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N1923BYU
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par François-Xavier Berger, Avocat au barreau de l’Aveyron, Ancien bâtonnier et Eric Morain, Avocat au barreau de Paris, Ancien secrétaire de la Conférence du Stage
Le 05 Février 2020
Mots-clefs : Etude • Avocats • Déontologie • Profession • Robe
L’histoire de la robe des avocats, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est paradoxale puisqu’aucun texte ne la règlemente véritablement. Elle est, quoiqu’il en soit, inséparable de l’histoire des avocats qui remonte aux praticiens, aux ad-vocati puis à l’orator sous l’empire romain, et juqu’aux conciliari et autres proponentes du 14ème siècle [1]. Déjà, sous l’Ancien Régime, les avocats portaient la robe de laine noire, couleur de la cléricature et du dépouillement, image du sacerdoce, tandis que les magistrats portaient une robe rouge, symbole de l’autorité royale. On signale pour la première fois au parlement du Roi, vers 1297, 19 chevaliers en lois, portant l’habit long comme les chevaliers d’armes, et par-dessus la robe, un manteau assez long [2]. L’on sait que l’Assemblée constituante supprima à la fois l’Ordre, les avocats et leur robe par un décret du 2 septembre 1790 dont l’article 10 énonçait : «Les hommes de loi, ci-devant appelés avocats, ne devant former ni Ordre, ni corporation, n'auront aucun costume particulier dans leurs fonctions». Mais les défenseurs officieux continueront à s’habiller de noir.
Le costume fut rétabli par l'article 6 de l'arrêté des consuls du 2 Nivôse an XI (23 décembre 1802) :
«Aux audiences de tous les tribunaux, les gens de loi et les avoués porteront la toge de laine fermée par devant, à manches larges ; toque noire ; cravate pareille à celle des juges ; cheveux longs ou ronds».
Quant au titre d'avocat il fut réintroduit par la loi du 22 ventôse an XII (13 mars 1804) relative aux écoles de droit.
Le décret impérial du 30 mars 1808 contenant règlement pour la police et la discipline des cours et tribunaux synthétisa ces deux dispositions en son article 105 :
«Les avocats, les avoués et les greffiers porteront dans toutes leurs fonctions, soit à l'audience, soit au parquet, soit aux comparutions et aux séances particulières devant les commissaires, le costume prescrit».
Enfin, à l’occasion du rétablissement de l’Ordre des avocats, l’article 35 du décret impérial du 14 décembre 1810 contenant règlement sur l’exercice de la profession d’avocat et la discipline du barreau, compléta la robe d’une épitoge herminée appelée chausse :
«Les avocats porteront la chausse de leur grade de licencié ou de docteur…».
Dans le but de distinguer le costume des avocats de celui des avoués un décret du 2 juillet 1812 sur la plaidoirie dans les cours impériales et dans les tribunaux de première instance confirma, dans un article 12, que seuls les premiers pouvaient porter l’épitoge d’hermine :
«les avocats seuls porteront la chausse et parleront couverts conformément à l'article 35 du décret du 14 décembre 1810» [3].
Dans notre droit positif l’article 3 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques énonce que les avocats «revêtent dans l'exercice de leurs fonctions judiciaires, le costume de leur profession». Costume réglementé, son usage par un non-avocat constitue le délit de l’article 433-14 du Code pénal (N° Lexbase : L6601IXR) [4].
On notera à cet égard que les législateurs successifs ont toujours préféré le terme de «costume» à celui de «robe» qui reste l’apanage des seuls praticiens. L’article 13.2 du règlement intérieur national de la profession d’avocat (RIN) (N° Lexbase : L4063IP8) dispose ainsi que les avocats honoraires «ont droit au port de la robe, à l’occasion des élections, cérémonies et manifestations officielles».
En réalité, si l’on se livre à une analyse exégétique, le «costume» comprendrait bien plus que la «toge de laine» décrite par l’arrêté des consuls du 2 Nivôse an XI. Si on laisse de côté la question des «cheveux longs ou ronds» qui pourrait conduire quelque avocat facétieux à se présenter, devant ses juges, coiffé d’une perruque empruntée à l’un de ses confrères britanniques, le texte évoque la «toque noire». Son usage est, aujourd’hui, tombé en désuétude même si elle est considérée par certains comme un signe d’indépendance, les avocats devant plaider «debout et couverts» [5]. Un incident impliquant une avocate souhaitant recouvrir ses cheveux au moyen d’une toque conduisit la Conférence des Bâtonniers à adopter, le 18 novembre 2016, une résolution appelant «les autorités à réglementer l’usage et la forme du costume d’audience, notamment en prescrivant l’interdiction d’ajouts personnels à la robe à l’exception des décorations françaises pour les audiences solennelles, et en disposant que les avocats se présentent tête nue dans l’exercice public de leurs fonctions d’assistance et de représentation». Lui-même saisi le Conseil national des barreaux ne modifia pas le RIN, la question ayant -a priori- animé son bureau [6]. Signe du caractère éminemment sensible de la question, c’est cette fois la Cour de cassation qui fut amenée, le 24 octobre 2018, à l’occasion d’un nouveau contentieux, à décider que la robe pouvait être valablement ornée des décorations françaises [7].
