La lettre juridique n°479 du 29 mars 2012

La lettre juridique - Édition n°479

Éditorial

De l'anosognosie de Sisyphe simplifiant le droit

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Sans répit, sans repos... après 5 032 heures de séance publique, 4 615 heures de séance en commissions et fort de 75 858 amendements déposés en séance publique, le Président de l'Assemblée nationale sonne la fin de la XIIIème législature de la Vème République. Le bilan suscite l'orgueil pour les uns, la circonspection pour les autres. 533 lois et 172 ordonnances publiées au Journal officiel, pour 264 textes de loi adoptés : 2 lois par semaine, 3 ordonnances par mois. Et, à cela, on ajoutera 19 127 décrets (10 par jour) et 72 022 arrêtés (40 par jour)... Nemo censitur ? Qui disait...

Conscientes de cette inflation progressive et de l'inintelligibilité du droit, sans parler des problèmes de sécurité juridique induits, pour la quatrième fois depuis 2007, les commissions des lois de l'Assemblée et du Sénat ont été saisies d'une nouvelle proposition de loi de simplification du droit. C'est l'histoire du pompier pyromane ! Et, comme "l'homme devrait mettre autant d'ardeur à simplifier sa vie qu'il en met à la compliquer", nous enseigne Bergson, ces lois de simplification sont à l'image des dispositions qu'elles affectent : si la loi du 20 décembre 2007 comportait 30 articles, la loi du 17 mai 2011 en arborait 200. Bien heureusement, la loi du 22 mars 2012, relative à la simplification du droit et à l'allégement des démarches administratives, revient à la raison, forte de 134 articles "seulement".

Il faut dire que la commission du Sénat avait donné de la voix, déplorant le fait que, sous couvert de simplification, le texte servait de "pavillon de complaisance" à des marchandises de toutes natures, qui parfois allaient bien au-delà de la stricte simplification du droit, même si cette nouvelle loi de simplification ne donnait plus, au même degré en tout cas, l'apparence d'un "assemblage hétéroclite de cavaliers législatifs' en déshérence", selon la formule de Bernard Saugey. Toujours est-il que, dans sa décision du 15 mars 2012, le Conseil constitutionnel a tout de même censuré neuf dispositions de la petite loi, dont certaines sous le joug des fameux picadors.

La harangue de la commission du Sénat est déroutante, venant de la part de la Chambre haute, mais emplie de bon sens. "La simplification permanente de notre droit, sans cesse répétée, année après année, contribue à l'instabilité comme à l'inflation législatives". Or, "les destinataires de la loi, a fortiori les entreprises, ont besoin de prévisibilité et de stabilité de la norme qui leur est applicable. Une loi peut-être imparfaite mais connue, stable et appliquée est souvent préférable à une loi méconnue car changeante et instable, sous prétexte de simplification". D'autant qu'il n'est pas rare que "des lois de simplification cachent de réelles novations juridiques, qui passent alors à peu près inaperçues et sont finalement adoptées sans réelle discussion. La démarche de simplification proposée au législateur doit elle-même être simple, lisible et cohérente pour être convaincante et pertinente".

Alors que restera-t-il de cette énième loi de simplification ? Un peu de la fin de la condition des 10 jours de travail effectif chez le même employeur pour bénéficier de congés payés ; la suppression de l'accord du salarié lorsque l'aménagement du temps de travail sur une période supérieure à la semaine et au plus égale à l'année est fait par accord collectif ; un brin de codification du télétravail ; un soupçon de rupture du contrat de travail du salarié licencié pour inaptitude physique non professionnelle dès la notification du licenciement et non plus au terme du préavis que le salarié ne peut, en tout état de cause, pas exécuter ; la négociation de branche sur les salaires lorsque le salaire minimum des salariés sans qualification est inférieur au SMIC ; l'harmonisation des références à la notion d'effectif dans le Code du travail ; et un certain nombre de procédures simplifiées (ex. : mise à jour moins fréquente pour les TPE du document unique d'évaluation des risques, déclarations préalables à l'embauche obligatoirement sous forme électronique pour certaines entreprises).

La France peut-elle se réfugier derrière l'anosognosie pour s'excuser de sa "législatite" aigue ? La faute de l'Europe tout cela ? Certes, 85 % des normes françaises sont tirées de la législation de l'Union. Et, qui a lu un jour une Directive en mal de transposition comprend, dès lors, qu'il faille remettre sans cesse son ouvrage. L'harmonisation législative n'est pas chose aisée, surtout lorsque le droit continental le cède peu à peu devant la common law. A changer de nature et à introduire de nouvelles terminologies en sus de celles déjà existantes dans notre droit, l'ontologie juridique en perd son langage naturel et la loi son intelligibilité. D'autant que les 15 % de lois d'initiative franco-française doivent, également, s'arquebouter pour satisfaire aux canons normatifs européens. Tel est le revers d'une intégration communautaire, certes nécessaire, mais à marche forcée... Et, la téléologie de la promotion du droit continental, aujourd'hui.

Comme chacun le sait, si "faire et défaire, c'est toujours travailler [...] ce n'est pas gros avancer"...

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Avocats/Accès à la profession

[Focus] Avocat : la nouvelle planche de salut des élus recalés

Lecture: 8 min

N0984BTM

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 28 Mars 2012

Aux dires de certains, les "passerelles" entre professions réglementées ou non, permettant de devenir avocat et d'être inscrit au tableau d'un Ordre, sont trop nombreuses et sources de conflits d'intérêts, quand la "voie normale" impose non seulement un examen d'entrée et de sortie au centre régional de formation professionnel des avocats (CRFPA), mais surtout la sanction préalable de l'acquisition des règles déontologiques, ciment de la profession. On s'étonnera, dès lors, de ce projet de décret émanant de la Chancellerie et visant à permettre aux ministres, aux parlementaires et à leurs collaborateurs d'intégrer, tout de go, la profession d'avocat, sans passer par la "case CAPA" (certificat d'aptitude à la profession d'avocat). Consulté uniquement sur l'intégration des collaborateurs des parlementaires dans leurs rangs, le Conseil national des barreaux et le barreau de Paris se sont montrés réticents, lors de l'assemblée générale des 23 et 24 mars 2012, quant aux mesures bénéficiant aux ministres et aux parlementaires, sans garantie déontologique et sans concertation préalable.
On sait qu'aux termes de l'article 98 du décret du 27 novembre 1991 (décret n° 91-1197 N° Lexbase : L8168AID), sont dispensés de la formation théorique et pratique et du certificat d'aptitude à la profession d'avocat :

1° les notaires, les huissiers de justice, les greffiers des tribunaux de commerce, les administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires au redressement et à la liquidation des entreprises, les anciens syndics et administrateurs judiciaires, les conseils en propriété industrielle et les anciens conseils en brevet d'invention ayant exercé leurs fonctions pendant cinq ans au moins (cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E7998ETE) ;

2° les maîtres de conférences, les maîtres assistants et les chargés de cours, s'ils sont titulaires du diplôme de docteur en droit, en sciences économiques ou en gestion, justifiant de cinq ans d'enseignement juridique en cette qualité dans les unités de formation et de recherche (cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E7999ETG) ;

3° les juristes d'entreprise justifiant de huit ans au moins de pratique professionnelle au sein du service juridique d'une ou plusieurs entreprises (cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E8000ETH).

4° les fonctionnaires et anciens fonctionnaires de catégorie A, ou les personnes assimilées aux fonctionnaires de cette catégorie, ayant exercé en cette qualité des activités juridiques pendant huit ans au moins, dans une administration ou un service public ou une organisation internationale (cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E8007ETQ) ;

5° les juristes attachés pendant huit ans au moins à l'activité juridique d'une organisation syndicale ;

6° les juristes salariés d'un avocat, d'une association ou d'une société d'avocats, d'un office d'avoué ou d'avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, justifiant de huit ans au moins de pratique professionnelle en cette qualité postérieurement à l'obtention du titre ou diplôme mentionné au 2° de l'article 11 de la loi du 31 décembre 1971 (loi n° 71-1130 N° Lexbase : L6343AGZ) ;

7° les personnes agréées par le président de la chambre d'appel de Mamoudzou dans la collectivité départementale de Mayotte justifiant de huit ans au moins de pratique professionnelle ;

8° les personnes ayant travaillé en qualité de collaborateur d'avoué postérieurement au 31 décembre 2008 et justifiant, au plus tard au 1er janvier 2012, de la réussite à l'examen d'aptitude à la profession d'avoué .

Ces dispenses partielles de formation ne constituent pas un droit attaché à l'ancienneté, mais un mode d'accès à une profession à caractère dérogatoire, comme le précise un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation, rendu le 8 novembre 2007 (Cass. civ. 1, 8 novembre 2007, n° 05-18.761, FS-P+B N° Lexbase : A4151DZR). Aussi, toutes les conditions par ailleurs requises doivent être remplies pour pouvoir bénéficier de la "passerelle".

Lors de son assemblée générale des 23 et 24 septembre 2011, le Conseil national des barreaux avait définitivement adopté, après retour de la concertation de la profession, le rapport sur la réforme des conditions d'inscription particulières en fonction des activités précédemment exercées. Il avait approuvé, en premier lieu, l'extension de la voie d'accès à la profession d'avocat aux collaborateurs de députés et assistants de sénateurs sous réserve de justifier des conditions de droit commun, à savoir :

- avoir obtenu une maîtrise en droit ou un diplôme reconnu comme équivalent ;
- bénéficier d'un statut de cadre ;
- justifier d'une activité juridique effective et à titre principal.

L'expérience professionnelle de huit années acquise en cette qualité pourra être cumulée avec les autres activités de juristes d'entreprises, de fonctionnaires de catégorie A, de juristes de syndicats et de juristes de cabinets d'avocats, de l'article 98 pour l'accès à la profession. Il a été proposé, en deuxième lieu, de soumettre toutes les personnes souhaitant bénéficier des dispositions des articles 97 et 98 du décret de 1991 à un examen préalable de contrôle des connaissances en déontologie. Une formation obligatoire de vingt heures serait organisée par les écoles d'avocats aux fins de préparation à cet examen. La réussite à cet examen conditionnerait la prestation de serment et l'inscription au tableau de l'Ordre d'un barreau. Les conseils de l'Ordre conserveraient leur compétence pour statuer sur la recevabilité des dossiers d'inscription. Le contenu de l'examen serait défini par un arrêté du Garde des Sceaux, ministre de la Justice, pris après avis du Conseil national des barreaux. Aucune dispense ne pourrait être accordée et nul ne pourrait se présenter plus de trois fois à l'examen de contrôle des connaissances. Il a été aussi proposé d'ajouter au texte une obligation pour les conseils de l'Ordre de notifier les décisions de rejet des demandes d'admission sur le fondement des articles 97 et 98 du décret de 1991 au président du Conseil national des barreaux, et pour ce dernier de tenir à jour une liste nationale des décisions de rejet à destination des Bâtonniers. Il s'agissait d'un ensemble et la réforme devait donc intégrer la totalité des dispositions proposées. C'est cette proposition de réforme qui a été transmise au ministère de la Justice et des Libertés pour mise en application.

Mais, la position de la Chancellerie fut tout autre. Le porte-parole du ministère de la Justice, Bruno Badré, a indiqué à l'AFP, d'abord, qu'il semblait "cohérent d'ouvrir cette possibilité aux membres du Gouvernement et aux parlementaires, qui sont les employeurs de ces collaborateurs" (sic) -on rappellera que les employeurs des juristes d'entreprise, comme les responsables syndicaux ou les cadres dirigeants de la fonction publique, etc., ne sont pas éligibles au régime dérogatoire, sauf à répondre eux-mêmes aux conditions requises-.

Ensuite, bénéficieraient de cette dispense dérogatoire "les personnes justifiant de huit ans au moins d'exercice de responsabilités publiques les faisant directement participer à l'élaboration de la loi". Le champ d'application personnel serait, dès lors, des plus larges et serait source de contentieux d'interprétation interminables auprès des tribunaux.

Enfin, le projet de décret prévoirait une formation déontologique après l'admission au tableau des membres du Gouvernement et des parlementaires. L'obligation de formation a posteriori serait en inadéquation avec l'harmonisation et l'unification de la profession d'avocat ; la déontologie constituant, malgré les différences d'activité et les différentes structures au sein desquelles officient les avocats, le socle de la profession d'avocat. C'est d'ailleurs la raison fondamentale expliquant, dans le cadre d'un autre débat, les réticences à voir naître cet "hybride" que serait "l'avocat en entreprise", dont la déontologie ne serait pas la même que celui officiant à titre libéral.

Aussi, l'assemblée générale du Conseil national des barreaux des 23 et 24 mars 2012 ne s'y est pas trompée, le nouveau décret créant un article 97-1 du décret du 27 novembre 1991, à la suite des personnes dispensées de la condition de diplôme, de la formation théorique et pratique et du certificat d'aptitude à la profession d'avocat et du stage, de l'article 97 du décret. Et, si la majorité des membres du Conseil souhaitait limiter cette nouvelle "passerelle" aux anciens parlementaires, ministres et membres du Conseil constitutionnel -dans leur esprit, devraient être exclus les maires ou les directeurs de cabinet-, le Conseil national a, également, insisté sur la nécessité d'un examen obligatoire de déontologie. Au final, l'assemblée générale a rejeté le projet de décret proposé par la Chancellerie, dont la formulation est jugée "cotonneuse" par Christian Charrière-Bournazel, président du Conseil national.

Dans le même sens, le conseil de l'Ordre de Paris, premier barreau intéressé par cette nouvelle "passerelle" a déploré, dans une motion du 20 mars 2012, l'imprécision du projet de texte concernant la définition des personnes susceptibles de bénéficier d'un tel accès dérogatoire. Il a considéré dans l'intérêt premier du public et du bon fonctionnement de la justice, qu'en l'absence de toute exigence de diplôme en droit et de formation préalable en déontologie, l'exercice par toute personne, même pendant huit années, de "responsabilités publiques la faisant directement participer à l'élaboration de la loi", ne garantit pas l'effectivité d'une pratique professionnelle juridique et la connaissance de la déontologie et des règles professionnelles indispensables à l'exercice de la profession d'avocat. Il a refusé en l'état la création d'une nouvelle voie d'accès dérogatoire prévue par l'article 5 du projet de décret conduisant à l'adjonction d'un article 97-1 aux dispositions du décret du 24 novembre 1991 et a demandé à voir retirer cet article du projet. Et, Christiane Féral-Schuhl, Bâtonnier du barreau de Paris, jugeant le débat précipité, de rappeler qu'il convient, désormais, d'ouvrir un débat plus large sur l'accès à la profession, soulignant les difficultés d'application de l'article 100 du décret de 1991, relatif à l'inscription au barreau de personnes ayant acquis la qualité d'avocat dans un pays hors Union européenne.

Mais, le ministère de tutelle en eut cure : il a porté son projet de décret devant le Conseil d'Etat pour avis, faisant fi de la plupart des recommandations du Conseil national des barreaux. Seules concessions envisagées : le dispositif ne concernerait plus les maires et les directeurs de cabinet. Une formation déontologique préalable de 20 heures devrait être obligatoire... mais, non sanctionnée par un examen. C'est qu'à l'approche des élections, l'urgence politique semble de mise et pour le ministère de la Justice, soumettre les parlementaires ou les ministres à un examen est "difficilement envisageable" (sic).

