 N° Lexbase : L6228LLA du même code lesquels définissent le harcèlement.

Le nouvel article 222-33-2-3 réprime ainsi les faits de harcèlement moral tels que définis à l’article qui le précède lorsqu’ils sont commis à l’encontre d’un élève par toute personne étudiant ou exerçant une activité professionnelle au sein du même établissement d’enseignement. Le dernier alinéa de l’article précise que ses dispositions sont applicables lorsque la commission des faits se poursuit alors que l’auteur ou la victime n’étudie plus ou n’exerce plus au sein de l’établissement.

Peine. Ce délit est puni de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende lorsqu’il a causé une incapacité totale de travail (ITT) inférieure ou égale à huit jours ou n’a entrainé aucune incapacité de travail.

Ces peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende lorsque les faits ont causé une ITT supérieure à huit jours.

Enfin, lorsque les faits auront conduit la victime à se suicider ou tenter de se suicider, les peines seront portées à dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende.

La circonstance aggravante liée à la minorité de la victime prévue à l’article L. 222-32-2-2 est élargie à tous les mineurs et non plus aux seuls mineurs de quinze ans.

Stage de sensibilisation. Les articles L. 112-2 (mesure éducative judiciaire) N° Lexbase : L6773LRB, L. 422-1 (alternative aux poursuites) N° Lexbase : L8064GTT et L. 422-3 (composition pénale) N° Lexbase : L9132G8Q du Code de la justice pénale des mineurs sont également modifiés afin de prévoir que lorsque la réalisation d’un stage de formation civique sera prononcée, celui-ci pourra comporter un volet spécifique de sensibilisation aux risques liés au harcèlement scolaire.

Confiscation de « l’instrument » et réquisitions portant sur les données de connexion, de trafic et de localisation. Prenant en considération que bon nombre de faits de harcèlement sont commis via internet, la loi complète l’article 131-21 du Code pénal N° Lexbase : L1285MAT afin d’autoriser la confiscation l’instrument (téléphone, ordinateur…) par lequel l’infraction est commise en utilisant un service de communication au public en ligne.

Profitant de ce texte pour réagir à deux déclarations d’inconstitutionnalité récemment prononcées par le Conseil constitutionnel, le législateur a également :

  • en réaction à la décision du 24 novembre 2021 (Cons. const., décision n° 2021-949/950 QPC, du 24 novembre 2021 N° Lexbase : A74927CH), substitué la notion de « personne » à la notion de « tiers » dans l’article 131-21 du Code pénal afin que les époux des personnes condamnées, qui n’étaient pas compris dans la notion de « tiers », puissent, par le recours à la notion de « personne », bénéficier du droit de présenter des observations sur la confiscation envisagée par une juridiction ;
  • en réaction à une décision du 3 décembre 2021 (Cons. const., décision n° 2021-952 QPC, du 3 décembre 2021 N° Lexbase : A00977EC), créé un article 60-1-2 du Code de procédure pénale afin d’apporter des garanties propres à assurer un équilibre entre le droit au respect de la vie privée et la recherche des auteurs d’infractions en prévoyant les cas précis dans lesquels les réquisitions portant sur des données de connexion, de trafic et de localisation sont rendues possibles :

- la procédure porte sur un crime ou un délit puni d’au moins trois ans d’emprisonnement ;

- la procédure porte sur un délit puni d’au moins un an d’emprisonnement commis par l'utilisation d'un réseau de communications électroniques et ces réquisitions ont pour seul objet d'identifier l'auteur de l'infraction ;

- les réquisitions concernent les équipements terminaux de la victime et interviennent à la demande de celle-ci en cas de délit puni d'une peine d'emprisonnement ;

- les réquisitions tendent à retrouver une personne disparue.

Par la modification des articles 60-1 N° Lexbase : L7424LPN, 60-2 N° Lexbase : L4538LNE, 77-1-1 N° Lexbase : L1319MA4, 77-1-2 N° Lexbase : L7426LPQ et 99-3 N° Lexbase : L1323MAA du Code de procédure pénale, ces conditions sont applicables à l’enquête préliminaire, à l’enquête de flagrance et à l’instruction.

Audition du mineur. L’article 706-52 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L8185HW3 est modifié afin de prévoir que l’audition du mineur victime de harcèlement moral et/ou harcèlement scolaire peut faire l’objet d’un enregistrement audiovisuel

Rôle des acteurs d’internet. Enfin, l’article 6 de la loi n° 2044-575 du 21 juin 2004 N° Lexbase : Z99276TW est modifié afin d’ajouter le harcèlement scolaire au nombre des infractions contre la diffusion desquelles les hébergeurs et fournisseurs d’accès à internet sont chargés de lutter.

Pour aller plus loin :

  • M. Audibert, Inconstitutionnalité différée des réquisitions de données informatiques par le procureur de la République dans le cadre de l’enquête préliminaire : le jour d’après, Lexbase Pénal, décembre 2021 N° Lexbase : N9789BY9 ;
  • F. Engel, Confiscation : l’inconstitutionnalité de plus, Lexbase Pénal, janvier 2022 N° Lexbase : N0077BZU.

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Avocats

[Focus] Un avocat peut-il se substituer à un magistrat ?

Lecture: 12 min

N0542BZ4

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par Bertrand de Belval, Docteur en droit, Avocat au barreau de Lyon

Le 09 Mars 2022

Mots-clés : question pratique • déontologie • avocat • magistrat • remplacement • procès équitable 


 

Introduction

1. « Il manque des magistrats pour accomplir notre service correctement ». Cette expression est devenue une constante des rentrées solennelles. En décembre dernier, les magistrats et greffiers, soutenus par les avocats, ont protesté pour réclamer des moyens accrus tant matériels qu’en effectifs humains [1]. Il y a peu le Garde des Sceaux avait installé une commission pour réduire les délais de traitement des dossiers et résorber les stocks d’affaires. La pénurie de magistrats pourrait-elle être compensée par une relative abondance d’avocats qui sont de plus en plus nombreux à quitter la profession après quelques années de barre ? Un avocat pourrait-il se substituer à un magistrat sans que ni l’une ni l’autre de leurs qualités n’en soit affectée ?

2. Pour apporter des éléments de réponse, il faut revenir à l’identité de l’avocat et du magistrat. Son irréductible. Récemment était rediffusé le film de Costa Gavras, Section spéciale. Pendant la collaboration, il s’était agi de créer une juridiction aux ordres, relativisant les critères du juge et donnant à l’avocat un rôle de plante verte. Les tribunaux d’exception [2] ont fonctionné sur le même schéma. Ce petit détour cinématographique a le mérite de rappeler que chacun à son rôle et qu’il n’y a pas de justice sans juge ni avocat. Les deux se complètent. L’avocat est là pour défendre et argumenter. Le juge pour dire et trancher. Il a le dernier mot. Il est la vérité judiciaire, là où l’avocat portera celle de son client. Les deux sont donc à côté, l’avocat se voyant attribuer la qualité d’auxiliaire de justice, expression peu appréciée, car réductrice [3]

3. Le juge et l’avocat se connaissent très bien et peuvent même être en couple comme on en voit localement. Pour cause, ils sortent de la faculté de droit. Ce sont des « juristes » [4]. Les deux plus grandes écoles de formation du barreau (EFB) et de la magistrature (ENM) ont désormais pour la première un directeur venant de la magistrature [5] et pour la seconde du barreau [6]. Des troncs communs sont établis et des échanges ont lieu. Ce dialogue vise non seulement à mieux se connaître, mais aussi à se comprendre mutuellement, car l’objectif final n’est-il pas de servir le justiciable en particulier et la société en général ?

4. Du côté de la déontologie, on assiste à un rapprochement avec la recherche d’un « socle commun de déontologie » [7]. En matière disciplinaire, des forces poussent vers un échevinage dès le premier niveau de juridiction côté magistrat, et par voie de conséquence, en appel, disent alors les avocats. Quand le Bâtonnier exerce son pouvoir es qualité, il a la potestas du chef des avocats. En procédure civile, la mise en état n’est plus l’exclusif du juge puisque les avocats peuvent l’organiser à travers la procédure participative. Même en matière pénale, l’avocat en vient à proposer une transaction dans certaines affaires… N’oublions pas que les avocats comme les juges ont des robes qui se ressemblent beaucoup surtout dans les juridictions de premier degré, car elles restent noires. 

5. Tout ceci démontre, ce que chacun sait au demeurant, que les frontières sont poreuses, que les échanges existent et se multiplient. L’in(ter)dépendance, le « théorème de Truche » selon un bel article, est une réalité [8]. Mais rendre la justice [9] n’est pas défendre. Seul le juge dispose de la jurisdictio, et avec l’imperium, et si l’avocat intervient en tant que suppléant [10] du juges, il revêt momentanément l’habit du juge. Dans l’arbitrage qui peut être réalisé par des avocats, il faudra aller chercher l’exequatur. L’on sait aussi que le rôle des médias contribue à rendre flou les frontières. Il est des procès médiatiques qui font plus mal que les judiciaires. Et là, certains avocats se posent en pseudo juges voire procureurs. C’est néanmoins une parodie de justice et il ne faut pas en tirer la conclusion que l’avocat remplace le juge. 

6. Il est essentiel également de ne pas considérer que l’avocat peut remplacer le juge parce qu’il en est devenu - et vice versa [11]. Dans ce cas, il cesse d’être avocat pour revêtir la qualité de juge et réciproquement. Ne confondons pas la compétence technique que la formation et l’expérience ont favorisée avec le rôle attribué à chaque professionnel. Changer de métier n’est pas substituer l’autre.

7. Dans la relation entre le juge et l’avocat, le terme peut-être le plus important est la conjonction de coordination « et », ce qui oblige donc à qualifier ce qu’est un avocat, et, un juge. Comme souvent, il faut alors distinguer pour tenter non pas d’unir mais de réunir. L’avocat semble « danser avec les juges » selon le beau titre d’un confrère [12].

Nous proposons de démontrer qu’il y a des obstacles fondamentaux à vouloir remplacer le magistrat par l’avocat (I). Toutefois, l’évolution de la résolution des différends promeut un évitement du jugement (II), conférant à l’avocat un rôle aux confins de celui du juge.

I. L’obstacle fondamental d’un remplacement : la figure du tiers impartial

Si dans une entreprise, il est possible de simplifier l’organisation, en matière de justice, il y a des figures imposées : l’avocat et le juge en sont [13].

A. La séparation indispensable entre le juge et les parties (et l’avocat)

8. Le principe de la justice est la séparation entre le juge et les parties. Cela puise dans de vieilles locations latines  nemo iudex in causa sua (nul ne peut être à la fois juge et partie), aliquis non debet esse judex in propria causa, quia non potest esse judex et pars (personne ne doit être juge de sa propre cause, parce qu’il n'est pas possible d'être juge et partie), et judex reusque (juge et partie). Cette règle est évidente : le juge se doit d’être distinct des parties pour pouvoir rendre une décision en situation d’indépendance et d’impartialité. Cela explique pourquoi, le juge doit se récuser s’il est dans une situation où il pourrait avoir un conflit d’intérêts (ex. fréquents devant le tribunal de commerce avec les juges consulaires), et s’il y a des cas d’incompatibilités (ex. les liens de parenté). En matière d’arbitrage, les arbitres, qui pourraient être choisis parmi des magistrats ou des avocats doivent faire une déclaration d’indépendance. Le but est identique. Il convient de veiller à ne pas confondre le rôle de celui qui porte une cause et celui qui va la trancher.  Le tiers-juge-arbitre doit être extérieur aux parties.

9. En conséquence, fondamentalement, l’avocat ne peut se substituer au magistrat sauf à devoir revêtir le costume de ce dernier et à renoncer à sa robe d’avocat. Si l’avocat vient à suppléer le juge (L. 212-4 du COJ), hypothèse exceptionnelle sinon inexistante en pratique, il devient le temps de cette mission juge [14]. Cette possibilité n’apparait pas de nature à devenir usuelle. Elle ne peut que rester singulière.

B. La garantie d’un procès équitable

10. L’avocat ne peut pas remplacer le magistrat parce que le procès équitable implique la présence et l’effectivité des rôles de chacun. Véritable étalon d’une justice moderne, le procès équitable s’est imposé depuis quelques décennies grâce notamment à la convention européenne des droits de l’homme (CEDH) de 1950. Comme indiqué plus haut, cet archétype du procès[15] suppose un juge indépendant et impartial, mais plus largement « s’exprime à travers des garanties qui forment un triptyque » [16] : la garantie d’accès à un juge, des garanties institutionnelles et procédurales, des garanties d’exécution.

11. Autrement dit, la question n’est plus uniquement mise sur la distinction entre le juge et l’avocat mais sur la manière dont le justiciable va pouvoir effectivement accéder au juge. Dans certains cas, la représentation de la partie est obligatoire de sorte qu’il faut impérativement un avocat. L’avocat est donc déjà un acteur obligé. Bien plus, il doit s’assurer que le déroulement du procès s’effectue dans des conditions conformes au standard du procès équitable : respect des droits de la défense, respect du contradictoire… En matière pénale, la présence de l’avocat est peut-être encore plus importante, car la partie est parfois en situation de privation de liberté.

12. L’avocat constitué apporte aussi son savoir juridique à son client. L’avocat va encore définir la matière du procès. C’est la partie qui fixe en matière civile la chose du procès, le juge en étant lié et ne pouvant statuer « ultra petita » selon l’article 5 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1114H4Z.

13. Ces rappels fondamentaux inhérents au procès équitable prouvent incontestablement que l’avocat ne peut pas substituer le magistrat. Leur destin est lié et évolue.

II. L’hypothèse d’un évitement du juge : le développement de la justice consensuelle et négociée

14. Pour des raisons multiples de fond et de gestion, le législateur a encouragé le développement des modes alternatifs de règlement des différends (MARD), et même imposé, à peine d’irrecevabilité, des démarches amiables préalablement à la saisine de certains juges.  Cela modifie le rapport aux juges dont l’évitement est recherché, sans que cela ne soit au détriment de la justice, d’où le rôle accrut aux avocats.

A. L’accord amiable mettant fin au litige

15. Avec les MARD, le juge peut être complètement ou partiellement évité (et non évincé) grâce à l’intervention de l’avocat. Avec la convention de procédure participative dans une instance, les avocats deviennent les acteurs de la mise en état dévolue aux magistrats. Ainsi, ils se substituent pleinement au juge. En réglant entre eux et leurs clients respectifs dans une médiation ou conciliation le différend, ils rendent sans objet la saisine du juge, figure classique de l’opération consistant à trancher les litiges. L’accord ainsi obtenu pourra se passer de la formule exécutoire si les parties exécutent spontanément les décisions consenties. Tout le process judiciaire est « privatisé » et placé sous l’égide des conseils et le cas échéant d’un autre tiers - non juge.