La robe elle-même a pu s’inviter dans ces rapports, souvent marqués d’une défiance réciproque, entre les avocats et le pouvoir exécutif.
Napoléon qui redoutait leur indépendance ne signa le décret du 14 décembre 1810 qu’avec beaucoup de réticence. Les historiens rapportent avoir retrouvé, dans les papiers de Cambacérès, une lettre de l'Empereur dans laquelle on remarqua le passage suivant : « Le décret est absurde ; il ne laisse aucune prise, aucune action contre eux (les avocats). Ce sont des factieux, des artisans de crimes et de trahisons ; tant que j'aurai l'épée au côté, jamais je ne signerai un pareil décret ; je veux qu'on puisse couper la langue à un avocat qui s'en sert contre le Gouvernement » [8].
Le barreau accueillit lui-même très mal ce même décret qui contenait des dispositions contraignantes. L’on explique que c’est très précisément à ce moment-là que les avocats du barreau de Paris refusèrent de porter l’épitoge prescrite par l’article 35. Ils ne la reprirent que plus tard, afin que l’on puisse les distinguer des avoués, mais en ayant pris soin d’en retirer l’hermine, même si l’usage parisien veut qu’elle soit portée par les membres du Conseil de l’Ordre et par les secrétaires de la Conférence du stage. Contrairement à la légende l’épitoge parisienne ne porte donc nullement le deuil de Malesherbes. Elle constituerait le symbole oublié d’une opposition à un pouvoir exécutif voulant restreindre l’indépendance du barreau. D’ailleurs, il n’y a pas si longtemps, les avocats étaient «aux ordres du Tribunal» au moment de l’appel des causes, désormais on dit qu’on est «à la disposition» de celui-ci…
Deux siècles plus tard, le 9 janvier 2020, le dépôt spectaculaire, aux pieds de la garde des Sceaux, des robes des avocats de Caen résonne comme un nouveau symbole. Ce geste a été depuis reproduit, par d’autres barreaux, dans les salles des pas perdus ou les grilles de nos palais de justice.
Mais si l’épitoge noire, dépourvue d’hermine, des avocats de Paris constituait le signe d’une volonté d’indépendance, le dépôt de leurs robes, par les avocats, à l’occasion de réformes en discussion, reste emblématique d’une colère bien plus profonde mêlée d’une angoisse sur l’avenir. Il y a deux précédents célèbres et dramatiques qui ont fait du «tombé de robe» un geste de résistance à l’arbitraire : le Bâtonnier Edmond Rousse en 1871 déclara solennellement :
« Nous avons décidé d’être présents devant les tribunaux de la Commune, mais non pas en tant qu’avocats. Nous avons donc laissé à la porte, pour ne pas les avilir, les insignes de notre Ordre ».
Lui faisant écho, Jean-Louis Tixier-Vignancour, plaidant devant la cour militaire de justice en 1962 :
« Un avocat général est en uniforme, les avocats sont sans robe : nous voici donc à égalité » [9].
Un fait est certain : aucun avocat n’a pu prendre plaisir à jeter sa robe au sol ou à la pendre à des grilles rouillées. Elle n’est ni une blouse de travail, ni un uniforme d’apparat. La robe que certains considéreront comme anachronique au temps des LegalTechs reste pour chaque avocat un vêtement sacré.
Sa première robe lui est souvent offerte par une personne qui lui est le plus cher et qui aura assisté à sa prestation de serment. Eric Dupond-Moretti a souvent raconté, qu’il porte celle d’Alain Furbury, celui qui fut son maître [10].
En pratique une même robe est souvent conservée pendant plus de quinze ans. Peut-être est-ce pour cela qu’il se dit que l’on meurt dans la troisième. La première, et surtout la seconde, termineront toujours usées, rapiécées et effilochées. Le combattant de la Résistance Sydney Chouraqui, décédé en 2018, a souhaité «le drapeau français, l’étoile de David et sa robe d’avocat sur son cercueil» [11].
Cette robe maintient entre les avocats «l’égalité au moins extérieure» écrivait en 1936 le Bâtonnier Fernand Payen [12]. Elle « rappelle à l’avocat la dignité et les obligations de sa profession en même temps qu’elle est pour lui une protection » [13].
Pour Jacques Hamelin et André Damien, la robe « sépare l’avocat de la vie quotidienne et du monde de tous les jours. Elle rappelle que la Justice n’est pas seulement une affaire administrative, mais qu’elle est l’exercice d’un pouvoir mystérieux et antique qui consiste à essayer de distinguer le bien du mal et à sonder les reins et les cœurs… elle est une protection permanente de l’avocat ; en contraignant celui-ci à prendre, vis-à-vis de sa clientèle, le recul nécessaire, elle lui permet d’acquérir l’ascendant indispensable et l’autorité dont il a besoin à la barre vis-à-vis des magistrats et des clients » [14].