Enfin, on notera que le projet de décret serait en contrariété avec la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique orchestrée au plus haut niveau de l'Etat -malgré la "mise au placard" d'un projet de loi en la matière, déposé le 27 juillet 2011, sur le bureau de l'Assemblée nationale-. Comme le soulignait un rapport d'information du Sénat, du 12 mai 2011, l'interdiction de plaider contre l'Etat pour un avocat détenant un mandat parlementaire remonte à l'entre-deux guerres, lorsque de très nombreux parlementaires exerçaient la profession d'avocat et que certains d'entre eux furent mis en cause dans des scandales. Les activités d'avocat et de conseil sont, également, visées par des incompatibilités, qui permettent d'éviter tout conflit d'intérêts entre l'intérêt général et les intérêts des clients de ces activités.

Ainsi, aux termes de l'article L.O. 146-1 du Code électoral (N° Lexbase : L7634AIL ; cf. l’Ouvrage "Droit électoral" N° Lexbase : E2319A8E), il est interdit de commencer à exercer une activité de conseil que l'on n'exerçait pas avant le début de son mandat, sauf s'il s'agit d'une profession libérale soumise à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé. Visant en principe les experts-comptables aussi bien que les notaires, par exemple, l'exception concerne quasi-exclusivement, en pratique, la profession d'avocat, du fait des modalités d'accès à la profession pour les parlementaires : sont effectivement dispensés de la formation théorique et pratique et du certificat d'aptitude à la profession d'avocat "les fonctionnaires et anciens fonctionnaires de catégorie A, ou les personnes assimilées aux fonctionnaires de cette catégorie, ayant exercé en cette qualité des activités juridiques pendant huit ans au moins, dans une administration ou un service public". Cette facilité d'accès, qui n'existe pas dans les autres professions relevant de l'exception, a suscité récemment d'importantes controverses, plusieurs députés en fonctions ayant fait le choix de devenir avocat en prêtant serment devant le barreau de Paris et d'exercer parallèlement à leur mandat cette nouvelle profession. Ils ont ainsi pu être accusés de "monnayer leur carnet d'adresses" au profit des clients privés des cabinets qui les accueillaient. La question est, désormais, de savoir si les risques de conflits d'intérêts disparaissent du seul fait que le ministre ne soit pas reconduit dans ses fonctions ou que le parlementaire ne soit pas réélu.

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Contrats administratifs

[Jurisprudence] Chronique de droit interne des contrats publics - Mars 2012

Lecture: 11 min

N1098BTT

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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public

Le 29 Mars 2012

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité de droit interne des contrats publics de François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers-Institut de droit public (EA 2623), laquelle se penchera sur deux décisions du mois de mars 2012. Tout d'abord, par un arrêt du 1er mars 2012 (CE 2° et 7° s-s-r., 1er mars 2012, n° 355560, mentionné aux tables du recueil Lebon), le Conseil d'Etat précise les règles applicables à l'articulation entre le référé précontractuel et le référé contractuel. Un concurrent évincé est recevable à exercer l'un, puis l'autre, lorsque le pouvoir adjudicateur a procédé à la signature du contrat alors qu'il avait été informé par le greffe du tribunal administratif, mais non par le requérant, de l'exercice d'un référé précontractuel. Dans cette hypothèse, et dès lors qu'aucun manquement à une règle de publicité et de mise en concurrence n'a pu être identifié, le juge du référé contractuel peut infliger une pénalité financière au pouvoir adjudicateur. Ensuite, par un arrêt du 12 mars 2012 (CE 2° et 7° s-s-r., 12 mars 2012, n° 353826, publié au recueil Lebon), le Conseil d'Etat indique qu'une offre ne répondant pas aux exigences du règlement de consultation doit être écartée comme étant irrégulière, et cela alors même qu'elle comporte, sur d'autres points, des propositions, non assimilables à des variantes, qui n'étaient pas demandées par le pouvoir adjudicateur.
  • Conditions d'exercice du référé contractuel : de nouvelles précisions (CE 2° et 7° s-s-r., 1er mars 2012, n° 355560, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3385IE4)

L'arrêt n° 355560 rendu par le Conseil d'Etat le 1er mars 2012 contribue, une nouvelle fois, à éclairer les conditions de l'articulation entre le référé précontractuel et le référé contractuel et précise utilement les pouvoirs du juge du référé contractuel. En l'espèce, un OPAC avait engagé en juillet 2011 une procédure adaptée en vue de la passation d'un marché ayant pour objet l'hébergement de son site internet. La société X avait présenté une offre, dont le rejet lui a été notifié par lettre du 21 novembre 2011. Elle a, alors, saisi le juge du référé précontractuel le 20 novembre 2011 d'une demande tendant à l'annulation de la procédure. Apprenant au cours de l'instruction que le marché public était d'ores et déjà signé et que son référé précontractuel était donc irrecevable, elle a présenté des conclusions sur le fondement de l'article L. 551-13 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1581IEB), c'est-à-dire sur le terrain du référé contractuel. Comme il fallait s'y attendre, le juge des référés du tribunal administratif (1) a prononcé un non-lieu à statuer sur la demande en référé précontractuel, mais il a infligé une pénalité de 20 000 euros à l'OPAC en tant que juge du référé contractuel. Saisi d'un recours en cassation dirigé contre cette ordonnance, le Conseil d'Etat en prononce l'annulation au motif de la violation, par le juge des référés, des dispositions des articles L. 551-21 (N° Lexbase : L1582IEC) et R. 551-8 (N° Lexbase : L9805IEU) du Code de justice administrative, qui obligent le juge à informer les parties de son intention de sanctionner financièrement le pouvoir adjudicateur, et d'inviter les parties à présenter leurs observations en leur indiquant le délai dont elles disposent à cet égard. L'intérêt principal de l'arrêt ne réside pas, cependant, sur ce point.

I - Il réside, tout d'abord, dans la précision des règles présidant à l'articulation entre le référé précontractuel et le référé contractuel. Ces règles reposent sur l'idée que le référé précontractuel est le recours de droit commun en matière de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence, alors que le référé contractuel est un recours secondaire, dérogatoire, subsidiaire, dont l'existence vise précisément à sanctionner les irrégularités qui n'ont pas pu l'être par le juge du référé précontractuel, soit parce ce dernier n'a pas pu être saisi, soit parce qu'il a été saisi, mais n'a pas pu se prononcer sur le fond.

Les règles fixées par le Code de justice administrative s'organisent autour d'un principe et deux exceptions, posés par l'article L. 551-14 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1603IE4). Le principe est celui de l'interdiction faite au demandeur ayant exercé un référé précontractuel de poursuivre son action contentieuse par un référé contractuel, l'idée étant que les deux référés sont complémentaires et reposent donc sur une structure alternative et non pas cumulative. La succession des deux recours est, cependant, admise, à titre d'exception, soit lorsque le pouvoir adjudicateur n'a pas respecté la suspension prévue à l'article L. 551-14 (suspension de la signature du contrat à compter de la saisine du juge du référé précontractuel et jusqu'à la notification au pouvoir adjudicateur de la décision juridictionnelle), soit lorsque le même pouvoir adjudicateur ne n'est pas conformé à la décision du juge du référé précontractuel. Dans ces deux hypothèses, le référé contractuel se présente, alors, comme un complément du référé précontractuel qui n'a pas abouti (non-lieu en cas de signature pendant le délai de suspension) ou dont la solution n'a servi à rien (violation de la décision du juge du référé précontractuel par le pouvoir adjudicateur). A ces deux hypothèses, la jurisprudence "France Agrimer" (2) en a ajouté une troisième, propre aux marchés à procédure formalisée. La succession des deux référés est, en effet, possible lorsque le pouvoir adjudicateur n'a pas informé le candidat du rejet de son offre et de la signature du marché, à la suite d'un manquement au respect des dispositions de l'article 80 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L0165IRK) qui pose l'obligation de notifier aux candidats le rejet de leurs offres et fixe un délai minimum de seize jours, réduit à onze jours dans le cas d'une transmission électronique, entre cette notification et la conclusion du marché. Cette jurisprudence a été prolongée par l'arrêt "Opievoy" (3) qui a admis la succession des deux référés lorsque le concurrent évincé a été informé du rejet de son offre, mais non du délai de suspension prévu entre la date d'envoi de la notification du rejet de l'offre et la conclusion du marché.

Ce cadre général a été précisé par la jurisprudence "Commune de Maizières-les-Metz" du 30 septembre 2011 (4). La particularité de cette affaire résidait dans le fait que le requérant avait omis de notifier son référé précontractuel au pouvoir adjudicateur, qui avait alors signé le contrat avant que le juge n'ait pu se prononcer. Le concurrent évincé estimait donc pouvoir déposer des conclusions en référé contractuel du fait de l'irrecevabilité du référé précontractuel. Cependant, le Conseil d'Etat n'a pas retenu cette interprétation. Il a considéré qu'il ne pouvait pas être reproché à la commune d'avoir signé prématurément le contrat, et donc d'avoir violé le délai de suspension fixé par l'article L. 551-4 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1601IEZ), car celle-ci n'avait pas été informée par le concurrent évincé de son référé précontractuel, et avait été mise au courant tardivement de l'existence de ce recours par le greffe du tribunal administratif. Il en résulte que le concurrent évincé n'était donc pas recevable à exercer un référé contractuel. Cette solution, qui peut paraître sévère pour le requérant au premier abord, se justifie par l'idée que l'obligation de notification du référé précontractuel a été instituée dans l'intérêt du requérant, afin d'éviter que le marché contesté ne soit prématurément signé (5). L'intérêt du requérant est, en effet, de notifier son référé précontractuel le plus rapidement possible ("en même temps que le dépôt du recours et selon les mêmes modalités", dispose l'article R. 551-1 du Code de justice administrative N° Lexbase : L9813IE8) afin de paralyser la signature du contrat. S'il tarde à accomplir cette formalité, ce n'est certainement pas au pouvoir adjudicateur d'en subir les conséquences.

L'arrêt n° 355560 prolonge et affine cette solution. En l'espèce, la société X avait bien méconnu ses obligations de notification prévues à l'article R. 551-1 du Code de justice administrative. Seulement, à la différence de l'arrêt "Commune de Maizières-les-Metz", le greffe du tribunal administratif, dès réception du référé précontractuel, avait informé le pouvoir adjudicateur de son existence. Deux solutions s'offraient, alors, au Conseil d'Etat. Retenir une interprétation restrictive des dispositions du Code de justice administrative et sanctionner le requérant en déclarant son référé contractuel irrecevable du fait de l'absence de notification de son recours, ou développer une interprétation plus libérale en considérant que l'information fournie par le greffe du tribunal administratif au pouvoir adjudicateur suffisait à déclencher la suspension automatique de la signature du contrat, et justifiait, dès lors, la recevabilité du référé contractuel en cas de signature anticipée. Le Conseil d'Etat retient cette dernière solution, plus en phase, sans doute, avec l'exigence de bonne foi que la première qui aurait permis au pouvoir adjudicateur de faire obstacle au référé précontractuel puis contractuel, alors même qu'il avait été informé de l'existence du premier.

II - De cette solution, il résulte donc que le référé contractuel était recevable, restant, alors, à déterminer la sanction de cette irrégularité. L'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (N° Lexbase : L1548IE3), dont les dispositions sont codifiées dans le Code de justice administrative, détermine avec précision les pouvoirs du juge du référé contractuel. Ce dernier est tenu, dans un certain nombre d'hypothèses qui correspondent aux irrégularités les plus graves, d'annuler le contrat. Selon l'article L. 551-18 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1598IEW), "le juge prononce la nullité du contrat lorsqu'aucune des mesures de publicité requises pour sa passation n'a été prise, ou lorsque a été omise une publication au Journal officiel de l'Union européenne dans le cas où une telle publication est prescrite. La même annulation est prononcée lorsqu'ont été méconnues les modalités de remise en concurrence prévues pour la passation des contrats fondés sur un accord-cadre ou un système d'acquisition dynamique. Le juge prononce, également, la nullité du contrat lorsque celui-ci a été signé avant l'expiration du délai exigé après l'envoi de la décision d'attribution aux opérateurs économiques ayant présenté une candidature ou une offre ou pendant la suspension prévue à l'article L. 551-4 ou à l'article L. 551-9 (N° Lexbase : L1566IEQsi, en outre, deux conditions sont remplies : la méconnaissance de ces obligations a privé le demandeur de son droit d'exercer le recours prévu par les articles L. 551-1 (N° Lexbase : L1591IEN) et L. 551-5 (N° Lexbase : L1572IEX), et les obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles sa passation est soumise ont été méconnues d'une manière affectant les chances de l'auteur du recours d'obtenir le contrat".

En cas de violation de la suspension automatique de la signature du contrat, il faut donc que deux conditions soient réunies pour que le juge du référé contractuel soit obligé d'annuler le contrat. Il faut, tout d'abord, que cette irrégularité ait privé le demandeur de son droit d'exercer un référé précontractuel, ce qui était bien le cas en l'espèce, puisque l'on sait que le juge du référé précontractuel refuse de se prononcer sur la validité de la signature et rejette alors le recours comme étant irrecevable. Il faut, ensuite, que le pouvoir adjudicateur ait méconnu les obligations de publicité et de mise en concurrence qui s'appliquaient au contrat querellé, et cela d'une manière telle que le requérant ait été privé d'une chance d'obtenir le contrat. Tel n'était pas le cas en l'espèce, car l'OPAC du Rhône n'avait nullement contrevenu à ses obligations de publicité et de mise en concurrence.

Il reste que la méconnaissance de la suspension automatique ne pouvait rester sans sanction. La Directive "Recours" (Directive (CE) 2007/66 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2007 N° Lexbase : L7337H37) exige, en effet, que, lorsque le contrat est conclu pendant le délai de standstill ou pendant la suspension automatique, alors "les Etats membres doivent prévoir l'absence d'effets du marché ou des sanctions de substitution effectives, proportionnées et dissuasives qui consistent soit à imposer des pénalités financières au pouvoir adjudicateur, soit à abréger la durée du marché". Le Conseil d'Etat avait déjà tiré les conséquences de cette exigence dans la décision "Société DPM Protection" du 30 novembre 2011 (6), en délivrant un mode d'emploi permettant de déterminer la sanction appropriée. Cet arrêt indique que "ces mesures doivent être prononcées en tenant compte de la gravité de la violation, du comportement du pouvoir adjudicateur, s'agissant de l'absence d'effets du marché, de la mesure dans laquelle le contrat continue à produire des effets". Pour "déterminer la mesure qui s'impose, le juge du référé contractuel peut prendre en compte, notamment, la nature et l'ampleur de la méconnaissance constatée, ses conséquences pour l'auteur du recours ainsi que la nature, le montant et la durée du contrat en cause et le comportement du pouvoir adjudicateur". Appliquant cette grille d'analyse au cas d'espèce, le juge administratif considère qu'il y a lieu d'infliger une pénalité financière d'un montant de 10 000 euros à l'OPAC, montant qui paraît, en définitive, proportionné et suffisamment dissuasif.