16. Cette justice privée sans juge a néanmoins des limites. Il reste l’impératif catégorique de l’ordre public, qu’un juge aura la mission de faire respecter. Le cordon ombilical n’est donc pas complètement coupé[17].  On observera que le notaire, autre professionnel du droit ni juge ni avocat, a pu être désigné magistrat de l’amiable, étant observé que la notion de magistrat ne recouvre pas celle statutaire. Cependant, c’est un signe que la figure tutélaire du juge peut être incarnée par d’autres.

B. La recherche de la vérité comme préfiguration de la justice : le modèle accusatoire avec la participation des parties

17. Si l’avocat n’est pas juge, l’on sait que la décision du juge dépendra très largement de ce que l’avocat conclura et plaidera. C’est lui qui alimente le juge. Son rôle va au-delà. À la faveur d’une certaine américanisation des procès, la recherche de la vérité est devenue un objectif majeur aujourd’hui. Il ne s’agit plus seulement de prouver, mais de connaitre la vérité. Le modèle accusatoire en pénal prend de l’importance et en matière civile et commerciale, il n’est plus rare de devoir contribuer à la vérité, comme en matière de procédure de « discovery » où il faut tout mettre sur la table. Dans ce cas, les parties sont des acteurs essentiels du procès qui ne se bornent pas à se contredire. Elles doivent favoriser l’œuvre de justice en faisant émerger la vérité des faits. Plus que les parties, c’est en réalité le travail des avocats qui est essentiel pour atteindre la justice qui, après cette décantation, pourra aboutir à des deals de justice [18], ou à une justice négociée [19] que le juge n’aura pratiquement plus qu’à entériner.

18. L’avocat ne se substitue pas au juge mais ce dernier devient subsidiaire à l’avocat en ce que son rôle est décisif alors que dans le schéma classique le juge est prééminent.

Conclusion : éviter la confusion des genres tout en encourageant les passerelles

19. Le plus simple est encore d’observer ce qui se passe dans les pays où il n’y a pas de juge, pas d’avocat. Ou dans les procès hors-normes comme celui de Nuremberg, d’Eichmann ou Barbie. La place de chacun se justifie et doit être exercée pleinement.

20. L’un des maux de notre époque est la confusion des concepts. Le policier devient médiateur social, l’enseignant gère souvent les problèmes familiaux, etc. Il va de soi qu’il faut se garder de concevoir une société rationalisée, à l’instar du phalanstère de Fourier. C’est le lit des idéologies. Ceci étant, la confusion des rôles s’avère néfaste. Au rugby, le pilier vient parfois remplacer l’ailier en soutien, mais il ne peut le substituer. De même que le demi de mêlée ne percutera pas comme une deuxième ligne. Chacun a un rôle bien défini. L’harmonie de l’équipe influera sur le résultat. Juge et avocat font partie de la même famille judiciaire. Autant leur singularité doit être respectée, autant leurs échanges doivent être amplifiés. Plutôt que de vouloir substituer des magistrats par des avocats, à l’instar des britanniques,  il serait souhaitable d’encourager les passerelles et d’inciter les meilleurs avocats à rejoindre la magistrature qui n’en subirait pas ombrage. Ceux-ci ne sont-ils pas d’ailleurs souvent des arbitres ? En toute hypothèse, la relation entre l’avocat et le magistrat mérite d’être pensée en termes de complémentarité et non de commutation. Le tabouret de la justice a toujours trois pieds [20] : le juge, les avocats et les parties.

 

[1] Magistratures : des milliers de postes manquent à l’appel, Gazette du Palais, 16 février 2022 : il manquerait 1500 postes…

[2] V. Codaccioni, Justice d'exception - L'Etat face aux crimes politiques et terroristes, CNRS, 2015.

[3] Je préfère « acteur » de justice.

[4] Ch. Atias, Devenir juriste, LexisNexis, 2014.

[5] Gilles Accomando, Ancien Premier président de la Cour d’appel de Pau et ancien président de la Conférence nationale des Premiers présidents.

[6] Nathalie Roret, Ancienne Vice-Bâtonnière du Barreau de Paris.

[7] cf., Joël Moret-Bailly et Didier Truchet, Pour une autre déontologie des juristes, éditions Presses Universitaires de France, 2014.

[8] L. Zuchowitz, in Rendre la justice, (s. dir. de) R. Salis, Calman Levy, 2021, p. 543.

[9] Cf., Rendre la justice, (s. dir. de) R. Salis, op. cit.

[10] L. 212-4 du Code de l’organisation judiciaire N° Lexbase : L7725LPS.

[11] On notera que des hauts magistrats sont parfois devenus avocats après leur retraite. Des plus jeunes, notamment procureurs, deviennent avocats pour « gagner plus ». Quant aux avocats, c’est plutôt pour compenser une activité faible, moins stressante au quotidien avec des horaires, etc., ou des honneurs attachés à la fonction quand il s’agit d’accéder directement à la Cour de cassation ou à des hauts postes.

[12] A. Weber in William Baranès et M.-A. Frison-Roche, La justice. L’obligation impossible, Paris, Éditions Autrement (Série Morales, n° 16), 1994.

[13] V. A. Garapon, L’âne portant des reliques, essai sur le rituel judiciaire, Bayard Ed. centurion, 1985.

[14] Ce qui n’est pas sans poser des difficultés pratiques, car il faut s’assurer de l’absence de conflits d’intérêts, de l’impartialité, …, étant observé qu’il demeure la confraternité « en toutes circonstances ». La suspension ad hoc de la qualité d’avocat n’en fait pas disparaitre les obligations.

[15] Cf. l’excellent Théorie du procès, L. Cadiet, J. Normand, S. Amarni-Mekki, PUF Thémis, 3ème éd. 2020.

[16] S. Guichard (s. dir de), Droit processuel, Dalloz, n° 296 s., 10ème éd. 2019.

[17] Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre article : Justice étatique et justice amiable : distinguer pour unir, in Mélanges en l’honneur du Professeur Jean-Marc Trigeaud, Editions Bière, 2020, p. 787.

[18] Deals de justice, dir. A. Garapon et P. Servan-Schreiber, PUF, 2013.

[19] Cf. La convention judiciaire d’intérêt public.

[20] Comme le dit sobrement mais fondamentalement une magistrate, B. Le Boëdec Maurel : "Avec les magistrats, l’avocat est un garant de l’Etat de droit", in Gaz. Pal, 8 février 2022, p. 3.

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Électoral

[Focus] Une élection présidentielle française fortement perturbée du fait de la guerre en Ukraine, mais non reportable

Lecture: 18 min

N0660BZH

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par Jean-Pierre Camby, Professeur de droit public, Université Versailles Saint-Quentin Paris Saclay, et Jean-Eric Schoettl, conseiller d'État honoraire

Le 10 Mars 2022

Mots clés : élection présidentielle • Ukraine • report • campagne électorale • calendrier

Le drame ukrainien perturbe profondément – plus encore que l’affaire Fillon en 2017 -  la campagne présidentielle de 2022. La campagne est doublement déstabilisée : d’une part, en raison du raccourcissement de la durée effective des échanges contradictoires entre candidats, d’autre part, par la place prise par les relations internationales dans le débat national. La situation conduit chaque candidat à revoir ses positions antérieures, parfois fermement ancrées, sur les relations avec la Russie, la défense nationale ou l’accueil des réfugiés. Elle réduit à la portion congrue des thèmes porteurs pour tel ou tel candidat. La position institutionnelle du Président sortant lui confère incontestablement un avantage compétitif.


 

Autant dire que le constat de conditions « invraisemblables » [1] de la campagne  et celui d’un danger « d’omission du débat démocratique » [2] peuvent être partagés.

Dans ces conditions, le drame ukrainien doit-il conduire à reporter le scrutin présidentiel ?

En opportunité, la question peut être débattue. Les arguments seraient forts en faveur d’un report : l’invasion de l’Ukraine écrase la campagne électorale ; les questions autres que de politique étrangère et de défense (économie, social, santé, sécurité publique, environnement, immigration, justice, citoyenneté …) s’en trouvent éclipsées ; le président-candidat est trop absorbé par la situation internationale pour se livrer, avec les autres candidats, à la confrontation des projets ;  l’ « effet drapeau » (« rally round the flag ») biaise la compétition en sa faveur ; le favori des sondages, s’il est élu, ne pourra s’appuyer sur un programme dûment exposé aux électeurs et clairement approuvé par ceux-ci lorsqu’il s’agira, demain, de mener des réformes qui pourront être impopulaires (et d’autant plus impopulaires que les sanctions auront des répercussions sur les niveaux de vie)… Et que dire du débat sur le bilan du quinquennat, escamoté par l’offensive russe ? Inversement, on peut faire valoir qu’une démocratie est d’autant plus forte, face à l’adversité, que ses calendriers ne sont pas remis en cause au gré des évènements. La continuité de la vie parlementaire n’a-t-elle pas été respectée pendant la Première Guerre mondiale ? On peut aussi objecter à un report que le conflit peut durer et qu’aucun des candidats ne réclame ce report…

En droit, la question se pose de façon plus abrupte : peut-on légalement repousser le scrutin présidentiel ? Notons, sans plus attendre, qu’une réponse positive à cette question en soulèverait d’autres, car, sauf à rompre nos équilibres institutionnels, le report du scrutin présidentiel commanderait de prolonger le mandat en cours du chef de l’État, de repousser la date des élections législatives et de prolonger les mandats des récents députés. Chacune de ces mesures devrait être justifiée par un impérieux et indiscutable motif d’intérêt général. Une réponse positive obligerait également à statuer sur les étapes déjà parcourues par la procédure électorale en cours (parrainages, comptes de campagne…) : les actes afférents doivent-ils être « gelés » ou tenus pour nuls et non avenus ?

Mais la question principale, celle de la faisabilité constitutionnelle du report de l’élection présidentielle, nous paraît appeler une réponse négative. Voici pourquoi.

Même si, comme le montrent les évènements actuels, toute campagne électorale comporte sa part d’incertitude, les textes organisant l’élection présidentielle ne laissent guère de place à l’aléa. En matière électorale comme dans d’autres domaines, les circonstances défient souvent les règles et peuvent entraîner, à terme, leur réforme. Mais celle-ci ne peut intervenir à chaud. Dans le moment présent, le respect des règles conditionnant la validité juridique des procédures démocratiques est inhérent à la solidité de la démocratie.

I. Le calendrier est contraint

Le « non possumus » est d’abord constitutionnel.  Le calendrier électoral est dicté par les articles 6 N° Lexbase : L1325A9X et 7 N° Lexbase : L1339A9H de la Constitution. Or ces articles, comme les textes qui en font application, verrouillent les échéances.

En vertu de l’article 7, l'élection du nouveau Président a lieu vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus avant l'expiration des pouvoirs du Président en exercice. C’est la date « au moins » qui a été retenue pour fixer au 24 avril le second tour.

La durée de ces pouvoirs est fixée ne varietur à cinq ans par l’article 6, sauf décès, vacance ou empêchement définitif. Au-delà de la date d’expiration du mandat en cours, qui est le 13 mai 2022, l’article 7 de la Constitution, la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962, relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel N° Lexbase : L5341AGW, et le décret n° 2001-213 du 8 mars 2001 en portant application N° Lexbase : L1198AS8 (qui précisent le calendrier) ne permettent de report qu’en cas de décès ou d’empêchement d’un candidat. Ces éventualités ont été prises en compte par la loi constitutionnelle n° 76-527 du 18 juin 1976, modifiant l’article 7 de la Constitution.

En pareils cas, la Constitution confie un rôle clé au Conseil constitutionnel. Celui-ci peut être saisi par le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l’une des assemblées, soixante députés ou sénateurs, ou encore par une personne ayant fait l’objet d’au moins une présentation (ce qui est la condition requise pour contester la liste des candidats du premier tour). Le Conseil constitutionnel peut donc être saisi, en particulier, par les candidats eux-mêmes, ainsi que par toute personne ayant reçu au moins un soutien validé. Il se prononce alors sur la nouvelle date du scrutin, qu’il doit fixer dans les 35 jours suivant le jour de sa décision. 

Tels sont les cas de report prévus par notre Constitution et ses textes d’application. Il n’y en a pas d’autres. N’est pas envisagée, notamment, l’éventualité d’une campagne électorale perturbée par des faits étrangers aux candidats.

Les possibilités de prorogation prévues à l'avant-dernier alinéa de l'article 7, outre qu'elles sont conditionnées par des circonstances particulières, n'autorisent donc pas un report de l’élection de l’ampleur évoquée dans les débats actuels (six mois par exemple).

Cet obstacle constitutionnel au report en raison de la crise ukrainienne est considérable, mais il n’est pas le seul. Le compte à rebours qui se termine avec l’expiration du mandat présidentiel en cours détermine non seulement le calendrier des opérations (date limite de retour des formulaires de présentation le 4 mars à 18 heures, deux tours séparés de quatorze jours), mais aussi deux autres calendriers auxquels on pense moins immédiatement : celui qui s’applique aux opérations de financement de la campagne et celui des temps de parole.

Le premier débute un an avant l’élection, selon le droit commun. Ce délai était initialement harmonisé avec celui de toutes les autres élections. Les lois, organique n° 2016-506 N° Lexbase : L8263K78 et ordinaire n° 2016-508 N° Lexbase : L8264K79, du 25 avril 2016 ont réduit, pour celles-ci, le délai à six mois (C. élect., art. L. 52-4 N° Lexbase : L7432LGD), mais n’ont pas modifié le délai d’un an prévu pour l’élection présidentielle. C’est donc délibérément que la période de comptabilisation des ressources et dépenses de campagne a été maintenue pour une durée plus longue que celle de droit commun par le II de l’article 3 de la loi organique modifiée du 6 novembre 1962.

La désignation d’un mandataire financier est une condition nécessaire à la candidature, mais elle n’est pas une condition suffisante. Elle est nécessaire notamment pour la collecte de dons, puis, si la candidature se confirme, pour l’obtention d’une avance de 200 000 euros et le remboursement forfaitaire des dépenses du candidat. Elle n’est pas suffisante puisque, s’agissant des campagnes électorales présidentielles, il n’y a pas, au sens juridique, de déclaration de candidature. La qualité de candidat est subordonnée, d’une part, à l’obtention de cinq cents signatures de présentation valides provenant d’au moins 30 départements ou collectivités  et, d’autre part, au fait que le Conseil constitutionnel «  doit s’assurer du consentement des personnes » ainsi  présentées, par la remise, par chacune d’entre elles, d’une déclaration de patrimoine et d’une déclaration d’intérêts. Cette nuance échappe le plus souvent aux commentateurs : politiquement, les candidats à la présidentielle « se déclarent », alors que, juridiquement, ils « acceptent » d’être candidats.