Cape noire et sacrée dont la forme se perd dans la nuit des temps, tenue de combat ou armure de chevalier, la robe est tout cela, elle est une « véritable leçon de renoncement, d’austérité et de purification» [15]. Elle permet, pour celui qui la revêt, l’identification de son personnage, et donc pour l’avocat, «d’incarner la Défense» [16].
Aux assises, c’est aussi celle de l’avocat de la partie civile qui va se placer entre l’accusé et la victime. C’est toujours celle de l’avocat de l’accusé qui va se lever pour la déployer et tendre ce drap noir qui séparera, le temps d’un incident ou de la plaidoirie, celui qu’il défend de ceux qui l’accusent.
Voilà peut-être pourquoi même si cette robe de laine est lourde et inconfortable, même si, à l’instar du sportif dans l’épreuve, il va parfois y transpirer l’avocat y reste attaché.
L’histoire l’a démontré : la robe est l’avocat comme l’avocat est la robe. D’ailleurs on dit de l’avocat qui quitte la profession qu’il « quitte la robe » comme pour en montrer l’unicité ontologique.
Il existe un secret qui n’est connu que des avocats et des maisons confectionnant ces robes sur mesure et qui fut très certainement caché à Napoléon.
A l’intérieur de la robe existe une traîne, repliée à l’intérieur, retenue par deux larges lanières sur le côté gauche. Elle nous vient du passé et rappelle que les anciens chevaliers avaient porté l’épée. On raconte, qu’autrefois déployée dans un cortège, elle séparait l’avocat de ceux qui se trouvaient derrière lui. Comme un ultime symbole de puissance et d’indépendance de l’avocat. Et puis, cedant arma togae, les armes ont cédé à la toge…
[1] J. Lemaire, Les règles de la profession d’avocat et les usages du barreau de Paris, LGDJ, 3ème édition, 1975, p. XXIII.
[2] Boucher d’Argis, Règles pour former un avocat, 1778.
[3] Ledru-Rollin, Répertoire général du journal du palais, 1845, p. 209 et s. ; J. Appleton, note sous Cass. crim. 28 déc. 1928, D., 1929, p. 49.
[4] Cass. crim., 5 novembre 1997, n° 96-86.380 (N° Lexbase : A1375ACW).
[5] Décret du 14 décembre 1810, art. 35, préc.
[6] A. Portmann, Réglementation du costume d’audience : le casse-tête autour des signes religieux, Dalloz-actualités, 7 décembre 2016.
[7] Cass. civ. 1, 24 octobre 2018, n° 17-26.166, FS-P+B+I (N° Lexbase : A5932YH8).
[8] Ledru-Rollin, préc..
[9] J.-M. Varaut, Le droit au juge, Quai Voltaire, 1991, p. 43
[10] Le Point, 18 février 2015 ; 20 Minutes, 6 février 2017.
[11] Le Point, 6 février 2018.
[12] F. Payen et G. Duveau, Les règles de la profession d’avocat et les usages du barreau de Paris, Recueil Sirey, 1936, p. 249.
[13] J. Appleton, préc..
[14] J. Hamelin, A. Damien, Les règles de la profession d’avocat, Dalloz, 8ème éd., p. 313.
[15] A. Garapon, L’âne portant des reliques - Essai sur le rituel judiciaire, préface de Jean Carbonnier, Le Centurion, 1985, p. 81
[16] L. Karpik, Les avocats - Entre l’Etat, le public et le marché XIIIe-XXème siècle, NRF Bibliothèque des Sciences Humaines, 1995, p. 437.
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newsid:471923
Réf. : Cass. civ. 3, 30 janvier 2020, n° 19-10.176, FS-P+B+I (N° Lexbase : A84843C9)
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N2095BYA
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par Manon Rouanne
Le 06 Février 2020
► Dans le cadre de la vente d’un bien immobilier infecté d’un vice caché, le vendeur de mauvaise foi qui avait connaissance de ce vice tenu, indépendamment de l’action rédhibitoire ou estimatoire, dès lors qu’une action en responsabilité est engagée à son encontre, de réparer l’intégralité du préjudice résultant du vice caché, est, ainsi, condamné au paiement de dommages et intérêts équivalent au coût de la démolition et de la reconstruction du bien immobilier infecté, dans la mesure où cette solution est la seule de nature à mettre fin aux vices constatés.
Telle est la distinction entre l’action en garantie contre les vices cachés et l’action en indemnisation engagée pour réparer le préjudice subi du fait du vice, opérée par la troisième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt en date du 30 janvier 2020 (Cass. civ. 3, 30 janvier 2020, n° 19-10.176, FS-P+B+I N° Lexbase : A84843C9).
En l’espèce, par suite de la vente d’une maison d’habitation, les acquéreurs, découvrant que le bien immobilier objet de la vente était affecté d’un vice, ont engagé, à l’encontre du vendeur, du notaire et de l’agent immobilier, une action en garantie contre les vices cachés ainsi qu’une action en responsabilité délictuelle afin d’obtenir réparation du préjudice subi.
