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N4689BTT
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
Le 27 Mars 2014
Dans un premier arrêt rendu le 20 novembre 2012, la Chambre criminelle confirme le non-lieu prononcé à l'égard du directeur du Service central de protection contre les rayonnements ionisants, dans l'information suivie à son encontre des chefs de tromperie et tromperie aggravée, dans le cadre de l'enquête sur le nuage de Tchernobyl. Dans un second opus, deux jours plus tard, la Cour de cassation énonce que ne peut invoquer un préjudice spécifique de contamination, le malade tenu dans l'ignorance de sa contamination par le VIH et par le virus de l'hépatite C.
Dans ces deux affaires, l'ignorance, c'est-à-dire l'état d'une personne qui n'est pas informée de quelque chose ou qui n'en a pas connaissance, limite le droit à indemnisation de la victime. Ce faisant, les Hauts juges répondent à leur manière à la question lancinante et néanmoins classique des pupitres des bacheliers de toute section : l'ignorance est-elle un obstacle à la liberté ?
A priori, les juges du Quai de l'Horloge sont plus férus de Dante, Montaigne et Boileau, que de Gide et Hugo. Si pour les premiers, "non moins que savoir, douter [...] est agréable", les héritiers de la Révolution estiment, pourtant, que "la liberté commence où l'ignorance finit". A contrario, à suivre l'exilé de Jersey, le savoir, la vérité sont les corollaires de la liberté, donc de l'absence de contrainte -pour simplifier les choses- d'où peut naître un préjudice.
Or, pour la Cour suprême, le préjudice spécifique de contamination est un préjudice exceptionnel extra-patrimonial qui est caractérisé par l'ensemble des préjudices tant physiques que psychiques résultant notamment de la réduction de l'espérance de vie, des perturbations de la vie sociale, familiale et sexuelle ainsi que des souffrances et de leur crainte, du préjudice esthétique et d'agrément ainsi que de toutes les affections opportunes consécutives à la déclaration de la maladie. Et, le caractère exceptionnel de ce préjudice est intrinsèquement associé à la prise de conscience des effets spécifiques de la contamination. Dès lors, la famille ayant fait le choix de ne pas informer la victime de la nature exacte de la pathologie dont elle a souffert pendant vingt-cinq ans, elle n'a pu subir de préjudice spécifique de contamination. Autrement dit, si la victime avait connu sa pathologie, elle aurait perdu une partie de sa liberté, vivant sous la contrainte et l'angoisse permanente de la mort. C'est classiquement l'association de l'information sur la pathologie et la subjectivisation de cette information qui engendre la "connaissance", au sens propre du terme, par le patient de son état et, par-là même, peut faire naître un préjudice exceptionnel extra-patrimonial. C'est en ce sens que les Hauts juges estiment, pince-sans-rire, que le doute a profité à la victime.
Pareillement, la Chambre criminelle estime que, entre mai et juin 1986, le SCPRI avait effectué 5 000 prélèvements et 1 500 contrôles supplémentaires, en utilisant les méthodes et les moyens alors à sa disposition, et que les erreurs relevées dans l'information restituée par le SCPRI résultaient de ce surcroît d'activité, de l'insuffisance de ses moyens et de l'utilisation de taux moyens de radioactivité qui ne prenaient pas en compte l'impact de la pluviométrie. Il n'était pas démontré que le directeur du SCPRI ou toute autre personne avait, de mauvaise foi, donné des informations fausses, inexactes ou tronquées sur les qualités substantielles et les contrôles des produits alimentaires ou sur les précautions à prendre après la catastrophe de Tchernobyl. Là encore, les Hauts juges conviendront, avec Boileau, que "l'ignorance vaut mieux qu'un savoir affecté", et qu'il ne pouvait y avoir tromperie, personne ne sachant, à l'époque des faits, les conséquences du passage du fameux nuage radioactif au dessus du sol français -quand la propagande officielle ne sous-entendait pas que ce nuage s'était arrêté aux frontières hexagonales-.
Non, pour nos juges suprêmes, "savoir" n'est pas source de liberté, de libre-arbitre, de cet état de celui qui agit sans être contraint par une force extérieure. C'est l'ignorance qui exclut la contrainte, le préjudice et donc l'indemnisation. C'est l'ignorance qui rend libre !
La vérité est pourtant, comme bien souvent, chez Platon: "qu'est-ce que craindre la mort sinon s'attribuer un savoir qu'on n'a point ?"... Autrement dit, c'est du doute que naît la crainte, mais un savoir affecté ou un prétendu savoir peut engendrer pires maux encore... La science est-elle un "savoir" ou ne part-elle pas du principe qu'elle ne sait rien ? Comme la philosophie, en somme...
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N4560BT3
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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction
Le 29 Novembre 2012
Aussi, lorsque l'avocat jure d'exercer ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, il s'oblige au respect des principes essentiels de la profession, ainsi qu'à ses prolongements utiles et nécessaires. Ces principes s'imposent tant au cabinet qu'à ses collaborateurs.
Aux termes de l'article 12.1 du RIN, la collaboration libérale est un mode d'exercice professionnel exclusif de tout lien de subordination par lequel un avocat consacre une partie de son activité à un cabinet. Le collaborateur doit être en mesure de compléter sa formation et de constituer et développer une clientèle personnelle.
A la différence, la collaboration salariée constitue un mode d'exercice professionnel dans lequel il existe un lien de subordination. En outre, le collaborateur salarié n'a pas la possibilité d'avoir de clientèle personnelle. Aussi, la Charte rappelle-t-elle que le cabinet et son collaborateur doivent choisir le mode d'exercice applicable au contrat de collaboration suivant cette distinction.
La collaboration libérale
La collaboration libérale emporte des obligations tant pour le collaborateur, qui s'engage à traiter la clientèle du cabinet et à s'inscrire dans son organisation, que pour le cabinet, qui s'engage à permettre à son collaborateur de créer et développer sa clientèle personnelle.
La possibilité pour le collaborateur de créer et de développer une clientèle personnelle doit être affirmée comme étant l'essence de l'exercice libéral de la profession. La Charte rappelle que le collaborateur doit pouvoir bénéficier des moyens lui permettant de créer et de développer sa clientèle personnelle et notamment d'une souplesse dans l'organisation de son emploi du temps, d'une liberté d'accéder aux moyens matériels du cabinet, sans contrepartie financière au moins pendant les cinq premières années d'exercice professionnel (RIN, art. 14.2). De même, le collaborateur doit pouvoir demander assistance au cabinet en cas de difficultés rencontrées dans le traitement du dossier de l'un de ses clients. Le cabinet doit également veiller au respect des principes essentiels : il doit permettre à son collaborateur d'exercer son activité libérale personnelle dans le respect du secret professionnel et doit organiser un fonctionnement de nature à éviter tout conflit d'intérêts entre les clients du cabinet et ceux du collaborateur (cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" [LXB= E6270ETE]).
La collaboration salariée
Comme évoqué plus haut, la collaboration salariale est caractérisée, d'une part, par un lien de subordination limité à la détermination des conditions de travail de telle sorte que la prestation intellectuelle de l'avocat doit être réalisée avec indépendance conformément à l'article 14.3 du RIN ; et, d'autre part, par une impossibilité de créer une clientèle personnelle, à l'exception des missions de l'aide juridictionnelle pour lesquelles le collaborateur salarié est désigné par le Bâtonnier.
Le contrat de travail du collaborateur salarié est régi par le droit du travail et par la Convention collective nationale des avocats salariés ainsi que par les principes essentiels de la profession (cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E9214ETG).
Les bonnes pratiques énoncées dans la Charte du barreau de Paris sont une application des principes essentiels de la profession applicables aux avocats salariés dès lors qu'elles ne dérogent pas aux règles du droit du travail.
La promotion de l'égalité, de la diversité et du bien-être
L'idée de le Charte est de rappeler les principes communautaires, constitutionnels et législatifs interdisant les discriminations. La discrimination est définie comme "toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs moeurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée" (C. pén., art. 225-1 N° Lexbase : L8816ITP).
La Charte vise à promouvoir l'égalité et la diversité au sein de la profession, à inciter les cabinets à développer une application vertueuse de ces principes à tous les stades, pour tous les aspects de la collaboration : l'embauche, la formation, la rémunération, la promotion, l'accession à l'association...
Concernant le bien-être, la profession d'avocat ne fait pas exception à la situation de stress que peuvent être amenés à rencontrer certains collaborateurs. La Charte invite donc les cabinets à préserver la santé de leurs collaborateurs par la mise en oeuvre de principes simples tels que, notamment le suivi régulier de la charge de travail, la multiplication des échanges avec les collaborateurs, la mise en oeuvre de formations à la gestion du temps et des priorités, la mise en avant de la formation au management, la promotion de l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et familiale.
Enfin, la Charte rappelle que les pratiques de harcèlement moral, et/ou sexuel, peuvent donner lieu à des sanctions pénales et disciplinaires.
Les engagements du cabinet pour une meilleure collaboration
La Charte propose quelques engagements que le cabinet doit respecter afin de permettre à son collaborateur d'effectuer une meilleure collaboration. Il doit lui consacrer le temps nécessaire à la transmission de l'expérience acquise, tant en matière de savoir-faire que de savoir-être. Il doit favoriser sa formation continue. Le cabinet s'engage, en outre, à assurer à son collaborateur des conditions matérielles et psychologiques favorables à une bonne intégration au sein tant du cabinet que de la profession d'avocat.
La gestion de la carrière du collaborateur
Le collaborateur, ayant vocation notamment à s'installer ou à être associé, doit être en mesure de préparer la suite de sa carrière dans des conditions conformes aux principes essentiels. Ainsi, quels que soient son ancienneté et son statut, il doit pouvoir apprécier ses perspectives de développement au sein du cabinet, à court, moyen et long terme : c'est l'entretien annuel. A cet effet, la Charte préconise d'évoquer certains points lors de cet entretien annuel : les dossiers traités par le collaborateur au cours de la période écoulée, les difficultés éventuellement rencontrées dans le traitement de ces dossiers et la méthode de gestion de ces difficultés ; la possibilité pour le collaborateur de développer sa carrière, et un savoir-faire, et pour le collaborateur libéral de développer une clientèle, avec les moyens mis à sa disposition par le cabinet ; les perspectives de développement du collaborateur au sein du cabinet, en fonction de la structure de celui-ci.
Enfin, il est précisé que ces entretiens annuels doivent être adaptés à l'ancienneté et à l'expérience du collaborateur. Ainsi, en présence de collaborateurs expérimentés et en fonction de la structure du cabinet, la question d'une éventuelle association devra être abordée.
La parentalité de l'avocat
Les principes essentiels de la profession exigent que, au-delà des congés maternité et paternité prévus par l'article 14.3 du RIN, il soit tenu compte de la situation spécifique créée par la situation familiale du collaborateur.
Le cabinet doit en particulier faciliter les conditions de travail de la collaboratrice enceinte, pendant sa grossesse et après l'accouchement. Le cabinet doit lui éviter, dans la mesure du possible, des déplacements trop importants, ainsi que la charge de dossiers trop lourds.
Le cabinet doit également lui permettre d'avoir un emploi du temps plus souple, avec des horaires de réunions adaptés, et faciliter l'accès au télétravail, si la collaboratrice le souhaite. Selon l'article 14.3 du RIN, la collaboratrice est en droit de suspendre sa collaboration pendant au moins seize semaines à l'occasion de l'accouchement, réparties selon son choix avant et après accouchement avec un minimum de six semaines après l'accouchement. Pendant cette période de suspension, elle reçoit sa rétrocession d'honoraires habituelle, sous la seule déduction des indemnités versées dans le cadre des régimes de prévoyance collective du barreau ou individuelle obligatoire.
La Charte rappelle que le cabinet doit veiller à ce que la collaboratrice ne soit pas sollicitée pendant son congé maternité et à permettre son retour au cabinet dans de bonnes conditions à l'issue de son congé maternité. Durant les premiers mois de l'accueil d'un ou plusieurs enfants, le cabinet s'efforce de tenir compte dans son organisation des contraintes induites par l'exigence d'une vie familiale normale de la collaboratrice et des rythmes inhérents à l'accueil d'un ou plusieurs enfants en bas âge. Durant cette période, le cabinet veille dans la mesure du possible à éviter à la collaboratrice des déplacements éloignés et des horaires tardifs de travail.
Conformément à l'article 14.3 du RIN, l'avocat dispose de 11 jours consécutifs de congé paternité, portés à 18 jours en cas de naissances ou adoptions multiples. Le cabinet doit alors éviter à son collaborateur tout découragement, même implicite relatif à la prise de son congé paternité.
La prévention des conflits
La prévention des conflits constitue une exigence directement rattachable aux principes essentiels de la profession, notamment la loyauté, la confraternité, la délicatesse et la courtoisie. A ce titre, le cabinet doit être accessible et disponible tout au long de la collaboration. Le collaborateur doit pouvoir demander à avoir un entretien intermédiaire, à tout moment, en cas d'interrogations, de doutes ou de difficultés, afin de prévenir tout éventuel conflit.