  • Offre irrégulière et variantes (CE 2° et 7° s-s-r., 12 mars 2012, n° 353826, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9490IE9)

L'arrêt n° 353826 du 12 mars 2012 comporte des indications intéressantes sur les notions de variante et d'offre irrégulière. En l'espèce, une commune avait engagé une procédure d'appel d'offres pour la passation d'un marché public de mobilier urbain. L'offre présentée par la société X a été rejetée, en raison de son irrégularité tenant à la présentation de variantes non autorisées par le règlement de la consultation. Le juge du référé précontractuel du tribunal administratif (7) a, alors, annulé l'ensemble de la procédure et enjoint à la personne publique de reprendre la procédure dans son intégralité si elle entendait conclure le marché.

Le Conseil d'Etat a logiquement censuré cette ordonnance en faisant application de la désormais célèbre jurisprudence "Smirgeomes" (8). Le juge des référés avait annulé la procédure au motif que la commune avait manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence en modifiant substantiellement les modalités de notation du critère du montant de la redevance. Or, aux termes de la jurisprudence "Smirgeomes", les seules personnes habilitées à agir devant le juge des référés précontractuels de l'article L. 551-1 du Code de justice administrative sont celles susceptibles d'être lésées par des manquements à des obligations de publicité et de mise en concurrence et "il appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente". En l'espèce, la société dont l'offre a été écartée comme étant irrégulière n'était pas directement lésée par un manquement intervenu à un stade postérieur, plus précisément au stade de l'examen des offres. L'effet "cliquet" induit par ce nouveau mode de raisonnement justifiait fort logiquement le rejet de son recours et certainement pas l'annulation de la procédure.

Réglant l'affaire au fond, le Conseil d'Etat rappelle que les variantes sont, par principe, interdites. Selon l'article 50 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L0157IRA), ce n'est que si le pouvoir adjudicateur les autorise que les candidats peuvent y recourir. Rappelons que les variantes présentent l'avantage de permettre aux candidats d'imaginer des solutions innovantes permettant de répondre au mieux aux besoins de l'administration. Elles s'analysent en droit comme des "modifications, à l'initiative des candidats, de spécifications prévues dans la solution de base décrite dans les documents de la consultation". En l'espèce, l'article 11 du règlement de la consultation autorisait bien les variantes, mais seulement pour les "dispositions relatives aux délais et aux fréquences de nettoyage et d'entretien". Elles étaient donc interdites pour tout ce qui concernait, notamment les modèles de mobiliers urbains objets du marché. Néanmoins, la société X pouvait proposer au soutien de son offre plusieurs dessins et modèles pour les différents types de mobiliers urbains (panneaux publicitaires, abris pour les voyageurs, etc.), car ils n'étaient pas, à proprement parler, des variantes, puisque ne comportant aucune modification des spécifications prévues dans la solution de base décrite dans les documents de la consultation (9).

Toutefois, cela n'impliquait pas que l'offre présentée par la société soit examinée. En effet, si la société avait fourni plus d'informations qu'il ne lui était demandé en ce qui concerne les modèles de mobiliers urbains, elle n'avait pas répondu aux exigences de la commune en ne précisant pas, pour chaque type de mobilier urbain, le mobilier qu'elle entendait proposer. Par la même, elle a placé le pouvoir adjudicateur dans l'impossibilité d'apprécier son offre sur ce point et de faire application du critère de jugement des offres relatif à la valeur esthétique des mobiliers. Selon une solution constante, la commune était même tenue de rejeter une telle offre.

La solution retenue peut paraître sévère pour la société qui se voit finalement reprocher de ne pas avoir donné suffisamment d'indications, alors qu'elle croyait sans doute en avoir donné plus que ce qu'exigeait le règlement de la consultation. En réalité, cette solution est tout à fait justifiée car elle permet de garantir une comparaison objective, complète et rationnelle entre les différentes offres.


(1) TA Lyon, 19 décembre 2011, n° 1107272 (N° Lexbase : A3422IEH).
(2) CE 2° et 7° s-s-r., 10 novembre 2010, n° 340944, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8947GGH), Rec. CE, 2010, AJDA, 2011, p. 54, note J.-D. Dreyfus, Contrats Marchés publ., 2011, comm. 59, note J.-P. Pietri, Dr. adm., 2010, comm. 9, JCP éd. A, 2010, 2379, comm. F. Linditch.
(3) CE 2° et 7° s-s-r., 24 juin 2011, n° 346665, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3555HU9), Rec. CE, 2011, Dr. adm., 2011, comm. 86.
(4) CE 2° et 7° s-s-r., 30 septembre 2011, n° 350148, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1556HYB).
(5) CE 2° et 7° s-s-r., 10 novembre 2010, n° 341132, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8948GGI), Contrats Marchés publ., 2011, comm. 27, note F. Llorens.
(6) CE 2° et 7° s-s-r., 30 novembre 2011, n° 350788 et n° 350792, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1061H3P), Dr. adm., 2012, comm. 15, note E. Langelier.
(7) TA Melun, 21 octobre 2011, n° 1107449 (N° Lexbase : A5634IGR).
(8) CE, S., 3 octobre 2008, n° 305420, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5971EAE), AJDA, 2008, p. 2161, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber, p. 2374, note P. Cassia, Contrats Marchés publ., 2008, repère 10, F. Llorens et P. Soler-Couteaux, comm. 264, note W. Zimmer, CP-ACCP, décembre 2008, n° 83, Dr. adm., 2008, comm. 154, note B. Bonnet et A. Lalanne, JCP éd. A, 2008, 2262, note F. Linditch, LPA, 21 novembre 2008, n° 234, p. 15, note S. Hul, RDI, 2008, p. 500, note S. Braconnier, RFDA, 2008, p. 1128, concl. B. Dacosta, p. 1139, note P. Delvolvé.
(9) Il importe donc de distinguer les variantes des offres qui remettent en cause le projet de base (CE 7° et 10° s-s-r., 28 juillet 1999, n° 186051, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5238AXB, Rec. CE, p. 264), mais aussi des offres qui se contentent d'une adaptation limitée du projet de base (CAA Douai, 2ème ch., 26 février 2008, n° 06DA01267, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1678D9Z, JCP éd. A, 2008, n° 2178).

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Droit de la famille

[Jurisprudence] Adoption de l'enfant de la concubine homosexuelle : la déception strasbourgeoise

Réf. : CEDH, 15 mars 2012, Req. 25951/07 (N° Lexbase : A6794IED)

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N1035BTI

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par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux

Le 12 Janvier 2013

Alors que l'on attendait beaucoup de la Cour européenne des droits de l'Homme, l'arrêt "Gas et Dubois" rendu le 15 mars 2012 vient fermement de mettre fin à tout espoir de voir, au moins dans l'immédiat, la juridiction strasbourgeoise faire avancer le débat relatif à l'adoption simple par une concubine de l'enfant de sa compagne. Saisie d'une requête par un couple de concubines qui s'étaient vu refuser que l'une adopte l'enfant de l'autre, au motif que cette adoption emporterait, selon l'article 365 du Code civil (N° Lexbase : L3826IR7), le transfert de l'exercice de l'autorité parentale à l'adoptante (1), la Cour européenne était confrontée à la question de savoir si cet article 365, qui ne fait exception à ce transfert que dans le cadre de l'adoption de l'enfant du conjoint, constitue une discrimination. Dans un premier temps, la Cour européenne avait admis, dans une décision du 31 août 2010 (2), la recevabilité de la requête et admis que les relations entre l'enfant et les deux concubines s'analysent en une "vie familiale" au sens de l'article 8 de la Convention (N° Lexbase : L4798AQR). Dans un second temps, en se fondant cette fois sur la notion de "vie privée et familiale", la Cour rejette doublement le constat d'une discrimination, d'abord après avoir examiné la situation des requérantes par rapport à celle des couples mariés (I), ensuite après avoir procédé à l'examen de la situation des requérantes par rapport à celle des couples hétérosexuels non mariés (II), sans dire un mot de l'intérêt de l'enfant pourtant au coeur du débat (III).

I - La situation des requérantes par rapport à celle des couples mariés

Mariage homosexuel. Si, en l'espèce, les requérantes ne souhaitaient pas se marier, la question de leur accès au mariage était indirectement posée par la différence des effets de l'adoption simple par le second parent selon que ce dernier est ou non marié avec le parent biologique de l'enfant. La Cour européenne constate que "l'article 365 du Code civil aménage un partage de l'autorité parentale lorsque l'adoptant se trouve être le conjoint du parent biologique de l'adopté, ce dont ne peuvent bénéficier les requérantes, compte tenu de l'interdiction de se marier qui leur est faite en droit français". A propos de cette dernière interdiction, la Cour européenne rappelle qu'elle a, dans l'arrêt "Schalk et Kopf c/ Autriche" du 24 juin 2010 (3), affirmé que les dispositions de la CESDH, et particulièrement les articles 8, 12 (N° Lexbase : L4745AQS) et 14 (N° Lexbase : L4747AQU), ne permettaient pas d'imposer aux Etats l'obligation d'ouvrir le mariage aux couples de même sexe.

Inégalité des couples. La Cour européenne a également affirmé antérieurement que lorsque les Etats choisissent de proposer un statut autonome aux couples de même sexe, ils bénéficient d'une certaine marge d'appréciation pour décider de la nature exacte du statut conféré et ne sont donc pas tenus d'accorder à ces couples les mêmes droits que ceux des couples mariés (4). Dans l'arrêt "Schalk et Kopf" (5), la Cour relève que "l'existence de différences notables en matière de droits parentaux entre le concubinage officiel et le mariage reflète pour une large part la tendance au sein d'autres pays membres". Elle en déduit que cette question "doit en conséquence continuer à être regardée comme un de ces droits évolutifs ne faisant pas l'objet d'un consensus et où les Etats doivent donc jouir d'une marge d'appréciation quant au moment où seront introduites des évolutions législatives".

Différence de traitement. C'est bien pourtant la différence de traitement, dans le cadre de l'adoption de l'enfant d'un des membres du couple, entre les couples mariés et les couples non mariés que les requérantes contestent, considérant qu'il s'agit d'une discrimination. Si la différence de traitement n'est évidemment pas contestable, encore fallait-il pour que la discrimination soit caractérisée constater que les concubines étaient dans une situation analogue à un couple marié. La Cour rappelle, en effet, que selon une jurisprudence constante, "pour qu'un problème se pose au regard de l'article 14, il doit y avoir une différence de traitement de personnes placées dans des situations comparables". Or, la Cour européenne considère que le mariage confère un statut particulier à ceux qui s'y engagent et qu'il emporte des conséquences sociales, personnelles et juridiques particulières, et en déduit que "l'on ne saurait considérer qu'en matière d'adoption par le second parent, les requérantes se trouvent dans une situation juridique comparable à celle des couples mariés". Dès lors qu'est constatée une différence de situation entre un couple de concubines homosexuelles et un couple marié, la différence de traitement subie par les premières ne peut être qualifiée de discrimination. Ce faisant, la Cour européenne reprend le raisonnement suivi par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 6 octobre 2011 (6) dans laquelle il aboutit à la conclusion que l'article 365 du Code civil ne méconnaît pas le droit constitutionnel de mener une vie familiale normale. Ainsi, les requérantes ne peuvent ni se plaindre de ne pouvoir être traitées comme un couple marié, ni revendiquer l'accès au mariage pour bénéficier du régime de l'adoption simple de l'enfant du conjoint.

Effet limité de l'article 365 du Code civil. Dans le dernier paragraphe de son arrêt, la Cour européenne de manière un peu confuse, semble minimiser les effets distincts de l'article 365 du Code civil selon que le couple concerné est ou non marié, en les comparant à la rupture du lien de filiation qu'emportait l'adoption en cause dans l'arrêt "Emonet c/ Suisse" du 13 décembre 2007 (7). Elle avait en effet, dans cette décision, considéré que la différence de régime entre l'adoption de l'enfant du conjoint et l'adoption de l'enfant du concubin, la première n'entraînant pas la rupture du lien de filiation avec le parent d'origine alors que l'autre la provoque, n'était pas justifiée. Dans l'arrêt "Gas et Dubois", la Cour semble considérer que cette appréciation n'est pas valable lorsque la différence entre l'adoption de l'enfant du conjoint et celle de l'enfant du concubin réside non pas dans la rupture du lien de filiation mais seulement dans la dévolution de l'exercice de l'autorité parentale.

II - La situation des requérantes par rapport aux couples hétérosexuels non mariés

Situation identique. Dans un second temps, la Cour européenne compare la situation du couple des requérantes avec celle d'un couple hétérosexuel non marié, que ce dernier ait conclu un PACS comme les requérantes, ou vive en concubinage simple. Il apparaît que ces couples sont placés, au regard de l'adoption simple de l'enfant d'un des membres du couple par l'autre, dans la même situation que les requérantes, puisque l'article 365 n'exclut le transfert de l'autorité parentale que dans l'hypothèse d'un couple marié. Cette exception n'est pas étendue au couple hétérosexuel non marié, même si la Cour de cassation a admis l'effet en France d'un partage de l'autorité parentale entre deux concubines résultant d'un jugement d'adoption étranger (8). La Cour européenne en déduit logiquement une absence de différence de traitement fondée sur l'orientation sexuelle. Ce n'est pas, en effet, l'identité ou la différence de sexe dans le couple qui fonde la différence de droits, mais le fait que le couple soit ou non marié.

Discrimination indirecte. Les requérantes n'ont pas manqué de soulever la différence essentielle entre leur couple et un couple de concubins ou de partenaires hétérosexuels, qui réside dans la possibilité pour ce dernier de se marier. Mais, on revient alors à la question de l'accès au mariage des couples de même sexe que la Cour a pris soin de régler dès le début de l'arrêt. Tant que la Cour refuse de considérer que les couples de même sexe doivent avoir accès au mariage et qu'elle admet que ce type d'union peut avoir des effets spécifiques, les couples homosexuels ne verront pas leurs droits alignés sur les droits des couples mariés sauf pour les Etats à choisir de procéder eux-mêmes à cet alignement.

Insémination artificielle. La Cour européenne se prononce également dans le même arrêt sur le fait de savoir si l'impossibilité pour les requérantes d'accéder à l'insémination artificielle avec donneur anonyme est constitutive d'une discrimination (9). En effet, le droit français n'autorise l'accès à l'IAD qu'aux couples hétérosexuels. Toutefois, la Cour rejette encore une fois l'argument de la discrimination en affirmant que la condition essentielle de l'accès à l'insémination artificielle avec tiers donneur réside dans une infertilité dont le caractère pathologique a été médicalement constaté (10), ce qui évidemment n'est pas le cas pour un couple de concubines homosexuelles. Elle en conclut donc logiquement que "la législation française concernant l'IAD ne peut être considérée comme étant à l'origine d'une différence de traitement dont les requérantes seraient victimes".

III - L'absence de référence à l'intérêt de l'enfant

Absence surprenante. Alors que les requérantes, comme les différentes associations de défense des droits des personnes homosexuelles qui sont intervenues dans la procédure devant la Cour européenne, invoquaient l'intérêt de l'enfant en cause qui, selon elles, résidait dans l'instauration d'un lien juridique de filiation avec son second parent, la Cour européenne ne se réfère à aucun moment, dans sa décision, à la notion d'intérêt de l'enfant. Cette absence de référence à l'intérêt de l'enfant ne manque pas de surprendre dans la mesure où ce critère est devenu central dans la jurisprudence de la Cour relative aux relations parents-enfants (11).