La cour d’appel ayant fait droit à la demande des acquéreurs en condamnant le vendeur à payer, en réparation du préjudice subi du fait du vice caché, une somme correspondant au coût des travaux de démolition et de reconstruction de l’immeuble et en faisant supporter par le notaire et l’agent immobilier cette condamnation à hauteur de 10 % chacun, ces derniers ont, alors, formé un pourvoi en cassation.
Comme moyens au pourvoi, les demandeurs ont allégué, en premier lieu, la violation de l’article 1645 du Code civil (N° Lexbase : L1748ABD) par les juges du fond pour avoir, d’une part, sous couvert de l’indemnisation du préjudice subi, alloué aux acquéreurs la restitution du prix de vente et, d’autre part, opéré une confusion sur ce que réparent les dommages et intérêts qui doivent se distinguer de l’action en garantie contre les vices cachés permettant d’obtenir, soit une réduction du prix de vente, soit l’annulation de la vente et la restitution intégrale du prix.
En second lieu, les demandeurs ont argué la violation du principe de la réparation intégrale du dommage sans perte ni profit pour les parties pour avoir fait correspondre le montant des dommages et intérêts alloués au coût intégral de travaux de démolition et de reconstruction de l’immeuble conduisant à une réparation allant au-delà du préjudice subi car offrant aux acquéreurs un bien neuf au prix du bien ancien qu’ils avaient décidé d’acquérir à l’origine.
Ne suivant pas l’argumentaire développé par les demandeurs au pourvoi, la Cour de cassation confirme l’arrêt rendu par la cour d’appel en affirmant, après avoir rappelé qu’en vertu de l’article 1645 du Code civil, le vendeur qui connaissait les vices de la chose est tenu de réparer le préjudice subi par l’acheteur qui a exercé, à son encontre, une action en indemnisation distincte de l’action en garantie contre les vices cachés, que c’est à bon droit que les juges du fond, sans opérer un rééquilibrage du contrat, ont condamné le vendeur à verser, aux acquéreurs, une somme à titre de dommages et intérêts incluant le coût des travaux de démolition et de reconstruction, dans la mesure où le préjudice subi du fait du vice ne pouvait être réparé intégralement que par la démolition et la reconstruction de l’immeuble objet de la vente.
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newsid:472095
Réf. : Cass. soc., 29 janvier 2020, n° 18-15.359, FS-P+B+I (N° Lexbase : A83183C3)
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N2084BYT
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par Charlotte Moronval
Le 05 Février 2020
► Le délai de prescription d'une action en requalification d'un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée fondée sur le motif du recours au contrat à durée déterminée énoncé au contrat a pour point de départ le terme du contrat ou, en cas de succession de contrats à durée déterminée, le terme du dernier contrat et que le salarié est en droit, lorsque la demande en requalification est reconnue fondée, de se prévaloir d'une ancienneté remontant au premier contrat irrégulier.
Telle est la solution dégagée par la Chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 29 janvier 2020 (Cass. soc., 29 janvier 2020, n° 18-15.359, FS-P+B+I N° Lexbase : A83183C3).
Dans les faits. Un salarié, engagé en qualité d’enquêteur dans le cadre de contrats à durée déterminée d’usage du 20 novembre 2004 au 4 octobre 2013, décide de saisir la juridiction prud’homale, le 7 juillet 2014, de demandes en requalification de la relation de travail en contrat à durée indéterminée à temps plein et en paiement de diverses sommes au titre de l’exécution et de la rupture du contrat.
La position de la cour d’appel. Pour dire prescrite la demande en requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée jusqu’au 6 juillet 2012 et rejeter les demandes en découlant, la cour d’appel retient que la loi du 14 juin 2013 (N° Lexbase : L0394IXU) institue un délai de deux ans, pour toutes les demandes indemnitaires relatives à l’exécution ou la rupture des contrats de travail. En l’espèce, le terme du dernier contrat date du 4 octobre 2013 et la saisine du conseil de prud’hommes du 7 juillet 2014. Selon elle, le salarié ne peut donc solliciter la requalification des contrats conclus à une date antérieure au 7 juillet 2012.
La solution. Enonçant la solution susvisée, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel. En statuant comme elle l’a fait, alors qu’elle avait relevé que le salarié soutenait avoir été engagé pour occuper un emploi participant de l’activité normale de la société, ce dont elle aurait dû déduire que l’action en requalification de la relation de travail en contrat à durée indéterminée n’était pas prescrite et que le salarié pouvait demander que la requalification produise ses effets à la date du premier engagement irrégulier, la cour d’appel a violé les articles L. 1471-1 (N° Lexbase : L1453LKZ) et L. 1245-1 (N° Lexbase : L7327LHT) du Code du travail, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 (N° Lexbase : L7629LGN) et l’article L. 1242-1 (N° Lexbase : L1428H9R) du Code du travail (sur La prescription des litiges liés à l'exécution du contrat de travail, cf. l’Ouvrage « Droit du travail » N° Lexbase : E3725ET7).