Les règles applicables aux campagnes audiovisuelles prennent acte de cette circonstance : l’ARCOM (ex CSA) retient comme critère les déclarations publiques, comme les soutiens incitant à la candidature, pour reconnaître les qualités de candidat « présumé » ou « déclaré » [3]. L’obtention des 500 signatures, pour les 12 candidats en lice en 2022, a été, comme il arrive souvent, une quête ardue, fortement médiatisée, pour certains candidats, mais au final, comme cela a toujours été le cas jusqu’ici, aucun courant d’opinion significatif, ni aucun des candidats crédités d’un nombre conséquent de voix dans les sondages, n’a été rejeté de la compétition par le « filtre » des présentations.

Il n’y a pas de date limite de dépôt de candidature, puisqu’il n’y a pas de dépôt de candidature. À la date limite de retour postal des formulaires de présentation, soit le 7 mars, on connaît la liste de ceux qui remplissent les conditions pour être candidats. C’est entre le moment où ils sont assurés d’avoir obtenu 500 présentations valides et la publication de la liste des candidats du premier tour, au plus tard le quatrième vendredi précédent celui-ci, soit le 18 mars, que la remise des déclarations de patrimoine et d’intérêts est requise. C’est la seule date butoir à l’accès au premier tour. Signalons que le Conseil constitutionnel a publié le 7 mars la liste des douze candidats du premier tour (Décision n° 2022-187 PDR du 7 mars 2022 N° Lexbase : A84467PI) et que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique a publié le 8 mars les déclarations de patrimoine et les déclarations d’intérêts et d’activité de tous les candidats à l’élection présidentielle, sans, ajoute-t-elle « que ces déclarations ne puissent faire l’objet d’un contrôle de sa part ».

Avant ou pendant cette phase, l’entrée effective en campagne est affaire de stratégie. Elle est évidemment dictée, pour certains candidats, par l’existence de primaires ou de congrès d’investiture. 

Qu’en est-il du Président sortant ? Son intérêt est de différer l’annonce pour plusieurs raisons, les unes tactiques, une autre éminente.

Une première raison tactique de retarder la déclaration de candidature est de limiter le risque de dépassement du plafond des dépenses de campagne [4]. Il faut en effet tirer les leçons du précédent du 4 juillet 2013, qui a conduit le Conseil constitutionnel à confirmer le rejet d’un compte de campagne pour motif de dépassement du plafond [5], pour la première fois pour une élection présidentielle [6]. La deuxième raison tactique est de laisser les adversaires déclarés débattre entre eux, ce qui permet de faire émerger des sujets clivants, mais aussi d’obtenir, en tant que candidat, une visibilité médiatique plus grande pendant la période du 7 au 28 mars où l’équité s’applique « dans des conditions de programmation comparables ». La dernière raison tactique de retarder l’entrée en lice du président est d’échapper à des débats trop longs ou trop risqués sur la teneur du programme.

Une raison éminente s’ajoute ici à ces motifs tactiques : c’est évidemment l’invasion de l’Ukraine. Sur cette scène, le Président de la République joue un rôle transcendant les débats politiques ordinaires. L’intérêt national lui-même impose de limiter autant que possible les interférences médiatiques entre cette fonction régalienne et les joutes électorales.

À ce dernier égard, le Président est doublement légitime à intervenir. D’abord parce que, constitutionnellement, il est le chef des armées [7] et de la diplomatie française. Ensuite parce que la présidence du Conseil européen lui confère une responsabilité particulière. Cette circonstance renforce cependant les effets du déséquilibre de la campagne, non seulement en termes d’image personnelle, mais aussi par ce qu’elle a contribué à retarder l’entrée en campagne effective d’Emmanuel Macron : le 28 février, il annule un premier meeting, prévu le 5 mars à Marseille.

Ouvrons ici une parenthèse : à quelle date Emmanuel Macron est-il entré effectivement en campagne ? Est-ce à la date de sa lettre de déclaration de candidature du 4 mars ? À celle de son premier meeting de la campagne ? À celle de la désignation de son mandataire financier ? À celle de ses premières velléités de candidature, dont l’interview remarquée accordée au Parisien le 4 janvier ? La part n’est pas facile à faire entre l’intention de candidature, d’une part, et, d’autre part, les propos institutionnels et l’usage des moyens publics qui les accompagne.

Ses adversaires ne manquent donc pas de dénoncer le mélange des genres résultant, pour partie de cette tactique, pour partie de la situation, inédite sous la Ve République, créée par le déclenchement d’un conflit sur le territoire européen moins de deux mois avant le premier tour et alors que le pays s’extirpe à peine de la crise sanitaire.

II. Une aggravation du conflit ukrainien ferait peser sur la campagne une incertitude sans solution constitutionnelle

On doit en conclure que le report de l’élection est légalement impossible. Mais, comme toujours en droit, il faut réserver les circonstances exceptionnelles. Elles doivent être alors vraiment exceptionnelles. Quelles seraient-elles ? La France peut entrer guerre ou être gravement affectée par le conflit. Celui-ci peut atteindre, d’une manière ou d’une autre, le territoire national, soit militairement, soit par les impacts d’une « guerre hybride » : interruption durable des liaisons de télécommunication, panne informatique générale, accident nucléaire, crise économique majeure, etc. En l’état des choses, tel n’est heureusement pas le cas.

Comment des circonstances exceptionnelles, si elles survenaient, pourraient-elles conduire à modifier le calendrier électoral ? La crise sanitaire nous fournit un précédent : il s’agit des élections municipales de 2020. Le processus électoral était en cours. Le premier tour passé, est intervenue une décision de report. Elle a été validée par le législateur [8], puis par le Conseil constitutionnel. Celui-ci a alors reconnu qu’un motif d’intérêt général justifiait le report [9] et admis que la date du second tour soit  fonction de la situation sanitaire en France et dans le monde.

Ce précédent n’est cependant pas transposable au scrutin présidentiel, car, comme il a été dit, une loi ordinaire ne suffirait pas à opérer le report d’une élection présidentielle. Si le trouble causé par la situation ukrainienne devait s’intensifier au point de rendre impossible la campagne électorale ou la tenue du scrutin, la réponse ne pourrait être fournie que par une loi constitutionnelle. Est-ce concevable ?

Pour différer le scrutin de plusieurs mois, il faudrait réviser la Constitution en catastrophe, selon la procédure de l’article 89 de la Constitution. Le texte actant ce report devrait être voté en termes identiques par chaque assemblée parlementaire.

Puis il devrait être adopté par le Congrès à une majorité des trois cinquièmes des votants (l’organisation d’un référendum paraissant hautement improbable dans une situation d’urgence...). D’autres mesures, de caractère législatif et réglementaire, devraient ensuite être prises pour caler les échéances (s’agissant notamment des élections législatives et de la prolongation des mandats des députés) en conséquence du report du scrutin présidentiel.  Il est illusoire de croire que tout cela pourrait se faire avant le 10 avril 2022, c’est-à-dire dans un mois.

Que penser alors de l’usage de l’article 16 de la Constitution N° Lexbase : L1273A9Z ? Celui-ci permet certes de prendre les « mesures exigées » par les circonstances, qui « doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission ».  Toutefois, la modification de délais prévus par la Constitution serait contraire à l’article 16, car ce dernier exclut que, pendant sa durée d’application, la Constitution soit révisée. En tout état de cause, les conditions de déclenchement de l’article 16 ne seraient remplies qu’en cas d’atteinte à l’intégrité du territoire ou à l’indépendance nationale, cumulée avec une interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics.

Nous n’en sommes pas là.

Nous ne sommes pas davantage en état de siège. Quant à l’état d’urgence, il pourrait, certes, être proclamé si, sans compromettre le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, la dégradation de la situation en Europe soulevait en France de graves problème d’ordre public ou de sécurité civile. Ce serait le troisième état d’urgence en sept ans (après l’état d’urgence antiterroriste et l’état d’urgence sanitaire). Mais le régime de l’état d’urgence, qui est de niveau législatif et non constitutionnel, ne permettrait pas davantage de repousser la date d’une élection présidentielle.

Et si, par extraordinaire, tous ces obstacles constitutionnels étaient aplanis, que faire de la campagne en cours, des dons collectés par les candidats, de la clôture de la phase de présentations (qui ne peuvent être retirées), de la liste des candidats publiée, des temps d’antenne et de parole ?  

Dès lors qu’un processus aussi complexe qu’une élection présidentielle est enclenché, il est difficile de « remettre les compteurs à zéro ».

Autre question : l’exceptionnalité du contexte actuel vicie-t-elle la sincérité du scrutin des 10 et 24 avril 2022 ? Comme on a dit en introduction, le conflit perturbe lourdement la campagne. Un des candidats joue un rôle majeur dans cette crise diplomatico-militaire et dans le pays, en tant que président en exercice.  L’impact de la crise ukrainienne sur la campagne est encore plus fort que celui de l’ « affaire Fillon » en 2017. Pour autant, on voit mal le Conseil constitutionnel remettre en cause la sincérité du scrutin, que ce soit ex ante [10] ou ex post [11]. En 2017, l’incidence sur le scrutin présidentiel de la procédure pénale visant François Fillon a été dénoncée sur le plan politique, mais personne n’a soutenu, au plan contentieux, que l’élection s’en trouvait viciée. Ici, un usage abusif des moyens publics ou une manifeste « confusion des genres » pourraient être critiqués au plan juridique.

Deux remarques en guise de conclusion.

Si la campagne passe ainsi au second rang, c’est aussi, en partie, en raison d’un désintérêt médiatique. Ce n'est pas la première fois.  Nous n'avons pas eu de vraie campagne du premier tour des municipales de 2020, pour cause de Covid. Nous n'avons pas eu non plus de campagne pour les élections départementales et régionales de 2021, car les médias étaient accaparés par la crise sanitaire. C'est désormais sur l'Ukraine que les médias sont concentrés. Il semble que les échéances électorales soient devenues, aux yeux des commentateurs, voire d’acteurs politiques, un enjeu secondaire. La demande de report n’est-elle pas un réflexe depuis quelques années ? Dès que les cieux sont troublés, il est question de repousser les élections au motif que l’électorat, déjà porté à l’abstentionnisme en temps ordinaire, participera moins encore dans des temps agités. Cercle vicieux et prophétie auto-réalisatrice : on sait en effet que la participation est corrélée à l'importance du traitement médiatique. Repousser les élections à chaque fois que les médias, incapables de couvrir deux sujets en même temps, décident de ne pas en rendre correctement compte, ou ne peuvent le faire compte tenu des priorités de l’actualité, c’est accentuer le désenchantement démocratique. Repousser les élections alors qu’aucun élément matériel n’en empêche la tenue, risque de faire croître le scepticisme et l’abstention, c’est-à-dire aboutir au résultat inverse de celui recherché. 

Seconde remarque : si la crise ukrainienne se réglait avant juin, le débat omis, bâclé ou inabouti lors de l’élection présidentielle s’inviterait aux législatives suivantes. Depuis 2002, celles-ci ont tout à la fois confirmé l’élection présidentielle et suscité l’indifférence croissante d’une partie du corps électoral qui considère que tout est joué lors de l’élection précédente. Le calendrier choisi depuis la loi organique du 15 mai 2001 tend à assurer la coïncidence entre majorité présidentielle et majorité parlementaire, ce qui correspond à la logique du quinquennat et rythme depuis lors la succession des échéances électorales. Mais comment « confirmer » un débat qui n’aura pas eu lieu de manière satisfaisante, tronqué qu’il aura été dans son déroulement comme dans son contenu ? 

 


[1] M.-A. Jamet, cité in l’Express, en ligne, 1er mars 2022.

[2] G. Larcher, même référence.

[3] Décision CSA n° 2021-03, 6 octobre 2021, du Conseil supérieur de l'audiovisuel aux services de communication audiovisuelle en vue de l'élection du Président de la République N° Lexbase : X9962CMW.

[4] 16, 85 millions d’euros pour le premier tour et 22,5 millions d’euros pour le second tour.

[5] Il existe deux autres cas de rejets pour d’autres motifs : Cons. const., décision n° 95-88 PDR 11 octobre 1995 N° Lexbase : A91317PU, décision n° 2002-113 PDR du 25 septembre 2002 N° Lexbase : A91237PL ; V. Maligner, AJDA 2002. 1173 ; Massat, Rev. rech. jur., 2003-3, p. 2085 ; J.-E. Schoettl, LPA, 25 oct. 2002, n° 214, p. 4.

[6] CNCCFP, décision du 19 décembre 2012, relative au compte de campagne de M. François Hollande, candidat à l'élection du Président de la République des 22 avril et 6 mai 2012 N° Lexbase : Z04715ZD, confirmée par Cons. const., décision n° 2013-156 PDR du 4 juillet 2013 N° Lexbase : A5181KIQ ; V. Maligner, AJDA,  23 septembre 2013, n° 31, p. 1810-1815 ; Hamon, LPA, 21 octobre 2013, n° 210, p. 4-8.

[7] V. J Massot, Le Chef de l’État, chef des armées, LGDJ, 2011.

[8] Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 N° Lexbase : L5506LWT.

[9] Cons . const., décision n° 2020-849 QPC du 17 juin 2020 N° Lexbase : A71123NQ : « les dispositions contestées suspendent les opérations électorales postérieurement à la tenue du premier tour et reportent l'organisation du second tour. Si elles remettent en cause l'unité de déroulement des opérations électorales, elles permettent, contrairement à une annulation du premier tour, de préserver l'expression du suffrage lors de celui-ci. Toutefois, le législateur ne saurait, sans méconnaître les exigences résultant de l'article 3 de la Constitution, autoriser une telle modification du déroulement des opérations électorales qu'à la condition qu'elle soit justifiée par un motif impérieux d'intérêt général et que, par les modalités qu'il a retenues, il n'en résulte pas une méconnaissance du droit de suffrage, du principe de sincérité du scrutin ou de l'égalité devant le suffrage » ; Cons. const., décision n° 2001-95 PDR du 14 mars 2001 N° Lexbase : A99167PX, note Desgrées du Lou, AJDA, 2001. 964, Jan, Dalloz, 2001, n° 23, p. 1828-1830 ; S. Lamouroux, Annuaire international de justice constitutionnelle, 2001, n° XVII-2001, p. 597.