Intérêt de l'enfant à être adopté par son second parent. L'un des juges de la Cour européenne, le juge Villiger, n'a d'ailleurs pas manqué de soulever ce point dans une opinion dissidente dans laquelle il regrette que "l'arrêt se concentre sur les adultes et non sur l'enfant, qui pourtant fait partie intégrante du grief des requérants" et considère qu'" il faudrait rechercher si la différence de traitement litigieuse est justifiée du point de vue de l'intérêt supérieur de l'enfant". Le juge Villiger apporte clairement une réponse négative à cette question et affirme que de son point de vue, "l'autorité parentale partagée correspond à l'intérêt supérieur de l'enfant". Le juge Costa, dans son opinion concordante déclare, quant à lui, qu'il a été "quelque peu ébranlé par l'opinion dissidente de son collègue". Il précise, toutefois, qu'il n'est pas certain que l'intérêt supérieur de l'enfant soit d'être adopté par la compagne de sa mère si cette adoption retire l'exercice de l'autorité parentale à cette dernière. Finalement le juge français conclut à l'opportunité de supprimer l'article 365 du Code civil tout en considérant que ce n'est pas à la Cour européenne de "censurer aussi radicalement le législateur (ce que d'ailleurs le Conseil constitutionnel n'a pas fait)".

Absence de consensus. Dans leurs opinions concordantes, le juge Costa et deux autres juges de la Cour mettent finalement en exergue ce qui semble constituer le véritable motif des réticences de la Cour européenne à condamner la situation faite au couple homosexuel dans le cadre de l'adoption simple, à savoir l'absence de consensus sur la question. Seuls dix Etats européens sur quarante-sept admettent, en effet, l'adoption par le second parent, ce qui ne donne pas à la Cour européenne la légitimité pour l'imposer. Comme elle l'a fait pour le mariage entre des personnes de même sexe, la Cour européenne des droits de l'Homme adopte une position neutre en se contentant de vérifier que les différences de traitements persistantes entre les droits des différents couples ne constituent pas des discriminations.

Il n'en reste pas moins que le principe de primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant dans toute décision qui le concerne (CIDE, art. 3 § 1 N° Lexbase : L6807BHL) mérite effectivement que la question de son lien avec son parent fasse l'objet d'une nouvelle réflexion et l'on peut reprendre à notre compte, surtout en période électorale, la conclusion du juge Costa : "puisse donc le législateur français ne pas se contenter de la non-violation à laquelle nous avons conclu et décider, si je puis dire, de revoir la question".


(1) En vertu d'une jurisprudence constante de la Cour de cassation : Cass. civ. 1, 20 février 2007, 2 arrêts, n° 04-15.676 (N° Lexbase : A2536DUH), et n° 06-15.647 (N° Lexbase : A2676DUN) ; D., 2007, p. 1047, note D. Vigneau ; JCP éd. G, 2007, II, 10068, note C. Neirinck ; AJ, p. 721, obs. C. Delaporte-Carre ; pan., p. 1467, obs. F. Granet-Lambrechts ; Dr. fam., 2007, comm. n° 80, note P. Murat ; Defrénois, 2007, p. 792, obs. J. Massip, N. Baillon-Wirtz, Le couple homosexuel et l'homoparentalité à l'épreuve de la jurisprudence, Lexbase Hebdo n° 254 du 29 mars 2007 - édition privée générale (N° Lexbase : N3857BA4) ; Cass. civ. 1, 19 décembre 2007, n° 06-21.369, FS-P+B (N° Lexbase : A1286D3Z), Dr. fam., 2008, comm. n° 28, obs. P. Murat ; AJFamille, 2008, 75, obs. F. Chénédé ; Cass. civ. 1, 9 mars 2011, n° 10-10.385, F-P+B+I (N° Lexbase : A3239G74), Gaz. Pal., 2011, n° 147-148, p. 54.
(2) CEDH, 31 août 2010, Req. 25951/07 (N° Lexbase : A6794IED).
(3) CEDH, 24 juin 2010, Req. 30141/04 (N° Lexbase : A2744E3Z), JCP éd. G, 2010, n° 41, 1013 obs. H. Fulchiron ; RTDCiv., 2010, p. 738, obs. J.-P. Marguénaud.
(4) CEDH, 24 juin 2010, préc., JCP éd. G, 2010, n° 41, 1013 obs. H. Fulchiron ; RTDCiv., 2010, p. 738, obs. J.-P. Marguénaud.
(5) préc..
(6) Cons. const., décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010 (N° Lexbase : A9923GAR), JCP éd. G, 2010, p. 114, obs. A. Gouttenoire et Ch. Radé.
(7) CEDH, 13 décembre 2007, Req. 39051/03 (N° Lexbase : A0601D3N), Dr. fam., 2008, Etude n° 14, obs. A. Gouttenoire.
(8) Cass. civ. 1, 8 juillet 2010, n° 08-21.740 FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A1235E4I), nos obs. Le rattachement d'un enfant à la compagne de sa mère : la Cour de cassation inverse la tendance..., Lexbase Hebdo n° 404 du 22 juillet 2010 - édition privée (N° Lexbase : N6436BP3).
(9) Même si elle note que les requérantes n'ont pas contesté cette législation devant les juridictions nationales, ce qui rend l'argument irrecevable pour cause de non-épuisement des voies de recours internes.
(10) Ou pour éviter la transmission d'une grave maladie.

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Entreprises en difficulté

[Jurisprudence] Détermination de l'actif disponible et caractérisation de la cessation des paiements lors de la fixation de sa date

Réf. : Cass. com., 7 février 2012, n° 11-11.347, F-P+B (N° Lexbase : A3624IC9)

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N0992BTW

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par Deen Gibirila, Professeur à la Faculté de droit et science politique (Université Toulouse I Capitole)

Le 29 Mars 2012

Aucun "faillitiste" n'ignore que la cessation des paiements conditionne l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. Aux termes de l'article L. 631-1, alinéa 1er, du Code de commerce (N° Lexbase : L3381IC9), dans sa version issue de l'article 88 de la loi de sauvegarde des entreprises du 26 juillet 2005 (N° Lexbase : L5150HGT), elle consiste pour le "débiteur mentionné aux articles L. 631-2(N° Lexbase : L8853IN9) ou L. 631-3 (N° Lexbase : L3317ICT)..." d'être "dans l'impossibilité de faire face au passif exigible avec son actif disponible" (1). La caractérisation de cet état de défaillance financière résulte donc d'une comparaison entre deux éléments, l'actif disponible et le passif exigible, dont les contours ont été cernés à maintes reprises par la jurisprudence.
S'agissant de l'actif disponible, cette notion est discutée dans un arrêt de censure de la Cour de cassation du 7 février 2012 qui trouve son origine dans un litige relatif à l'état de cessation des paiements déclaré à l'encontre d'une avocate. Par la suite, faute de toute possibilité de redressement, l'intéressée fut mise en liquidation judiciaire par jugement du 8 février 2007, sur assignation délivrée le 23 juin 2006 à la requête d'un comptable public chargé du recouvrement d'impôts. Après plusieurs procédures, l'affaire aboutît au présent arrêt de la Chambre commerciale rendu à la suite du pourvoi formé par l'avocate en difficulté à l'encontre d'un arrêt de la cour d'appel de Paris du 8 décembre 2009 (CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 8 décembre 2009, n° 09/07543 N° Lexbase : A1760EQA), lui-même rendu après renvoi à la suite d'une première cassation par un arrêt de la Chambre commerciale du 17 février 2009 (Cass. com., 17 février 2009, n° 07-21.388, F-D N° Lexbase : A2645EDC). C'est dire qu'en dépit de nombreuses décisions de justice s'y rapportant, la question de la cessation des paiements, apparemment banale, soulève encore des difficultés que n'ont pas vraiment résolues la loi de sauvegarde des entreprises du 26 juillet 2005 et l'ordonnance de réforme du droit des entreprises en difficulté du 18 décembre 2008 (N° Lexbase : L2777ICT). Consacrant la jurisprudence en vigueur, ce dernier texte a tout de même admis que l'actif disponible comporte les réserves de crédit ou les moratoires dont le débiteur bénéficie de la part de ses créanciers, dès lors qu'ils lui permettent de faire face au passif exigible, auquel cas il n'est pas en cessation des paiements (3).

Toujours est-il qu'en l'espèce, la Haute juridiction fustige la cour d'appel d'Orléans pour, dans son arrêt du 18 novembre 2010, s'être déterminée par des motifs impropres à établir que la débitrice s'est trouvée dans l'impossibilité de faire face au passif exigible avec l'actif disponible. Ces juges du fond ont donc privé leur décision de toute base légale au regard des articles L 631-1, alinéa 1er, L. 631-8 (N° Lexbase : L3375ICY) et L. 641-1, IV (N° Lexbase : L3431IC3) du Code de commerce.

Certes, l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire suppose que le débiteur en difficulté (personne physique ou morale) ne puisse faire face au passif exigible avec l'actif disponible (I), encore faut-il que la cessation des paiements soit caractérisée au moment de sa fixation dans le temps (II). C'est le message délivré par l'arrêt rapporté du 7 février 2012.

I - La détermination de l'actif disponible de la cessation des paiements

Dans son pourvoi en cassation, l'avocate mise en cause fait grief à la juridiction de seconde instance d'avoir inclus dans le passif exigible, des créances litigieuses figurant dans l'état dressé par le liquidateur. Elle prétend que ces créances, presque entièrement contestées par elle, ne sauraient être prises en compte pour déterminer la cessation des paiements constituée par l'impossibilité de faire face au passif exigible avec l'actif disponible. Les juges du fond auraient donc porté atteinte aux dispositions de l'article L. 631-1 du Code de commerce.

Entre autres, elle reproche également à ces juges d'avoir affirmé que la valeur vénale de son actif immobilier composé de trois appartements hypothéqués situés à Toulon ne couvre pas le montant des inscriptions prises sur eux. Ils en ont déduit l'absence d'actif disponible, sans préciser ni la valeur des immeubles, ni le montant des hypothèques, et sans rechercher si par l'effet des décharges prononcées à son bénéfice ces inscriptions hypothécaires n'étaient pas devenues caduques.

Contestant toujours son état de cessation des paiements, la débitrice se prévaut d'une créance qu'elle détient sur le Trésor public et qui, selon elle, est constitutive d'un actif disponible.

Une fois de plus, la Cour de cassation est conviée à statuer sur la caractérisation de la cessation des paiements. Si le concept de passif exigible a été débattu par les tribunaux (4), le présent arrêt concerne l'actif disponible.

La jurisprudence enseigne que cet actif ne se réduit pas aux valeurs liquides figurant à l'actif du bilan. Il comprend les sommes dont l'entreprise peut disposer immédiatement, soit parce qu'elles sont liquides, soit parce que leur conversion en liquidité est possible à tout moment et sans délai : caisse, solde créditeur des comptes bancaires, effets de commerce ou valeurs mobilières encaissables à vue, avance en compte courant consentie à une société par l'un de ses associés, dès lors qu'elle n'est pas bloquée ou que son remboursement n'est pas demandé (5). Ainsi, l'action du porteur d'un chèque de banque contre le tiré se prescrivant par un an à partir de l'expiration du délai de présentation, la provision correspondante qui existe au profit du porteur durant le délai de prescription de cette action constitue un actif disponible qui entre dans l'appréciation de la cessation des paiements (6). Ce n'est pas le cas, en raison justement de leur indisponibilité, d'une créance litigieuse et d'une quote-part dans une succession (7), pas plus que du paiement d'un acompte à valoir sur le prix de vente d'un immeuble qui est un crédit obtenu de manière illégitime afin de masquer la survenance de la cessation des paiements (8).

Bien que faisant partie de l'actif social (9), il convient d'exclure de l'actif disponible les immobilisations (10), à moins qu'elles soient réalisables à très court terme et qu'elles ne soient pas indispensables à l'exploitation. Il en va de même pour les stocks, compte tenu du caractère très aléatoire de leur valeur de réalisation (11), sauf s'ils sont véritablement en cours de réalisation ou gagés en contrepartie d'un concours non encore utilisé, auxquels cas ils doivent être intégrés dans l'actif disponible.

Bien qu'un fonds de commerce ne puisse non plus constituer un élément de l'actif disponible (12), il en va différemment de son prix de vente (13). En outre, les voies d'exécution avérées infructueuses faute de provision sur les comptes du débiteur, ainsi que le caractère insaisissable ou sans valeur des meubles, démontrent l'absence d'actif disponible et l'incapacité de ce dernier à faire face à ses dettes exigibles (14).

Enfin, il ne faut surtout pas confondre l'actif disponible et l'actif circulant qui contient également les stocks et les créances sur la clientèle (15).

S'agissant de la question, objet de l'arrêt, de l'insertion dans l'actif disponible d'une créance à recouvrer, elle donne généralement lieu à controverse. A priori, aussi longtemps qu'elle n'est pas encaissée, pareille créance ne constitue pas une disponibilité de trésorerie susceptible d'être ajoutée à l'actif disponible, et ainsi d'empêcher l'état de cessation des paiements. Elle ne pourrait faire partie de cet actif que si elle devait être liquide, c'est-à-dire certaine dans son principe, mais pas nécessairement dans son montant, et payable à court terme.

La Cour de cassation rappelle également que l'assignation visant à ouvrir une procédure collective peut être délivrée à la requête de tout créancier. Aussi, le comptable chargé du recouvrement d'une créance fiscale et exerçant les actions indirectement liées à ce recouvrement, a qualité pour demander l'ouverture d'une semblable procédure à l'encontre d'une personne débitrice (16). Or, dans le présent litige, certaines créances invoquées par le comptable public n'ont été contestées par la requérante que postérieurement à l'assignation. Dès lors, leur caractère litigieux ne saurait constituer une cause d'irrecevabilité de la demande.

Dans un des attendus de la présente espèce, la Cour de cassation n'exclut pas l'hypothèse de circonstances exceptionnelles justifiant d'ajouter à l'actif disponible une créance à recouvrir. Or, à propos de la créance d'un montant de 786 932,59 euros détenue par la débitrice à l'égard du Trésor, la Chambre commerciale ne relève pas l'existence de telles circonstances. Elle signale, au contraire, que l'intéressée n'indiquait pas dans quel délai elle escomptait percevoir le montant de la créance qu'elle invoquait sur le Trésor. En outre, celle-ci était égale au montant total des sommes déclarées par ledit Trésor en 2007, diminué des décharges d'imposition qu'elle avait obtenues par décisions d'une juridiction administrative du 1er juin 2010 et de l'administration du 3 août 2006 antérieure aux déclarations des créances fiscales. De plus, il n'y avait aucune certitude, ni sur l'existence d'un solde en sa faveur, ni sur la possibilité de son encaissement dans des conditions éventuellement compatibles avec la notion d'actif disponible. La Haute juridiction en déduit que la cour d'appel orléanaise n'était pas tenue de répondre à de telles conclusions inopérantes, car la requérante qui avait donné tout son actif mobilier à sa fille et ne disposait d'aucun revenu, n'avait aucun actif disponible, tandis qu'une partie même faible du passif exigible n'était pas contestée.