La rupture de la collaboration
Contrairement au contrat de travail, la rupture du contrat de collaboration libérale n'est soumise à aucune condition de fond et de forme du fait de la loi. Toutefois, l'article 14.4 du RIN fixe, ainsi, un délai de prévenance obligatoire de trois mois pour toute rupture d'un contrat de collaboration, délai augmenté d'un mois par année au-delà de trois ans de présence révolus, sans qu'il puisse excéder six mois. A titre exceptionnel, ce délai est ramené à huit jours pendant la période d'essai. Ces délais n'ont pas à être observés en cas de manquement grave flagrant aux règles professionnelles. Les périodes de repos rémunérées, qui n'auront pu être prises avant la notification de la rupture, pourront être prises pendant le délai de prévenance. La rupture du contrat de collaboration peut donner lieu à une procédure particulière, commune à celle réglant les litiges entre le cabinet et l'avocat salarié (décret du 27 novembre 1991, art. 142 et s.). Quelle que soit la cause de la cessation de la relation contractuelle, l'avocat collaborateur libéral peut demeurer domicilié au cabinet qu'il a quitté jusqu'à ce qu'il ait fait connaître à l'Ordre ses nouvelles conditions d'exercice et ce, pendant un délai maximum de trois mois (RIN, art. 14.4). Bien qu'aucune clause de non concurrence ne puisse lui être imposée en raison de l'interdiction de restreindre la liberté d'établissement (loi du 31 décembre 1971, art. 7), l'ancien collaborateur demeure tenu par ses obligations déontologiques. L'ancien collaborateur libéral doit s'interdire toute pratique de concurrence déloyale (RIN, art. 14.3).
La Charte prévoit que le cabinet et le collaborateur devront se réunir afin d'évoquer les modalités de la rupture et les mesures d'accompagnement pouvant être proposées par le cabinet. Ces mesures pourront, notamment, comprendre l'aménagement de la durée et des conditions d'exercice du délai de prévenance ou de préavis ; une assistance dans la recherche d'une nouvelle collaboration ou d'un contrat de travail au sein d'un client du cabinet ; une assistance à l'installation, pouvant impliquer la transmission, par le cabinet à son ancien collaborateur, de certains dossiers non traités par le cabinet ; la mise à disposition de matériel ou de locaux au cours de la période de domiciliation.
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N4704BTE
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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public
Le 29 Novembre 2012
Sous des abords très techniques, l'arrêt n° 355755 du 15 novembre 2012 règle une question d'une grande importance pratique, relative à la compétence pour connaître, au sein de la juridiction administrative, du recours formé contre une décision de l'administration opposant la prescription quadriennale à l'occasion d'un litige indemnitaire. Suivant les conclusions de M. Bertrand Dacosta (1), le Conseil d'Etat a fait sienne la règle selon laquelle "le juge de la créance doit être le juge de la prescription".
Dans la présente affaire, une commune avait lancé, en 2001, un appel à candidatures en vue du renouvellement de sous-concessions de plages naturelles (2). L'un des anciens sous-concessionnaires, candidat malheureux à sa propre succession, avait formé plusieurs actions devant le juge administratif, dont l'une visait à obtenir réparation du préjudice subi en raison de la perte de chance d'exploiter la plage du centre-ville. Le tribunal administratif de Toulon a estimé que le candidat illégalement évincé avait perdu une chance sérieuse de se voir attribuer le contrat et a condamné la commune à lui verser une somme de 89 000 euros. Postérieurement à la clôture de l'instruction, mais avant la lecture du jugement, le maire de la commune a édicté un arrêté (du 2 juillet 2009) opposant la prescription quadriennale. Le tribunal n'en a, cependant, pas tenu compte et a, ainsi, commis une erreur de droit car la jurisprudence considère que la prescription quadriennale peut être invoquée jusqu'à la lecture du jugement, et cela même si l'instruction est close (3).
La cour administrative d'appel, saisie par la commune, a annulé le jugement du tribunal administratif et rejeté la demande indemnitaire du concurrent évincé, mais sans statuer sur l'exception de prescription quadriennale. Parallèlement à ce litige indemnitaire, le candidat écarté a saisi le tribunal administratif de Toulon d'une demande tendant à l'annulation de l'arrêté du 2 juillet 2009 par lequel le maire avait opposé la prescription quadriennale à cette même demande indemnitaire. Le tribunal administratif a annulé cet arrêté. Sur appel de la commune, le président de la sixième chambre de la cour administrative d'appel de Marseille a prononcé un non-lieu à statuer au motif que le litige relatif à la contestation de la décision opposant la prescription quadriennale était devenu sans objet en raison du rejet des conclusions indemnitaires opposées par un autre arrêt de la même cour du 21 octobre 2011. Saisi d'un recours en cassation dirigé contre cette ordonnance, le Conseil d'Etat a considéré que le juge avait commis une erreur de droit, car le délai de pourvoi en cassation contre l'arrêt du 21 octobre 2011 n'était pas expiré à la date de l'ordonnance attaquée. Et dès lors que le rejet de la demande indemnitaire du concurrent évincé n'était pas irrévocable, il ne pouvait considérer que la contestation du jugement ayant annulé la décision opposant la prescription quadriennale était devenue sans objet. Pour ce motif, le Conseil d'Etat annule donc l'ordonnance et se prononce ensuite en qualité de juge d'appel.
L'on aborde ici la question qui fait tout l'intérêt de l'arrêt : le concurrent évincé pouvait-il exercer un recours pour excès de pouvoir contre l'arrêté du maire lui opposant la prescription quadriennale, alors qu'il avait également formé un recours de plein contentieux dont l'objet était d'obtenir le paiement de la créance qu'il estimait détenir envers l'administration ? Se posait donc, en réalité, la question de la possibilité et de l'opportunité d'exercer deux actions, l'une en excès de pouvoir en vue d'obtenir l'annulation de l'exception de prescription quadriennale, l'autre en plein contentieux en vue d'obtenir la condamnation de la commune ?
Initialement, c'est-à-dire sous l'empire de la loi du 29 janvier 1831, la déchéance quadriennale (qui n'était donc pas encore qualifiée de prescription) était assimilée à une règle de comptabilité technique visant à inciter les créanciers de l'Etat à poursuivre le paiement des sommes qui leur étaient dues dans des délais raisonnables. La déchéance quadriennale était donc davantage une règle permettant de purger les dettes anciennes de l'Etat qu'une technique permettant de faire le lien avec la créance à laquelle elle était opposée. La situation a changé avec l'intervention de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968, relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics (N° Lexbase : L6499BH8), dont l'article 1er dispose que, "sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis". Ce nouveau dispositif législatif a, en effet, modifié la situation en établissant une relation plus précise entre la prescription et la créance à laquelle elle est opposée. Alors qu'elle était auparavant une sorte de règle désincarnée, la prescription quadriennale est devenue une technique dont il est clairement apparu qu'elle ne pouvait pas être complètement détachée de la créance qu'elle vise. Ainsi que l'écrit M. Etienne Picard, "la solidarité est telle entre la question de la créance et celle de la prescription que l'opposition de prescription ne constitue pas un acte détachable de la créance, et contre lequel on pourrait introduire un recours pour excès de pouvoir" (4).
C'est ce lien que le Conseil d'Etat confirme dans la présente espèce. En effet, l'arrêt précise que lorsque, dans le cadre d'un litige indemnitaire, l'administration oppose la prescription quadriennale à la créance objet de ce litige, obligation est alors faite au créancier contestant le bien-fondé de la prescription d'agir devant le juge saisi de ce même litige. Dans cette hypothèse, la prescription quadriennale se présente comme "un moyen en défense invoqué par l'administration" (5), comme une sorte de question juridique venant se greffer au litige principal. Il est, alors, effectivement bienvenu de ne pas détacher le contentieux de la prescription quadriennale du litige principal, ne serait-ce que pour éviter des scénarii contentieux du type de ceux en cause dans la présente affaire.
Il reste qu'il ne faut pas faire dire à cet arrêt ce qu'il ne dit pas. L'on veut dire que l'arrêt ne pose pas un principe absolu en vertu duquel le juge de plein contentieux serait seul compétent pour connaître de la contestation de la prescription quadriennale. La compétence du juge de plein contentieux ne vaut que dans l'hypothèse précise, mais que l'on imagine assez fréquente, où la contestation de l'exception de prescription quadriennale intervient à l'occasion d'un litige indemnitaire porté devant lui. Rien n'interdit donc à un créancier d'attaquer la décision de l'administration lui opposant la prescription quadriennale devant le juge de l'excès de pouvoir, avant d'engager un litige indemnitaire.
Le contentieux des décisions de résiliation des contrats administratifs a principalement été abordé, dans la période récente, sous l'angle de la nouvelle action en reprise des relations contractuelles, mise en place par la jurisprudence "Béziers II" (6). L'arrêt du Conseil d'Etat n° 349840 du 15 novembre 2012 aborde un autre aspect des décisions de résiliation des contrats administratifs, dont l'importance pratique est sans doute plus grande que celle du recours "Béziers II". Cet arrêt précise, en effet, que le caractère irrégulier de la décision de résiliation d'un marché public, même justifiée au fond, est susceptible de faire obstacle à ce que le surcoût résultant de cette résiliation soit mis à la charge de son titulaire.
En l'espèce, le département des Bouches-du-Rhône avait passé un marché de travaux de gros oeuvre pour la construction d'un collège avec la société X. Ce marché a été résilié le 31 octobre 2001 et la société a demandé au tribunal administratif de Marseille la condamnation du département à lui verser le solde du marché. Par voie de conclusions reconventionnelles, la collectivité territoriale a, alors, demandé à la société de l'indemniser des surcoûts imputables à la résiliation du marché. Le tribunal administratif de Marseille a partiellement fait droit aux conclusions du département (7). En appel, la société soutenait que la résiliation était intervenue au terme d'une procédure irrégulière, ce qui était effectivement le cas puisqu'elle avait été prononcée par le directeur de la société exerçant la maitrise d'ouvrage déléguée, sans qu'elle ait été précédée d'une délibération du conseil général. Malgré cela, la cour administrative d'appel avait considéré que la décision de résiliation, bien qu'irrégulière, était justifiée au fond et en avait déduit qu'une telle irrégularité ne pouvait "être utilement invoqué à l'appui d'une demande tendant à la réparation des conséquences dommageables de la résiliation, dès lors qu'il n'est pas établi, ni même d'ailleurs allégué, que cette irrégularité aurait, par elle-même, en l'espèce, causé un préjudice à la société [...]" (8).
Le Conseil d'Etat considère logiquement que l'irrégularité de la décision de résiliation ne pouvait pas rester sans conséquence. Elle atténue ainsi la portée du principe selon lequel le cocontractant n'a pas le droit à une indemnité dans le cas où la résiliation est prononcée à ses torts (9) et qu'il peut même être contraint de supporter le surcoût résultant de la passation d'un marché de substitution en vue de l'achèvement des travaux (10) et toutes les conséquences onéreuses de la résiliation du contrat (11). Par exemple, l'administration peut demander la réparation du préjudice subi, lequel peut résulter de la différence entre le montant du marché résilié et le prix du nouveau marché conclu pour pallier le défaut d'exécution du premier.
L'arrêt du 15 novembre 2012 tempère ce principe en indiquant que le cocontractant ne peut être condamné à indemniser l'administration à raison des surcoûts résultant de la résiliation (passation d'un nouveau marché par exemple) qu'à la condition que la décision de résiliation soit régulière. Tel n'était pas le cas en l'espèce, puisqu'elle était entachée de compétence, c'est-à-dire d'un vice d'une particulière gravité. Faute de précision de l'arrêt sur ce point, il reste à savoir si cette solution peut s'étendre à d'autres cas d'illégalité (vice de forme ou de procédure par exemple).
L'établissement du décompte est une étape importante, et souvent contestée, de la vie des marchés publics. L'arrêt n° 356832 du 15 novembre 2012 le confirme en venant préciser les conditions dans lesquelles le décompte peut être établi en cas de résiliation irrégulière du contrat.
Le CCAG travaux prévoit qu'en cas de résiliation aux frais et risques du cocontractant de la personne publique, le décompte n'est établi en vue du règlement des sommes dues au titre des travaux exécutés qu'après règlement définitif du nouveau marché passé pour l'achèvement des travaux. Dans cette hypothèse, où la résiliation est régulière, les conclusions présentées au juge du contrat en vue d'obtenir le règlement des sommes contractuellement dues avant le règlement définitif du nouveau marché sont irrecevables. Cette solution est tout à fait classique et vise à protéger l'administration des agissements de certains cocontractants qui pourraient être tentés d'agir devant le juge du contrat avec l'espoir de percevoir la somme due avant le règlement définitif du contrat conclu pour faire face à leurs défaillances.
De cette solution protectrice des intérêts de l'administration (mieux vaut attendre et régler le solde que d'agir rapidement et payer la totalité des sommes dues en prenant le risque de ne pas être remboursé des dépenses liées à l'exécution du marché de substitution), il ne faut, cependant, pas déduire que le cocontractant est privé de tout moyen d'action. Ainsi que le précise le présent arrêt, les dispositions précitées du CCAG ne font pas obstacle à ce que, sous réserve que le contentieux soit lié, le cocontractant dont le marché a été résilié à ses frais et risques saisisse le juge du contrat afin de faire constater l'irrégularité ou le caractère infondé de cette résiliation et demander, de ce fait, le règlement des sommes qui lui sont dues, sans attendre le règlement définitif du nouveau marché après, le cas échéant, que le juge du contrat a obtenu des parties les éléments permettant d'établir le décompte général du marché résilié.