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newsid:472084
Réf. : Cass. soc., 29 janvier 2020, n° 18-25.903, FS-P+B+I (N° Lexbase : A83203C7)
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N2093BY8
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par Charlotte Moronval
Le 05 Février 2020
► Il résulte de l'article 1er de l'avenant du 25 janvier 1978, portant attribution d'une prime de responsabilité aux agents techniques exerçant une fonction de contrôle des comptes ou des décomptes employeurs du 25 janvier 1978, modifié par le protocole d'accord du 30 novembre 2004, relatif au dispositif de rémunération et à la classification des emplois, que pour bénéficier de la prime de responsabilité, les salariés délégués de l'agent comptable qui exercent une fonction de contrôle des décomptes ou des comptes employeurs doivent avoir la qualité d'agent technique, laquelle est réservée aux salariés de niveaux de classification 1 à 3, à l'exclusion des salariés de niveau 4 qui exercent leurs activités en bénéficiant d'une autonomie de décision ou organisent, assistent sur le plan technique ou animent les activités d'une équipe.
Telle est la solution dégagée par la Chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 29 janvier 2020 (Cass. soc., 29 janvier 2020, n° 18-25.903, FS-P+B+I N° Lexbase : A83203C7 ; voir également Cass. soc., 18 janvier 2018, n° 16-15.580, FS-P+B N° Lexbase : A8698XAE).
Dans les faits. Une salariée occupe le poste de « gestionnaire maîtrise des risques » de niveau 3S, coefficient 215 au sein de la Caisse primaire d’assurance maladie de la Gironde et perçoit une « prime mensuelle de contrôle permanente ». Puis, elle a occupe le poste « d’assistante technique maîtrise des risques » de niveau 4S, coefficient 240 et arrête de percevoir la « prime mensuelle de contrôle permanente ». Elle est ensuite nommée « responsable d’unité » niveau 5A.
Elle décide de saisir la juridiction prud’homale de demandes de rappels de prime de responsabilité dite prime de contrôle et de prime de vacances outre congés payés afférents pour la période où elle occupait un emploi classé au niveau 4S.
La position des juges du fond. Pour faire droit aux demandes de la salariée, le conseil de prud’hommes retient que si la dénomination d’agent technique a disparu à la suite de la révision conventionnelle, il n’est pas démenti que, postérieurement à sa promotion au niveau 4S, la salariée continuait de remplir les conditions de la prime, non en raison de la désignation et la de classification de son emploi mais au titre de l’exercice effectif de la fonction de contrôle assortie d’une délégation écrite de l’agent comptable, éléments essentiels conditionnant l’octroi de la prime.
La solution. Enonçant la solution susvisée, la Cour de cassation casse et annule le jugement du conseil de prud’hommes. En statuant comme il l’a fait, c’est-à-dire en omettant l’une des conditions d’attribution de la prime et alors qu’il ressortait de ses constatations que la salariée occupait des fonctions classées au niveau 4, en sorte que, n’ayant pas la qualité d’agent technique, elle ne pouvait bénéficier de la prime de responsabilité, le conseil de prud’hommes a violé l’article 1er de l’avenant du 25 janvier 1978, portant attribution d’une prime de responsabilité aux agents techniques exerçant une fonction de contrôle des comptes ou des décomptes employeurs (sur L'application de la convention collective et la détermination de la catégorie professionnelle du salarié, cf. l’Ouvrage «Droit du travail» N° Lexbase : E2287ETU).
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Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 30 janvier 2020, n° 418797, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A83463C4)
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N2106BYN
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par Yann Le Foll
Le 05 Février 2020
► La demande de communication, par une entreprise, sous forme d'une copie papier d'éléments de son dossier fiscal figurant sur le site « impots.gouv.fr », présente un caractère abusif, sauf si elle fait valoir une difficulté d'accès à son espace personnel ou une autre raison valable justifiant un autre mode de communication des documents figurant sur cet espace.
Telle est la solution dégagée par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 30 janvier 2020 (CE 9° et 10° ch.-r., 30 janvier 2020, n° 418797, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A83463C4).
Faits. A la suite d'une vérification de comptabilité au terme de laquelle elle a été assujettie à des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de rappels de TVA, la société X a, le 25 août 2015, demandé à l'administration fiscale la communication de la copie de son dossier fiscal. La commission d'accès aux documents administratifs a émis un avis favorable à sa demande le 21 janvier 2016.
La société se pourvoit en cassation contre le jugement en date du 8 février 2018 par lequel le tribunal administratif de Toulon a rejeté sa demande d'annulation des décisions implicites du directeur du contrôle fiscal Sud-Est Outre-Mer refusant de lui communiquer l'ensemble des pièces composant son dossier fiscal.
Principe. Dès lors que des documents administratifs sont disponibles sur un espace de stockage numérique hébergé sur une plateforme, mis à la disposition de la personne qu'elle concerne par l'administration, auquel cette personne peut librement accéder sur Internet grâce à un identifiant et un code et à partir duquel il lui est loisible de télécharger le document demandé, elle doit en principe être regardée comme détenant ces documents, au même titre que l'administration.