Par ailleurs, en raison de sa situation catastrophique, l'avocate en difficulté n'évoquait que l'apurement du passif, mais pas la possibilité de poursuivre son activité, de sorte que la liquidation judiciaire s'imposait, faute de toute perspective de redressement, quand bien même contestait-elle l'impossibilité de redressement et reprochait-elle à la juridiction d'appel de n'avoir pas indiqué en quoi ce redressement était impossible.

II - La caractérisation de la cessation des paiements lors de la fixation de sa date

L'autre point important de l'arrêt concerne la fixation de la date de la cessation des paiements. En effet, l'appréhension de celle-ci implique que le jugement d'ouverture de la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire en détermine la date. Cela est fort important pour apprécier la période suspecte qui est celle comprise entre la date de cessation des paiements et celle du jugement d'ouverture de la procédure collective.

Dans la pratique, le tribunal saisi ne dispose généralement pas d'informations suffisantes, si bien que la date de cessation des paiements retenue dans le jugement d'ouverture est souvent temporaire ; d'où la possibilité de la reporter dans le temps, et ainsi conférer à la période suspecte la souplesse nécessaire à son efficacité (17).

Néanmoins, afin de ne pas faire peser trop longtemps sur les actes passés par le débiteur le risque d'être annulés, et pour limiter l'insécurité des transactions due à l'absence de publicité de l'état de cessation des paiements avant le jugement d'ouverture lui-même, la loi pose deux limites (18) :

- d'une part, la date de cessation des paiements ne peut être antérieure de plus de dix-huit mois à la date du jugement d'ouverture, qu'il s'agisse du jugement ouvrant la procédure de redressement judiciaire ou convertissant la procédure de sauvegarde en redressement judiciaire ;

- d'autre part, sauf cas de fraude, elle ne peut être reportée à une date antérieure à la décision définitive d'homologation de l'accord amiable conclu dans le cadre de la procédure de conciliation en application de l'article L. 611-8, II du Code de commerce (N° Lexbase : L3238ICW).

En l'espèce, la date de cessation des paiements a été reportée au 8 août 2005 par les juges du fond, au motif que les différents créanciers sont impayés depuis des années et, en tout cas, depuis cette date, laquelle est la limite de report de la cessation des paiements. L'arrêt d'appel est cependant censuré par la Chambre commerciale pour qui les motifs allégués sont impropres à caractériser l'état de cessation des paiements à la date retenue.

Comme le rappelle fort bien la Cour de cassation en s'appuyant sur la combinaison des articles L 631-1, alinéa 1er, L. 631-8 et L. 641-1, IV du Code de commerce, la date de cessation des paiements est fixée au jour où le débiteur a été placé dans l'impossibilité de faire face à son passif exigible avec son actif disponible. Pour autant, elle considère que les éléments retenus par la juridiction d'appel d'Orléans sont insuffisants pour caractériser l'état de cessation des paiements à cette date, justifiant ainsi, mais uniquement sur ce point, la cassation et un nouveau renvoi auprès de cette même juridiction autrement composée.

La débitrice obtient donc gain de cause sur la fixation de la date de cessation des paiements.


(1) Pour les études les plus récentes, D. Faury, La notion de cessation des paiements et la loi de sauvegarde des entreprises, Gaz. Pal., 21-23 janvier 2007, p. 8 ; D. Tricot, La cessation des paiements, une notion stable, Gaz. proc. coll., 2005, n° 1, p. 13 ; La cessation des paiements, une notion stable, souple et sûre, LPA 14 juin 2007, n° 119, p. 44 ; J.-C. Lhommeau, La cessation des paiements, Litec, coll. Colloques et débats, 2007 ; G. Berthelot, La cessation des paiements : une notion déterminante et perfectible, JCP éd. E, 2008, n° 41, 2232.
(2) CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 8 décembre 2009, n° 09/07543 N° Lexbase : A1760EQA) ; Rev. proc. coll., mai 2010, n° 132, obs. Ch. Lebel.
(3) C. com., art. L. 631-1, al. 1er ; Cass. com., 18 décembre 2007, n° 06-16.350, FS-P+B (N° Lexbase : A1191D3I), Bull. civ. IV, n° 267, Defrénois, 2008, p. 1232, nos obs, JCP éd. E, 2008, n° 11, 1358, note B. Grimonprez, Gaz. proc. coll., 2008, n° 2, p. 14, obs. Ch. Lebel, RJDA, 8-9/2008, n° 929 ; Cass. com., 18 mars 2008, n° 06-20.749, F-D (N° Lexbase : A4754D79), RJDA, 6/2008, n° 687, D., 2008, act. jur. p. 982, obs. A. Lienhard, RTDCom., 2008, p. 628, obs. J.-L. Vallens, Gaz. proc. coll. 2008, n° 3, p. 31, note Ch. Lebel.
(4) Pour un exemple, Cass. com., 8 juillet 2003, n° 00-13.627, FS-P (N° Lexbase : A0812C9X), Bull. civ. IV, n° 124, RJDA, 1/2004, n° 61, Defrénois, 2004, p. 578, nos obs..
(5) Cass. com., 12 mai 2009, n° 08-13.741, F-D (N° Lexbase : A9786EGK), BRDA 11/2009, n° 10 ; RJDA 10/2009, n° 867 ; Gaz. proc. oll. 2009, n° 3, p. 12, obs. Ch. Lebel ; Rev. proc. coll., septembre 2009, n° 104, obs. B. Saintourens. En ce sens, également, Cass. com., 16 novembre 2010, n° 09-71.278, F-D (N° Lexbase : A5912GK8), Lettre omnidroit, 1er décembre 2010, p. 6, avance de trésorerie qui n'est pas bloquée ou dont le remboursement n'a pas été demandé.
(6) Cass. com., 18 décembre 2007, n° 06-16.350, FS-P+B, préc. et les obs. préc..
(7) CA Paris, 18 décembre 2008, Gaz. proc. coll., 2009, n° 2, p. 13, obs. Ch. Lebel.
(8) Cass. com., 12 mai 2009, Gaz. proc. coll. 2009, n° 3, p. 15, obs. Ch. Lebel.
(9) V. Perruchot-Triboulet, L'immeuble inscrit à l'actif social, Journ. soc., février 2010, p. 19.
(10) Cass. com., 27 février 2007, n° 06-10.170, F-P+B+R (N° Lexbase : A6033DUY), D. 2007, act. jur. p. 872, note A. Lienhard ; Defrénois 2007, p. 1557, nos obs. ; Gaz. proc. coll., 2007, n° 2, p. 21, obs. Ch. Lebel ; LPA, 2 novembre 2007, n° 219 et 220, p. 19, note B. Grimonprez, selon lequel le passif est exigible lorsque la société débitrice n'a pas invoqué le bénéfice d'un moratoire de la part de ses créanciers et n'a pas contesté le montant et les caractéristiques de son passif. Ce n'est pas le cas du prix d'adjudication d'un immeuble qui a fait l'objet d'une saisie immobilière ; il constitue un actif disponible (CA Paris, 3ème ch, sect. B, 7 juin 2007, n° 06/22435 N° Lexbase : A7918DXK, Gaz. proc. coll. 2008, n° 1, p. 33, obs. Ch. Lebel).
(11) Cass. com., 17 mai 1989, n° 87-17.930 (N° Lexbase : A4037AGM), Bull. civ. IV, n° 152 ; JCP éd. G, 1990, II, 21464, note M. Beaubrun, RJ com., 1990, p. 86, obs. C.-H. Gallet ; CA Besançon, 20 novembre 2001, RJ com., 2002, p. 124, note L. Haennig.
(12) Cass. com., 15 février 2011, n° 10-13.625, F-P+B (N° Lexbase : A1643GX7), BRDA 5/2011, n° 10 ; JCP éd. E, 2011, n° 14, 1280, note Ch. Lebel.
(13) CA Aix-en-Provence, 19 novembre 1998, Rev. proc. coll., 2000, p. 49, n° 8, obs. J.-M. Deleneuville.
(14) Cass. com., 16 juin 2004, n° 01-16.926, F-D (N° Lexbase : A7953DCK) ; RJDA, 12/2004, n° 1348.
(15) CA Riom, 4 février 2004, BRDA 2/2005, n° 9 ; Rev. proc. coll. 2004, p. 211, obs. Ch. Lebel.
(16) LPF, art. L. 252, al. 2 (N° Lexbase : L3929AL4).
(17) G. Teboul, Le report de la date de cessation des paiements, RJ com., 2000, p. 204.
(18) C. com., art. L. 631-8, al. 2 et L. 641-1, IV.

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Procédure civile

[Questions à...] Consécration du RPVA et généralisation de la communication électronique en première instance - Questions à Maître Philippe Duprat, ancien Bâtonnier du barreau de Bordeaux

Lecture: 5 min

N0983BTL

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 31 Mars 2012

Aux termes d'un arrêt rendu le 5 mars 2012, la cour d'appel de Bordeaux énonce, pour la première fois, que, en adhérant au Réseau privé virtuel avocats (RPVA) et en devenant attributaire d'une adresse personnelle dont le caractère spécifique résulte de l'identification par son nom et son prénom précédé d'un radical unique constitué par son numéro d'affiliation à la Caisse nationale du barreau français, un avocat doit être présumé avoir accepté de consentir à l'utilisation de la voie électronique pour la signification des jugements à son égard (CA Bordeaux, 5 mars 2012, n° 11/4968 N° Lexbase : A9217IDQ). La décision bordelaise a été saluée par toute la profession d'avocat et permet d'écarter les incertitudes qu'une ordonnance du 23 novembre 2011 d'un juge de la mise en état de la cour d'appel de Bordeaux avait pu faire naître. Lexbase Hebdo - édition professions a rencontré Maître Philippe Duprat, ancien Bâtonnier du barreau de Bordeaux, mandaté par l'Ordre pour intervenir volontairement à l'instance et défendre la généralisation du recours à la communication électronique dans le cadre des procédures civiles.
Lexbase : Dans quelles circonstances, l'Ordre des avocats au barreau de Bordeaux est-il intervenu à la procédure, l'affaire en cause opposant un assureur à une société civile immobilière (SCI) ?

Maître Philippe Duprat : Par déclaration en date du 26 juillet 2011, une SCI avait relevé appel d'un jugement du tribunal de grande instance de Bordeaux en date du 1er juin 2011, qui l'avait déboutée de ses demandes d'indemnisation de désordres survenus dans l'immeuble lui appartenant présentées à l'encontre d'une société d'assurances. Le 19 septembre 2011, la société d'assurances avait fait signifier des conclusions d'incident devant le conseiller de la mise en état, afin de voir déclarer l'appel irrecevable en raison du caractère tardif de la signification du jugement à partie, pour avoir été réalisée par acte d'huissier le 17 juin 2011 après avoir été précédée d'une signification entre avocats par voie électronique, le délai d'appel d'une durée d'un mois ayant expiré le 18 juillet 2011. Par ordonnance en date du 23 novembre 2011, le conseiller de la mise en état avait dit nulle la signification du jugement du 1er juin 2011 à l'avocat de la SCI et déclaré recevable l'appel de la SCI pour condamner la société d'assurance à payer à la SCI une indemnité sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6906H7W).

Dès lors, la signification entre avocats d'une décision de première instance par voie électronique n'était pas valable, lorsqu'il n'était pas démontré que le contradicteur avait "expressément consenti à l'utilisation de la voie électronique pour la signification des jugements à avocats".

Appel ayant été interjeté par la société d'assurances, l'Ordre des avocats au barreau de Bordeaux justifiant d'un intérêt à agir, au sens de l'article 544 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6695H74), était autorisé à défendre les intérêts collectifs de la profession et à intervenir volontairement au soutien des prétentions de la société appelante. L'ordonnance du conseiller de la mise en état déférée à la cour traitant des principes de l'application des modalités de la communication électronique en matière de signification de jugements entre avocats, constituait un enjeu susceptible d'interférer non seulement sur la mise en oeuvre de la convention locale signée entre le barreau et le tribunal de grande instance de Bordeaux, mais également sur la convention nationale signée le 16 juin 2010 entre le Conseil national des barreaux et le ministère de la Justice.

Lexbase : Quels étaient les enjeux et les arguments développés par l'Ordre pour obtenir la validation de la signification ?

Maître Philippe Duprat : D'abord, la convention signée entre l'Ordre des avocats de Bordeaux et le tribunal de grande instance de Bordeaux s'inscrit dans le prolongement de la convention nationale conclue le 28 septembre 2007 entre le ministère de la Justice et le Conseil national des barreaux et elle s'y réfère expressément. Or, la convention nationale précise, en son article IV, les modalités fonctionnelles et techniques de la transmission par voie électronique : et ces modalités dépassent largement la simple gestion de la mise en état d'un dossier puisqu'elle indique que "le périmètre pris en considération pour la mise en oeuvre de la communication électronique concerne toutes les procédures civiles devant l'une des juridictions ordinaires du premier ou second degré telles que définies dans le préambule ou tout juge de ces juridictions", ainsi que "dans le respect des dispositions du Code de procédure civile toutes les étapes ou maillons de procédure pourront selon l'avancement des développements informatiques de part et d'autre faire l'objet de transmissions de données informatiques au moyen de fichiers structurés ou non, de message et de pièces jointes selon les cas".

Ensuite, l'article 748-3 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L5854ICS) précise que les envois, remises et notifications mentionnés à l'article 748-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0378IG4) font l'objet d'un avis électronique de réception adressé par le destinataire qui indique la date et le cas échéant l'heure de celle-ci. Or, l'avis de réception transmis par le RPVA au conseil de la société d'assurances confirmait que l'acte de signification du jugement à avocat mentionné en pièce jointe avait bien été délivré au conseil de la SCI, le 16 juin 2011 à 9h53. A noter que la convention passée entre le barreau et le tribunal de grande instance dispose, également, que le courrier électronique est considéré comme reçu lorsque la partie à laquelle il est adressé peut y avoir accès et le récupérer.

Enfin, l'acte de signification du jugement régularisé par le conseil de la société d'assurances le 16 juin 2011 est parfaitement régulier, dès lors qu'il émane bien de ce conseil et a été transmis au tribunal de grande instance et au conseil de la SCI et que de surcroît il y figure en pièces jointes.

Lexbase : Quelle est la portée exacte de l'arrêt du 5 mars 2012 sur la pratique professionnelle des avocats ?

Maître Philippe Duprat : L'arrêt du 5 mars 2012 présente une double portée.

D'abord, il consacre la généralisation du recours à la communication électronique à tous les actes de la procédure. C'est l'entièreté du périmètre de l'article 748-1 du Code de procédure civile qui est, ici, couvert par la communication électronique.

Ensuite, il n'est pas nécessaire de recueillir l'accord exprès du destinataire des envois, remises et notifications, l'article 748-2 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0375IGY) n'ayant pas, ici, vocation à s'appliquer entre avocats postulants adhérents au RPVA. L'adhésion au système de communication électronique vaut consentement, le recours au système vaut signature ; et les conventions locale et nationale valent pour tous les actes de procédure civile en première instance, et pas uniquement pour la déclaration d'appel ou la constitution d'intimé.

Enfin, les juges d'appel relèvent que les accusés réception électroniques produits sont conformes aux dispositions de l'article 748-6 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L8588IAC) qui prévoient que le procédé technique utilisé doit garantir notamment la fiabilité de l'identification des parties à la communication électronique, l'intégrité des documents adressés, la conservation des transmissions opérées et permettre d'établir de manière certaine la date d'envoi et celle de la réception par le destinataire.