(1) Que nous remercions pour leur aimable communication.
(2) Il s'agissait de sous-concessions, car les communes sont, comme chacun sait, concessionnaires de l'Etat.
(3) CE 9° et 10° s-s-r., 30 mai 2007, n° 282619, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5251DWE).
(4) E. Picard, Prescription quadriennale, Répertoire dalloz de contentieux administratif, n° 623.
(5) B. Dacosta, concl.préc..
(6) CE Sect., 21 mars 2011, n° 304806, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5712HIE), AJDA, 2011, p. 670, chron. A. Lallet, Dr. adm., 2011, comm. 46, note F. Brenet et F. Melleray, Contrats Marchés publ., 2011, comm. 150, note J.-P. Pietri, RFDA, 2011, p. 507, concl. E. Cortot-Boucher, p. 518, note D. Pouyaud.
(7) TA Marseille, 10 juin 2008, n° 0107608 (N° Lexbase : A9098HZY).
(8) CAA Marseille, 6ème ch., 4 avril 2011, n° 08MA03659, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3061HRS).
(9) CE 6° et 10° s-s-r., 8 novembre 1985, n° 40449, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3301AM9), Rec. CE, 1985, p. 317.
(10) CCAG Travaux, art. 49-6. Voir, par exemple, CE Sect., 17 mars 1972, n° 76453, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1671B8E), Rec. CE 1972, p. 224.
(11) CE 2° et 6° s-s-r., 20 janvier 1988, n° 56503, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7531APM), Rec. CE, 1988, p. 29.
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Réf. : Cass. com., deux arrêts, 23 octobre 2012, n° 11-21.978, FS-P+B (N° Lexbase : A0493IW8) et n° 11-25.175, FS-P+B (N° Lexbase : A0724IWQ)
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N4617BT8
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par Bastien Brignon, Maître de conférences HDR à Aix-Marseille Université, Membre du Centre de droit économique (EA 4224) et du Centre de droit du sport d'Aix-Marseille
Le 29 Novembre 2012
Dans une affaire quasi-similaire, un industriel avait confié la distribution de ses produits à une société commerciale, puis lui avait notifié la fin de leur relation commerciale avec un préavis de neuf mois, confiant la distribution de ses produits à une autre société. Estimant ce préavis insuffisant et invoquant un enrichissement sans cause pour avoir été dépossédé de sa clientèle, le distributeur évincé assigne l'industriel en paiement de dommages-intérêts. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la Cour de cassation estime identiquement, dans un autre arrêt en date du même jour (3), que les règles gouvernant l'enrichissement sans cause ne peuvent être invoquées dès lors que l'appauvrissement et l'enrichissement allégués trouvent leur cause dans l'exécution ou la cessation de la convention conclue entre les parties, rejetant ainsi le pourvoi du distributeur qui soutenait que tout distributeur qui se voit irrémédiablement dépossédé de tout ou partie de sa clientèle au profit de son fournisseur à la suite de la rupture de son contrat de distribution doit être indemnisé de la perte de son fonds de commerce sur le fondement de l'enrichissement sans cause.
S'il ne fait pas de doute que franchisé et distributeur devaient ici être indemnisés (II), plus contestable était leur action fondée sur la théorie de l'enrichissement sans cause (I).
I - Le rejet de l'action de in rem verso
L'enrichissement sans cause est un quasi-contrat d'origine exclusivement jurisprudentielle puisant sa source dans l'arrêt "Patureau/Boudier" (4). Cet arrêt avait mis aux prises un fermier (qui ne pouvait plus payer ses dettes), le propriétaire (Patureau) des terres exploitées par ledit fermier, et un marchand d'engrais (Boudier) qui n'avait pas non plus été payé par le fermier. Boudier avait alors assigné Patureau à raison du profit personnel qu'il avait retiré de l'emploi des engrais sur ses propres terres. Condamné en première instance, le propriétaire avait formé un pourvoi en cassation qui fut rejeté : l'action du marchand d'engrais, "dérivant du principe d'équité qui défend de s'enrichir au détriment d'autrui, et n'ayant été réglementée par aucun texte de nos lois, son exercice n'est pas soumis à aucune condition déterminée", était recevable du seul fait "que le demandeur allègue et offre d'établir l'existence d'un avantage qu'il aurait, par un sacrifice ou un fait personnel, procuré à celui contre lequel il agit".
Cet arrêt est le premier à avoir consacré l'action de in rem verso, et surtout, à l'avoir dotée d'un régime propre.
Au fil du temps, la jurisprudence a affiné ce régime pour aujourd'hui conditionner la recevabilité d'une telle action aux éléments suivants :
- il faut démontrer un enrichissement, plus exactement un transfert -direct ou indirect- de valeur d'un patrimoine (l'appauvri) à un autre (l'enrichi) ;
- il faut que l'enrichissement soit sans cause, c'est-à-dire sans justification juridique
- l'action de in rem verso est éminemment subsidiaire (5), ce qui oblige l'appauvri à agir sur un fondement autre que l'enrichissement sans cause lorsqu'il dispose, en vertu du contrat ou de la loi, d'une autre action.
L'enrichissement du franchiseur et celui de l'industriel étaient-ils causé en l'espèce ? Assurément. Il trouvait tout simplement leur cause dans l'exécution ou la cessation de la convention conclue entre les parties. Autrement dit, les relations contractuelles formelles empêchaient logiquement la reconnaissance du quasi-contrat.
La question que l'on peut légitimement se poser est de savoir pourquoi diable le franchisé, comme le distributeur, avaient fondé leur action en indemnisation sur l'enrichissement sans cause ?
On peut y voir deux raisons, l'une juridique, l'autre d'opportunité.
Par un arrêt inédit du 9 octobre 2007, la Cour de cassation, qui avait déjà été saisie dans la première affaire sous commentaire, a pu casser, au visa de l'article 1371 du Code civil, l'arrêt d'appel qui, pour rejeter la demande de la société de télécommunication en indemnité pour perte de clientèle, avait retenu qu'il résultait de la formulation même de cette demande qu'une partie de la clientèle était attachée à l'opérateur de téléphonie mobile, et l'autre à l'exploitant, que ce n'était que pour cette seconde part que ladite société aurait pu formuler des prétentions, mais qu'elle n'apportait sur ce point aucun élément qui puisse être mis en relation directe et nécessaire avec le fait de l'opérateur. Pour la Cour de cassation, "en statuant ainsi, alors qu'elle constatait, tout à la fois, que le franchisé pouvait se prévaloir d'une clientèle propre, et que la rupture du contrat stipulant une clause de non-concurrence était le fait du franchiseur, ce dont il se déduisait que l'ancien franchisé se voyait dépossédé de cette clientèle, et qu'il subissait en conséquence un préjudice, dont le principe était ainsi reconnu et qu'il convenait d'évaluer, au besoin après une mesure d'instruction, la cour d'appel a violé le texte susvisé" (6).
Cette solution avait étonné la doctrine puisqu'il n'y avait pas d'enrichissement lié à l'appauvrissement, condition pourtant essentielle de la mise en oeuvre de l'action de in rem verso, à tel point que l'on s'était demandé s'il ne s'agissait pas d'un nouveau quasi-contrat (7).
En opportunité, l'action de in rem verso a l'avantage de n'être soumise à aucun formalisme particulier. Même si la jurisprudence pose des conditions, elle reste toujours plus facile à mettre en oeuvre qu'une responsabilité contractuelle, qu'une responsabilité délictuelle ou même qu'une responsabilité spéciale.
Pourtant, elle ne présente pas l'avantage de réparer intégralement le préjudice, eu égard notamment à la règle du double plafond.
Peut-être le franchisé et le distributeur avaient-ils eu peur de ce que les juges ne leur reconnaissent aucune clientèle propre dans la mesure où, en la matière, les clientèles ne sont jamais totalement attachées à l'un ou l'autre des cocontractants. La clientèle est par essence double, attachée tant à la marque du produit qu'aux efforts du distributeur. Il est vrai que les contrats de distribution ne sont pas propices à indemniser de simples mandataires qui n'agissent qu'au nom et pour le compte de leur mandant (8).
Quoi qu'il en soit, si le fondement de l'enrichissement sans cause était inexact, il reste que le franchisé et le distributeur auraient pu obtenir gain de cause sur d'autres fondements.
II - Les actions en indemnisation possibles
Qu'auraient dû et/ou pu invoquer le franchisé et le distributeur évincés pour être indemnisés de leur perte de clientèle ?
Dans la mesure où la cassation est fondée sur la prégnance du lien contractuel, la responsabilité contractuelle des articles 1147 (N° Lexbase : L1248ABT) et suivants du Code civil aurait très bien pu faire l'affaire. Le fondement contractuel aurait été d'autant plus intéressant dans la première espèce que les cinq contrats non renouvelés et le contrat rompu comportaient une clause de non-concurrence à la charge du franchisé, justifiant par là-même le versement d'un prix, celui de la non-concurrence que devait respecter le franchisé pour la période post-contractuelle.
On peut penser également à l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce (N° Lexbase : L8640IMX), siège de la rupture brutale des relations commerciales établies, ce texte connaissant depuis quelques temps en jurisprudence une vitalité certaine. La seconde affaire n'y était toutefois pas favorable puisque l'industriel avait pris soin de respecter un préavis de neuf mois, ce qui faisait échec à la brutalité de la rupture.
On peut penser encore au mandat d'intérêt commun, qui connaît lui aussi une vitalité certaine, en particulier dans le droit de la distribution (9)
Toujours est-il que notre franchisé et notre distributeur n'ont pas souhaité quitter le terrain de l'enrichissement sans cause, voué à l'échec compte tenu de l'existence d'une réelle relation contractuelle entre les parties.
Le quasi-contrat n'est pas... un contrat ! Et, de la même manière que les responsabilités (délictuelle et contractuelle) ne se cumulent pas (10), les parties ne peuvent pas toujours choisir le fondement juridique de leurs actions en indemnisation, naturellement induit de la présence, ou non d'un contrat. Il en va de la sécurité juridique des relations contractuelles, les parties pouvant néanmoins aller parfois très loin dans leurs stipulations contractuelles (11).
(1) Cass. civ. 3, 27 mars 2002, n° 00-20.732, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3899AY3), Bull. civ. III, n° 77 ; D., 2002, AJ, p. 1487, obs. E. Chevrier ; ibid. Jur. 2400, note H. Kenfack ; ibid., Somm. 3006, obs. D. Ferrier ; RTDCom., 2002, 457, obs. B. Saintourens ; JCP éd. G, 2002, II, 10112, note F. Auque, cités in X. Delpech, note sous Cass. com., 23 octobre 2012, n° 11-21.978, FS-P+B et n° 11-25.175, FS-P+B, D., 2012, p. 2598.
(2) Cass. com., 23 octobre 2012, n°11-21.978, FS-P+B.
(3) Cass. com., 23 octobre 2012, n° 11-25.175, FS-P+B.
(4) Cass. req., 15 juin 1892, D. P. 1892,1, 596.
(5) Cass. civ., 2 mars 1915, D. P. 1920,1,102 : "Attendu que l'action de in rem verso ne doit être admise que dans les as où le patrimoine d'une personne se trouvant sans cause légitime enrichi au détriment de celui d'une autre personne, celle-ci ne jouirait, pour obtenir ce qui lui est dû, d'aucune action naissant d'un contrat, d'un quasi-contrat, d'un délit ou d'un quasi-délit".
(6) Cass. com., 9 octobre 2007, n° 05-14.118, F-D (N° Lexbase : A7294DYS).
(7) F. Buy, L'essentiel des grands arrêts du Droit des obligations, 2012-2013, 4ème éd., Gualino, Lextenso éditions, p. 136-137.
(8) Note X. Delpech, précit..
(9) Ph. Grignon, L'intérêt commun dans le droit de la distribution in Mélanges M. Cabrillac, Litec, 1999, p. 127.
(10) Cass. civ. 2, 18 octobre 2012, n°11-14.155, FS-D (N° Lexbase : A7119IU9).
(11) M. Lamoureux, L'aménagement des pouvoirs du juge par les contractants, recherche sur un possible imperium des contractants, préf. J. Mestre, PUAM, 2006.
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Réf. : CE, 1° et 6° s-s-r., 12 novembre 2012, n° 349365 (N° Lexbase : A7332IWH)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane
Le 29 Novembre 2012
Résumé
L'employeur peut, lorsque des impératifs de sécurité le justifient, insérer dans le règlement intérieur des dispositions qui limitent la consommation de boissons alcoolisées de manière plus stricte que l'interdiction posée par le Code du travail. De telles dispositions doivent, conformément à l'article L. 1321-3 du Code du travail (N° Lexbase : L8833ITC), rester proportionnées au but de sécurité recherché. |
Commentaire
I - Les clauses du règlement intérieur relatives à la consommation d'alcool
Le règlement intérieur, dont l'élaboration est imposée à toute entreprise comptant plus de vingt salariés (1), est généralement connu pour son contenu disciplinaire puisqu'aux termes de l'article L. 1321-1 du Code du travail (N° Lexbase : L1837H9W), il "fixe les règles générales et permanentes relatives à la discipline". Cet objet n'arrive pourtant qu'en troisième position dans l'énumération faite par ce texte du contenu du règlement intérieur.