[11]  Les circonstances exceptionnelles n’ont justifié jusqu’ici que la validation de la décision prise par le préfet de reporter la date du second tour de scrutin en raison de conditions météorologiques exceptionnelles, à défaut de disposition législative prévoyant une telle hypothèse (Cons. const., décision n° 73-603/741, AN du 27 juin 1973 N° Lexbase : A7832AHK), ou l’annulation d’une élection qui prive les deux tiers des électeurs de pouvoir se rendre aux urnes du fait de la décision de l’ambassadeur du Congo de ne pas ouvrir certains des bureaux de vote à cause de troubles armés. Les résultats des autres bureaux ne peuvent suffire à établir l’élection avec certitude (CE, 16 janvier 1998, n° 188926 N° Lexbase : A6205ASM). Mais, souvent, elles ne le justifient pas (chutes de neige dans le Cantal en 1981, tremblement de terre à Wallis en 1993).

newsid:480660

Électoral

[Brèves] Production de programmation et de diffusion des émissions de la campagne en vue de l'élection présidentielle : l’ARCOM fixe les règles

Réf. : Décision ARCOM n° 2022-104 du 2 mars 2022 N° Lexbase : Z9482914

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N0654BZA

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par Yann Le Foll

Le 09 Mars 2022

La décision de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) n° 2022-104 du 2 mars 2022, publiée au Journal officiel du 4 mars 2022, fixe les conditions de production, de programmation et de diffusion des émissions de la campagne en vue de l'élection du Président de la République pour les premier et second tours du scrutin.

Rappel

Les émissions de la campagne électorale sont de deux types :

- des émissions de petit format, d'une durée de 1 minute 30 secondes pour le premier tour du scrutin et de 2 minutes pour le second tour du scrutin ;
- et des émissions de grand format, d'une durée de 3 minutes 30 secondes pour le premier tour du scrutin et de 5 minutes pour le second tour du scrutin.

Production des émissions

Au plus tard dans les quinze jours qui suivent la publication de la liste des candidats établie par le Conseil constitutionnel, la société France Télévisions met à la disposition de chaque candidat des moyens de production identiques.

Le candidat doit s'exprimer personnellement, pendant tout ou partie du temps de chaque émission. La présence du candidat doit être visuelle et vocale dans chacune des émissions télévisées ; elle doit être vocale dans chacune des émissions radiophoniques.

Au cours des émissions, les intervenants s'expriment librement.
Ils ne peuvent toutefois, conformément aux lois en vigueur :

- porter atteinte à l'ordre public ou à la sécurité des personnes et des biens ;
- tenir de propos interdits et punis par la loi ou portant atteinte à la dignité de la personne humaine, à l'honneur et à la considération d'autrui ;
- porter atteinte aux secrets protégés par la loi ;
- tenir des propos à caractère publicitaire, au sens de la réglementation sur la publicité et le parrainage ;
- ou procéder à des appels de fonds.

Lorsque le candidat n'utilise pas au cours de son émission la totalité du temps d'émission qui lui a été alloué, il ne peut ni obtenir le report du reliquat sur une autre de ses émissions, ni céder ce reliquat à un autre candidat.

Programmation des émissions

Pour le premier tour du scrutin, les émissions sont programmées du lundi 28 mars au samedi 2 avril et du lundi 4 avril au vendredi 8 avril 2022. En cas de second tour, les émissions sont programmées du lundi 18 avril au vendredi 22 avril 2022.

Les émissions de la campagne électorale sont mentionnées dans les avant-programmes et font l'objet de bandes-annonces diffusées à des heures d'écoute favorable.

Les horaires de diffusion des émissions de petit format sont les suivants pour le premier et le second tours :

- sur France 2, vers 20 heures 40 minutes ;
- sur France 3, vers 22 heures 45 minutes ;
- sur franceinfo, vers 21 heures 45 minutes.

Les horaires de diffusion des émissions de grand format sont les suivants pour le premier et le second tours :

- sur France 2, vers 10 heures 5 minutes, après le programme « Les maternelles » ;
- sur France 3, vers 11 heures ;
- sur franceinfo, vers 15 heures 30 minutes.

Diffusion des émissions

Les sociétés nationales de programme France Télévisions, Radio France et la société France Médias Monde veillent à la bonne diffusion des émissions de la campagne électorale.

En cas d'incident de diffusion, la société concernée en informe immédiatement le coordonnateur.
L’ARCOM peut décider de la rediffusion à l'échelle nationale ou régionale, partielle ou totale, des émissions de la campagne qui ont été affectées par l'incident de diffusion.
En cas de survenance d'un événement exceptionnel et majeur lié à l'actualité, la diffusion des émissions de la campagne électorale sur les chaînes d'information en continu franceinfo et France 24 peut être différée, sous réserve de l'accord préalable de l’ARCOM et dans les conditions que celle-ci détermine.

En cas d'urgence absolue, l’ARCOM est immédiatement informée de ce report et délibère dans les plus brefs délais des nouvelles conditions de diffusion des émissions.

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Les élections présidentielles, L'accès aux médias audiovisuels des candidats à l'élection présidentielle, (dir. P. Tifine), Lexbase N° Lexbase : E3710E9B.

newsid:480654

Entreprises en difficulté

[Brèves] Liquidation judiciaire : l’action en réduction d’une donation-partage échappe au dessaisissement du débiteur

Réf. : Cass. com., 2 mars 2022, n° 20-20.173, FS-B N° Lexbase : A10597PW

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par Vincent Téchené

Le 09 Mars 2022

► Un héritier étant libre, en fonction de considérations, non seulement patrimoniales, mais aussi morales ou familiales, d'exercer ou non l'action en réduction d'une donation-partage pour préserver sa réserve, cette action est attachée à sa personne et, malgré son incidence patrimoniale, échappe, lorsqu'il est soumis à une procédure de liquidation judiciaire, au dessaisissement.

Faits et procédure. Un débiteur en liquidation judiciaire et un mandataire ad hoc ont assigné plusieurs frères et sœurs en réduction d'une donation-partage dont ils avaient été gratifiés par leurs parents du vivant de ces derniers. Le liquidateur est intervenu à l'instance.

La cour d’appel (CA Amiens, 18 juin 2020, n° 19/00068 N° Lexbase : A47133PA) a déclaré nul l'acte introductif d'instance délivré à la requête du débiteur, l'arrêt retenant que l'action en réduction d'une donation-partage étant une action patrimoniale, celui-ci n'avait pas qualité pour l'exercer aux lieu et place du liquidateur. Le débiteur et le mandataire ad hoc ont donc formé un pourvoi en cassation.

Décision. La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa des articles 1077-1 du Code civil N° Lexbase : L0231HPA et L. 641-9 du Code de commerce N° Lexbase : L7329IZH.

Elle rappelle qu’il résulte du premier de ces textes que la faculté d'agir en réduction d'une donation-partage est ouverte à l'héritier réservataire qui n'a pas concouru à la donation ou qui a reçu un lot inférieur à sa part de réserve. Cet héritier étant libre, en fonction de considérations, non seulement patrimoniales, mais aussi morales ou familiales, d'exercer ou non l'action en réduction pour préserver sa réserve, cette action est attachée à sa personne et, malgré son incidence patrimoniale, échappe, lorsqu'il est soumis à une procédure de liquidation judiciaire, au dessaisissement prévu par le second texte.

Observations. Certaines actions liées au droit de la famille ont été considérées comme entrant dans la catégorie des droits attachés à la personne du débiteur et échappant comme tel au dessaisissement. Ainsi, seuls les époux ont qualité pour intenter une action en divorce ou y défendre (Cass. civ. 1, 4 juin 2007, n° 06-18.515, FS-P+B N° Lexbase : A5648DW4), quand bien même celle-ci qui inclurait la fixation de la prestation compensatoire mise à la charge du débiteur (Cass. com., 16 janvier 2019, n° 17-16.334, FS-P+B N° Lexbase : A6723YT8, Ch. Lebel, Lexbase Affaires, février 2019, n° 583 N° Lexbase : N7631BXW – Cass. com., 20 octobre 2021, n° 20-10.710, F-B N° Lexbase : A524849A). De même, la faculté d'accepter une succession ou d'y renoncer est un droit attaché à la personne du débiteur (Cass. com., 3 mai 2006, n° 04-10.115, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A3458DPR).

Pour aller plus loin :

  • v. ÉTUDE : Les effets du prononcé de la liquidation judiciaire, Les droits attachés à la personne du débiteur, in Entreprises en difficulté, (dir. P.-M. Le Corre), Lexbase N° Lexbase : E3973EUP.
  • v. le commentaire de Ch Lebel, Lexbase Affaires, mars 2022, n° 708 N° Lexbase : N0713BZG.

 

newsid:480643

Fiscalité du patrimoine

[Brèves] Transmission d’une entreprise individuelle agricole : l’exonération Dutreil s’applique uniquement aux biens nécessaires à l’exploitation

Réf. : Cass. com., 9 février 2022, n° 20-10.753, F-D N° Lexbase : A09707NA

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N0663BZL

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par Marie-Claire Sgarra

Le 11 Mars 2022

Si, en ce qui concerne les entreprises individuelles, l’inscription des biens meubles et immeubles, corporels ou incorporels au bilan, ou leur mention sur le document en tenant lieu, en font présumer le caractère affecté à l’exploitation de l’entreprise, l’administration a la faculté de rapporter la preuve qu’ils ne sont pas nécessairement et effectivement affectés à celle-ci.

Les faits :

  • un exploitant agricole, est décédé, laissant pour légataires universels ses neveu et nièce, M. et Mme [T], lesquels ont demandé à bénéficier d'une exonération des droits de succession à concurrence des trois quarts de la valeur transmise, en application des dispositions de l'article 787 C du CGI  ;
  • considérant que des valeurs mobilières de placement et des sommes provenant de la succession de l’épouse de l’exploitant avaient été intégrées à tort dans la valeur de l'exploitation agricole léguée, ce qui avait indûment augmenté l'assiette de l'exonération partielle de la valeur de biens qui ne pouvaient pas en bénéficier comme n'étant pas nécessaires à l'exercice de la profession, l'administration fiscale a adressé à M. et Mme [T] une proposition de rectification rehaussant les droits de succession dus ;
  • après le rejet de leurs réclamations contentieuses, M. et Mme [T] ont assigné l'administration fiscale en annulation des décisions de rejet et en décharge des droits supplémentaires mis en recouvrement.

Principe. L'article 787 C du CGI N° Lexbase : L8958IQT prévoit que sont exonérées, sous certaines conditions, de droits de mutation à titre gratuit, à concurrence de 75 % de leur valeur, la totalité ou une quote-part indivise de l'ensemble des biens meubles ou immeubles, corporels ou incorporels, affectés à l'exploitation d'une entreprise individuelle ayant une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale transmis par décès ou entre vifs.

Plusieurs constatations de la cour d’appel (CA Pau, 19 novembre 2019, n° 16/03456 N° Lexbase : A0024Z3B) :

  • les sommes litigieuses, provenant de la succession de son épouse, ont été déposées par l’exploitant sur un compte personnel et aucun élément ne démontre que ce dernier, âgé de quatre-vingt-six ans, avait prévu, à ce moment-là, des modifications dans la gestion de l'entreprise ;
  • les sommes litigieuses n'ont été mentionnées à l'actif du bilan de l'entreprise que postérieurement au décès de l’exploitant, de même que les valeurs mobilières de placement, qui n'apparaissent pas au bilan de l'exercice clos le 31 décembre 2010 ;
  • après avoir évalué la moyenne des besoins de trésorerie de l'entreprise sur les trois derniers exercices complets, celle-ci disposait de liquidités très supérieures à ses charges courantes d'exploitation ;
  • si M. et Mme [T] justifient avoir, postérieurement au décès de l’exploitant, investi dans du matériel et des travaux, les liquidités de l'entreprise, hors les sommes litigieuses, suffisaient à financer ces investissements.

Solution de la Chambre commerciale. La cour d'appel, qui, après avoir retenu comme probants les éléments produits par l'administration fiscale contestant l'affectation des sommes litigieuses et des valeurs mobilières de placement à l'exploitation de l'entreprise, a relevé que M. et Mme [T] ne produisaient aucun élément contraire de nature à leur permettre de bénéficier de l'exonération prévue par l'article 787 C du CGI, et qui n'était pas tenue de s'expliquer sur les éléments de preuve qu'elle décidait d'écarter, a, sans inverser la charge de la preuve, légalement justifié sa décision.

À noter : le critère de l’inscription au bilan n’est pas toujours indispensable pour bénéficier de l’exonération. En matière d’entreprises individuelles, l’exonération ne s’applique qu’à la valeur correspondant à des biens affectés à l’exploitation.

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Procédure civile

[Textes] L’injonction de payer 2022 : vices et vertus

Réf. : Décret n° 2022-245 du 25 février 2022 favorisant le recours à la médiation, portant application de la loi pour la confiance dans l'institution judiciaire et modifiant diverses dispositions N° Lexbase : L5564MBP ; Arrêté du 24 février 2022 pris en application de l’article 1411 du code de procédure civile N° Lexbase : L5665MBG

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par Sylvian Dorol, Huissier de justice associé (Vénézia & Associés), Intervenant à l’ENM, l’EFB, HEDAC et à l’INCJ, Doctorant en droit, Legal Logion Officier

Le 09 Mars 2022

Mots-clés : ordonnance d’injonction de payer • formule exécutoire • huissier

L’injonction de payer, forte de son succès, a achevé sa mutation entamée par le décret n° 2021-1322 du 11 octobre 2021 et terminée par l’arrêté du 24 février 2022. Ces réformes n’entament pas son efficacité, mais soulèvent néanmoins des interrogations conduisant à regretter un manque d’ambition du législateur et explorer des pistes de réflexion pour améliorer encore cette procédure très prisée. Parmi ces axes d’amélioration, il est notamment opportun d’envisager la réduction du délai d’opposition en cas de signification à personne, et de faciliter la délivrance du certificat de non-opposition à l’ordonnance d’injonction de payer.


 

La procédure d’injonction de payer a bien évolué depuis son introduction en droit français par un décret-loi du 25 août 1937 et se distingue à bien des égards de sa grande sœur allemande « Mahnverfahren » [1]. Bien qu’une frontière et une langue les séparent, l’injonction de payer et la « Mahnverfahren » conservent en commun, outre un esprit d’efficacité, une informatisation grandissante facilitée par la possible automatisation de la procédure.

Sur ce point, il faut admettre que la « Mahnverfahren » est bien plus avancée que l’injonction de payer française. En effet, en plus du fait que l’ordonnance est exécutable à défaut d’opposition quinze jours après la signification de l’ordonnance simple (contre un mois concernant la procédure française), elle peut être réalisée de manière dématérialisée via un site internet accessible à tous [2].