La décision des juges bordelais a, ainsi, validé et sécurisé le système de transmission des actes par voie électronique, tel que prévu par les conventions locale et nationale. Si tel n'avait été le cas, un consentement exprès aurait été requis pour chaque acte de la procédure. Et, c'est l'architecture du système complet de la communication électronique entre avocats et tribunaux qui aurait été mise à mal.

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Taxe sur la valeur ajoutée (TVA)

[Chronique] Chronique de TVA - Mars 2012

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N1090BTK

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par Laurence Vapaille, Maître de conférences à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne

Le 29 Mars 2012

La dimension communautaire de la TVA est à présent essentielle et deux des décisions commentées permettent de revenir sur des éléments fondamentaux quant au système de TVA. C'est le cas, notamment, pour savoir si une prestation de service peut être décomposée en plusieurs ou non. En effet, tant le droit communautaire que le droit national sont silencieux sur ce point. Afin d'y répondre, il est nécessaire de s'appuyer sur la "fonctionnalité" du mécanisme de la TVA. Le Conseil d'Etat, dans la droite ligne de la jurisprudence communautaire, fait application du caractère économique de l'opération pour déterminer le lieu d'établissement du preneur (CE 3° et 8° s-s-r., 9 février 2012, n° 330852, mentionné aux tables du recueil Lebon). De même, le droit de déduction est un élément essentiel de la TVA. La CJUE vient rappeler l'objectif de ce droit, qui est celui de la neutralité de l'imposition. Ainsi, le montant de TVA ayant grevé les dépenses relatives à l'utilisation mixte d'un véhicule ne peut pas être déduite en application d'une méthode forfaitaire (CJUE, 16 février 2012, aff. C-594/10). Enfin, la dernière décision est relative à une thématique qui donne lieu à un contentieux toujours renouvelé en fonction des clauses contractuelles, à savoir si elles doivent être comprises en tant que réduction de prix ou, au contraire comme la rémunération d'une opération imposable ; il s'agit de la question des "marges arrière". En effet, la prise en charge par une filiale de la garantie légale de la mère envers les sous-acquéreurs s'analyse en une prestation de services soumise à TVA (CE, 8° et 3° s-s-r., 8 février 2012, n° 340418, inédit au recueil Lebon).
  • Prestations de services : détermination de la qualité du preneur et de son lieu d'établissement selon que la prestation est divisible ou indivisible (CE 3° et 8° s-s-r., 9 février 2012, n° 330852, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3376ICZ)

La décision commentée a été rendue sous l'empire des règles antérieures à la modification des règles de la territorialité en matière de TVA intracommunautaire dans le cadre du "paquet TVA", opérée en vue de les simplifier (1), et transposée dans la législation nationale aux termes de la loi de finances pour 2010 (2). Pour autant, cette décision garde un intérêt qui ne porte pas tant sur cette question de la territorialité, mais sur la question de savoir si la prestation de services est, ou non, divisible.

Les faits sont les suivants : une société, dont le siège social est établi en France, a conclu avec deux particuliers une convention de concession de licence d'exploitation exclusive de produits désodorisants pour les territoires du Canada, des Etats-Unis et du Mexique, moyennant le versement d'une redevance d'exploitation de 100 000 USD (74 873,89 euros). A l'issue d'une vérification de comptabilité pour la période du 1er janvier 1999 au 31 décembre 2001, l'administration fiscale a assujetti une partie de cette redevance à la TVA et infligé une amende à la société sur le fondement de l'article 1788 du CGI (N° Lexbase : L1764HNN) (3).

Dans une décision en date du 19 juin 2008, le tribunal administratif de Strasbourg n'a pas accueilli la demande en décharge de la société (TA Strasbourg, 19 juin 2008, n° 0600596). En revanche, la cour administrative d'appel de Nancy (CAA Nancy, 2ème ch., 25 juin 2009, n° 08NC01306, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1911EKY) n'a pas confirmé le jugement des premiers juges. Elle a déduit d'une série d'éléments que "la redevance [...] [devait] être regardée comme versée au concédant pour le compte d'un preneur établi hors de la Communauté européenne", au sens de l'article 259 B du CGI (N° Lexbase : L1676IPR). En conséquence, elle a accueilli la demande de la société. L'administration fiscale s'est pourvue en cassation contre cette décision. Le Conseil d'Etat a infirmé l'arrêt de la cour administrative d'appel.

Ce litige rappelle la difficulté de l'application de la TVA aux prestations de services présentant un critère international, du fait du caractère immatériel de certains services, dont ceux en cause dans cette affaire (4), et donc la difficulté qui en découle de pouvoir localiser ce type de prestation. Selon, l'article 259 B du CGI, la localisation en France ou hors de France d'une prestation de services dépend seulement des lieux d'établissement du preneur et du prestataire, ainsi que de la qualité d'assujetti ou non du preneur. En revanche, le lieu d'exécution matérielle du bien n'est pas pris en compte.

En l'espèce, la prestation de services en cause était rendue au profit de deux preneurs. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que cette prestation -la concession d'une licence- puisse être analysée comme comportant autant de prestations que de preneurs. Pour fonder son argumentation, le Conseil d'Etat s'appuie sur la position de la CJUE en citant différentes décisions aux termes desquelles "l'opération constituée d'une seule prestation sur le plan économique ne doit pas être artificiellement décomposée pour ne pas altérer la fonctionnalité du système de la TVA" (5). Ainsi, ce qui prime est la réalité économique de l'opération en cause. Antérieurement à cette décision de 2005, la CJUE avait adopté la même position dans un arrêt de 1999 (6).

Dans cette affaire, la prestation consistant en la concession d'une licence ne peut être divisée en plusieurs prestations distinctes l'une de l'autre. Cette analyse sous l'angle économique de la prestation de services implique que "le preneur doit être regardé comme une entité économique distincte des personnes qui la composent". Par application de l'article 259 B du CGI, il est nécessaire de déterminer le siège de l'activité économique de l'entité preneuse, c'est-à-dire le lieu où sont prises les décisions "essentielles concernant sa direction générale".

Plus généralement, cette décision pose la question des critères permettant de distinguer si une prestation de services est ou non divisible. Le droit communautaire ne comporte pas de dispositions spécifiques quant aux critères qui peuvent être mis en oeuvre. Dès lors, la CJUE se réfère à la logique du système de TVA, en se fondant sur ce caractère essentiellement économique.

  • Le montant des dépenses afférentes à l'utilisation privée d'un véhicule de société n'ouvrant pas droit à déduction de la TVA ne peut pas être déterminé forfaitairement (CJUE, 16 février 2012, aff. C-594/10 N° Lexbase : A5818ICH)

Le droit à déduction est un élément essentiel du mécanisme de la TVA. Il permet de mettre en oeuvre le principe de la neutralité attaché à cette imposition. Le principe de la déduction "vise à soulager entièrement l'entrepreneur du poids de la TVA due ou acquittée dans le cadre de toutes les activités économiques" (7). Ainsi, ce mécanisme permet de garantir la neutralité quant à la charge fiscale pesant sur toutes les activités économiques.

Il consiste en la possibilité de déduire la TVA venant grever l'achat d'un bien, y compris dans l'hypothèse où ce bien a été acquis en vue d'une utilisation mixte, à titre professionnel comme à titre privé. Au regard de la "logique" de la TVA et du respect du principe de la neutralité, le droit à déduction ne peut être appliqué dans le cadre d'opérations qui relèvent d'une utilisation professionnelle. Comme on pourra le constater, les faits en cause concernent l'année 2006, or la Directive dite "Directive 2006-TVA" (8) n'était pas encore entrée en vigueur, donc les différentes références aux articles applicables seront celles de la Directive précédente (9).

Les faits de l'espèce sont relativement simples. Un contribuable néerlandais exploitait à titre individuel un cabinet de conseil fiscal. En 2006, deux véhicules automobiles sont affectés au patrimoine de l'entreprise. Ils ont été utilisés à des fins professionnelles et privées et, durant l'année 2006, l'exploitant a parcouru 500 kilomètres à titre privé. Dans sa déclaration de TVA, il a été fait mention de cette dernière utilisation. Par application du droit néerlandais, il s'est acquitté de la somme de 538 euros. La législation nationale précise (10) que la TVA grevant l'achat de véhicule utilisé à des fins professionnelles et à des fins privées est déduite de la même manière que s'il était utilisé dans un cadre uniquement professionnel, intégralement et immédiatement. Néanmoins, il sera nécessaire que l'opérateur opère une régularisation, au terme de laquelle il devra acquitter un certain montant de TVA au titre de l'utilisation privée.

Cette somme est calculée en fonction "d'un pourcentage fixe des frais qui [...] sont censés n'avoir pas été exposés au profit de l'activité professionnelle" (11). C'est donc une méthode forfaitaire qui est appliquée. Le montant ainsi calculé dépend lui-même de la valeur du véhicule ou du prix catalogue. Le contribuable a, par la suite, réclamé le remboursement de cette somme. Après de multiples recours, il s'est pourvu en cassation devant la Hoge Raad des Nederlanden. Cette juridiction de renvoi indique que le mode de calcul de ces frais qui n'ont pas été effectués dans le cadre de l'activité professionnelle a été modifié plusieurs fois depuis l'entrée en vigueur de la 6ème Directive-TVA.

La question de droit qui se pose dans cette affaire est en relation avec l'interprétation combinée des articles 6, paragraphe 2 (12), premier alinéa, sous a) et 11, A, paragraphe 1, sous c) (13). Il s'agit de savoir si, dans un premier temps, a été autorisé un droit à déduction immédiat et total de la TVA grevant un bien destiné à un usage professionnel mais que, dans un second temps, en cas d'utilisation privée de ce même bien, est-ce-que la TVA due peut être déterminée par une méthode de calcul forfaitaire des dépenses afférentes à une telle utilisation ? Comment doit être calculée "la base d'imposition correspondant à l'utilisation privée" (14) de ce bien ?

Le principe est que le droit à déduction ne doit pas être limité. L'objectif qui sous-tend ce principe est la recherche de la neutralité de la TVA, qui s'inscrit comme la conséquence logique de la recherche de la neutralité fiscale des échanges dans le cadre communautaire. En conséquence, il constitue "l'un des principaux piliers du système commun de TVA élaboré dans des Directives communautaires" (15). Dès lors, le droit à déduction ne peut être limité, sous peine de remettre en cause la "logique" du système de la TVA. En effet, la mise en oeuvre de limitations au droit à déduction n'est pas conforme à ce principe de neutralité. Néanmoins, les exclusions antérieures à l'entrée en vigueur de la 6ème Directive-TVA peuvent être maintenues grâce à la clause dite "de gel" (16).

Dans le cadre de l'affaire commentée, il ne s'agissait pas de savoir si cette exclusion était conforme au droit communautaire, mais si les différentes modifications apportées, ayant eu pour résultat de restreindre encore ce droit à déduction uniquement en ce qui concerne le montant de TVA non déductible, le sont. En effet, cette question se pose aussi dans une perspective temporelle ; l'exception admise, car antérieure à la 6ème Directive-TVA, peut-elle être étendue par des modifications postérieures à ce même texte ? Les limites au droit à déduction sont considérées -du point de vue du droit communautaire- comme venant restreindre le principe de neutralité, qui est un objectif essentiel de la législation communautaire (17). Sur ce point, il est fait référence à l'article 17, paragraphe 6, de la 6ème Directive-TVA (18), qui autorise les Etats membres à maintenir les limitations nationales au droit à déduction existant à la date d'entrée en vigueur de la Directive. La question est de savoir si, par la suite, l'étendue de la limitation peut être modifiée.

Dans une décision en date du 14 juin 2001 (19), le juge communautaire avait admis la modification du champ de la limitation. Cependant, dans cette affaire, il s'agissait d'une modification de la législation nationale, remplaçant une exclusion totale du droit à déduction par une autorisation de déduction partielle. Dès lors, cette modification avait "pour effet de réduire le champ des exclusions et ainsi de rapprocher la législation nationale du régime général de déduction" (20) du droit communautaire. Dans la décision présentement commentée, la situation est différente et, à notre connaissance, porte sur une question inédite devant la CJUE.

Pour autant, dans cette affaire, il ne s'agit pas tant de la limitation apportée au droit à déduction. En effet, à l'origine, l'absence du droit à déduction ne repose pas sur une exclusion décidée par exception au caractère général du droit à déduction, mais elle est issue de la logique même du système de TVA. Afin de respecter le principe de neutralité, il ne doit pas être permis à l'assujetti de bénéficier d'un droit à déduction qui lui "procurerait un avantage économique injustifié par rapport à un consommateur final" (21). En effet, dans le cas de l'utilisation d'un bien utile à une activité professionnelle à des fins privées, il ne peut y avoir déduction, car l'assujetti agit en qualité de consommateur final. Dès lors, il ne serait pas conforme au droit communautaire qu'il puisse bénéficier du droit à déduction.

En l'espèce, la méthode de calcul utilisée relève du pouvoir d'appréciation des Etats membres. Cette méthode n'est pas interdite par principe, cependant elle doit satisfaire aux exigences du droit communautaire. Notamment, elle doit permettre d'apprécier le montant de la dépense en cause. Dans cette perspective, les modifications intervenues en vue de limiter le droit à déduction peuvent être conformes au droit communautaire si elles sont nécessaires aux fins de la taxation de l'usage privé du bien professionnel. A ce titre, la méthode forfaitaire doit permettre l'application du principe de proportionnalité, "en ce sens qu'une telle détermination forfaitaire doit nécessairement être proportionnelle à l'importance de l'utilisation privée du bien en cause" (22). Les modalités de calcul énoncées par la législation nationale doivent être conformes au droit communautaire, dont l'objectif est d'assurer une égalité de traitement entre l'assujetti qui utilise un bien de l'entreprise pour ses besoins privés et un consommateur final qui ferait l'acquisition d'un même bien (23).

  • La clause par laquelle la filiale d'une société prend à sa charge la garantie légale de la mère envers les sous-acquéreurs s'analyse en une prestation de services soumise à TVA (CE, 8° et 3° s-s-r., 8 février 2012, n° 340418, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A3396ICR)

A priori, la définition de la prestation de services dans le cadre de la TVA ne pose pas de difficulté, car elle est déterminée au regard de la notion de livraison de bien. Ainsi, les opérations qui ne relèvent pas de la catégorie des livraisons de biens relèvent nécessairement de celle des prestations de services (24). Pour autant, le caractère très général de cette définition par la négative ne résout pas toutes les difficultés quant à la définition de la prestation de services.

L'affaire, objet du présent commentaire, constitue un exemple tout à fait intéressant de ce problème de définition, plus particulièrement de la distinction entre la prestation de services et la réduction de la base imposable. En l'espèce, la filiale d'une société mère allemande distribuait sur le territoire français des composants électroniques fabriqués par la société mère. La société filiale a été soumise à la TVA pour la période du 1er janvier 1997 au 1er juillet 2000, à raison des réductions de prix obtenues de la société mère -"ristournes réclamations"-, en contrepartie de la prise en charge par la filiale de la garantie des produits fabriqués par la société mère.