En effet, les 1° et 2° du texte prévoient que le règlement comporte "les mesures d'application de la réglementation en matière de santé et de sécurité" et établit "les conditions dans lesquelles les salariés peuvent être appelés à participer [...] au rétablissement de conditions de travail protectrices de la santé et de la sécurité des salariés".
Si, en la matière, il n'est pas imposé au règlement intérieur de reprendre toutes les obligations légales relatives à la santé et à la sécurité dans l'entreprise ou l'établissement (2), il ne peut cependant se contenter de dispositions trop floues (3).
Certaines mesures doivent être impérativement prévues par le règlement alors que d'autres ne sont que facultatives.
Ainsi, sont par exemple impératives les dispositions qui déterminent "les instructions que les salariés ont à observer pour assurer leur sécurité et protéger leur santé" (4). De la même manière, le règlement intérieur doit nécessairement reprendre les règles légales relatives au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, même si la vocation de ces clauses n'est pas uniquement tournée vers la protection de la santé des salariés (5). Les clauses obligatoires demeurent relativement peu nombreuses.
D'autres clauses facultatives peuvent être introduites, une ancienne circulaire donnant un nombre important d'illustrations tirées de règles parfois très détaillées du Code du travail (6). Le règlement intérieur peut ainsi comporter des dispositions relatives au nettoyage et à l'aération des vestiaires, au nombre d'armoires qu'il doit comporter, aux serrures et aux cadenas qui peuvent les garnir (7), aux conditions d'utilisation des armoires et des douches (8) ou, encore, à l'utilisation des sièges par les personnels de l'entreprise (9)... La circulaire prévoyait encore que le règlement intérieur pouvait comporter des clauses relatives à l'introduction de boissons alcoolisées dans l'entreprise, renvoyant aux articles R. 4228-20 (N° Lexbase : L2764IAM) et R. 4228-21 (N° Lexbase : L2761IAI) du Code du travail (10). Dans le prolongement de ces dispositions, le juge autorise les clauses permettant le contrôle du taux d'alcoolémie des salariés dans l'entreprise, à condition toutefois que l'ébriété des salariés soit de nature "à exposer les personnes ou les biens à un danger" (11).
D'une manière générale, l'ensemble des clauses facultatives du règlement intérieur doit toujours répondre à une justification particulière et mettre en place des mesures proportionnées au but recherché par l'employeur. En effet, l'article L. 1321-3 du Code du travail proscrit toute mesure du règlement "apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". Cette sorte de contrôle de nécessité et de proportionnalité interviendra, notamment, au moment de l'élaboration du règlement.
Le règlement intérieur est une norme patronale d'entreprise : c'est l'employeur qui en établit unilatéralement le contenu. Cette élaboration est cependant surveillée de près puisque plusieurs intervenants peuvent conseiller ou contrôler le contenu du règlement.
Les représentants du personnel, d'abord, devront être consultés quant au contenu du règlement intérieur, le comité d'entreprise ou d'établissement d'une manière générale, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail quant aux mesures liées à l'hygiène et à la sécurité (12). Ces instances seront naturellement compétentes pour contester en justice le contenu du règlement qu'elles jugeront non conformes aux prescriptions légales ou aux exigences de justification et de proportionnalité.
Le règlement devra, en outre, être transmis à l'inspecteur du travail (13). Ce dernier dispose d'un pouvoir nettement plus important que celui des représentants du personnel puisque l'article L. 1322-1 du Code du travail (N° Lexbase : L1852H9H) l'autorise à "exiger le retrait ou la modification des dispositions" illégales. Une telle décision est naturellement susceptible de recours gracieux devant les autorités hiérarchiques de l'inspecteur du travail ou contentieux devant le juge administratif.
Enfin, le contenu du règlement intérieur peut encore être contrôlé par le juge prud'homal à l'occasion d'un litige individuel, ce qui lui permet d'écarter l'application d'une règle contenue par le règlement (14).
En l'occurrence, c'est à la suite d'un contrôle exercé par l'inspection du travail que l'affaire fut portée jusqu'au Conseil d'Etat.
Un établissement d'une entreprise de fabrication d'engins industriels a élaboré un nouveau règlement intérieur comportant une disposition relative à la consommation d'alcool. Le texte prévoyait, en effet, que "la consommation de boissons alcoolisées est interdite dans l'entreprise, y compris dans les cafeterias, au moment des repas et pendant toute autre manifestation organisée en dehors des repas".
L'inspecteur du travail demanda à la société de retirer cette disposition, décision de retrait qui fut annulée par le directeur du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle. Le tribunal administratif de Grenoble annula la décision de l'autorité hiérarchique, rétablissant ainsi la décision de l'inspecteur du travail. Enfin, la cour administrative d'appel de Lyon, saisie par la société et par le ministère du Travail, confirma la solution des premiers juges (15), cette dernière décision faisant alors l'objet d'un pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat.
Après avoir rappelé les textes applicables à l'affaire, la Haute juridiction reprend l'argumentation de la cour d'appel selon laquelle "si l'employeur pouvait, lorsque des impératifs de sécurité le justifient, insérer dans le règlement intérieur des dispositions qui limitent la consommation de boissons alcoolisées de manière plus stricte que l'interdiction posée par l'article L. 232-2 [ancien N° Lexbase : L5976ACC] du Code du travail, de telles dispositions devaient, conformément à l'article L. 122-35 [ancien N° Lexbase : L5548ACH] de ce code, rester proportionnées au but de sécurité recherché" et juge que celle-ci n'a commis aucune erreur de droit.
Quant aux faits, le Conseil rappelle que les juges d'appel ont estimé que "les dispositions du règlement intérieur de l'établissement [...] n'étaient pas fondées sur des éléments caractérisant l'existence d'une situation particulière de danger ou de risque, et excédaient, par suite, par leur caractère général et absolu, les sujétions que l'employeur peut légalement imposer" si bien qu'aucune erreur de qualification n'avait été commise.
De cette interprétation des textes et de ce contrôle de qualification, le Conseil d'Etat déduit que la demande du ministre du Travail n'était pas fondée si bien que le pourvoi est rejeté.
II - Le contrôle de proportionnalité entre atteinte à un droit et risque de sécurité
La décision du Conseil d'Etat permet donc de considérer que l'interdiction absolue de toute consommation d'alcool dans l'entreprise ne peut être systématiquement adoptée par une entreprise ou un établissement via son règlement intérieur (16).
En effet, cette clause déroge aux dispositions du Code du travail puisque l'article R. 4228-20 (N° Lexbase : L2764IAM) autorise certaines boissons en disposant qu'"aucune boisson alcoolisée autre que le vin, la bière, le cidre et le poiré n'est autorisée sur le lieu de travail" (17). Nous l'avons vu, une telle dérogation est depuis longtemps envisagée sur le fondement certes incertain d'une circulaire du 15 mars 1983. D'autres juridictions administratives avaient, d'ailleurs, déjà eu l'occasion de juger "que l'employeur a la possibilité, lorsque des impératifs de sécurité le justifient, de règlementer la consommation de boissons alcoolisées ainsi que la consommation de vin, bière, cidre, poiré, hydromel non additionnés d'alcool, en insérant des clauses spécifiques dans le règlement intérieur" (18).
Cette position, désormais affirmée par le Conseil d'Etat, permet ainsi de considérer, compte tenu de l'invocation du contrôle de justification et de proportionnalité issu de l'article L. 1321-3 du Code du travail, que la consommation d'alcool dans l'entreprise est un droit du salarié, voire une liberté individuelle, à laquelle il ne peut être porté atteinte sans que cela soit justifié par la nature des tâches à accomplir ni proportionné au but recherché.
S'il s'agit indéniablement d'un droit du salarié puisque le Code du travail autorise le vin et autres bière ou cidre dans l'entreprise, les atteintes à ce droit pouvaient paraître justifiées dans une entreprise industrielle où la manipulation de machines potentiellement dangereuses exige la plus grande vigilance de tous. Les exigences de sécurité paraissent bien plus impérieuses que dans d'autres entreprises aux activités moins "accidentogènes". Selon quels critères les inspecteurs du travail et les juridictions administratives pourront-ils juger qu'une telle clause est nécessaire à la sécurité des salariés (19) ?
L'employeur, tenu à une obligation de sécurité de résultat, devrait pouvoir réagir. Davantage que la consommation d'alcool, c'est l'ébriété qui est susceptible de causer des accidents. Si la décision du Conseil d'Etat ne prend pas position sur le contrôle de la consommation sans modération, celle-ci peut s'entrevoir par l'analyse de sa jurisprudence antérieure. C'est également un critère de risque d'atteinte à la sécurité qui justifie la faculté d'introduire des contrôles par éthylotest dans le règlement intérieur (20). Plus exactement, le Conseil d'Etat exige l'existence d'une "situation dangereuse" pour tolérer des clauses du règlement laissant à l'employeur la faculté de soumettre les salariés à un test d'alcoolémie.
Il semble donc y avoir une véritable gradation entre trois types de situations dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, gradation confirmée par l'arrêt sous examen. Dans les entreprises sans véritable danger particulier, où aucun produit dangereux n'est manipulé, où aucune machine susceptible de générer des accidents n'est utilisée, la consommation d'alcool comme le contrôle de l'état d'alcoolémie ne devrait pouvoir être encadrée par le règlement intérieur. Dans les entreprises où existe un risque, mais que celui-ci reste modéré, la prévention contre l'ébriété devrait être autorisée si bien que le règlement pourrait prévoir des contrôles par éthylotest. Enfin, pour les entreprises dans lesquelles les exigences de sécurité sont absolues, telles des entreprises dont les sites sont classés SEVESO, pourraient seuls justifier l'atteinte maximale consistant à interdire les pots de départ à la retraite ou la consommation d'un verre de vin à l'occasion du déjeuner. L'"impératif de sécurité" semble plus impérieux que la seule "situation dangereuse", quoique l'exigence d'une "situation particulière de danger ou de risque" évoquée par la cour d'appel dans cette affaire soit plus ambiguë.
Reste, enfin, que le règlement intérieur aurait certainement été validé s'il n'avait pris une tournure aussi générale. Les employés de bureau de l'usine, les agents commerciaux et autres professions qui ne sont pas au contact de la production ne sont pas exposés à des risques particuliers. Ce ne sont, à notre sens, que les personnels employés sur les chaînes de fabrication pour lesquels l'interdiction de toute consommation d'alcool pouvait se justifier. C'est pour cette raison que la cour d'appel comme le Conseil d'Etat insistent davantage sur le caractère proportionné de la mesure : si celle-ci pouvait être justifiée, elle n'était probablement pas proportionnée à l'objectif recherché...
(1) C. trav., art. L. 1311-2 (N° Lexbase : L6230ISK).
(2) CE Section du contentieux, 4 mai 1988, n° 74589 (N° Lexbase : A8148APH).
(3) CE contentieux, 9 décembre 1994, n° 118107 (N° Lexbase : A1280AAN).
(4) C. trav., art. L. 4122-1 (N° Lexbase : L1458H9U).
(5) C. trav., art. L. 1321-2 (N° Lexbase : L1840H9Z).
(6) DRT n° 83-5 du 15 mars 1983 (N° Lexbase : L7474AIN).
(7) C. trav., art. R. 4228-1 et s. (N° Lexbase : L2825IAU).
(8) C. trav., art. R. 4228-8 et s. (N° Lexbase : L2802IAZ).
(9) C. trav., art. R. 4225-5 et s. (N° Lexbase : L3013IAT).
(10) Avant l'entrée en application du décret relatif à l'interdiction de fumer dans les lieux publics, le tabagisme était lui aussi fréquemment encadré par règlement intérieur, v. Cass. soc., 29 juin 2005, n° 03-44.412, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8545DIC) et les obs. de N. Mingant, La prise d'acte de la rupture pour non-respect par l'employeur de la législation anti-tabac, Lexbase Hebdo n° 176 du 14 juillet 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N6574AIC), JCP éd. G, 2005, II, 10144, note D. Corrignan-Carsin ; Dr. soc., 2005, p. 971, note J. Savatier ; Cass. soc., 1er juillet 2008, n° 06-46.421, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A4244D93) et nos obs., Le tabac nuit gravement... à l'emploi du salarié !, Lexbase Hebdo n° 314 du 24 juillet 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N6732BGG). V. également, plus indirectement, les clauses introduisant des tests de dépistage des produits stupéfiants, Cass. soc., 8 février 2012, n° 11-10.382, FS-P+B (N° Lexbase : A3641ICT) et les obs. de G. Auzero, Droit du CHSCT de recourir à un expert et dépistage de produits stupéfiants, Lexbase Hebdo n° 476 du 8 mars 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N0628BTG).
(11) Cass. soc., 22 mai 2002, n° 99-45.878, publié, FS-P+B (N° Lexbase : A7132AYS), Dr. soc., 2002, p. 781, obs. F. Duquesne ; JCP éd. G, 2002, II, 10132, note D. Corrignan-Carsin. La CEDH admet, elle aussi, de tels procédés lorsqu'ils sont justifiés par les risques pour la santé encourus par les salariés de l'entreprise, v. sur cette question J. Mouly et J.-P. Marguénaud, L'alcool et la drogue dans les éprouvettes de la CEDH, D., 2005, p. 36.
(12) C. trav., art. L. 1321-4 (N° Lexbase : L1846H9A).
(13) Ibid.
(14) C. trav., art. L. 1322-4 (N° Lexbase : L1857H9N).