Le droit français aurait pu aller beaucoup plus loin que son état actuel depuis l’arrêté du 24 février 2022 N° Lexbase : L5665MBG pris en application de l’article 1411 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5420L8A pour dématérialiser la procédure d’injonction de payer. En effet, la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 N° Lexbase : L6740LPC prévoyait le traitement dématérialisé des requêtes en injonction de payer devant un tribunal judiciaire unique à compétence nationale spécialement désigné par décret. Ce projet avait été très bien accueilli par les professionnels, et plusieurs pays scrutaient son développement. Ainsi avait-il été question de l’exposer lors du congrès de l’Union Internationale des Huissiers de Justice de 2021, puisque la « JUNIP » devait entrer en vigueur au plus tard le 1er janvier 2021. Cependant, dès la rentrée 2020, une dépêche de la direction des services judiciaires avait pour objet d’informer de la décision du garde des Sceaux de ne pas donner suite à ce projet dans sa forme initiale puisqu’était désormais privilégié le maintien du traitement des injonctions de payer au sein des juridictions, au plus près des justiciables. L’objectif de garantir un traitement rapide et efficace des requêtes en injonction de payer, tout en allégeant la charge de travail des greffiers et des magistrats, restait cependant la préoccupation du ministère de la Justice, ce qui explique le développement de la dématérialisation des injonctions de payer et l’arrêté du 24 février 2022 pris en application de l’article 1411 du Code de procédure civile.

Pour mémoire, cet arrêté s'applique à la mise à disposition par voie électronique des documents justificatifs produits à l'appui de la requête en injonction de payer, réalisée par les huissiers de justice conformément aux dispositions de l'article 1411 du Code de procédure civile. Dans sa version issue du décret n° 2021-1322 du 11 octobre 2021 N° Lexbase : L4794L83, cet article prévoyait que les pièces produites à l’appui de la requête étaient signifiées en même temps que l’ordonnance, donc sur support papier, ce qui allait accroître considérablement le coût de cet acte. Grâce à cet arrêté, ces pièces ne seront pas signifiées, mais mise à disposition sous forme électronique, solution peu onéreuse pour le créancier (1,50 euros HT) [3] et qui semble satisfaire le plus grand nombre.

Si l’arrêté du 24 février 2022 pris en application de l’article 1411 du Code de procédure civile vient régler les difficultés nées du décret n° 2021-1322 du 11 octobre 2021, est-il possible d’en conclure que la procédure d’injonction de payer version 2022 a atteint sa maturité ?

Comme il sera exposé, une réponse négative s’impose car, bien que parée de vertus juridiques (I), la procédure d’injonction de payer 2022 n’en présente pas moins certains vices pratiques (II) qui laissent en souffrance de désagréables interrogations.

I. L’injonction de payer 2022 : vices et vertus juridiques

La réforme de la procédure d’injonction de payer présente des vertus certaines. Elle modifie plusieurs aspects de la procédure, permettant un léger gain de temps (A), et clôt un sempiternel débat qui opposait huissiers de justice et juges de l’exécution (B).

A. Les vertus juridiques

D’un point de vue strictement procédural, il faut admettre que l’injonction de payer 2022 est un succès, et ce, des points de vue du créancier, du greffe et du débiteur.

Du point de vue du créancier, l’injonction de payer 2022 est un succès car elle présente un gain de temps non négligeable.

En effet, sous l’empire des anciens textes, l’apposition de la formule exécutoire sur l’ordonnance nécessitait le visa du juge. Puis l’obligation de visa a disparu, l’apposition de la formule exécutoire relevant uniquement du greffier. La demande était formée, par le demandeur ou son mandataire, par lettre simple ou par déclaration auprès du greffe et était accompagnée d’une copie de l’ace de signification. L’article 1422 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6364H7T (ancienne rédaction) prévoyait que le créancier pouvait en faire la demande en l’absence d’opposition dans le mois suivant la signification de l’ordonnance d’injonction de payer, quelles qu’en soient les modalités, ou en cas de désistement du débiteur qui a formé opposition. Une demande d’apposition de la formule par anticipation n’était cependant pas illégale : il n’existait aucune disposition interdisant au créancier de saisir à l’avance le greffier d’une demande tendant à ce que, en l’absence d’opposition dans le délai, il appose la formule sur l’ordonnance [4]. La Cour de cassation avait cependant récemment censuré une décision des juges du fond ayant admis l’apposition de la formule exécutoire effectuée le même jour que la signification de l’ordonnance [5].

C’est ainsi avec une certaine ironie que la procédure d’injonction de payer 2022 coupe court à tous ces débats et délais en prévoyant qu’ « En cas d'acceptation de la requête, le greffe remet au requérant une copie certifiée conforme de la requête et de l'ordonnance revêtue de la formule exécutoire et lui restitue les documents produits » [6]. L’article 1411 du Code de procédure civile prévoit lui que c’est bien une copie certifiée conforme de la requête et de l'ordonnance revêtue de la formule exécutoire qui est signifiée au débiteur. Le débat est donc clos sur ce point, et le créancier peut être soulagé de ne plus souffrir des navettes huissier/greffe.

Il donc aisé de comprendre que, du point de vue du greffe, l’injonction de payer 2022 est également un succès.

Il est vrai que le législateur a tenu ses promesses en allégeant le travail des greffes. Préservés des demandes d’apposition de la formule exécutoire, les greffes s’épargnent ainsi d’avoir à retraiter des ordonnances uniquement pour y apposer la formule exécutoire.

Plus encore, et c’est là une nouveauté impactant grandement les huissiers de justice comme en témoignent plusieurs circulaires de la Chambre nationale des commissaires de justice, les documents produits à l'appui de la requête ne sont plus conservés provisoirement au secrétariat-greffe ou au greffe [7]. C’est sur l’huissier de justice que pèse in fine cette obligation, que l’arrêté du 24 février 2022 vient éclaircir. Les documents produits à l'appui de la requête seront donc placés par l’huissier de justice en charge de la signification dans un coffre-fort, que la requête soit déposée par lui ou par un tiers, pour la modique somme de 1,50 euros HT que la Chambre nationale des commissaires de justice qualifie dans sa circulaire du 5 mars 2022 de « débours » au sens de l’article R. 444-13 du Code de commerce N° Lexbase : L8430K4Y.

Notamment grâce à ce point, l’injonction de payer 2022 est également un succès du point de vue du débiteur puisque son droit à la contradiction n’est pas atteint, mais son exercice est facilité.

L’accès aux documents produits à l’appui de la requête lui est facilité puisqu’il n’a plus à se déplacer au greffe de la juridiction, pouvant en prendre connaissance gratuitement et facilement [8] depuis son smartphone et avec les identifiants de connexion qui sont communiqués dans l’acte de signification de l’ordonnance d’injonction de payer comme le prévoit le deuxième alinéa de l’article 3 de l’arrêté du 24 février 2022. Cette mise à disposition est garantie durant tout le délai d’opposition puisque l’article 5 de l’arrêté prévoit que « la durée de mise à disposition des documents est de dix-huit mois à compter de leur dépôt sur la plate-forme. L'huissier de justice s'assure que les pièces demeurent disponibles au minimum un mois après la signification faite en application de l'article 1411 du Code de procédure civile ».

Fort heureusement, l’article 1er du décret n° 2022-245 du 25 février 2022 N° Lexbase : L5564MBP, prévoit que « Si les documents justificatifs ne peuvent être mis à disposition par voie électronique pour une cause étrangère à l'huissier de justice, celui-ci les joint à la copie de la requête signifiée ».

Plus encore, l’injonction de payer 2022 renforce l’information du débiteur grâce au formalisme de l’acte de signification. Si le rappel verbal de la possibilité de former opposition demeure en cas de signification à personne comme le prévoit l’article 1413 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5418L88, la nouvelle rédaction impose cependant que le délai d’opposition doit être indiqué de manière « très apparente » (note : le texte ne précisait pas avant qu’il fallait que cette mention apparaisse de manière très apparente). Pour saisir ce que signifie cette expression « très apparente », il faut se reporter à un arrêt rendu par la cour d’appel de Besançon le 24 juin 2020 [9] : les juges y retiennent que la mention est considérée comme « très apparente » si la police est suffisamment grande pour être lisible, structurée en paragraphes et sous la mention « très important » écrite en capitales et en gras.

Seul petit bémol, mais non des moindres : pour former opposition, le débiteur devra dorénavant préciser son adresse dans son opposition. La nouvelle rédaction de l’article 1415 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5421L8B impose cela à peine de nullité. Il est difficile d’apprécier l’apport de cette précision dans la mesure où, pour prononcer la nullité, le créancier devra démontrer que l’omission de l’adresse du débiteur dans son opposition lui fait grief. Or, dans la mesure où l’acte lui a été signifié, c’est que le créancier disposait de son adresse. À la réflexion, cette précision sera utile uniquement dans la situation où l’ordonnance d’injonction de payer a été signifiée selon les modalités de l’article 659 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6831H77, et donc que le débiteur ne prend connaissance de l’existence de cette ordonnance que le jour où il subit une mesure d’exécution puisque l’opposition sera toujours recevable [10].

L’injonction de payer 2022 est donc promise à un succès pratique, qui ne doit cependant pas faire oublier qu’elle peut susciter d’importants débats doctrinaux.

B. Les vices juridiques

L’injonction de payer 2022 présente l’avantage de clore un débat, mais en ouvre un autre.

La question tranchée par la nouvelle mouture de l’injonction de payer est relative à la nécessité de signifier ou non l’ordonnance revêtue de la formule exécutoire.

Sous l’empire des anciennes rédactions des textes (rendu de l’ordonnance, puis signification, puis apposition de la formule exécutoire), il était fréquent que, au cours d’une audience en saisie des rémunérations, le magistrat de l’exécution et l’huissier de justice s’opposent sur une question : le débiteur devait-il supporter le coût de la signification de l’ordonnance d’injonction de payer exécutoire ?

Pour les huissiers de justice et les avocats du créancier poursuivant, le débiteur devait supporter le coût de la signification de l’ordonnance d’injonction de payer exécutoire. Cette position se fondait sur l’article 503 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6620H7C combiné à la nécessité de signifier un titre exécutoire revêtu de la formule exécutoire avant d’exécuter sous peine de nullité de l’acte de saisie. La crainte est en effet grande de voir des actes de poursuite annulés au motif que le titre exécutoire avait été signifié sans sa formule exécutoire, comme cela a été le cas récemment [11].

Pour les magistrats, il n’y avait pas lieu de signifier l’ordonnance d’injonction de payer exécutoire car « aucun texte n’exige expressément la signification de l’ordonnance d’injonction de payer exécutoire et qu’aux termes des dispositions de l'article 1422 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5423L8D, l'ordonnance d'injonction de payer qui n'a pas été frappée d'opposition dans le mois suivant la signification de l'ordonnance produit les effets d'un jugement contradictoire (quel que soit le mode de signification), ce indépendamment de l'apposition de la formule exécutoire qui n'est exigée que pour la mise en œuvre des poursuites, aucun recours n'étant plus recevable à ce stade » [12].

En supprimant la navette greffe/huissier/greffe par l’apposition immédiate de la formule exécutoire sur l’ordonnance dès son rendu (CPC, art. 1410), le débat est donc clos puisque les dispositions de l’article 503 du Code de procédure civile, qui prévoient une signification du titre exécutoire avant toute exécution, seront respectées de fait. Les débats en audience de saisie des rémunérations seront donc pacifiés sur ce point.

Pour autant, c’est cette apposition de la formule exécutoire qui est source de questionnements théoriques.

En effet, et comme le soulignent fort opportunément Monsieur le Professeur Laher et Maître Simon dans un article au titre aussi irrévérencieux que facétieux, « si cette innovation peut se comprendre d’un point de vue gestionnaire, elle a de quoi surprendre d’un point de vue plus théorique. En effet, ainsi que l’écrivait Hébraud, la formule exécutoire est moins une condition d’obtention de la force exécutoire qu’un « signe » ; un « indice » permettant aux praticiens de contrôler son existence d’un simple coup d’œil pour mieux obéir aux ordres de la « République française ». Ce nouveau mécanisme est donc pour le moins étrange et nous semble remettre en cause la solennité symbolique de la formule autant que sa vocation pratique. Il existait des titres exécutoires par principe malgré l’absence de la formule exécutoire ; il existera désormais des titres inexécutables par principe (du moins, temporairement) malgré la présence de la formule exécutoire » [13], position apparemment partagée par Madame le Professeur Bléry également [14].

Il est possible de rejoindre ces avis en s’interrogeant sur le sens de l’apposition d’une formule exécutoire aussi précaire, voire éphémère. Sans diminuer l’efficacité de la nouvelle mouture de l’injonction de payer, une solution aurait été que ce soit l’huissier de justice significateur qui appose la formule exécutoire sur l’ordonnance à défaut d’opposition dans le mois de la signification, ce qui aurait présenté l’avantage de mettre en relation le débiteur, l’huissier et le créancier dès la volonté d’opposition et entamer ainsi un règlement amiable du litige.

Vient alors le temps d’évoquer la question de la place de l’huissier de justice dans la procédure d’injonction de payer 2022, et examiner ainsi ses vices et vertus pratiques.

II. L’injonction de payer 2022 : vices et vertus pratiques

L’injonction de payer 2022 constitue une avancée comme il a été précédemment exposé. Mais, pour le praticien de l’exécution qu’est l’huissier de justice, force est de constater qu’elle présente davantage de vices (B) que de vertus (A) puisqu’elle crée de nouvelles obligations, mais aucune nouvelle prérogative.

A. Les rares vertus pratiques

Pour l’huissier de justice, l’injonction de payer 2022 présente deux vertus : économique et sociologique.

Économiquement, et de manière étonnante par ailleurs, l’injonction de payer 2022 présente une vertu pour l’officier public et ministériel. Bien qu’un acte disparaisse (v. supra), la Chambre nationale des commissaires de justice a adopté à l’unanimité du bureau [15] qu’en cas de signification à plusieurs codébiteurs, le principe selon lequel chaque destinataire devra recevoir un acte individuel et séparé présentant uniquement les identifiants qui lui sont propres. Elle précise que « bien évidemment, l’obligation de signifier un acte par destinataire ne concerne que la signification de l’ordonnance d’injonction de payer et non pas tous les autres actes de la procédure ». Ce point de vue est motivé par l’impérieuse nécessité de respecter le RGPD qui interdit de communiquer au codébiteur les identifiants d’un autre, ainsi que par l’article 3 de l’arrêté du 24 février 2012 qui prévoit que « Le système mis en œuvre doit garantir, par des modalités d'identification des accédants conforme aux recommandations de l'autorité nationale en matière de sécurité et de défense des systèmes d'information, que chaque destinataire n'a accès qu'aux seuls documents et informations qui le concernent » . L’injonction de payer 2022 ne signifie donc pas baisse du coût de la procédure en cas de pluralité de débiteurs, mais stabilisation.