Par suite, elle n'est pas fondée à demander à l'administration de lui en donner accès au titre des articles L. 311-1 (N° Lexbase : L4912LA8) et suivants du Code des relations entre le public et l'administration, sauf si des circonstances particulières, notamment des difficultés de connexion à son espace personnel, font obstacle à l'accès effectif à ces documents.
Rappel. Il ressort des dispositions du dernier alinéa de l'article L. 311-2 du Code des relations entre le public et l'administration (N° Lexbase : L1866KNG) que revêt un caractère abusif la demande qui a pour objet de perturber le bon fonctionnement de l'administration sollicitée ou qui aurait pour effet de faire peser sur elle une charge disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose (CE 9° et 10° ch.-r., 14 novembre 2018, n° 420055, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1663YL8).
Solution. En jugeant que la demande de la société requérante était sans objet dans la mesure où elle tendait à la communication de pièces figurant sur le compte professionnel qu'elle détient sur le site « impots.gouv.fr », sans rechercher s'il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis si des circonstances particulières étaient de nature à faire obstacle à ce que cette société puisse effectivement y accéder, le tribunal administratif a entaché son jugement d'erreur de droit.
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newsid:472106
Réf. : CEDH, 30 janvier 2020, Req. 9671/15, J.M.B. et autres c/ France (N° Lexbase : A83763C9)
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N2090BY3
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par June Perot
Le 26 Février 2020
► La France est condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme pour violation des articles 13 (droit à un recours effectif N° Lexbase : L4746AQT) et 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants N° Lexbase : L7558AIR) en raison des conditions de détention de ses établissements pénitentiaires ;
la Cour conclut notamment que le Gouvernement n’a pas démontré que le référé-liberté peut être considéré comme le recours préventif qu’exige la Cour ; il en va de même du référé mesures-utiles qui, outre son caractère subsidiaire par rapport au référé-liberté et le caractère limité du pouvoir du juge, se heurte aux mêmes obstacles pratiques ;
s’agissant de l’article 3, la Cour observe que, pour l’ensemble des prisons concernées, le Gouvernement donne une explication sécuritaire à l’absence de cloisonnement complet des sanitaires, en particulier des toilettes ; elle estime que cette justification n’est pas compatible avec l’exigence de protection de l’intimité des détenus lorsqu’ils partagent des cellules sur-occupées (CEDH, 30 janvier 2020, Req. 9671/15, J.M.B. et autres c/ France N° Lexbase : A83763C9).
Résumé des faits. Les trente-deux requérants dans cette affaire sont 29 ressortissants français, un ressortissant cap verdien, un ressortissant polonais et un ressortissant marocain. Concernant les différents centres, les requérants se plaignent d’un manque d’espace personnel, celui-ci se réduisant en moyenne à moins de 3 m² par personne selon les centres. Étaient également en cause la vétusté des locaux, la proximité de la table à manger avec les toilettes, séparées du reste de la cellule par un rideau ; l’insalubrité des cellules, la présence de nuisibles (rats, cafards, souris et fourmis) ; la saleté des toilettes, le manque d’hygiène et d’aération, l’absence d’eau chaude et d’eau potable, des rations insuffisantes de nourriture.
Certains requérants se plaignent également d’un manque de lumière. D’autres craignent un climat de violence. Certains se plaignent de l’absence de soins ou de leur insuffisance. Tous affirment être enfermés entre quinze heures et vingt-deux heures par jour.
Plusieurs recours administratifs ont été entrepris, souvent vainement et ont permis d’obtenir de faibles réparations.
Les requérants et d’autres détenus ont écrit à l’OIP pour alerter l’association sur leurs conditions de détention puis ont saisi la CEDH, invoquant une violation des articles 3, 8 (N° Lexbase : L4798AQR) et 13 de la Convention.
Statistiques. Selon les chiffres du ministère de la Justice, au 1er janvier 2019, 70 059 personnes étaient détenues pour 60 151 places opérationnelles. La densité carcérale globale était donc de 116,5 % (dont 140 % en maison d'arrêt (MA) et quartier MA et 90 % en CD et quartier CD). Elle s'élevait à 115,4 % au 1er janvier 2018, 116,6 % au 1er janvier 2017, 113,9 % au 1er janvier 2016 et 114,6 % au 1er janvier 2015.
La surpopulation carcérale concerne surtout les MA. La densité carcérale en MA était de 136,5 % en 2018 et 138,5 % en 2017. Selon le rapport 2018 de la Commission de suivi de la détention provisoire, le nombre de personnes placées en détention provisoire a fortement augmenté depuis 2010. À titre d'illustration, cet accroissement a été de 9 % entre janvier 2016 et janvier 2018. Au 1er avril 2018, près de 30 % des personnes incarcérées en France étaient en détention provisoire.