(15) CAA Lyon, 2ème ch., 8 mars 2011, n° 09LY01581 (N° Lexbase : A7244HPY).
(16) Dans son argumentation devant la CAA, le ministère du Travail faisait valoir, sans malheureusement l'appuyer sur une étude statistique, l'argument selon lequel une entreprise sur trois interdirait actuellement toute consommation d'alcool.
(17) Avant la recodification du Code du travail, l'ancien article L. 232-2 ajoutait l'hydromel à cette liste.
(18) V. par ex. CAA Bordeaux, 6ème ch., 22 décembre 2009, n° 08BX03281 (N° Lexbase : A3287HCQ).
(19) V. une décision acceptant une telle restriction pour une entreprise classée SEVESO II, CAA Douai, 3ème ch., 5 juillet 2012, n° 11DA01214 (N° Lexbase : A7506IT8).
(20) "La soumission à l'épreuve de l'alcootest prévue par le règlement intérieur ne pouvant avoir pour objet que de prévenir ou de faire cesser immédiatement une situation dangereuse", CE Contentieux, 22 avril 1988, n° 85342 (N° Lexbase : A9154APQ) ; CE 1° s-s-r., 29 décembre 1989, n° 86656 (N° Lexbase : A4497AQM).
Décision
CE, 1° et 6° s-s-r., 12 novembre 2012, n° 349365 (N° Lexbase : A7332IWH) Rejet, CAA Lyon, 2ème ch., 8 mars 2011, n° 09LY01581 (N° Lexbase : A7244HPY) Textes concernés : C. trav., art. L. 1321-1 (N° Lexbase : L1837H9W), art. L. 1321-3 (N° Lexbase : L8833ITC), art. L. 4121-1 (N° Lexbase : L3097INZ) et art. R. 4228-20 (N° Lexbase : L2764IAM) Mots-clés : règlement intérieur, consommation d'alcool, interdiction (non) Liens base : (N° Lexbase : E3502ETU) ; (N° Lexbase : E2672ET7) |
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Réf. : Cass. civ. 3, 31 octobre 2012, n° 11-16.304, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3197IWC)
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N4669BT4
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par Séverin Jean, Docteur en droit, Université Toulouse 1-Capitole et Guillaume Beaussonie, Maître de conférences à l'Université François-Rabelais de Tours
Le 29 Novembre 2012
En l'espèce, une fondation vendait un hôtel particulier à une société, tout en se réservant, "durant son existence", "la jouissance ou l'occupation" de certains de ses locaux. A cet égard, l'acte de vente précisait également, qu'en cas de nécessité, l'acquéreur pourrait récupérer lesdits locaux, à la condition cependant de mettre à disposition du vendeur des locaux de mêmes importance et qualité.
Quelques soixante-dix ans après, la société assignait la fondation en expulsion, ainsi qu'en paiement d'une indemnité pour l'occupation sans droit ni titre de ces locaux. La cour d'appel faisait droit à cette demande, au motif que le droit concédé à la fondation constituait un droit d'usage et d'habitation dont la durée, conformément au régime de l'usufruit, ne pouvait excéder trente ans lorsqu'il est accordé à une personne morale (CA Paris, Pôle 4, 1ère ch., 10 février 2011, n° 10/06554 N° Lexbase : A0797GXS). La fondation formait alors un pourvoi en cassation, invitant par différents moyens les magistrats du quai de l'Horloge à se prononcer sur la nature juridique précise du droit qui avait été constitué en sa faveur.
Par un arrêt de principe du 31 octobre 2012, rendu au visa des articles 544 (N° Lexbase : L3118AB4) et 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) du Code civil et promis à la publication au sein de son rapport annuel, la troisième chambre civile de la Cour de cassation cassait la décision des juges du fond. Selon elle, le droit "consenti" par le vendeur, en l'espèce, était un droit réel lui conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale du bien vendu. Or, non seulement, la constitution d'un tel droit ne heurtait pas l'ordre public, mais surtout, peu importait que ce droit ait été constitué pour toute la durée de l'existence du vendeur, s'agirait-il pourtant d'une personne morale.
En somme, puisque qu'il est un fait qu'une personne morale a une durée peu définie, la troisième chambre civile de la Cour de cassation admet par cet arrêt la constitution d'un droit (I) dont la nature est peu identifiée (II) : le droit de jouissance spéciale à durée indéterminée.
I - La constitution du droit de jouissance spéciale à durée indéterminée
Le visa de cet arrêt de cassation, bien qu'incomplet, est éclairant : à travers la question des conséquences précises de la vente d'un bien immobilier comportant une clause qui réserve la jouissance ou l'occupation d'une partie du bien au vendeur, il s'agissait de savoir ce que voulaient (C. civ., art. 1134) précisément les propriétaires successifs de ce bien (C. civ., art. 544), mais aussi de ce qu'ils étaient en droit de vouloir (C. civ., art. 6 N° Lexbase : L2231ABA : article relatif à l'ordre public manquant dans le visa).
Or, ce qu'ils voulaient, c'était partager l'utilisation du bien immobilier (A) ; ce qu'ils ne pouvaient pas vouloir, c'était en partager la propriété (B).
A - Le partage des utilités du bien immobilier
Le pouvoir de disposer de son bien permet notamment à un propriétaire de concéder, sur ce dernier, des droits à autrui. La nature de ces droits dits "réels" est nécessairement différente de celle de la propriété, faute de quoi le propriétaire perdrait la propriété ou une partie de la propriété de sa chose, lors de la constitution d'un tel droit.
En matière de vente, il existe deux propriétaires : l'ancien, qui transfère sa propriété et, partant, la perd, et l'actuel, qui l'acquiert. Pour autant, il ne faudrait pas croire qu'il faille alors inéluctablement raisonner par rapport au seul propriétaire actuel : rien n'empêche à un propriétaire de stipuler un droit réel en sa faveur lors de l'aliénation de sa chose. Par exemple, lors d'une donation avec réserve d'usufruit, le donateur perd la propriété de son bien tout en conservant sa jouissance, en vertu d'un droit réel dont il sera désormais titulaire (2). En l'espèce, la fondation a vendu un immeuble dont elle a donc perdu la propriété, mais elle a, par le même acte et avec le consentement du nouveau propriétaire de cet immeuble, la société, gardé le droit d'occuper ou de jouir d'une partie de cet immeuble (3).
Au final, en vertu d'un contrat, les utilités du bien se trouvent partagées entre l'actuel propriétaire -la société- et l'actuel titulaire d'un droit réel sur le bien -la fondation-. Le premier dispose de l'exclusivité de son bien et de la jouissance d'une grande partie de celui-ci ; le second dispose de la seule jouissance d'une autre partie de ce bien.
Par jouissance, il faut entendre que la fondation a le droit d'utiliser le bien, mais aussi de l'exploiter pour en tirer les fruits. En l'occurrence, le droit exact dont elle dispose n'est pas très bien déterminé -c'est d'ailleurs tout l'objet du litige-, puisqu'il a été convenu par les parties qu'il prendrait la forme de la jouissance du bien ou de son occupation. Or, l'occupation a moins de portée que la jouissance, le simple occupant ne pouvant pas tirer profit du bien, qu'à ce titre, il utilise.
Quoi qu'il en soit exactement, un tel partage des utilités est généralement de bonne pratique, à la condition cependant de ne pas oublier que tout droit réel n'a pas vocation à s'éterniser. Le principe est et demeure, depuis que la Révolution française a préféré la notion de bien à celle de saisine, bref la propriété unique à la propriété multiple, que le propriétaire a seul vocation à embrasser toutes les utilités de sa chose (4). Ainsi, l'autorisation qu'il accorde aux tiers de se servir de son bien, fût-elle volontaire, ne peut être qu'à durée déterminée, le partage des utilités ne devant pas conduire à supprimer la perspective de leur prochain regroupement.
La précision est d'importance quand la situation, comme c'est le cas en l'occurrence, conduit à une imbrication des utilités. A la lecture des faits, on apprend effectivement que la fondation, titulaire d'un droit réel sur le bien, a loué ce dernier à la société, c'est-à-dire à son propriétaire. Même si cette disposition insolite du bien n'est techniquement pas inconcevable, comment ne pas se demander si ce n'est pas alors la propriété du bien que l'on a partagée en l'espèce, et plus seulement ses utilités ?
B - Le partage de la propriété du bien immobilier
A l'instar de la République, et par réaction contre la division et, partant, la confusion qui caractérisaient le droit des biens de l'ancien régime, la propriété moderne est une et indivisible : une personne, un bien, un lien. En conséquence, il existe un ordre public des biens dont la fonction consiste à contrer les éventuelles dénaturations que la volonté pourrait, par une expression trop désinhibée, causer au nouvel ordre établi en la matière.
La principale de ces dénaturations résiderait dans l'instauration durable de plusieurs propriétaires pour un même bien. C'est pourquoi, dans une telle situation, caractéristique de l'indivision, le principe est que chaque copropriétaire peut demander le partage et, par là même, recouvrer l'exclusivité qui sied à son statut (5).
Le pendant de cette essence exclusive de la propriété est le caractère exceptionnel des droits réels, autrement dit des droits qu'un propriétaire peut, en concurrence des siens, concéder à des tiers sur sa chose. Si la jurisprudence a, de vieille lune, décidé que la liste légale de ces droits (6) n'était point limitative (7), il n'empêche qu'elle ne devrait pas être trop étendue et, surtout, qu'un droit réel ne devrait pas pouvoir être pourvu des mêmes caractères que ceux de la propriété. A défaut de quoi, le propriétaire perdrait, fût-ce volontairement, la propriété d'une partie de sa chose.
Il est, alors, un moyen simple de discriminer la propriété des droits réels : le droit réel ne doit jamais empêcher le propriétaire de recouvrer la totalité de sa chose, bref il ne doit pas interdire que, à un moment ou un autre, son titulaire soit écarté au profit du seul propriétaire. La règle est à ce point évidente, qui suppose que les droits réels soient structurellement d'une durée déterminée, qu'elle a été consacrée par tous les droits étrangers dont la perception de la notion de propriété est similaire à la nôtre (8).
Curieusement, alors que cette conception de la propriété a souvent été inspirée à d'autres pays par le Code civil français, certains auteurs prétendent que l'exception juridique française consisterait, inversement, à autoriser des droits réels à vocation perpétuelle (9). S'il est vrai que la jurisprudence contemporaine a fortement tendance à consacrer de tels droits, et que, pour certains d'entre eux, cela s'explique par l'histoire (10), il ne faudrait pas que cela mène à l'oubli d'un principe de bonne justice : les exceptions sont d'interprétation stricte. En effet, si elles le sont, c'est parce qu'interpréter largement une exception conduit à en faire le principe. En ce qui nous concerne, faire d'un droit réel un droit perpétuel ou à durée indéterminée, c'est lui permettre de se hisser à la hauteur de la propriété et, en conséquence, c'est réinstaurer une propriété multiple sur un bien unique, ce qui est contraire à l'ordre public des biens, donc à l'article 6 du Code civil.
En l'espèce, si le droit dont dispose la fondation à l'issue du contrat passé avec la société est viager, c'est en considération de la vie d'une personne morale, bref d'une existence qui n'a pas nécessairement vocation à s'éteindre. La nature de ce droit réel semble alors un peu trop confiner avec celle de la propriété, ce que révèlent d'ailleurs les arguments mobilisés par la fondation au soutien de son pourvoi : subsidiairement, elle prétend bénéficier d'un droit de jouissance "perpétuel" ; principalement, elle considère qu'elle s'est, en réalité, réservée la propriété des locaux qui font l'objet du droit litigieux.
Deux propriétaires pour un seul bien, c'est un de trop. Deux propriétaires pour deux biens, cela se conçoit mieux. Mais est-ce vraiment ce dont il est question en l'espèce ? La réponse ne peut être apportée qu'à l'issue de l'analyse de la nature du droit constitué.
II - La nature juridique du droit de jouissance spéciale à durée indéterminée
Qu'est-ce qu'un "droit réel conférant le bénéficie d'une jouissance spéciale de son bien" ? Il n'est pas certain que cette qualification, sui generis, soit avantageuse pour le droit des biens, comme il n'est pas acquis, loin s'en faut, qu'elle soit la plus pertinente. Si, de toute évidence, cette décision doit être approuvée en ce qu'elle répugne à emprunter des habits qui lui siéent mal, la prudence est aussi mère de sûreté, de sorte qu'il ne faut pas oublier que l'habit ne fait pas toujours le moine. En d'autres termes, les magistrats du quai de l'Horloge, bien qu'excluant à juste titre la qualification de droit d'usage et d'habitation, se sont efforcés de rattacher la jouissance spéciale d'un bien à la catégorie des droits réels (A). Pourtant, les classiques s'en émouvront, ce rattachement n'est pas le seul possible. En effet, on pourrait très bien y voir une propriété, certes spéciale, mais une propriété tout de même (B).
A - Un droit réel à tout prix
Personne, à l'exception de l'acquéreur, ne s'offusquera, à première vue, de la solution retenue. En qualifiant le droit concédé de "droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien", la Cour de cassation refuse à bon droit son assimilation avec le droit réel d'usage et d'habitation.