Sociologiquement, il faut se féliciter du fait que l’huissier de justice voit son rôle grandir au sein de la procédure. Plus que l’agent significateur qu’il était jusque lors, l’huissier de justice garantit aujourd’hui par la mise en place du coffre-fort numérique le possible rétablissement du principe du contradictoire. L’huissier de justice n’est donc plus uniquement perçu comme l’instrument du créancier, mais également l’interlocuteur du débiteur par le prisme de la plateforme dénommée « Mes Pièces » (www.mespieces.fr), mise en œuvre sous la responsabilité de la Chambre nationale des commissaires de justice, et intégrée au réseau privé sécurisé huissiers (RPSH).

Ce rôle aurait néanmoins pu être accentué s’il avait été prévu, de la même manière qu’en matière de contestation de saisie-attribution, que le débiteur informe l’huissier de justice de son opposition. Cette simple formalité aurait permis de sécuriser l’action de l’officier public et ministériel tout en évitant la sollicitation d’un certificat de non-opposition auprès du greffe et de la réserve de temps qui siège en toute demande…

B. Les vices pratiques

Le principal reproche qui peut être adressé à la procédure d’injonction de payer 2022 est qu’elle est le fruit d’une réforme purement administrative, ce qui explique qu’elle crée de nouvelles obligations mais aucun nouveaux droits ou prérogatives pour les huissiers de justice, ce qui laisse matière à cinq réflexions.

La première réflexion est qu’une réforme de fond de la procédure d’injonction de payer, inspirée de la Mahnverfahren évoquée précédemment, aurait été la bienvenue.

Il aurait été en effet opportun de prévoir que, en cas de signification à personne, l’exécution puisse se réaliser à l’issue d’un délai de quinze jours de ladite signification, comme le droit allemand le prévoit (§ 692 alinéa 1 n° 3 ZPO). Puisque l’huissier de justice se voit imposer une obligation d’information renforcée en cas de signification à personne (l’article 1414 du Code de procédure civile prévoit qu’il doit effectuer un rappel verbal et le mentionner dans l’acte), il aurait été compréhensible que cette obligation renforcée du débiteur soit le corolaire d’un délai d’opposition spécialement aménagé pour tenir compte du degré d’information du débiteur. Le délai d’opposition serait demeuré inchangé en cas de non-signification à personne, afin de préserver les droits du débiteur. En cas de signification à personne, et donc de rappel verbal de ses droits, le justiciable deviendrait un « débiteur averti » grâce à l’obligation d’information renforcée de l’huissier de justice.

Il serait possible de s’émouvoir à la lecture de cette proposition et y objecter que la réduction du délai d’opposition en cas de signification à personne constituerait une atteinte aux droits de la défense du débiteur, même « averti », puisque le délai actuel d’un mois lui serait nécessaire pour préparer sa défense. L’argument de la préparation de la défense n’est cependant pas valable car l’opposition n’a pas à être motivée. N’ayant pas besoin d’être motivée, l’opposition du débiteur à l’injonction de payer peut en plus être formée sans avocat ou mandataire, simplement par déclaration au greffe contre récépissé ou lettre recommandée comme le prévoit l’article 1415 du Code de procédure civile.

Il faut ajouter à ce qui précède que le « débiteur averti » peut dorénavant, grâce au coffre-fort numérique mis à sa disposition, prendre connaissance des pièces produites à l’appui de la requête en injonction de payer immédiatement après la signification de l’ordonnance, et ainsi exercer son opposition. Le débiteur ne serait plus seulement « averti » par la signification et le rappel verbal de l’huissier, mais également « éclairé » grâce au coffre-fort numérique.

Ainsi, la réduction du délai d’opposition de un mois à quinze jours du débiteur « averti et éclairé » pour s’aligner sur la procédure allemande créerait une véritable et ambitieuse réforme de la procédure d’injonction de payer, renforçant sa philosophie et son efficacité, tout en préservant la possibilité d’ouvrir un débat contradictoire dans un délai raisonnable. Hélas, le souhait de la réforme n’est pas d’accélérer l’exécution de l’ordonnance d’injonction de payer, mais uniquement de simplifier son obtention.

La deuxième réflexion est que l’huissier de justice aurait pu se voir confier un rôle encore plus important dans la procédure d’injonction de payer. Comme il a en effet été précédemment exposé, son rôle aurait pu être accentué s’il avait été prévu, de la même manière qu’en matière de contestation de saisie-attribution, que le débiteur informe l’huissier de justice de son opposition. Cette simple formalité permettrait de sécuriser l’action de l’officier public et ministériel tout en évitant la sollicitation d’un certificat de non-opposition auprès du greffe et de la réserve de temps qui siège en toute demande…

Allant plus loin encore, il aurait été possible d’imaginer que l’opposition (évènement qui concerne seulement 4,2 % de la matière selon les statistiques du ministère de la justice en 2019) soit faite directement auprès de l’huissier de justice par lettre recommandée. Le greffe serait par la suite avisé par l’huissier puisque l’opposition a pour effet de saisir le tribunal de la demande initiale du créancier et de l'ensemble du litige (CPC, art. 1413). Par symétrie, en l’absence d’opposition dans le mois de la signification de l’ordonnance, l’huissier significateur et le greffe auraient été concurremment à même de délivrer le certificat de non opposition, comme c’est aujourd’hui le cas concernant le certificat de non contestation à une saisie-attribution.

Cette simple modification des articles 1413 et 1415 du Code de procédure civile permettrait, outre un gain de temps, d’alléger considérablement la tâche des greffes en les soulageant de la question du certificat de non opposition, tout en accentuant la présence de l’huissier de justice auprès du justiciable.

La troisième réflexion est qu’il est possible de regretter que, à l’heure où le FICOBA conservatoire vient d’être ouvert au créancier de droit interne [16], la nouvelle ordonnance d’injonction de payer, revêtue de la formule exécutoire dès son rendu [17], ne permette pas de consulter ce sacro-saint fichier avant l’expiration du délai d’un mois suivant sa signification. En effet, cette possibilité est écartée par les dispositions de l’alinéa 1er de l’article 1422 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5423L8D qui dispose que « l'ordonnance ne constitue un titre exécutoire et ne produit les effets d'un tel titre ou d'une décision de justice qu'à l'expiration des causes suspensives d'exécution [l’opposition] ».

La perspective d’une « saisie-conservatoire prématurée » est également interdite par ce même texte, ce qui constitue la quatrième réflexion qu’inspire la réforme. Il serait aventureux, voire contra legem, d’affirmer que l’apposition de la formule exécutoire sur l’ordonnance autorise une saisie conservatoire dans le délai d’un mois suivant sa signification. En effet, l’article 1422 du Code de procédure civile prend soin de préciser que « l'ordonnance ne constitue un titre exécutoire et ne produit les effets d'un tel titre ou d'une décision de justice (…) ». Cette précaution de rédaction distingue le titre exécutoire de la décision de justice non exécutoire, dans une formule faisant autant écho à l’expression employée par l’article L. 511-2 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L5914IRH qu’à l’attendu de principe de l’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 13 septembre 2007 [18]. Cette précision est la loin d’être un style de plume du législateur, qui exprime ainsi son attachement à la jurisprudence de la Cour de cassation. À aucun moment le législateur n’a souhaité au cours de l’adoption de ces textes modifié le droit prétorien des mesures conservatoires, et cela confirme donc que la réforme de la procédure d’injonction de payer n’est qu’administrative, et non une réforme de fond puisque la philosophie intrinsèque de la procédure demeure : encore plus qu’avant, cette procédure est une inversion du contentieux[19].

L’argument selon lequel c’est l’apposition de la formule exécutoire qui fait de l’ordonnance d’injonction de payer une décision de justice au sens de l’article L. 511-2 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L5914IRH méconnaît l’esprit du juge. En effet, c’est l’unique écoulement du délai d’un mois suivant la signification qui permet le passage de l’ordonnance d’injonction de payer, fût-elle revêtue de la formule exécutoire, à une décision de justice permettant la mise en place d’une saisie conservatoire [20].

Enfin, la cinquième et dernière réflexion est relative à la question du coffre-fort numérique qui soulève deux intéressantes problématiques.

La première consiste à évoquer la situation où le justiciable n’a pas matériellement accès à Internet pour accéder aux pièces produites à l’appui de la requête. À la lecture du texte, il est évident que l’huissier de justice ne puisse pas lui refuser de consulter ces pièces en son étude, et ce de manière gratuite. L’arrêté du 24 février 2022 pris en application de l'article 1411 du Code de procédure civile prévoit en effet expressément en son article 2 que « la consultation des documents déposés est gratuite ». Pour autant, si le débiteur souhaite une version papier de ces documents auprès de l’huissier de justice, cela dépasse la simple consultation et cette prestation sera donc facturable, certainement au tarif habituel des copies de pièces jointes à une assignation.

La deuxième question concerne la situation, certainement exceptionnelle mais pas inenvisageable puisque la Chambre Nationale des commissaires de justice regrette « l’absence de phase de test pour la mise en œuvre de cette nouvelle procédure d’injonction de payer », où la consultation en ligne des documents est impossible (bug informatique, incendie des serveurs…). En pareil cas, il est vraisemblable que le délai d’opposition du débiteur soit prorogé de la durée d’indisponibilité des documents. La solution semble évidente, mais sa réalisation, moins, puisqu’il est légitime de s’interroger sur la manière dont sera informée la partie débitrice de la prorogation de son délai d’opposition, sachant qu’une absence d’information lui causera forcément un grief.

Ce dernier défaut ne saurait occulter que l’injonction de payer 2022 constitue une avancée pour les acteurs de la procédure, quand bien même il aurait été apprécié une réforme plus ambitieuse pour les justiciables comme il a été exposé, ce pourquoi il est possible d'espérer une « injonction de payer 2023 ».


[1] « Mahnverfahren », article 688 et ZPO.

[2] Site internet Allemand pour l'injonction de payer [en ligne].

[3] La Chambre nationale des commissaires de justice précise dans sa circulaire du 5 mars 2022 que pour mémoire, ce coût de 1,50 euros HT couvre la totalité du service injonction de payer net, à savoir : le dépôt dématérialisé de l’injonction de payer ; le téléversement des pièces dans le coffre-fort ; la création et l’émission du log/mot de passe ; la conservation dans le coffre-fort pendant la durée légale ; la gestion du retour de l’injonction de payer dématérialisée ; la demande de certificat de non-opposition ; le retour du certificat de non-opposition.

[4] Cass. civ. 2, 23 janvier 1991, n° 89-18747 N° Lexbase : A4633ACL.

[5] Cass. civ. 2, 2 juillet 2009, n° 08-15.620, F-P+B N° Lexbase : A5849EIH.

[7] CPC, art. 1410 ancienne rédaction N° Lexbase : L5419L89.

[8] L’arrêté du 24 février 2022 pris en application de l'article 1411 du Code de procédure civile prévoit expressément en son article 2 que « La consultation des documents déposés est gratuite. Le format des documents ne doit pas occasionner, pour le destinataire, un effort déraisonnable de consultation ».

[9] CA Besançon, 24 juin 2020, n°19/02512 N° Lexbase : A66313PB, in Bull. Inf. Vénézia et ass., 2020, n° 14, p. 3 [en ligne].

[11] TJ Paris, JEX, 28 janvier 2021, n° 20/81710 N° Lexbase : A07684IB - in Bull. Inf. Vénézia & Ass., 2021, n° 17, p. 1 [en ligne].

[12] CA Toulouse, 1er février 2021, n° 20/00450 N° Lexbase : A21704E4 - in Bull. Inf. Vénézia & Ass., 2021, n° 17, p. 1 [en ligne].

[13] R. Laher et C. Simon, Décret n° 2021-1322 du 11 octobre 2021 : la réforme de la réforme de la réforme de la procédure civile, Lexbase Droit privé, octobre 2021, n° 882 N° Lexbase : N9209BYQ.

[14] C. Bléry, Décret du 11 octobre 2021 : la procédure civile à (tout) petits pas, Dalloz Actualité, octobtre 2021

[15] Circulaire du 5 mars 2022 [en ligne].

[16] A. Martinez-Ohayon, Une marche supplémentaire vers le FICOBA conservatoire!, Lexbase Droit privé, octobre 2021, n°880 N° Lexbase : N9033BY9.

[17] CPC, art. 1411.

[18] Cass. civ. 2, 13 septembre 2007, n° 06-14.730 , FS-P+B N° Lexbase : A2162DYQ.

[19] R. Perrot, L’inversion du contentieux, Mélanges Normand, p.387.

[20] En effet, passé le délai d’un mois suivant sa signification, l’ordonnance deviendra d’abord une décision de justice, puis un titre exécutoire exécutable à réception du certificat de non-opposition.

newsid:480672

Procédure civile

[Brèves] Quid du délai de recours à l’encontre du jugement comportant une mention erronée portant sur sa qualification ?

Réf. : Cass. civ. 2, 3 mars 2022, n° 20-17.419, F-B N° Lexbase : A24627PU

Lecture: 3 min

N0647BZY

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 09 Mars 2022

Le délai de recours ne court pas lorsque le jugement critiqué porte une mention erronée sur sa qualification, à moins que l'acte de notification de cette décision n'ait indiqué la voie de recours qui était effectivement ouverte ; dès lors, les Hauts magistrats précisent qu’en présence d’une ordonnance frappée d’appel comportant une mention erronée de la voie de recours, il appartenait à la cour d’appel de rechercher si un acte de notification mentionnant la bonne voie de recours avait été effectué, à défaut duquel le délai d’appel ne pouvait pas commencer à courir.

Faits et procédure. Dans cette affaire, un appel a été interjeté à l’encontre d’une ordonnance rendue par un juge de mise en état ayant rejeté une exception de nullité de l’assignation et déclaré un tribunal de grande instance incompétent. Durant l’instance pendante devant la cour d’appel, les intimés ont sollicité la caducité de la déclaration d’appel sur le fondement de l’article 84 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1424LGT. Leur demande a été rejetée par le conseiller de la mise en état. Ils ont déféré l’ordonnance devant la cour d’appel.

Le pourvoi. La demanderesse fait grief à l’arrêt (CA Paris, 25 mai 2020, n° 19/00505 N° Lexbase : A11593MU) d’avoir réformé l’ordonnance du conseiller de la mise en état, et d’avoir déclaré caduque la déclaration d’appel. L’intéressée énonce que le délai d’appel n’avait pas couru à l’encontre de l’ordonnance entreprise, dès lors que son dispositif mentionnait qu’elle était susceptible de recours dans les conditions de l’article 776 du Code de procédure civile N° Lexbase : L9107LTH. Elle énonce également que le greffe n’avait pas accompagné l’ordonnance d’un acte de notification.