Encellulement individuel. En France, le principe de l'encellulement individuel a été introduit par une loi du 5 juillet 1875 mais sa concrétisation n'a cessé d'être reportée. Il a été réaffirmé par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, qui y a cependant dérogé durant cinq ans, soit jusqu'au 25 novembre 2014. Ne pouvant être respecté à cette date, la ministre de la Justice a proposé un moratoire jusqu'au 31 décembre 2019, ce que le Parlement a accepté par la loi n° 2014-1655 du 29 décembre 2014 (N° Lexbase : L2844I7H). La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (N° Lexbase : L6740LPC) a finalement prorogé ce moratoire jusqu'au 31 décembre 2022.
Le 20 septembre 2016, le ministre de la Justice a rendu public son rapport sur l'encellulement individuel, intitulé « En finir avec la surpopulation carcérale ». Pour mettre fin à cette situation et généraliser l'encellulement individuel, qui s'impose pour des raisons de sécurité et de réinsertion, mais aussi améliorer les conditions de détention, le garde des Sceaux a prévu de construire d'ici 2025 entre 10 309 et 16 143 cellules supplémentaires, principalement dans les maisons d'arrêt. Il a souhaité également revoir la doctrine architecturale des établissements pénitentiaires, améliorer l'accès aux activités des détenus, mesurer l'impact des peines alternatives et créer des quartiers de préparation à la sortie pour les courtes peines afin d'améliorer les sorties de prison.
À la suite de ce rapport, en avril 2017, la Commission du Livre Blanc sur l'immobilier pénitentiaire a rendu un document au ministre de la Justice. Dans ses remarques liminaires, ce rapport indique que « pour juguler l'inflation carcérale, le programme immobilier doit être accompagné d'une politique pénale ambitieuse ». Il préconise de réguler les flux d'incarcération afin de « respecter strictement les capacités d'accueil des nouveaux établissements et d'accompagner la résorption de la surpopulation dans les établissements existants ». Selon les auteurs du rapport, la commission d'exécution des peines en formation élargie (magistrats du tribunal de grande instance et direction des services pénitentiaires de son ressort) « doit être le lieu réel de régulation carcérale ». Cette concertation concernerait « les procédures d'orientation des condamnés et les délais de mise à exécution de certaines peines ou de certains aménagements de peine, qui devront tenir effectivement compte des conditions de surpeuplement et d'insalubrité ». Toujours selon ce rapport, l'objectif d'encellulement individuel doit s'accompagner d'une nouvelle conception de la journée de détention, principalement en dehors de la cellule, avec une proposition d'« ériger l'objectif de cinq heures d'activités en norme contraignante ».
Violation de l’article 13. La Cour relève qu’à la faveur d’une évolution de la jurisprudence, la saisine du juge du référé-liberté a permis la mise en oeuvre de mesures visant à remédier à des atteintes graves auxquelles sont exposées les personnes détenues, notamment en matière d’hygiène. Ce contexte jurisprudentiel est principalement dû aux recours engagés par l’OIP en vue de la défense collective des détenus. La question est de savoir si ce recours permet de mettre réellement fin à des conditions de détention contraires à la Convention.
La Cour examine en détail la portée de ce recours et conclut que finalement, les injonctions prononcées par le juge référé-liberté, dans la mesure où elles concernent des établissements pénitentiaires surpeuplés, s’avèrent en pratique difficiles à mettre en oeuvre. La surpopulation des prisons et leur vétusté, a fortiori sur des territoires où n’existent que peu de prisons et où les transferts s’avèrent illusoires, font obstacle à ce que l’emploi du référé-liberté offre aux personnes détenues la possibilité de faire cesser pleinement et immédiatement les atteintes graves portées à l’article 3 ou d’y apporter une amélioration substantielle.
Violation de l’article 3. Après avoir rappelé que, lorsque la description faite par les requérants des conditions de détention est crédible et raisonnablement détaillée, la charge de la preuve est transférée au Gouvernement défendeur, seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou infirmer les allégations du requérant, la Cour observe que, pour l’ensemble des prisons concernées, le Gouvernement donne une explication sécuritaire à l’absence de cloisonnement complet des sanitaires, en particulier des toilettes. Elle estime que cette justification n’est pas compatible avec l’exigence de protection de l’intimité des détenus lorsqu’ils partagent des cellules sur-occupées.
Arrêt pilote ? Si l’arrêt demeure important, il ne s’agit toutefois pas d’un arrêt pilote comme beaucoup l’auraient souhaité. Il est à noter cependant que le même jour, la CEDH a rendu dans une autre affaire concernant l’Ukraine, un arrêt pilote condamnant l’Ukraine en raison de ses conditions de détention provisoire (CEDH, 30 janvier 2020, Req. 14057/17, Sukachov c/ Ukraine - disponible en anglais uniquement). Dans cette affaire, la Cour constate en particulier que le problème des conditions inadéquates de détention provisoire ne concerne pas uniquement le requérant. Il s’agit d’un problème répandu qui perdure au moins depuis 2005 - date à laquelle la Cour a rendu son premier arrêt sur cette question - sans qu’aucune solution concrète n’ait apparemment été trouvée pour l’instant.