Le raisonnement de la cour d'appel de Paris, en ce qu'il aboutissait à voir dans le droit constitué au profit de la fondation un droit d'usage et d'habitation est rejeté sans ménagement. Sa conclusion était pourtant logique. En considérant que les cocontractants avaient institué au bénéfice de la fondation la simple "jouissance ou occupation" des locaux qu'elle occupait lors de la vente, les juges du fond estimaient qu'il s'agissait d'un droit d'usage et d'habitation dont on sait qu'il obéit et se perd de la même manière que l'usufruit (11). Dès lors, l'article 619 du Code civil (N° Lexbase : L3206ABD), disposant que "l'usufruit qui n'est pas accordé à des particuliers, ne dure que trente ans", trouvait à s'appliquer et justifiait alors l'expulsion de la fondation, celle-ci occupant les locaux litigieux depuis plus de trente ans et ne pouvant se prévaloir, ledit article étant d'ordre public (12), de la stipulation contractuelle prévoyant que le droit concédé durerait tant que la fondation existerait.
Pourtant, si la logique de la démonstration ne fait aucun doute, le postulat de départ est erroné car il ne saurait être question d'un droit d'usage et d'habitation : d'une part, ce droit s'accommode mal des personnes morales puisqu'il tend à assurer la jouissance d'un immeuble à une famille (13) ; d'autre part, il est "restreint à ce qui est nécessaire pour l'habitation de celui à qui ce droit est concédé, et de sa famille" (14). Or, le droit concédé dans notre espèce ne procède nullement d'un besoin, d'une nécessité (15), mais il résulte simplement d'un aménagement contractuel lors de la conclusion de l'acte de vente.
Si le droit concédé à la fondation n'est pas un droit réel d'usage et d'habitation, il n'en demeure pas moins, pour la Cour de cassation, qu'il relève de la catégorie des droits réels. On ne peut s'empêcher de voir dans la rédaction du "chapeau" de l'arrêt commenté un renvoi à l'avant-projet de réforme du droit des biens de l'association Henri Capitant. En effet, ce dernier consacre à l'article 608 "le droit réel de jouissance spéciale". Ainsi, "le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un ou plusieurs droits réels conférant le bénéfice d'un usage spécial ou d'une jouissance spéciale d'un ou plusieurs biens" (16). La formulation du chapeau est assurément identique.
Pourtant, la poursuite de la lecture de l'avant-projet oblige à rejeter cette assimilation dans la mesure où l'article 611 (N° Lexbase : L3198AB3) dispose notamment que "le droit réel de jouissance s'éteint : - par l'expiration du temps pour lequel il a été consenti, lequel ne peut excéder trente ans [...]". L'extinction de ce droit réel s'entend parfaitement puisque, on l'a dit, tout droit réel est nécessairement provisoire tandis que le droit de propriété est, par essence perpétuel.
Par conséquent, si la référence à l'avant-projet est évidente, on ne peut pas en conclure pour autant qu'il s'agit bien du droit réel de jouissance prévu à l'article 608 (N° Lexbase : L3195ABX). Nonobstant cette considération, il faut tout de même concéder, puisque l'article 543 du Code civil (N° Lexbase : L3117AB3) ne s'oppose pas à la création d'un nouveau droit réel, qu'il n'y a pas lieu de se priver de la constitution d'un nouveau droit réel à la condition toutefois qu'il ne soit pas pourvu des mêmes caractères que ceux de la propriété. A cet égard, on aurait pu être tenté de rapprocher cet arrêt de ceux consacrant un droit réel perpétuel (17) ce qui, aux yeux du professeur Louis d'Avout, est parfaitement tenable dans la mesure où "la perpétuité et l'imprescriptibilité des droits réels ne sont pas cantonnés à la propriété mais s'appliquent aussi aux droits innomés de jouissance partielle des choses corporelles" (18). Pourtant, dans notre espèce, il ne s'agit pas à proprement parler d'un droit perpétuel, mais d'un droit viager. En effet, il est simplement viager puisqu'il profite à la fondation tant qu'elle existera. En d'autres termes, on peut très bien estimer que le droit réel de jouissance conféré à la fondation est temporaire, puisqu'il a vocation à s'éteindre lorsqu'interviendra la disparition de la fondation. Bien sûr, celle-ci survit aux hommes mais le jour où il n'y aura plus personne pour la maintenir en vie, alors elle disparaîtra et l'acquéreur retrouvera alors toutes les utilités du bien. Par conséquent, s'il s'agit d'un droit réel, il est question d'un droit réel de jouissance à durée indéterminée mais pas pour autant perpétuel.
En définitive, il est certain que le droit concédé à la fondation ne consiste pas en un droit d'usage et d'habitation, comme il est évident, parce que son essence l'interdit, qu'il ne peut s'analyser comme un droit réel perpétuel. En revanche, la qualification de droit réel de jouissance à durée indéterminée est envisageable et irait alors dans le sens d'une manifestation de la volonté dans la création de nouveaux droits réels. Cela étant, on ne peut pas non plus occulter le fait que ce droit est construit à l'image du droit de propriété.
B - Une propriété à quel prix ?
La théorie classique de la propriété tend à envisager le droit de propriété comme un droit réel, c'est-à-dire comme un droit portant directement sur les choses. Dès lors, on comprend aisément qu'une partie de la doctrine estime qu'il n'y a pas d'obstacle à reconnaître un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale sur un bien puisque ce dernier, parce qu'il est un droit réel comme la propriété, peut très bien être perpétuel.
En revanche, la théorie renouvelée de la propriété l'interdit dans la mesure où seule la propriété, entendue comme le rapport privatif et exclusif qu'entretient un sujet de droit avec un bien (19), est perpétuelle. En effet, les droits réels, contrairement au droit de propriété, permettent seulement et provisoirement "d'accéder directement à une ou plusieurs utilités de la chose d'autrui" (20). Fort de cette conception, ce droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale d'un bien ne serait-il pas, en réalité, un droit de propriété ? Certes, on objectera sans doute que l'absence de perpétuité du droit stipulé se heurte à cette analyse. Mais alors, pourrait-on au moins admettre que si le droit de jouissance et d'occupation dont jouit la fondation ne dispose pas de cette qualité, son caractère viager, attaché à la personnalité morale de la fondation, emprunte potentiellement les traits de la perpétuité et partant, de la propriété. D'ailleurs, les éléments de l'espèce corroborent le rapprochement du droit concédé avec le droit de propriété sans pour autant que celui-ci soit totalement satisfaisant.
En premier lieu, est-il bien nécessaire de rappeler la rédaction quelque peu contradictoire et confuse de la clause insérée dans l'acte de vente ? Si la vente ne porte pas sur telle partie d'un bien, alors le transfert de propriété de ce bien ne s'opère pas au profit du vendeur. Par conséquent, l'acquéreur reste propriétaire d'une partie du bien vendu. Seulement, en ajoutant aussitôt que l'acquéreur se réserve la jouissance ou l'occupation de ladite partie, on peut douter de l'intention des parties. S'agissait-il d'une vente partielle ou seulement d'une utilité profitant au vendeur tant qu'il existera ? Sans doute la Cour de cassation n'a pas souhaité parler de propriété afin d'éviter de faire resurgir le régime du double domaine. En effet, on l'a dit, il ne saurait y avoir de propriété divisée (21). Pourtant, on pourrait très bien imaginer que tel n'est pas le cas en l'espèce, dans la mesure où la propriété ne porterait que sur une partie de l'immeuble, laquelle constituerait un bien autonome susceptible d'être l'objet d'une propriété.
En second lieu, les faits sont tenaces. N'a-t-il pas été observé que la fondation, alors même que la vente était réalisée, a octroyé à l'acquéreur -prétendu propriétaire du tout- un bail portant sur plusieurs pièces de la partie litigieuse du bien. Si cette situation est parfaitement envisageable quand un usufruit est constitué indépendamment de la volonté des personnes, elle est en revanche paradoxale lorsque le propriétaire à l'origine du partage des utilités du bien. En d'autres termes, si rien n'interdit qu'un propriétaire puisse être en même temps locataire de son bien, c'est à la condition qu'il ne soit pas préalablement en mesure d'en avoir la jouissance. Or, cette possibilité lui était offerte lors de la conclusion du contrat de vente. Dès lors, soit l'acquéreur est propriétaire des locaux litigieux et il n'y a pas lieu de prendre à bail son propre bien ; soit l'acquéreur n'est tout simplement pas propriétaire desdits locaux, car à la vérité, le vendeur en est le seul propriétaire. Mais sans doute ce paradoxe est-il contrebalancé par le fait que l'acquéreur prend à sa charge, sans distinction, toutes les réparations concernant l'immeuble, de sorte que, de ce point de vue, il se comporte comme un propriétaire (22). Au regard de ces éléments, la Cour de cassation a peut-être agi avec prudence en refusant de qualifier ce droit de propriété. Dès lors, il lui appartiendra, à l'avenir, de préciser la qualification qu'elle entend lui donner. Deux pistes sont alors envisageables.
Soit l'on considère que ce droit de jouissance est conçu à l'image du droit de propriété. La fondation, personne morale, dispose en viager de la jouissance des locaux utiles à son activité sans toutefois pouvoir aliéner l'objet sur lequel porte cette utilité. Il s'agit donc d'un droit de propriété certes limité mais d'un droit de propriété tout de même. On observera d'ailleurs, que c'est davantage l'utilité -la jouissance ou l'occupation- que l'objet sur lequel elle porte qui compte. En effet, l'acte de vente prévoit la possibilité pour l'acquéreur de fournir un bien de remplacement "de même importance, qualité" -i. e. un bien fongible- si l'acquéreur juge nécessaire la mise à disposition du bien dont jouit le vendeur.
Soit, comme l'indique la Cour de cassation, on opte pour la catégorie des droits réels faute de perpétuité théorique du droit concédé. Dans cette hypothèse, il faut convenir de la consécration d'un objet nouvellement identifié : un droit réel de jouissance à durée indéterminée...
(1) Cass. req., 13 février 1834, Caquelard (N° Lexbase : A0273DAD) : DP, 1834, 1, p. 118 ; S. 1834, 1, p. 205.
(2) C. civ., art. 949 (N° Lexbase : L0105HPL). Voir, sur ce point, F. Zénati-Castaing, Th. Revet, Les biens, PUF, 2008 (2ème éd.), n° 296.
(3) En cela, le mot "consenti" utilisé par la Cour de cassation pour désigner la position du vendeur relativement au droit litigieux est empreinte de maladresse, car consent-on vraiment à ce qui nous profite ?
(4) Voir R. Libchaber, La propriété, droit fondamental, Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 2009 (15ème éd.), n° 864.
(5) Voir C. civ., art. 815 (N° Lexbase : L9929HN3).
(6) Voir C. civ., art. 543 (N° Lexbase : L3117AB3). Il est vrai qu'il ne s'agit pas tant d'une liste que d'une typologie.
(7) Cass. req., 13 février 1834, Caquelard, préc..
(8) Ex. : droit suisse, droit italien, droit allemand, droit japonais, etc..
(9) Voir en ce sens L. d'Avout, Démembrement de propriété, perpétuité et liberté, D., 2012, p. 1934.
(10) Ex. : droits "d'évolage et d'assec", "de bandite", "de depaissance", "de tréjet", etc..
(11) C. civ., art. 625 (N° Lexbase : L3212ABL).
(12) Cass. civ. 3, 7 mars 2007, n° 06-12.568, FS-P+B (N° Lexbase : A6986DUB), Bull. civ. III, n° 36 ; D., 2007, p. 2084, note F. Julienne ; JCP éd. N, 2007, 1219, note H. Hovasse ; Dr. et patr., fév. 2008, p. 96, obs. J.-B. Seube et Th. Revet. En affirmant que l'article 619 du Code civil est d'ordre public, on évite ainsi que soit consacré un usufruit perpétuel car précisément il s'agit d'un démembrement qui ne peut être que temporaire.
(13) C. civ., art. 632 (N° Lexbase : L3219ABT).
(14) C. civ., art. 633 (N° Lexbase : L3220ABU).
(15) En effet, le droit d'usage et d'habitation, que l'on appelle parfois "petit usufruit" (M. Planiol et G. Ripert, t. III, 2ème éd., n° 880), se distingue notamment de l'usufruit par son caractère restrictif. Ainsi, ce droit est limité à ce qui est nécessaire à l'habitation et seuls les fruits produits par le bien nécessaires aux besoins du titulaire du droit ou à ceux de sa famille sont conservés (C. civ., art. 630, al. 1 N° Lexbase : L3217ABR).
(16) Avant-projet de réforme du droit des biens, art. 608.
(17) Cass. civ. 3, 23 mai 2012, n° 11-13.202, FS-P+B (N° Lexbase : A0737IMA) ; D., 2012, p. 1934, note L. d'Avout ; RTDCiv., 2012, p. 553, note Th. Revet. Pour des décisions plus anciennes : Cass. civ. 3, 24 octobre 2007, n° 06-19.260, FS-P+B (N° Lexbase : A8534DYQ), Bull. civ. III, n° 183 ; RTDCiv., 2008, obs. Th. Revet ; JCP éd. G, 2008, I, 127, n° 15, obs. H. Périnet-Marquet. Ou encore Cass. civ. 3, 4 mars 1992, n° 90-13.145 (N° Lexbase : A5170AHX), Bull. civ. III, n° 73, p. 44 ; D. 1992, p. 386, note C. Atias ; RTD civ. 1993, p. 162, obs. F. Zénati.
(18) Note préc. sous Cass. civ. 3, 23 mai 2012.