En l’espèce, la cour d’appel a préalablement précisé que l’ordonnance du juge de la mise en état était susceptible d’appel dans les conditions prévues aux articles 83 N° Lexbase : L1426LGW et 84 du Code de procédure civile. Puis, pour constater la caducité de la déclaration d’appel, les juges d’appel relèvent que s’agissant de l’erreur invoquée dans l’ordonnance, l’article 680 du code précité N° Lexbase : L1240IZX prévoit que l’acte de notification doit indiquer de manière très apparente le délai d’appel, et que cette règle porte que sur l’irrégularité contenue dans l’acte de notification d’un jugement, et non dans le jugement lui-même. Ils relèvent que l'erreur concerne la décision, mais non sa notification.

Enfin, pour déclarer la déclaration d’appel caduque, l’arrêt d’appel retient que les dispositions des articles 83 et 84 du Code de procédure civile s’imposent, et que l’appelant ne justifiait pas avoir saisi le premier président d’une requête tendant à être autorisé à assigner les intimés à jour fixe.

Solution. Énonçant la solution précitée au visa des articles 83, 84, alinéa 2, 536 N° Lexbase : L6686H7R et 680 du Code de procédure civile, la Cour de cassation censure le raisonnement des juges d’appel, et casse et annule en toutes ses dispositions l’arrêt d’appel rendu par la cour d’appel de Paris.

Pour aller plus loin :

  • v. F. Seba, ÉTUDE : L’appel, Les délais pour faire appel, in Procédure civile, (dir. E. Vergès), Lexbase N° Lexbase : E5299497 ;
  • v. F. Seba, ÉTUDE : L’appel, L'appel à jour fixe, in Procédure civile, (dir. E. Vergès), Lexbase N° Lexbase : E523649S.

newsid:480647

Santé

[Brèves] Renforcement du droit à l’avortement : publication de la loi

Réf. : Loi n° 2022-295, du 2 mars 2022, visant à renforcer le droit à l'avortement N° Lexbase : L7679MBZ

Lecture: 2 min

N0640BZQ

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par Laïla Bedja

Le 09 Mars 2022

► La loi du 2 mars 2022, renforçant le droit à l’avortement, a été publiée au Journal officiel du 3 mars 2022.

Recul de la limite pour effectuer une interruption volontaire de grossesse. Le délai légal de douze semaines pour une femme souhaitant recourir à une IVG passe à quatorze semaines (CSP, art. L. 2212-1 N° Lexbase : L9875KXZ).

Allongement du délai de recours à l’IVG médicamenteuse en ville. La loi pérennise l’allongement du délai de recours à l’IVG médicamenteuse en ville à 7 semaines de grossesse (contre 5) (CSP, art. L. 2212-2 N° Lexbase : L9874KXY).

Obligation d’information. La loi précise que toute personne « doit » être informée sur les méthodes abortives et d’en choisir une librement, cette obligation était simplement un droit pour la personne avant cette loi.

Sage-femme. La loi permet aux sages-femmes, profession médicale à part entière, de pratiquer une IVG quel que soit le lieu où elle exerce. Lorsqu’elle réalise l’IVG par voie chirurgicale, elle doit la pratiquer dans un établissement de santé. Un décret devra préciser les modalités de mise en œuvre de l'extension de la compétence des sages-femmes aux interruptions volontaires de grossesse par voie chirurgicale, notamment les éléments relatifs à l'organisation des établissements de santé, à la formation exigée et aux expériences attendues des sages-femmes ainsi que leurs conditions de rémunération pour l'exercice de cette compétence.

Suppression délai de réflexion. La loi supprime le délai de réflexion de deux jours, imposé afin de confirmer une demande d’avortement après un entretien psychosocial (CSP, L. 2212-5 N° Lexbase : L9767KXZ).

Refus de délivrance d’un contraceptif. La loi précise que le pharmacien qui refuserait la délivrance d’un contraceptif en urgence sera en méconnaissance de ses obligations professionnelles (CSP, art. L. 1110-3 N° Lexbase : L7043LN8).

Clause de conscience. Précisons que la proposition de loi déposée en 2020 prévoyait de supprimer la clause de conscience spécifique à l’IVG qui permet aux médecins et aux sages-femmes de refuser de pratiquer une IVG. La disposition a été supprimée par les députés lors de la deuxième lecture. Le Comité consultatif national d’éthique n’était par ailleurs pas favorable à la suppression de cette clause de conscience (lire CCNE, Opinion du CCNE sur l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG de 12 à 14 semaines de grossesse, 8 décembre 2020).

Aussi, un répertoire recensant les professionnels et structures pratiquant l'IVG devra être publié par les agences régionales de santé. Il sera librement accessible.

newsid:480640

Santé et sécurité au travail

[Brèves] Point de départ du délai de contestation de l’avis d’inaptitude

Réf. : Cass. soc., 2 mars 2022, n° 20-21.715, FS-B N° Lexbase : A10477PH

Lecture: 2 min

N0687BZH

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par Charlotte Moronval

Le 09 Mars 2022

► Pour constituer la notification faisant courir le délai de recours de quinze jours à l'encontre d'un avis d'aptitude ou d'inaptitude rendu par le médecin du travail, la remise en main propre de cet avis doit être faite contre émargement ou récépissé.

Faits et procédure. Le 13 novembre 2018, un salarié est déclaré inapte à son poste par le médecin du travail. Le 29 novembre 2018, soit seize jours plus tard, le salarié saisit le conseil de prud'hommes d'un recours contre cet avis.

Les juges du fond estiment cette action irrecevable, en raison de l'expiration du délai de 15 jours. La cour d’appel (CA Aix-en-Provence, 28 juin 2019, n° 19/01607 N° Lexbase : A0894ZHL) retient notamment que le mot « notification », employé à l'article R. 4624-45 du Code du travail N° Lexbase : L2346LUG, a seulement pour objet l'obligation que soient portés à la connaissance des parties tant la nature de l'avis que les délais de recours et la désignation de la juridiction devant en connaître qui doivent figurer sur le document. La cour relève ensuite qu'à l'égard du salarié, cette prise de connaissance s'est manifestée par la remise qui lui a été faite à l'issue de la visite par le médecin du travail de l'avis d'inaptitude le 13 novembre 2018, ce fait n'étant pas contesté et constituant une date certaine.

Le salarié forme un pourvoi en cassation, faisant valoir que la remise au salarié de l'avis d'inaptitude, le 13 novembre 2018, sans émargement ni récépissé et immédiatement à l'issue d'un premier et unique examen par le médecin du travail, ne valait pas notification de cet avis, mais simple information sur l'avis que le médecin du travail entendait émettre, en sorte que le délai pour le contester n'avait pas commencé à courir.

La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale casse et annule l’arrêt rendu par la cour d’appel au visa des articles R. 4624-45 et R. 4624-55 N° Lexbase : L2210LCT du Code du travail, dans leurs dispositions applicables au litige.

Pour aller plus loin :

  • à retenir : pour que le délai de quinze jours, imparti au salarié pour exercer son recours, démarre, l’avis d’inaptitude doit être notifié à l’employeur et au salarié par tout moyen conférant date certaine, ce qui implique, lorsque la remise est effectuée en mains propres, qu’elle soit accompagnée de l’émargement de son destinataire ou bien d’un récépissé ;
  • sur ce sujet, lire également R. Olivier, La contestation des décisions du médecin du travail, Lexbase Social, février 2019, n° 773 N° Lexbase : N7731BXM ;
  • v. ÉTUDE : L’aptitude à l’emploi, La contestation de l’avis du médecin du travail, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E3119ETP.

 

newsid:480687

Successions - Libéralités

[Brèves] Droit viager au logement du conjoint survivant : le seul maintien dans les lieux ne peut valoir option tacite !

Réf. : Cass. civ. 1, 2 mars 2022, n° 20-16.674, FS-B N° Lexbase : A24617PT

Lecture: 2 min

N0670BZT

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par Anne-Lise Lonné-Clément

Le 09 Mars 2022

► Selon les articles 764 et 765-1 du Code civil, le conjoint survivant dispose d'un an à partir du décès pour manifester sa volonté de bénéficier de son droit viager au logement ; si cette manifestation de volonté peut être tacite, elle ne peut résulter du seul maintien dans les lieux.

L’arrêt rendu le 2 mars 2022 répond à une question qui pouvait encore se poser à propos de l’article 765-1 du Code civil N° Lexbase : L3486AWZ et des modalités d’exercice de l’option du conjoint survivant pour bénéficier du droit viager au logement que lui octroie l’article 764 du Code civil N° Lexbase : L3371ABH : dans la mesure où la loi ne prévoit pas de formalisme particulier pour l’exercice (enfermé dans le délai d’un an) de ce droit, son seul maintien dans les lieux peut-il s’interpréter comme la manifestation de sa volonté d’exercer ce droit ?

On se souvient que la Cour de cassation, dans un arrêt du 13 février 2019, avait clairement consacré la possibilité d’exercer tacitement ce droit (Cass. civ. 1, 13 février 2019, n° 18-10.171, FS-P+B N° Lexbase : A3332YXP ; cf. J. Casey, Sommaires d’actualité de droit des successions et libéralités (janvier - juillet 2019), Lexbase Droit privé, octobre 2019, n° 799 N° Lexbase : N0766BYZ). Toutefois, dans l’affaire soumise à la Cour de cassation le 13 février 2019, outre le maintien dans les lieux, l’option figurait dans l’assignation en partage, élément repris dans l’acte de notoriété) ; comme le relevait alors l’auteur précité : « l’option peut être tacite, mais elle doit être certaine. On bannira, donc, une option déduite du simple maintien dans les lieux du conjoint au-delà des douze mois du droit temporaire au logement ».

C’est exactement la solution retenue par la Haute juridiction dans son arrêt rendu le 2 mars 2022, telle qu’énoncée en introduction.

Elle censure alors l’arrêt rendu par la cour d’appel de Grenoble qui avait retenu, pour dire que l’épouse survivante disposait, en ce qui concerne l'immeuble commun, d'un droit d'usage et d'habitation sur la partie du bien dépendant de la succession, que, sauf cas de renonciation expresse, le fait de se maintenir dans les lieux un an après le décès suffisait à permettre au conjoint survivant de bénéficier des dispositions de l'article 764 du Code civil, qu’elle jouissait paisiblement du logement familial de façon ininterrompue depuis le décès et que son maintien dans les lieux devait s'analyser en une demande tacite de bénéficier du droit viager au logement, quand bien même elle n'avait formulé de façon expresse cette demande que par conclusions du 30 août 2016.

newsid:480670

Transport

[Jurisprudence] Le plafond d’indemnisation en matière d’accident de transport aérien n’est pas opposable à la victime qui saisit la CIVI

Réf. : Cass. civ. 2, 10 février 2022, n° 20-20.814, F-B N° Lexbase : A78527MR

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N0690BZL

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par Pascal Dupont, Docteur en droit et Ghislain Poissonnier, Magistrat

Le 09 Mars 2022

Mots-clés : transport aérien • accident aérien • vol aérien domestique • plafond d’indemnisation • transporteur non titulaire d’une licence d’exploitation • victime • CIVI • réparation intégrale

Dans un arrêt du 10 février 2022, la Cour de cassation a jugé que le plafond indemnitaire prévu par le Code des transports en cas d’accident d’un vol aérien domestique qui s’applique à une action en indemnisation engagée contre le transporteur non titulaire d’une licence d’exploitation n’est pas opposable à la victime de l’accident ayant saisi la CIVI.


 

Alors qu’il reliait Poitiers à Cannes le 12 septembre 2013, un aéronef a percuté un massif montagneux dans le Puy-de-Dôme, près de La Bourboule. Les deux personnes à bord sont décédées dans l’accident. Le pilote était le père de la compagne du passager.

Le 9 septembre 2015, les ayants droits du passager ont assigné devant le tribunal de grande instance (TGI) de Clermont-Ferrand, pour obtenir réparation de leurs préjudices, l’assureur de l'aéronef et les ayants droit du pilote. Selon jugement définitif du 1er octobre 2018, le TGI de Clermont-Ferrand a déclaré le pilote responsable de l'accident et a condamné les ayants droit du pilote ainsi que sa compagnie d’assurance à indemniser les ayants droit du passager dans la limite du plafond de 114 336 euros prévu par le Code des transports, lequel renvoie à la Convention de Varsovie [1].

Entre-temps, en 2016, les requérants ont saisi la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions de Poitiers (CIVI) pour obtenir réparation du préjudice subi. Par décision du 30 août 2019, la CIVI a rejeté l'ensemble de leurs demandes au motif qu’il n’était pas possible d’accorder davantage que la somme déjà obtenue devant le TGI. En effet, selon la CIVI, le Code des transports qui soumet les opérations de transport aérien gratuit à un régime spécial de responsabilité, avec plafond d’indemnisation, est opposable à l’action engagée devant elle.

Estimant que la réparation obtenue par le jugement du TGI de Clermont-Ferrand n’était pas intégrale, les ayants droit du passager ont fait appel de la décision. Par arrêt du 22 septembre 2020, la cour d’appel de Poitiers a confirmé la décision de la CIVI.

Un pourvoi a été formé. Par arrêt du 10 février 2022, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la cour d’appel de Poitiers.

Le juge d’appel a tenu le raisonnement suivant : les requérants ont déjà été indemnisés par le jugement du TGI de Clermont-Ferrand. Certes, la réparation obtenue n’était pas intégrale mais le montant accordé a déjà atteint le plafond indemnitaire prévu par le Code des transports, lequel renvoie à la Convention de Varsovie. En conséquence, les requérants ne peuvent donc obtenir plus devant la CIVI et leur demande indemnitaire doit être rejetée.

La Cour de cassation a censuré le raisonnement suivi. Elle considère, d’une part, que le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI) est légalement tenu de réparer intégralement le préjudice subi par la victime, indépendamment de l'étendue de son recours subrogatoire ultérieur et, d’autre part, que ce fonds ne peut pas, en tout état de cause, bénéficier du plafond de garantie institué par le Code des transports en faveur du transporteur aérien.

Cet arrêt est intéressant en ce qu’il apporte des précisions sur le régime de l’indemnisation des victimes d’un accident aérien, notamment sur l’articulation des règles indemnitaires applicables devant la CIVI (II) avec celles régissant les accidents survenus au cours d’un transport aérien domestique et gratuit (I).

I. Les règles indemnitaires en cas d’accident de transport aérien

Le vol reliant Poitiers à Cannes le 12 septembre 2013 était à la fois un vol intérieur et une opération de transport aérien gratuit. Dans un accident aérien concernant un vol de ce type ayant entraîné la mort d’un passager, deux régimes de responsabilité coexistent : celui de la Convention de Varsovie de 1929 et de celui de la Convention de Montréal de 1999 [2].