Antérieurement, le tribunal administratif de Grenoble, dans une décision en date du 13 novembre 2007, avait rejeté la demande de la société tendant à la décharge des droits et pénalités du complément de TVA dont elle avait été déclarée redevable (TA Grenoble, du 13 novembre 2007, n° 0303723 N° Lexbase : A4598EYX). En appel, la cour administrative d'appel de Lyon (CAA Lyon, 2ème ch., 4 mai 2010, n° 08LY00452, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5111EXL) a confirmé la décision des juges du fond. Se fondant à la fois sur l'article 256 du CGI (N° Lexbase : L1685IP4), qui définit les opérations imposables en matière de TVA et l'article 267 du même code (N° Lexbase : L5338HLB), qui délimite les éléments pris en compte dans la base d'imposition, les juges du fond en déduisaient que les "ristournes réclamations" constituaient, non pas une réduction de l'assiette, mais la contrepartie d'une prestation de services, et qu'en conséquence elles devaient être soumises à la TVA.

La société demanderesse faisait valoir l'argument selon lequel ces "ristournes réclamations" obtenues de la maison mère sur certaines familles de produits étaient le résultat d'une modalité contractuelle de réduction du prix de vente, et donc ne devaient pas être comprises dans la base imposable à la TVA. En effet, ses propres clients ne disposant pas d'une action directe en garantie à l'encontre de la société mère, puisqu'elle n'a pu leur transmettre une action en garantie à laquelle elle a renoncé.

Le Conseil d'Etat n'a pas fait droit à cette argumentation. La renonciation de la société requérante à exercer tout recours en action en garantie contre la société mère n'avait pas d'incidence sur la garantie dont les tiers pouvaient se prévaloir. Dès lors, cela impliquait que la filiale assurait en lieu et place de la société mère l'application de cette clause de garantie. En conséquence, cette modalité contractuelle ne pouvait être analysée comme une réduction, mais devait être considérée contre la contrepartie d'une prestation de services entrant dans le champ d'application de la TVA.

Pour rappel, "les marges arrière permettent de diminuer le prix d'achat consentis aux distributeurs par leurs fournisseurs au moyen de réduction prenant la forme soit de rabais accordés après l'émission de la facture de vente, soit de prise en charge de différentes prestations dites de coopération commerciale" (25). Ce mécanisme génère un contentieux fiscal non négligeable, né de l'incertitude entourant l'effet de certaines clauses contractuelles au regard de la TVA (26).

A notre connaissance, il n'existe pas de décision antérieure portant sur le régime fiscal de cette clause contractuelle, spécifique quant à la TVA. Pour autant, eu égard au développement des marges arrière, la jurisprudence sur ce point est importante et la présente affaire ne vient pas remettre en cause la position de la Haute juridiction administrative en la matière. Précédemment, le Conseil d'Etat, dans une décision du 10 avril 2002 (27), avait eu connaissance d'un contrat de distribution exclusive, au terme duquel l'acquéreur s'engageait à rendre certains services au fournisseur et bénéficiait en contrepartie d'une réduction du prix d'achat des produits. Ces opérations ont été analysées comme, d'une part, une vente de bien moyennant un prix déterminé et, d'autre part, des prestations de services dont la rémunération était constituée par l'avantage financier accordé à l'acquéreur au moyen d'une réduction de prix. Il faut noter que cette solution est conforme à la jurisprudence du juge communautaire (28). L'argumentation développée par le Conseil d'Etat dans la présente affaire relève de la même analyse.

Enfin, la question des "marges arrière" a été d'actualité lors de la réforme des relations commerciales par la loi de modernisation du 4 août 2008 (29), en vue de mettre un terme à ces pratiques dans la grande distribution. Le litige en cause n'est pas soumis à cette évolution législative, car les faits sont antérieurs à l'entrée en vigueur de ce texte. Pour autant, à l'heure actuelle, l'analyse des réductions de prix dans le cadre de la TVA doit être opérée au regard de cette évolution législative et plus particulièrement de l'instruction fiscale (30) venue la commenter. Néanmoins, certains auteurs se posent la question de savoir si cette réforme est compatible avec la Directive TVA (31).


(1) Directive 2008/8/CE du 12 février 2008, modifiant la Directive 2006/112/CE en ce qui concerne le lieu des prestations de services (N° Lexbase : L8139H3T), complétée par la Directive 2008/117/CE, modifiant la Directive 2006/112/CE relative au système commun de TVA, afin de lutter contre la fraude fiscale liée aux opérations intracommunautaires (N° Lexbase : L6898ICH).
(2) Article 102 de la loi n° 2009-1673 du 30 décembre 2009, de finances pour 2010 (N° Lexbase : L1816IGD). Instruction du 4 janvier 2010 (BOI 3 A-1-10, 11 janvier 2010 N° Lexbase : X6757AGD).
(3) Cette disposition a été modifiée deux fois depuis les faits de cette affaire.
(4) CGI, art. 259 B ancien (N° Lexbase : L5208HLH) et 259 B actuel.
(5) CJUE, 27 octobre 2005, aff. C-41/04, point 20 (N° Lexbase : A0986DL4).
(6) CJUE, 25 février 1999, aff. C-349/96, point 29 (N° Lexbase : A7318AHI).
(7) CJUE, 13 mars 2008, C-437/06, point 25 (N° Lexbase : A3765D7L).
(8) La Directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 (N° Lexbase : L7664HTZ) est entrée en vigueur pour sa plus grande partie qu'à compter su 1er janvier 2007.
(9) Directive 77/388/CEE (N° Lexbase : L9279AU9).
(10) Article 15, paragraphe 1 de l'arrêté d'application de la loi de 1968 relative à la taxe sur le chiffre d'affaires pris en exécution de l'article 15, paragraphe 6 de ladite loi.
(11) Point 10.
(12) Directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006, relative au système commun de TVA? ART. 26 (N° Lexbase : L7664HTZ).
(13) Directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006, art. 75.
(14) Point 14.
(15) Michel Guichard, "L'esprit des lois" communautaires en matière de TVA : du principe de neutralité, DF, 2001, n° 36, pp. 1205-1212, p. 1206.
(16) Cyrille David, Olivier Fouquet, Bernard Plagnet, Pierre-François Racine, Les grands arrêts de la jurisprudence fiscale, Dalloz, Collection Grands arrêts, 5ème édition, 2009, 1135 pages, p. 759.
(17) Ainsi, il est rappelé dans les considérants de la Directive TVA 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006.
(18) Directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006, art. 176.
(19) CJUE, 14 juin 2001, aff. C-345/99 (N° Lexbase : A8107ATG), DF, 2001, n° 41, comm. 924.
(20) Point 24, CJUE, 14 juin 2001, aff. C-345/99, op. cit..
(21) Point 35.
(22) Point 33.
(23) Point 52, conclusions de l'avocat général Philippe Léger sur CJUE, 14 septembre 2006, aff. C-72/05 (N° Lexbase : A9711DQQ).
(24) Patrick Serlooten, Droit fiscal des affaires, Dalloz, collection Précis droit privé, 10ème édition, 2011, 736 pages, p. 529.
(25) Yolande Sérandour, "Marges arrière" et TVA, DF, 2010, n° 2, et. 70, pp. 31-35, § 4.
(26) Daniel Gutmann, Droit fiscal des affaires, Montchrestien, Domat droit privé, 2ème édition, 2011, 748 pages, p. 525.
(27) CE 8° et 3° s-s-r., 10 avril 2002, n° 212014, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5723AYM). On peut aussi citer dans le même sens : CE 8° et 3° s-s-r., 29 juillet 2002, n° 233966, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2689AZM).
(28) CJUE, 23 novembre 1988, aff. C-230/87, concl. Da Cruz Vilaça (N° Lexbase : A7745ATZ).
(29) Loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie (N° Lexbase : L7358IAR), JO 5 août 2008, p. 12471.
(30) Instruction du 18 novembre 2008, BOI 3 E-2-08 (N° Lexbase : X4507AEN), DF, 2008, n° 49, 13975.
(31) Nathalie Vallius, Virginie Delannoy, Frédéric Manin, La réforme des relations commerciales est-elle compatible avec la Directive TVA ?, DF, 2009, n° 10, Et. 224, pp. 16-22.

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Temps de travail

[Textes] Modulation du temps de travail et contrat de travail (article 45 de la loi n° 2012-387 du 22 mars 2012, relative à la simplification du droit et à l'allègement des démarches administratives)

Réf. : Loi n° 2012-387 du 22 mars 2012, relative à la simplification du droit et à l'allègement des démarches administratives (N° Lexbase : L5099ISN)

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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane

Le 29 Mars 2012

Publiée au Journal officiel du 23 mars 2012, la loi n° 2012-387 du 22 mars 2012, relative à la simplification du droit et à l'allègement des démarches administratives, tente de simplifier l'environnement juridique et le quotidien des PME françaises dans de nombreux domaines : droit des sociétés, droit de l'environnement, droit social. Dans cette dernière matière, des dispositions concernent, notamment, le télétravail, la modulation du temps de travail, l'inaptitude au travail d'origine non professionnelle ou encore les bulletins de paies ou l'extension du champ du rescrit social. Lexbase Hebdo - édition sociale vous propose de revenir, avec Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane, sur l'article 45 de la loi du 22 mars 2012 portant sur la modulation du temps de travail.
Après une bataille féroce avec les syndicats et, surtout, avec l'opposition parlementaire, la loi du 22 mars 2012, relative à la simplification du droit et à l'allègement des démarches administratives, a finalement été adoptée. Symbole de toutes les controverses ayant précédé son adoption, l'article 45 de la loi nouvelle institue un nouvel article L. 3122-6 du Code du travail (N° Lexbase : L5721ISP). Aux termes de ce texte, la mise en place d'une répartition des horaires sur une période supérieure à la semaine prévue par un accord collectif ne constitue pas une modification du contrat de travail. Pour bien comprendre ce que change cette nouvelle disposition au régime juridique de la modulation du temps de travail (II), il faut au préalable comprendre quels étaient les ferments de cette réforme (I). La section 1 du chapitre II du titre II du livre Ier de la troisième partie du même Code est complétée par un article L. 3122-6 ainsi rédigé :

"La mise en place d'une répartition des horaires sur une période supérieure à la semaine et au plus égale à l'année prévue par un accord collectif ne constitue pas une modification du contrat de travail. Le premier alinéa ne s'applique pas aux salariés à temps partiel".

I - Modulation du temps de travail et contrat de travail : les ferments de la réforme

  • La mise en place d'une modulation du temps de travail

Les lois "Aubry" du 13 juin 1998 (1) et du 19 janvier 2000 (2) ne se sont pas limitées, comme on le laisse parfois croire, à diminuer la durée légale hebdomadaire de travail de trente-neuf à trente-cinq heures. En autres mesures, ces lois instituaient pour la première fois des facultés de modulation et d'annualisation du temps de travail permettant de répartir le temps de travail des salariés sur une période supérieure à la semaine, c'est-à-dire concrètement sur le mois ou sur l'année.

Les dispositifs alors mis en place ont été sensiblement simplifiés par la loi du 20 août 2008 (3). En effet, l'article L. 3122-2 du Code du travail (N° Lexbase : L3950IBW), issu de cette loi, prévoit qu'une répartition de la durée du travail sur une période supérieure à la semaine et, au plus, égale à l'année, peut être mise en place par accord collectif d'entreprise ou d'établissement. A défaut de négociation décentralisée, une telle répartition peut également être instituée par accord de branche.

L'accord, quel que soit son niveau, doit comporter un certain nombre de stipulations destinées à encadrer cette nouvelle répartition des horaires. Ainsi, l'accord doit prévoir les conditions et délais de prévenance selon lesquels les changements d'horaires ou de durée du travail peuvent intervenir (4), les limites pour le décompte des heures supplémentaires, les conditions de prise en compte pour la rémunération des salariés, des absences, ainsi que des arrivées et des départs en cours de période et, enfin, lorsqu'il a vocation à s'appliquer aux salariés à temps partiel, les modalités de communication et de modification de la répartition de la durée et des horaires de travail.

La carence d'accord collectif de travail en la matière n'interdit pas pour autant de mettre en place une modulation du temps de travail. Il reste, en effet, possible, par application du dernier aliéna de l'article L. 3122-2 du Code du travail, d'instituer une telle organisation par application d'un décret qui détermine les modalités de mise en oeuvre de la nouvelle répartition (5). Ultime dérogation, la faculté d'introduire une répartition sur une période supérieure à la semaine est encore ouverte à l'employeur, par décision unilatérale, dans les entreprises fonctionnant en continu (6).

  • Interaction entre modulation du temps de travail et contrat de travail : les dispositions légales antérieures à la loi du 22 mars 2012

Aucune des dispositions légales qui viennent d'être évoquées ne s'intéressait à l'interaction entre les accords collectifs de travail prévoyant une répartition du temps de travail sur une période supérieure à la semaine et le contrat de travail lui-même.

On sait, en effet, que le temps de travail figure parmi les éléments constituant le socle contractuel de la relation de travail. Au même titre que la rémunération, que les qualifications professionnelles ou que la zone géographique de travail, la durée du travail du salarié fait partie des éléments du contrat de travail et ne peut donc, en principe, être modifiée sans l'accord de celui-ci. Cette affirmation mérite d'être nuancée, la Chambre sociale de la Cour de cassation faisant le départ entre la modification de la répartition des horaires de travail dans la semaine (7), laquelle relève du pouvoir de direction et peut donc être imposée au salarié (8) et la modification du volume horaire de travail, lequel ne peut être modifié unilatéralement (9).

En principe, les dispositions d'un accord collectif de travail s'imposent à l'employeur et au salarié, si bien qu'elles ne s'incorporent pas au contrat de travail et, par conséquent, n'y apportent aucune modification (10). L'évolution du tissu conventionnel applicable à l'entreprise ne se traduit donc pas par une modification du contrat de travail, y compris pour les éléments de la relation les plus intimement liés au contrat comme c'est le cas de la rémunération (11). Puisqu'en principe, la disposition collective ne modifie pas le contrat de travail, il peut parfois survenir un conflit entre les deux corps de règles, auquel cas l'article L. 2254-1 du Code du travail (N° Lexbase : L2417H9E) (12) permettra de ne retenir que la disposition la plus favorable au salarié.

  • Interaction entre modulation du temps de travail et contrat de travail : les règles prétoriennes

Malgré cette position très classique, la Chambre sociale de la Cour de cassation avait adopté une position sensiblement différente lorsque le conflit survenait entre un contrat de travail et un accord collectif de travail instituant une répartition de la durée du travail sur une période supérieure à la semaine.

En effet, par un arrêt rendu le 28 septembre 2010 (13), la Chambre sociale jugeait par une motivation très générale que "l'instauration d'une modulation du temps de travail constitue une modification du contrat de travail qui requiert l'accord exprès du salarié" (14). Accident jurisprudentiel lié à la spécificité des faits pour certains (15), tendance liée à la protection de la santé des salariés pour les autres (16), cette décision a cependant vivement marqué les esprits, à tel point qu'elle fut expressément avancée par les promoteurs de la loi comme prétexte à l'article 45 de la loi : il fallait contrer cette décision de la Chambre sociale (17).