(19) F. Zénati-Castaing, Th. Revet, op. cit., n° 163.
(20) RTDCiv., 2012, p. 553, note Th. Revet, sous Cass. civ. 3, 23 mai 2012.
(21) Voir I.
(22) CEDH, 30 novembre 2004, Req. 48939/99 (N° Lexbase : A0928DE4). Dans cette affaire, il s'agissait de savoir si une construction (un taudis) édifiée illégalement sur un terrain appartenant au Trésor public turque qui fut détruite par une explosion de méthane pouvait s'analyser comme un bien au sens de l'article 1 du protocole n° 1 (N° Lexbase : L1625AZ9). Les juges estimèrent notamment que le fait pour le constructeur de payer une taxe d'habitation imposée par l'administration (§ 105) témoignait de l'existence d'un intérêt patrimonial tenant à son habitation et à ses biens meubles (§ 127). Dès lors, cet intérêt patrimonial "était suffisamment important et reconnu pour constituer un intérêt substantiel, donc un bien' au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l'article 1 du Protocole n° 1 [...]" (§ 129).
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par Laurence Vapaille, Maître de conférences à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne
Le 29 Novembre 2012
En l'espèce, il s'agit d'une société qui a pour activité la fourniture de prestations de services dans le domaine des télécommunications. Par application de l'article 259 du CGI (N° Lexbase : L2727IG4) (2), cette société est redevable de la TVA sur l'ensemble de ses prestations. Pour ces opérations, l'exigibilité est déterminée "par l'encaissement des acomptes, du prix ou de la rémunération du service ou de la prestation" (3). A la suite d'une vérification de comptabilité, l'administration fiscale a notifié à la société des rappels de TVA assortis d'intérêts de retard et de pénalités fondées sur l'article 1788 septies du CGI (plus en vigueur N° Lexbase : L4525HMK) (4).
Cette vérification portait sur la période du 1er janvier 1996 au 30 juin 1997. Pour l'année 1996, le vérificateur a appliqué une méthode de reconstitution du chiffre d'affaires et calculé les rappels de TVA sur la différence entre le montant de TVA déclaré par le redevable et le montant issu de la reconstitution. Pour autant, le vérificateur avait admis le caractère régulier, probant et sincère de la comptabilité, qu'il n'avait pas remise en cause. La méthode utilisée par le vérificateur avait pour objet de reconstituer "les sommes encaissées [...] à partir du chiffre d'affaires comptabilisé corrigé des variations des comptes clients et assimilés entre l'ouverture et la clôture" de la période du 1er janvier au 31 décembre 1996.
Par un jugement en date du 12 septembre 2005 (5), le tribunal administratif de Marseille a déchargé le redevable de ces rappels pour l'année 1996. La cour administrative d'appel de Marseille (6) a confirmé la décision des juges du fond. L'arrêt commenté rejette aussi la demande de l'administration, confirmant ainsi les décisions antérieures. La question posée au travers de ce litige est relativement simple : il s'agit de savoir si l'administration fiscale peut appliquer une méthode de reconstitution du chiffre d'affaires en vue de calculer le montant de TVA due, alors qu'elle n'a pas dénié à la comptabilité son caractère régulier.
La cour administrative d'appel de Marseille avait jugé que la méthode employée par l'administration ne pouvait que générer des "résultats nécessairement plus aléatoires que ceux qui auraient été obtenus en se fondant sur les encaissements effectivement réalisés" (7) par la société. L'appréciation portée sur la qualité de la méthode utilisée relève du pouvoir souverain des juges du fond et, en conséquence, le Conseil d'Etat considère que cette appréciation ne peut être remise en cause dans le cadre de la cassation. Il existe une grande liberté dans le choix de la méthode que peut adopter l'administration en fonction de la nature de l'activité et des éléments dont elle dispose. Cependant, le choix qui lui est laissé ne peut s'exercer qu'à certaines conditions. La première d'entre elles est l'absence d'une comptabilité régulière. Mais, dans la décision commentée, la comptabilité n'a pas été remise en cause et, dès lors, elle est réputée être régulière, sincère et probante.
Par ailleurs, il s'agit d'une procédure contradictoire, dans laquelle la charge de la preuve repose sur l'administration. Cette dernière ne peut rejeter la comptabilité comme moyen de preuve, alors qu'elle est admise comme régulière en y substituant une autre méthode. D'autant plus que la méthode retenue par l'administration fiscale est "moins précise que les écritures comptabilisées". Cette méthode peut, en revanche, être utilisée afin de pouvoir effectuer des "tests de cohérence" portant sur les déclarations de TVA. Mais, dans cette hypothèse, l'utilisation de la méthode de l'administration ne vient pas se substituer à une comptabilité régulière qui mentionne les encaissements effectivement réalisés. Elle doit simplement permettre de vérifier la cohérence entre les encaissements comptabilisés et certains éléments de la comptabilité.
Pour rappel, dans certaines hypothèses, l'administration peut estimer que la comptabilité de l'entreprise est dénuée de toute valeur probante du fait de "graves irrégularités" (8) qui l'entacheraient. Dans ce cas, l'administration rejette les écritures comptables irrégulières et peut procéder à la reconstitution des bases d'imposition dans le cadre d'une procédure contradictoire. L'administration peut choisir les méthodes de reconstitution mais elles doivent "être pertinentes" (9), car "les reconstitutions opérées doivent demeurer dans des limites réalistes au regard des conditions effectives d'exploitation" (10). Dans cette affaire, la méthode utilisée par l'administration n'est pas remise en cause par le juge de l'impôt du fait qu'elle ne serait pas pertinente en tant que telle, mais parce qu'elle est moins précise que la comptabilité régulièrement tenue par la société.
Outre cet argument tiré de la comparaison entre deux méthodes d'évaluation de la base imposable à la TVA, à savoir que, des deux méthodes, il est nécessaire d'appliquer celle qui est la plus précise, se pose aussi la question de la charge de preuve. En l'espèce, le contribuable a fourni une comptabilité régulière, en conséquence il s'agit d'une procédure contradictoire et non d'une procédure d'imposition d'office. Dès lors, la charge de la preuve incombe au service. Bien que cette charge pèse sur l'administration, cela ne l'autorise pas, pour autant, à choisir une méthode à l'exclusion de toute autre. L'utilisation de cette méthode d'évaluation, tout en écartant des écritures comptables régulières, ne permet pas d'apporter la preuve qu'il existe une dissimulation des recettes permettant de fonder les rappels de TVA.
Cette affaire présente des faits simples, cependant le raisonnement développé par les juges du Conseil d'Etat est relativement complexe du fait de la mise en perspective de plusieurs règles spécifiques concernant le droit à déduction. D'une part, le litige porte sur des véhicules utilisés pour le transport des personnes, or en la matière il existe une exclusion du droit à déduction pour l'acquisition de ce type de matériel, exclusion qui comporte de nombreuses dérogations. D'autre part, il est aussi question de l'imposition des "livraisons à soi-même" et, enfin, les règles du régime particulier de la TVA quant aux biens d'occasion sont sollicitées. En effet, la question porte sur des véhicules prélevés sur le stock d'un concessionnaire afin d'être utilisés, dans le cadre de l'exploitation de l'entreprise, en tant que véhicules de démonstration et véhicules de prêt (véhicules de service). A savoir quelles sont les règles applicables en matière du droit à déduction lors de la revente de ces véhicules.
A la suite d'une vérification de comptabilité d'un concessionnaire automobile, l'administration fiscale a remis en cause la déduction de TVA qui a grevé l'acquisition de véhicules de démonstration et de véhicules de prêt, ainsi que certaines dépenses afférentes à ces véhicules : dépenses d'entretien, de réparation et d'équipement. Les véhicules de transport de personnes sont exclus du droit à déduction de manière assez large. Cependant, antérieurement à la suppression de l'article 237 de l'Annexe II au CGI (N° Lexbase : L0913HN7), les véhicules constituant des immobilisations étaient exclus du droit à déduction. Mais les véhicules acquis par des concessionnaires étaient considérés comme des éléments de stocks et non des immobilisations et, en conséquence, pouvaient bénéficier du droit à déduction (11). Néanmoins, s'agissant des véhicules de démonstration, la TVA n'était pas déductible. Mais le Conseil d'Etat (12) a admis que les véhicules neufs revendus par un concessionnaire dans l'année suivant celle de leur acquisition ne constituaient pas des immobilisations et devaient être considérés comme des véhicules d'occasion. La doctrine a pris en compte la position de la Haute juridiction administrative dans ses instructions du 12 septembre 1986 (BOI 3 D-6-86 et 3 D-10-86).
Par un jugement en date du 18 février 2007, le tribunal administratif de Poitiers avait rejeté la demande de la société en vue d'obtenir la réduction des rappels de TVA relatifs à l'achat des véhicules, sur le fondement de l'article 237 de l'Annexe II au CGI (plus en vigueur N° Lexbase : L0913HN7) (13). Par un arrêt du 26 février 2009 (14), la cour administrative d'appel de Bordeaux a confirmé la décision rendue en première instance mais après substitution de la base légale. Les dispositions de l'article 237 de l'Annexe II au CGI ne concernaient que les véhicules de démonstration, les juges d'appel ont substitué à son application les dispositions de l'article 257-8°-1-b du CGI (N° Lexbase : L0792IPZ), relatives aux livraisons de bien à soi-même, qui s'appliquaient aussi aux véhicules de prêt. Les termes de "livraison à soi-même" n'apparaissent pas en tant que tels dans le CGI, mais on peut définir cette opération comme un "contrat avec soi-même" (15), qui a pour effet que l'entreprise devra acquitter spontanément la TVA sur les biens et services qu'elle fabrique ou qu'elle consomme. Lors de cette opération, l'assujetti aura la qualité de fournisseur dans un premier temps et celle de consommateur dans un second temps.
L'imposition de ce type d'opération doit permettre d'assurer le respect du principe de neutralité, lequel est en étroite corrélation avec les modalités du droit à déduction. "En l'absence d'un tel mécanisme, une entreprise pourrait trouver intérêt, dans certains cas, à fabriquer elle-même un bien en faisant appel à son propre personnel plutôt que de l'acheter auprès d'un tiers qui lui facturerait la TVA : l'opération de fabrication purement interne ne donnerait pas lieu au paiement de la TVA et l'entreprise échapperait ainsi à la rémanence de taxe susceptible d'être constatée en cas d'achat auprès d'un tiers" (16). Pour la Haute juridiction administrative, la substitution de base légale effectuée par les juges d'appel est valable en droit.
Ayant établi ce premier élément relatif aux livraisons à soi-même, le Conseil d'Etat prend ensuite en considération la qualité de "bien d'occasion" des véhicules de service lors de leur revente. Selon les dispositions de l'article 261 du CGI (N° Lexbase : L5444IR3), les ventes de biens d'occasion par les personnes qui les ont utilisés dans le cadre de leur exploitation sont exonérées. En combinant cette disposition avec l'article 241 de l'Annexe II au CGI (plus en vigueur N° Lexbase : L0923HNI) (17), il en résulte que les services accessoires à ces opérations, elles-mêmes exonérées, sont aussi exonérés. Afin d'étayer cette solution, le Conseil d'Etat fait référence à la législation communautaire, plus précisément à la définition des "biens d'occasion" fournie par la 6ème Directive-TVA (18), selon laquelle ce sont des "biens meubles corporels susceptibles de remploi en l'état ou après réparation, autres que des objets d'art ou d'antiquité". En appliquant cette définition aux véhicules de service, la cour administrative d'appel n'a pas commis d'erreur de droit. Pour parvenir à cette qualification, il n'était pas nécessaire de répondre à la question de savoir si les véhicules devaient être considérés comme des immobilisations. En effet, le droit à déduction, qui doit permettre d'assurer une neutralité totale de l'imposition, s'applique normalement dans le cadre du négoce des biens neufs. En matière de biens d'occasion, le principe est que l'imposition est limitée à la plus-value réalisée avec, en corollaire, l'exclusion du droit à déduction. Cependant, l'exclusion du droit à déduction ne trouve pas à s'appliquer si le négociant opte pour l'acquittement de la TVA sur le prix total de la cession.
On peut noter que cette qualification de bien d'occasion admise par le Conseil d'Etat par référence tant au droit interne qu'au droit communautaire est la réponse à une question qui a fait l'objet de controverses. En effet, le régime applicable à la revente des véhicules de démonstration, et, au terme de cette décision, aussi des véhicules de prêt, était fonction du fait de savoir si ces biens étaient, lors de leur revente, considérés comme neufs ou comme d'occasion. En les considérant comme des biens d'occasion, leurs cessions sont imposables comme des cessions effectuées par des négociants en biens d'occasion.
Cette solution a déjà été retenue par la Haute juridiction administrative dans un arrêt en date du 17 décembre 2003 (19). Lorsqu'un négociant cède un bien d'occasion en taxant la totalité du prix de vente, il peut récupérer la taxe qui a grevé l'acquisition du bien. Depuis un arrêt de 1985 (20), le juge de l'impôt considère que peut être appliqué aux véhicules de démonstration le régime des biens d'occasion. Là encore, les juges de cassation confirment la validité du raisonnement de la cour administrative d'appel de Bordeaux.