Ces Conventions prévoient une responsabilité présumée du transporteur en cas d’accident aérien. Lorsque la responsabilité du transporteur du transport est retenue, l’article 22 de la Convention de Varsovie fixe un plafond d’indemnisation assez bas (16 600 DTS) [3] et l’article 21 de la Convention de Montréal fixe un seuil de réparation (128 821DTS) [4] en dessous duquel le transporteur ne peut exclure ou limiter sa responsabilité. Le plafond d’indemnisation de la Convention de Varsovie est d’ordre public, en ce sens qu’il peut être conventionnellement augmenté mais non diminué par un accord entre les parties.

Le droit français opère une distinction entre les vols opérés par un transporteur titulaire d’une licence d’exploitation et ceux opérés par un transporteur n’en disposant pas.

L’article L. 6421-3 du Code des transports N° Lexbase : L5128L8G soumet ainsi la responsabilité du transporteur aérien titulaire d'une licence d'exploitation délivrée en application du Règlement (CE) n° 1008/2008 du 24 septembre 2008 [5] aux dispositions du Règlement (CE) n° 889/2002 du 13 mai 2002 [6] modifiant le Règlement (CE) n° 2027/97 relatif à la responsabilité des transporteurs aériens en cas d'accident et aux stipulations de la Convention de Montréal.

À l’inverse, l’article L. 6421-4 du Code des transports N° Lexbase : L6160INH (dans sa version applicable au moment du litige) soumet la responsabilité du transporteur aérien non titulaire d’une licence d’exploitation aux stipulations de la Convention de Varsovie. La Convention de Varsovie étant destinée à régir les vols internationaux, c’est par la volonté du législateur français – via la loi n° 57-259 du 2 mars 1957, puis via le Code de l’aviation civile et désormais le Code des transports – que les limites d’indemnisation instituées par cette Convention ont été étendues aux vols intérieurs. L’article L. 6421-4 du Code des transports précise toutefois sur ce point que le plafond limitant la responsabilité du transporteur relative à chaque passager est fixé à 114 336 euros, une somme bien supérieure à celle de 16 600 DTS.

S’agissant d’une opération de transport aérien effectuée à titre gratuit et par un pilote privé, c’est donc la Convention de Varsovie et non celle de Montréal qui a vocation à s’appliquer. Cette interprétation est par ailleurs corroborée par plusieurs décisions de la Cour de cassation qui considère qu’aux termes de l’article L 6421-4 du Code des transports, la responsabilité du transporteur aérien est régie par les seules dispositions de la Convention de Varsovie, même si le transport n’est pas international au sens de cette Convention car étant effectué entre deux villes françaises [7]. Il en va de même pour tout vol domestique à titre gratuit, même s’il n’est pas exploité par une entreprise de transport aérien [8]. Par ailleurs, il convient de rappeler que dans un transport gratuit, la responsabilité du transporteur est subordonnée à la preuve d’une faute de sa part [9], faute qui doit impliquer objectivement la conscience de la probabilité du dommage et son acceptation téméraire au point de revêtir un caractère inexcusable [10].

Ainsi, en décidant dans l’arrêt du 10 février 2022, qu’il résulte de l’article L. 6421-4 du Code des transports, que « la responsabilité du transporteur aérien qui n'est pas titulaire d'une licence d'exploitation délivrée en application du Règlement (CE) n° 1008/2008 du 24 septembre 2008 est régie par les stipulations de la Convention de Varsovie du 12 octobre 1929, même si le transport n'est pas international au sens de cette Convention, dans la limite de 114 336 euros par passager », la Cour se livre à une interprétation littérale du Code des transports tout en confirmant sa jurisprudence antérieure. Il convient de préciser que l’application des dispositions de l’article 22 de la Convention de Varsovie qui fixe le plafond de l’indemnisation du dommage subi par la victime d’un accident d’aéronef et mise à la charge du transporteur ne constitue pas une discrimination prohibée par l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L4747AQU et notamment au principe de réparation intégrale, lequel est étranger au respect de l'intégrité de la personne humaine garanti par les articles 2 N° Lexbase : L4753AQ4 et 14 de la CESDH, étant observé de surcroît, que le régime juridique applicable aux victimes est légitimement différent selon le mode de transport en cause [11]

En d’autres termes, le plafond indemnitaire institué par la Convention de Varsovie – repris dans la législation via le Code des transports –, est susceptible de s’appliquer en droit français lorsque l’accident aérien concerne un vol effectué par un transporteur non titulaire d’une licence d’exploitation.

Cette règle ne sera cependant pas applicable au litige si l’accident aérien s’était produit récemment. En effet, depuis la loi du 8 octobre 2021 [12], l’article L. 6421-4 du Code des transports N° Lexbase : L5129L8H énonce que la responsabilité du transporteur non titulaire d’une licence d’exploitation est régie par la Convention de Montréal. Cette réforme va dans le sens d’une meilleure indemnisation des victimes d’accident aérien.

II. L’articulation de ces règles avec celles régissant la CIVI

Cette règle du plafond indemnitaire issue de la Convention de Varsovie s’articule-t-elle avec les dispositions du Code de procédure pénale régissant la CIVI ?

Pour répondre à cette interrogation – au sujet de laquelle la Cour de cassation ne s’était, à notre connaissance jamais prononcée [13] –, il convient de rappeler au préalable les raisons ayant conduit à l’adoption des textes concernés.

Le plafond indemnitaire de l’article 22 de la Convention de Varsovie visait à standardiser les indemnités servies aux victimes d’accident aérien et à éviter de mettre en péril les compagnies aériennes par des indemnisations excessives. L’indemnisation des victimes d’accident aérien est en effet due alors même qu’aucune infraction pénale ou faute n’est imputable au transporteur aérien [14], ce qui constituait un risque financier non négligeable pour les compagnies aériennes alors naissantes et fragiles. Le plafond est opposable aux victimes ou leurs ayants droit qui engagent la responsabilité civile du transporteur aérien. Il ne concerne que les actions indemnitaires engagées par les passagers contre les transporteurs aériens. Une autre logique présidait à l’adoption de l’article 21 de la Convention de Montréal, compte tenu du développement et de la massification du transport aérien, de l’existence de compagnies aériennes internationales puissantes et du souci constant d’indemniser intégralement les victimes, le dispositif prévu est bien plus favorable aux passagers [15].

Les textes régissant la CIVI et le FGTI ont, quant à eux, été adoptés afin de mettre en place, au titre de la solidarité nationale et à l’égard des victimes d’infractions pénales, un mode de réparation autonome répondant à des règles qui lui sont propres [16]. Ces règles visent avant tout à satisfaire à l’obligation de réparation intégrale du préjudice subi par une victime d’infraction. Ainsi, sous certaines conditions, toute personne ayant subi un préjudice résultant de faits volontaires ou non qui présentent le caractère matériel d'une infraction peut obtenir la réparation intégrale des dommages qui résultent des atteintes à la personne [17]. Tel est le cas d’une victime de nationalité française décédée des suites d’un accident aérien provoqué par une faute du pilote pouvant recevoir la qualification d’infraction pénale. Lorsqu’elle procède à cette réparation, la CIVI tient compte, dans le montant des sommes allouées à la victime, des prestations perçues par cette dernière ainsi que des indemnités de toute nature reçues ou à recevoir d'autres débiteurs au titre du même préjudice [18]

Dans l’affaire soumise à la Cour de cassation, la CIVI de Poitiers s’était déclarée compétente, après avoir considéré que le pilote de l’aéronef était responsable pénalement de l’accident. Dès lors qu'il était bien l'auteur de l’infraction pénale à l’origine du décès du passager – ici, un homicide involontaire par imprudence [19] –, les ayants droit de ce dernier pouvaient donc solliciter auprès de la CIVI la réparation intégrale de leur préjudice, à charge pour le FGTI d’engager, le cas échéant, une action contre l’assureur du pilote ou les ayants droit de ce dernier. Cependant, la CIVI de Poitiers avait rejeté la demande en réparation intégrale au motif que l’indemnité réparatrice attribuée par le jugement du TGI de Clermont-Ferrand atteignait le plafond prévu par le Code des transports (lequel renvoie à la Convention de Varsovie) et qu’il n’était donc pas possible d’aller plus loin. En d’autres termes, selon elle, les dispositions de la Convention internationale l’emportaient sur celles de la loi nationale, ici l’article 706-3 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L7532LPN. La cour d’appel de Poitiers avait repris ce raisonnement. Il est justement censuré par la Cour de cassation.

En effet, comme le relève l’arrêt du 10 février 2022, les règles indemnitaires relatives aux accidents aériens ne sont pas opposables aux victimes d’infractions. En effet, lorsqu'elle est saisie par la victime d'une infraction imputable à un transporteur aérien – ici le pilote de l’aéronef –, sur le fondement du Code de procédure pénale, la CIVI est tenue d'assurer la réparation intégrale du dommage. Elle ne peut donc pas limiter l'indemnisation mise à la charge du FGTI au plafond de garantie prévu par L. 6421-4 du code des transports. La solution est logique : d’une part, les règles indemnitaires relatives aux accidents aériens ne concernent que les actions engagées par les passagers (ou leurs ayants droit) contre le transporteur aérien et, d’autre part, les règles indemnitaires régissant la CIVI et le FGTI ne concernent que les actions engagées par les victimes d’infractions pénales au titre de la solidarité nationale. En outre, ces dernières sont autonomes et échappent aux diverses dispositions limitant la responsabilité civile de droit commun, et ce au nom du principe de réparation intégrale du préjudice subi. Enfin, les règles indemnitaires relatives aux accidents aériens sont ici issues de l’article L. 6421-4 du Code des transports faisant référence, par l’effet du législateur français et pour les vols intérieurs, à la Convention de Varsovie et ne sont pas une transposition de cette dernière. Il s’en déduit qu’en l’espèce les règles indemnitaires relatives aux accidents aériens n’ont aucune autorité supérieure aux règles indemnitaires régissant la CIVI et le FGTI.

Il n’en demeure pas moins que ces règles peuvent ponctuellement interagir. Ainsi, dans cette affaire qui est renvoyée devant la cour d’appel de Rennes pour y être rejugée, celle-ci devra déduire de la somme attribuée au titre de la réparation intégrale la somme déjà attribuée, dans la limite du plafond fixé par le Code des transports, par le jugement du TGI de Clermont-Ferrand [20]. En outre, dans le cadre d’un éventuel recours subrogatoire du FGTI contre les ayants droit du pilote et son assureur, ces derniers pourront lui opposer le plafond de garantie prévu par le Code des transports qui bénéficie aux transporteurs aériens.


[1] Convention de Varsovie du 12 octobre 1929 pour l'unification de certaines règles relatives au transport aérien international N° Lexbase : L1210IUD, publiée par décret du 12 janvier 1932 (JO du 27 décembre) et entrée en vigueur le 13 février 1933. Cette Convention continue de s’appliquer aux États qui ne sont pas parties à la Convention de Montréal de 1999.

[2] Convention de Montréal du 28 mai 1999 pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international N° Lexbase : L1209IUC, JOCE n° L 194 du 18 juillet 2001 et publiée par décret n° 2004-579 du 17 juin 2004 N° Lexbase : O6622AW8. Elle est entrée en vigueur le 4 novembre 2003, en France le 22 juin 2004 et pour l’ensemble des États membres de l’Union européenne le 28 juin 2004.

[3] Il était fixé à 125 000 francs par voyageur dans la version initiale de la Convention de Varsovie. Une revalorisation régulière est effectuée en vertu du protocole de La Haye en 1955. Les DTS (droits de tirage spéciaux : 1 DTS = environ 1,28 euro) sont un instrument monétaire international créé par le FMI en 1969, constitué d’un panier de devises réévalué tous les cinq ans.

[4] Révision des limites de responsabilité au 28 décembre 2019.

[5] Règlement (CE) n° 1008/2008, du 24 septembre 2008, établissant des règles communes pour l'exploitation de services aériens dans la Communauté est soumise, en ce qui concerne le transport aérien de passagers et de leurs bagages N° Lexbase : L7127IBL.

[6] Règlement (CE) n° 889/2002, du 13 mai 2002, modifiant le Règlement (CE) n° 2027/97 du Conseil relatif à la responsabilité des transporteurs aériens en cas d'accident N° Lexbase : L6160A3K.

[7] Cass., civ. 1, 20 mars 2001, n° 99-13.511, publié N° Lexbase : A1446ATQ, RTD. com., 2001, 570, obs. Ph. Delebecque.

[8] Cass. civ. 1, 25 juin 2009, n° 07-21.636, FS-P+B N° Lexbase : A4104EIT,D 2009, AJ 1826, obs. X. Delpech ; JCP E, 2010, n° 1080, note Ch. Paulin ; Gaz.Pal., 4 février 2010, p. 21, note R. Carayol. V. aussi Cass. civ., 1, 28 avril 2011, n° 09-67.729, FS-D N° Lexbase : A5367HPH.

[9] Cass. civ. 1, 27 février 2007, n° 03-16.683, FS-P+B N° Lexbase : A4068DU9, RJDA, 2007, n° 724 ; RD transp., 2007, n° 89, obs. Ph. Delebecque.

[10] Cass. civ. 1, 25 juin 2009, n° 07-21.636, FS-P+B, préc..

[11] Cass., civ. 1, 12 mai 2004, n° 01-14.259, FS-P N° Lexbase : A1561DCS, JCP G, 2005, II 10030, note G. Légier ; RJDA, 2005, n° 132 ; RDC, 2004, 999, obs. Ph. Delebecque,

[12] Loi n° 2021-1308 du 8 octobre 2021, art. 8 N° Lexbase : L4586L8D.

[13] Voir cependant un arrêt s’approchant du sujet : Cass. crim., 3 juin 2009, n° 08-83.946, inédit N° Lexbase : A94487PM.

[14] Convention de Varsovie, art. 17, 20 et 21.

[15] Voir sur ces questions, O. Cachard, Le transport international aérien des passagers, 2015, éd. Brill.

[16] Cass. civ. 2, 1er juillet 1992, n° 91-12.662, publié N° Lexbase : A5895AHS, Dr. pén., octobre 1992, obs. A. Maron.,

[17] C. proc. pén., art. 706-3 N° Lexbase : L7532LPN.

[18] C. proc. pén., art. 706-9 N° Lexbase : L4091AZK.

[19] Il s’agit d’une des infractions dont l’article 706-3 du Code de procédure pénale mentionne que la victime (ici ses ayants droit) peut la réparation intégrale du préjudice.

[20] C. proc. pén., art. 706-9.

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