Cette opposition entre le législateur et la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation allait se cristalliser dans une grande controverse syndicale et politique. Côté syndical, les grandes confédérations ont toutes exprimé leur désaccord, estimant qu'une partie des négociations en cours sur les accords compétitivité-emploi était amputée par des pouvoirs publics pressés de flexibiliser le temps de travail (18). Côté politique, l'opposition parlementaire à l'Assemblée nationale et la majorité sénatoriale ont tenté coûte que coûte d'empêcher l'adoption du texte, ce qui donna lieu à de nombreuses navettes parlementaires (19).

Le texte fut finalement voté et, malgré un recours devant le Conseil constitutionnel qui considéra que cet article ne constituait pas un cavalier parlementaire (20), fut promulgué pour devenir l'article 45 de la loi, inséré à l'article L. 3122-6 du Code du travail.

II - Modulation du temps de travail et contrat de travail : les effets de la réforme

Le nouvel article L. 3122-6 du Code du travail, dont la substance reprend une proposition faite par le rapport "Rouilleault" (21), prend place à la suite des textes du Code du travail relatifs à la répartition de la durée du travail sur une période supérieure à la semaine. Le texte compte deux alinéas.

  • La modulation du temps de travail ne modifie plus le contrat de travail

Le premier alinéa dispose que "la mise en place d'une répartition des horaires sur une période supérieure à la semaine et au plus égale à l'année prévue par un accord collectif ne constitue pas une modification du contrat de travail". On retrouve donc une formule très proche de celle adoptée par la loi "Aubry" II s'agissant de l'influence des accords de réduction du temps de travail sur le contrat de travail.

La conséquence directe de ce texte est que le salarié ne pourra pas s'opposer, au nom de son contrat de travail, à la mise en place d'une modulation conventionnelle. La mise en place d'une répartition du temps de travail sur une période supérieure à la semaine ne constituant pas une modification du contrat de travail, l'employeur n'aura plus besoin d'obtenir l'assentiment individuel de chaque salarié pour appliquer le texte conventionnel. La jurisprudence de la Cour de cassation se trouve donc très nettement remise en cause.

On notera, encore, que le texte est strictement limité aux modulations mises en place par voie d'accord collectif de travail, sans qu'il soit d'ailleurs distingué entre accord d'entreprise, d'établissement ou de branche. Par conséquent, lorsqu'une modulation sera mise en place par l'effet des dispositions réglementaires comme le prévoit l'article L. 3122-2, dernier alinéa, du Code du travail, ou qu'il sera mis en place unilatéralement par l'employeur dans les entreprises fonctionnant en continu, comme le prévoit l'article L. 3122-3 du même code, la position de la chambre sociale devrait être confortée.

Si l'accord du salarié ne sera donc plus nécessaire pour lui imposer une modulation conventionnelle, encore faut-il que le contrat de travail soit demeuré taisant sur la question. Si des stipulations contractuelles claires et précises envisagent une répartition des horaires sur la semaine, ces clauses manifestement plus favorables au salarié que l'accord collectif de modulation s'imposeront sauf à ce que le salarié accepte une modification de son contrat. Dans le même esprit, des limitations de la modulation différentes de celles de l'accord collectif peuvent être prévues par le contrat auquel cas ce seront à nouveau les stipulations les plus favorables qui s'appliqueront.

On peut enfin noter que le texte nouveau sera forcément d'une application strictement limitée au temps de travail. En effet, même si rémunération et temps de travail sont aujourd'hui de plus en plus souvent déconnectés (22), il reste encore fréquent que des modifications apportées au temps de travail du salarié aient des incidences sur sa rémunération. Or, le texte ne concerne que la répartition des horaires sur une période supérieure à la semaine. Si cette répartition a des conséquences sur la rémunération, comme cela était manifestement le cas dans l'affaire si décriée du 28 septembre 2010, rien ne s'opposera à ce que la Chambre sociale de la Cour de cassation considère que le contrat de travail a été modifié, non pas sur le pan durée du travail, mais sur le pan rémunération.

  • Le cas particulier du travail à temps partiel

Le second alinéa, très court, dispose pour sa part que "le premier alinéa ne s'applique pas aux salariés à temps partiel". La précision est importante, même si elle pouvait dans une certaine mesure paraître superflue.

Si la précision est importante, c'est principalement parce que l'article L. 3122-2 du Code du travail prévoit clairement que la répartition du temps de travail sur une période supérieure à la semaine peut s'appliquer aux salariés à temps partiel, auquel cas l'accord collectif doit prévoir "les modalités de communication et de modification de la répartition de la durée et des horaires de travail" (23). A défaut de toute précision, la disposition nouvelle aurait donc dû s'appliquer aux contrats de travail à temps partiel.

Pour autant, une telle application aurait été en parfaite contradiction avec les dispositions légales relatives au temps partiel. Rappelons, en effet, que l'article L. 3123-14 du Code du travail (N° Lexbase : L3882IBE) impose que le contrat de travail à temps partiel comporte des stipulations déterminant "sauf pour [...] les salariés relevant d'un accord collectif de travail conclu en application de l'article L. 3122-2, la répartition de la durée du travail entre les jours de la semaine ou les semaines du mois" mais aussi "les cas dans lesquels une modification éventuelle de cette répartition peut intervenir ainsi que la nature de cette modification". La répartition des horaires dans la semaine ou dans le mois est un élément essentiel du contrat de travail à temps partiel qui, d'ailleurs, permet aux parties de prouver que l'engagement a été conclu à temps partiel quand un doute subsiste sur la qualification du contrat (24).

Par principe donc, la répartition des horaires est un élément essentiel du contrat de travail à temps partiel si bien que l'exception prévue par l'alinéa 2 de l'article L. 3122-6 était indispensable pour éviter une difficulté d'interprétation. Pour les salariés à temps partiel, deux situations pourront désormais se produire : soit l'entreprise est déjà soumise à un accord collectif de modulation du temps de travail, auquel cas la conclusion d'un contrat de travail à temps partiel n'implique pas l'obligation d'y déterminer la répartition des horaires dans la semaine ou dans le mois ; soit un contrat de travail à temps partiel classique, prévoyant une répartition des horaires dans la semaine, préexistait à l'accord collectif auquel cas l'assentiment du salarié sera indispensable pour lui imposer une modulation de ses horaires de travail.

  • Un regard plus général sur la modification du contrat de travail en raison de la modification du temps de travail

On peut d'abord remarquer que, si l'on fait exception de l'article 30 de la loi "Aubry" II qui, d'ailleurs, n'avait pas été codifié, c'est à notre connaissance la première fois que le Code du travail intègre des dispositions visant à déterminer que tel ou tel élément fait partie du socle du contrat de travail. La distinction était jusqu'ici demeurée essentiellement prétorienne, la Cour de cassation assurant la répartition entre les éléments relevant du contrat de travail et ceux relevant du pouvoir unilatéral de direction de l'employeur. La loi nouvelle s'inscrit dans une tendance engagée par les lois "Aubry" et visant à extraire progressivement les questions du temps de travail du contrat de travail pour les placer dans le giron de la négociation collective.

Si ce basculement des sources du temps de travail n'a rien de critiquable en soi, c'est à condition de tenir compte d'une autre tendance ayant elle aussi émergé par voie prétorienne. En effet, la Cour de cassation, relayant les décisions adoptées par la Cour de justice de l'Union européenne, par la Cour européenne des droits de l'Homme et même, dans une certaine mesure, du Comité européen des droits sociaux, fait de plus en plus fréquemment le lien entre les règles relatives au temps de travail et la protection de la santé des travailleurs.

Cette tendance peut être notamment illustrée par les décisions récentes rendues en matière de convention de forfait en jours d'une part, en matière de modification de la répartition des horaires de travail dans la semaine d'autre part.

S'agissant des conventions de forfait, la Chambre sociale a récemment rappelé que le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles, que les Etats membres de l'Union européenne ne peuvent déroger aux dispositions relatives à la durée du temps de travail que dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé du travailleur et que toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif "dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires" (25).

S'agissant de la modification des horaires de travail dans la semaine, la chambre sociale rappelait récemment qu'une telle modification relevait du pouvoir de direction de l'employeur et ne pouvait caractériser une modification du contrat de travail, "sauf atteinte excessive au droit du salarié au respect de sa vie personnelle et familiale ou à son droit au repos", le droit au repos étant ici encore un avatar du droit du salarié à la protection de sa santé (26).

La confrontation de ces deux tendances incite à penser que, nonobstant le texte nouveau qui empêchera les salariés de résister à une nouvelle répartition du temps de travail sur une période supérieure à la semaine, d'autres considérations supérieures pourraient aboutir à paralyser une nouvelle répartition conventionnelle parce que, à n'en pas douter, selon les modalités adoptées par l'accord, une telle modulation peut ne pas être anodine pour les conditions de travail et de vie du salarié et, par voie de conséquence, pour sa santé et sa vie personnelle...


(1) Loi n° 98-461 du 13 juin 1998, d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail (N° Lexbase : L7982AIH).
(2) Loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000, relative à la réduction négociée du temps de travail (N° Lexbase : L0988AH3).
(3) Loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (N° Lexbase : L7392IAZ) et les obs. de S. Martin-Cuenot, Articles 20, 21 et 22 de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail : répartition des horaires de travail, congés payés et autres, Lexbase Hebdo n° 318 du 18 septembre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N1825BH3).
(4) Faute de délai conventionnel de prévenance, la loi impose un délai minimal de sept jours.
(5) C. trav., art. D. 3122-7-1 (N° Lexbase : L7279IB9) et s. du Code du travail.
(6) C. trav., art. L. 3122-3 (N° Lexbase : L3897IBX).
(7) Cass. soc., 22 février 2000, n° 97-44.339, publié (N° Lexbase : A3556AUA), JCP, ed. S., 2000, II, 10321, note D. Corrignan-Carsin.
(8) Sauf à ce que la modification imposée soit d'une trop grande importance ou qu'elle porte une atteinte excessive, par exemple quand le changement implique le passage à un horaire de nuit (Cass. soc., 22 mai 2001, n° 99-41.146, publié N° Lexbase : A4882ATY, Dr. soc., 2001, p. 766, obs. Ch. Radé), de travailler le dimanche (Cass. soc., 2 mars 2011, n° 09-43.223, FS-P+B N° Lexbase : A3341G4I, JSL, 2011, n° 298-5, obs. J.- Ph. Lhernould) ou, encore, de passer d'un horaire continu à un horaire discontinu (Cass. soc., 3 novembre 2011, n° 10-30.033, FS-P+B N° Lexbase : A5252HZK).
(9) Cass. soc., 20 octobre 1998, n° 96-40.614, publié (N° Lexbase : A5602ACH), Dr. soc., 1998, p. 1045, obs. P. Waquet.
(10) Malgré cette règle de principe, le législateur a parfois jugé utile de préciser clairement qu'une disposition conventionnelle n'avait pas pour effet de modifier le contrat de travail. Tel fut le cas, notamment, de l'article 30 de la loi du 19 janvier 2000 qui prévoyait que la seule modification de la durée contractuelle du travail mise en oeuvre par ARTT ne constituait pas une modification du contrat de travail du salarié.
(11) V. par ex. Cass. soc., 27 juin 2000, n° 99-41.135, publié (N° Lexbase : A6700AHM), Dr. soc., 2000, p. 831, note Ch. Radé. Sur cette question, v. G. Borenfreund, L'articulation du contrat de travail et des normes collectives, Dr. ouvr., 1997, p. 514.
(12) Il ne paraît pas inutile de rappeler le contenu exact de ce texte tant il semblait prévoir déjà, de manière générale, la règle posée par l'article 45 de la loi du 22 mars 2012 : "lorsqu'un employeur est lié par les clauses d'une convention ou d'un accord, ces clauses s'appliquent aux contrats de travail conclus avec lui, sauf stipulations plus favorables".
(13) V. déjà les prémices de cette solution dans une décision rendue en 2009, Cass. soc. 23 septembre 2009, n° 07-44.712, , FS-P+B (N° Lexbase : A3388EL3).
(14) Cass. soc., 28 septembre 2010, n° 08-43.161, FS-P+B (N° Lexbase : A7542GAL) et les obs. de Ch. Radé, Modulation de la durée du travail et modification du contrat de travail, Lexbase Hebdo n° 412 du 14 octobre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2719BQR) ; RDT, 2010, p. 725, obs. F. Canut ; D., 2011 p. 219, note S. Frossard.
(15) V. Ch. Radé et S. Frossart, préc..
(16) V. F. Canut, préc..
(17) V. le Rapport n° 3787 de la Commission des lois de l'Assemblée nationale présenté par E. Blanc, art. 40.
(18) La presse s'est largement fait écho des réticences syndicales, v. par ex. Le Monde.fr, Accords compétitivité-emploi: la négociation prend l'eau, 21 mars 2012.
(19) Le texte fut adopté en troisième lecture de l'Assemblée nationale après deux rejets de la proposition de loi par le Sénat.
(20) Cons. const., 15 mars 2012, n° 2012-649 DC, Loi relative à la simplification du droit et à l'allègement des démarches administratives (N° Lexbase : A7449IEM).
(21) " L'emploi au sortir de la récession... Renforcer l'accompagnement des transitions professionnelles", Rapport sous la direction d'H. Rouilleault, 19 novembre 2010 à propos duquel v. M. Kocher, Rapport Rouilleault sur l'emploi au sortir de la récession, RDT, 2011, p. 312.
(22) V. P. Lokiec, La déconnection du temps de travail et de la rémunération, Dr. ouvrier, mars 2012.
(23) L'applicabilité des accords de modulation du temps de travail aux temps partiels est d'ailleurs corroborée par la définition du travail à temps partiel établie par l'article L. 3123-1 du Code travail (N° Lexbase : L0404H9T) qui établit le temps partiel par référence aux durées légales hebdomadaire, légale ou annuelle de travail.
(24) Cass. soc., 25 février 2004, n° 01-46.394, FS-P+B (N° Lexbase : A3753DBM) et les obs. de S. Martin-Cuenot, Précisions en matière de preuve du contrat à temps partiel, Lexbase Hebdo n° 111 du 11 mars 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N0843ABT) ; Cass. soc., 15 septembre 2010, n° 09-40.473, FS-P+B+R (N° Lexbase : A5847E9G)) et les obs. de M. Del Sol, La prévisibilité du rythme de travail, Lexbase Hebdo n° 411 du 7 octobre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2621BQ7).
(25) Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-71.107, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5499HU9) et nos obs., Forfaits-jours : compromis à la française, Lexbase Hebdo n° 447 du 7 juillet 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N6810BSZ) ; v. également Cass. soc., 31 janvier 2012, n° 10-19.807, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8942IBS) et nos obs., Conventions de forfait en jours : de l'importance du contenu des accords collectifs, Lexbase Hebdo n° 473 du 16 février 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N0230BTP).
(26) Cass. soc., 3 novembre 2011, n° 10-14.702, FS-P+B (N° Lexbase : A5255HZN) et les obs. de G. Auzero, La modification de la répartition des horaires de travail ne doit pas porter une atteinte excessive aux droits fondamentaux du salarié, Lexbase Hebdo n° 462 du 16 novembre 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N8736BSD) ; D., 2012, p. 67, note P. Lokiec ; Dr. soc., 2012, p. 147, note E. Dockès ; RDT, 2012, p. 31 et nos obs..

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