C'est dans le dernier considérant qu'apparaît le motif pour lequel la solution retenue en appel n'est pas validée par le Conseil d'Etat. Selon la cour administrative d'appel, le contribuable ne pouvait se prévaloir des dispositions des instructions du 12 septembre 1986 (BOI 3 D-6-86 et 3 D-10-86). Aux termes de ces instructions, qui reprenaient les solutions dégagées par le Conseil d'Etat, les "concessionnaires qui ont déduit la taxe lors de l'acquisition du véhicule ne la reversent pas lorsque le véhicule est affecté à la démonstration, dès lors que lors de la revente, la taxe est acquittée sur la totalité du prix de vente". Cette solution ne peut être retenue que si les biens sont des immobilisations. Afin de savoir si ces biens relèvent de la catégorie des immobilisations, les juges d'appel ont retenu le critère de la durée de la détention du bien par le concessionnaire. Ainsi, si les biens étaient détenus depuis moins d'une année, il convient d'examiner s'il ne s'agissait pas d'immobilisations et, en conséquence, s'ils ne pouvaient bénéficier de la solution dégagée par les instructions.
Le Conseil d'Etat a considéré, dans des termes laconiques, qu'en ne retenant que ce critère de distinction, la cour administrative d'appel avait entaché sa solution d'une erreur de droit. Ce critère temporel est utilisé afin de distinguer si les biens sont des éléments de stocks ou des immobilisations, qualifications qui commandent les règles de déduction applicables. La solution retenue par la cour administrative d'appel de Bordeaux a déjà été retenue dans des décisions antérieures (21), pour lesquelles la durée supérieure ou inférieure à un an permet de déterminer la qualification juridique du véhicule. La censure du Conseil d'Etat n'est pas une solution nouvelle. En effet, dans les décisions précédentes, pour décider si les véhicules de démonstration font partie du stock de l'entreprise, ou au contraire, sont des immobilisations, le Conseil d'Etat n'utilise pas seulement le critère de la durée inférieure ou supérieure à une année. Il retient un faisceau d'indices, notamment pour savoir si les véhicules sont de même nature que les biens vendus neufs par le redevable, s'ils sont utilisés dans l'entreprise dans des conditions étroitement liées à la vente des biens et s'ils sont affectés à l'exploitation pendant une durée supérieure à une année (22). En utilisant un seul critère, il apparaît que, si cela simplifie l'oeuvre de qualification juridique, pour autant cette simplification peut ne pas être satisfaisante car elle entraîne une généralisation qui ne permet pas de prendre en compte les diversités des activités soumises à TVA.
La décision commentée est l'une des rares au cours de laquelle le juge judiciaire va prendre "le costume du juge de l'impôt" (23). La question de droit porte sur le champ d'application du taux réduit de TVA en matière de travaux sur des biens immobiliers de plus de deux ans (24).
Un couple de contribuables a acquis, le 19 avril 1997, un pavillon, situé à Maurepas (78), appartenant à un autre couple. Très rapidement, ils ont déclaré un sinistre auprès de leur assureur (MACIF), les dommages constatés consistant en une apparition brutale d'un réseau de fissures des superstructures du bâtiment. Ils ont fait réaliser des travaux confortatifs par un entrepreneur. A la suite d'un rapport d'expertise rendu en 2007, les acquéreurs ont assigné les vendeurs et l'assureur de ces derniers (MAIF), ainsi que l'entrepreneur et son assureur (MAAF). Il faut noter que la commune sur laquelle le pavillon est situé a fait l'objet d'un arrêté de catastrophe naturelle pour la période d'octobre 1993 à novembre 1996, du fait d'une sécheresse persistante.
Dans une décision en date du 9 février 2010, le tribunal de grande instance de Versailles a condamné la compagnie MAIF au paiement des travaux de reprise des fondations pour un montant TTC de 226 528,86 euros ainsi que, solidairement, l'assureur des vendeurs (MAIF), l'entrepreneur et son assureur, à verser la somme de 29 883 euros TTC pour les travaux de reprise et de peinture des murs. La cour d'appel de Versailles a confirmé le jugement des juges du fond (25). Le pourvoi, à l'origine de la décision commentée, a été formé par l'assureur des vendeurs (MAIF).
Le litige ne porte pas sur le chiffrage des différents travaux mais sur la question de savoir si ces travaux relèvent de la catégorie des travaux soumis au taux réduit de 5,5 % par application de l'article 279-0 bis du CGI (N° Lexbase : L1144ITK). Sinon, ils sont imposables au taux de droit commun de 19,6 %. Sur ce point, le jugement du tribunal de grande instance a retenu l'application du taux de droit commun, solution confirmée par les juges d'appel.
Selon les différents travaux d'expertise, les différents désordres constatés ont leur origine dans le phénomène de sécheresse reconnu comme catastrophe naturelle. Les travaux effectués par l'entrepreneur ont pu avoir pour effet d'amplifier ces désordres mais pour autant n'en sont pas la cause déterminante. Ces travaux ne sont qu'un facteur aggravant des désordres qui sont dus à la dessiccation des argiles sur lesquelles reposent les fondations du pavillon.
Selon l'instruction du 8 décembre 2006 (26), les travaux concourant à la production d'un immeuble neuf relèvent du taux normal de TVA. Ces travaux sont définis à l'article 257-7°-1,c du CGI (N° Lexbase : L0792IPZ), ils comprennent notamment les travaux portant sur des immeubles existants qui "rendent à l'état neuf : 1° soit la majorité des fondations ; 2° soit la majorité des éléments hors fondations déterminant la résistance et la rigidité de l'ouvrage" (27). Le tribunal de grande instance, comme la cour d'appel de Versailles, en ont conclu que le taux réduit ne pouvait être appliqué aux travaux décrits dans l'affaire commentée.
Mais précisément, la Cour de cassation vient infirmer la position des juges du fond en estimant que c'est le taux réduit qui doit être appliqué et non le taux de droit commun. On peut se référer notamment à un rescrit publié le 22 mai 2007 (28), selon lequel, en prenant en compte la doctrine administrative antérieure (29) à l'instruction du 8 décembre 2006, "les travaux de réparation et de renforcement des fondations d'immeubles sont soumis au taux réduit de TVA dans la mesure où ils n'aboutissent pas à une construction nouvelle ou à un agrandissement mais ont pour seul objet la stabilisation de l'existant".
Ce sont des travaux "confortatifs" qui ont été rendus nécessaires du fait des désordres qui ont été générés par la sécheresse qui a été considérée comme une catastrophe naturelle. Or précisément, l'interprétation donnée par le rescrit de 2007 l'a été au regard des travaux qui ont été consécutifs à la sécheresse de 2003, "ainsi qu'aux événements de même nature". Le taux réduit pourra s'appliquer à ces travaux dès lors que le preneur justifiera que les travaux sont directement en relation avec le phénomène naturel. En l'espèce, ce lien a été établi par le rapport de l'expert ; la cause première des désordres est la sécheresse.
Cette décision nous permet de rappeler que le montant des dommages et intérêts est calculé à partir du montant HT auquel est ajouté celui de la TVA. Ce montant ne peut être établi HT car dans le cas où la personne qui reçoit l'indemnisation n'est pas redevable à la TVA, elle subirait un autre préjudice financier "correspondant à la différence entre le taux normal et le taux réduit, et n'aurait pas la réparation intégrale de son préjudice" (30).
(1) Gwenaëlle Bernier, Laurent Chetcuti et Armelle Courtois-Finaz, La TVA racontée aux dirigeants et à leurs conseils, LexisNexis, Collection LITEC Fiscal, 2010, 2ème édition, 607 pages, p. 415, § 436.
(2) Cette disposition a été modifiée, lors de la réforme des règles de territorialité des prestations de services ("Paquet TVA"), par l'article 102-I-2° de la loi n° 2009-1673 du 30 décembre 2009, Droit fiscal, 2010, n° 2, comm. 57. Cf. aussi l'instruction du 4 janvier 2010, BOI 3 A-1-10, Droit fiscal, 2010, n° 2, inst. 14202.
(3) CGI, art. 269-2-c (N° Lexbase : L1679IPU).
(4) Disposition abrogée par l'article 18 de l'ordonnance n° 2005-1512 du 7 décembre 2005, relative à des mesures de simplification en matière fiscale et à l'harmonisation et l'aménagement du régime des pénalités (N° Lexbase : L4620HDH), JO, 8 décembre 2005. Pour autant, cette pénalité existe toujours et est actuellement mentionnée au 4 de l'article 1788 A du CGI (N° Lexbase : L0698IHC).
(5) TA Marseille, 12 septembre 2005, n° 010079.
(6) CAA Marseille, 3ème ch., 18 décembre 2008, n° 06MA00002, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A8496ECN).
(7) Op. cit.
(8) LPF, art. L. 192, al. 2 (N° Lexbase : L8724G8M).
(9) Doc. adm., 4 G-3342
(10) Doc. adm., op. cit.
(11) Doc. adm. 3 D 1532, repris dans le BoFip (N° Lexbase : X8046ALL)
(12) CE 7° et 8° s-s-r., 4 décembre 1985, n° 63962, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3075AMT), Droit fiscal, 1986, n° 13, comm. 684.
(13) "Les véhicules ou engins, quelle que soit leur nature, conçus pour transporter des personnes ou à usages mixtes, qui constituent une immobilisation ou, dans le cas contraire, lorsqu'ils ne sont pas destinés à être revendus à l'état neuf, n'ouvrent pas droit à déduction.
Il en est de même des éléments constitutifs, des pièces détachées et accessoires de ces véhicules et engins.
Toutefois, cette exclusion ne concerne pas :
- les véhicules routiers comportant, outre le siège du conducteur, plus de huit places assises, et utilisés par des entreprises pour amener leur personnel sur les lieux du travail ;
- les véhicules ou engins acquis par les entreprises de transports publics de voyageurs et affectés de façon exclusive à la réalisation desdits transports".
Cette disposition a été abrogée à compter du 1er janvier 2008 par le décret n° 2007-566 du 16 avril 2007 (N° Lexbase : L0074HWN) et remplacée par l'article 206-IV-6 de l'Annexe II au CGI (N° Lexbase : L4430IQ7).
(14) CAA Bordeaux, 6 février 2009, n° 07BX00593, inédit au recueil Lebon.
(15) Daniel Gutmann, Droit fiscal des affaires, Lextenso Editions, Montchrestien, Collection Domat droit privé, 2011, 2ème édition, 748 pages, p. 564.
(16) Gestion de la TVA - La TVA expliquée aux praticiens, Francis Lefebvre, Dossiers pratiques, 2003, 665 pages, § 420, p. 35.
(17) "Les services de toute nature afférents à des biens, produits ou marchandises exclus du droit à déduction n'ouvrent pas droit à déduction". Ce texte a été supprimé à compter du 1er janvier 2008 par le décret n° 2007-566 du 16 avril 2007 et remplacé par l'article 206, IV, 2, 10° de l'Annexe II au CGI.
(18) Directive 77/388/CEE du Conseil du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de TVA : assiette uniforme, art. 26 bis (N° Lexbase : L9279AU9).
(19) CE 9° et 10° s-s-r., 17 décembre 2003, n° 224409, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9866DBZ).
(20) CE 7° et 8° s-s-r., 22 avril 1985, n° 35962, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2836AMY), Concl. M.-A. Latournerie.
(21) CAA Nantes, 6 février 1991, n° 89NT01072, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6667A8G) ; CAA Bordeaux, 1ère ch., 30 décembre 1992, n° 91BX00281, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2179A89) ; CAA Nantes, 8 décembre 1994, n° 93NT00388, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1547BHR) ; CAA Nancy, 6 juillet 1995, n° 92NC00978, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5405BGB).
(22) CE, 20 juin 1969, n° 75064, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3767B8Z), Droit fiscal, 1969, n° 30, comm. 947 ; CE 7° et 8° s-s-r., 7 octobre 1985, n° 52012, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2872AMC), Concl. M.-A. Latournerie, Droit fiscal, 1986, n° 7, comm. 269.
(23) André Lefeuvre, Note sous Cass. com., 12 décembre 2006, n° 05-15.334, F-D (N° Lexbase : A9040DSM), Droit fiscal, 2007, n° 12, comm. 310
(24) La quatrième loi de finances pour 2011 (loi n° 2011-1978 du 28 décembre 2011 N° Lexbase : L4994IRE) a créé un nouveau taux réduit de 7 % qui s'applique aux travaux sur les biens immobiliers ayant plus de deux ans d'ancienneté. Lire nos obs., Chronique de TVA - Janvier 2012, Lexbase Hebdo n° 469 du 19 janvier 2012 (N° Lexbase : N9700BS3).
(25) CA Versailles, 9 mai 2011, n° 01/01738 (N° Lexbase : A1910HTW).
(26) Cette instruction commente des dispositions de l'article 88 de la loi de finances rectificative pour 2005 (loi n° 2005-1720 du 30 décembre 2005 N° Lexbase : L6430HEU, Droit fiscal, 2006, n° 51, inst. 13629).
(27) Instruction du 8 décembre 2006, § 155, op. cit.
(28) Rescrit n° 2007/21 (TCA) du 22 mai 2007 (N° Lexbase : L0810IRG).
(29) Doc. adm., 3 C 2169, § 205, 30 mars 2001, remplacée par l'instruction du 8 décembre 2006 (BOI 3 C-7-06 N° Lexbase : X7759ADQ), et repris dans le BoFip (N° Lexbase : X8528ALG)
(30) André Lefeuvre, op. cit.
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