Ce problème a touché et est susceptible de toucher encore à l’avenir de nombreuses personnes et il y a un besoin urgent d’offrir un redressement rapide et suffisant à l’échelon national. La Cour décide donc d’appliquer la procédure d’arrêt pilote en l’espèce et demande aux autorités ukrainiennes d’instaurer des recours préventifs et compensatoires effectifs permettant de contester des conditions de détention inadéquates, au plus tard dans un délai de dix-huit mois à compter de la date à laquelle le présent arrêt sera devenu définitif. Elle indique également des mesures à caractère général pour affronter ce problème structurel.
Il s’agit du huitième arrêt pilote rendu par la Cour concernant les conditions de détention.
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Réf. : Cass. crim., 7 janvier 2020, n° 18-83.074, F-P+B+I (N° Lexbase : A11673AH)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux
Le 06 Février 2020
Mots-clés : travail de nuit • travail en soirée • accord collectif de travail • présomption de conformité • commerce de détail alimentaire
Résumé : les juges du fond ne peuvent, pour relaxer les prévenus du chef de mise en place illégale du travail de nuit dans une entreprise, énoncer que celui-ci est autorisé dans les conditions énoncées aux articles L. 3122-1 (N° Lexbase : L6858K9U) et L. 3122-15 (N° Lexbase : L8125LGZ) du Code du travail et ajouter que l'article 5-12 de la Convention collective nationale du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire du 12 juillet 2001, négociée et signée par les organisations syndicales représentatives investies de la défense des droits et intérêts des salariés et applicable à la société, envisage le travail de nuit comme étant celui qui se déroule entre 21 heures et 7 heures du matin, que l'utilité sociale d'un commerce alimentaire ouvrant après 21 heures dans une grande métropole où de nombreux travailleurs finissent leur activité professionnelle très tard le soir et doivent entreprendre de longs trajets pour rentrer chez eux, répond à un besoin profond des consommateurs, ce dont témoigne le décalage des rythmes de vie observé dans la société depuis de nombreuses années, que l'accord de branche étendu du 12 juillet 2001 l'autorise expressément en prévoyant des compensations et des garanties liées au volontariat des salariés concernés, et précisent encore que depuis l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail (N° Lexbase : L7629LGN), il est conféré à un tel accord collectif une présomption de légalité que les parties civiles n'ont pas renversé en l'espèce, alors que ces motifs ne répondent pas aux exigences des dispositions d'ordre public de l'article L. 3122-32, devenu L. 3122-1 du Code du travail, et qu'il leur appartenait de mieux contrôler si ces exigences étaient remplies dans le cas de l'établissement en cause, fût-ce en écartant les clauses d'une convention ou accord collectif non conformes.
Les folles nuits parisiennes ne se résument pas aux soirées passées au Moulin Rouge, au Lido ou chez feu Michou. Si les parisiens sont réputés pour s’encanailler dans les cabarets et autres discothèques, si les touristes aiment flâner sous les lumières nocturnes des Champs-Elysées, ce sont aussi de nombreux travailleurs aux horaires déconnectés des rythmes de vie collectifs, si tant est qu’il en existe encore, qui cherchent parfois le soir à faire quelques achats de première nécessité. La concurrence avec d’autres établissements situés en zone touristique internationale, l’émergence d’une demande de consommation nocturne de biens de consommation courante et les difficultés récurrentes du secteur du commerce alimentaire de détail face aux mastodontes de la livraison et du drive ont fait se développer la pratique illicite d’emploi nocturne de salariés à Paris et dans le centre de quelques autres grandes villes françaises.
La pratique n’est pas qu’illicite sur le plan civil : le Code du travail prescrit certes que le travail de nuit doit demeurer exceptionnel, mais il adjoint à cette interdiction des infractions pénales auxquelles s’exposent les épiceries contrevenantes. Cela explique que la Chambre criminelle de la Cour de cassation soit une nouvelle fois saisie d’une affaire impliquant l’une d’elles. Par un arrêt rendu le 7 janvier 2020, d’une importance remarquable comme en témoigne sa publication sur le site internet de la Cour de cassation (P+B+I), la Chambre criminelle casse une décision d’appel qui avait relaxé la société contrevenante et avait débouté les parties civiles de leur demande d’indemnisation. Alors que les juges du fond faisaient application anticipée, par l’effet du principe de la rétroactivité de la loi pénale plus douce, de la présomption de conformité des accords collectifs de travail encadrant le travail de nuit instituée en 2017, la Chambre criminelle les enjoint de vérifier que le contenu de ces accords respecte bien les principes cardinaux du travail de nuit posés par l’article L. 3122-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6858K9U), quand bien même les parties civiles ne seraient pas parvenues à renverser la présomption de conformité à ce texte.
Cette solution audacieuse, bien plus protectrice des salariés que ne l’étaient les premières prises de position du Conseil constitutionnel et de la Chambre sociale de la Cour de cassation, ne sera probablement qu’éphémère, le législateur s’apprêtant à légitimer ces ouvertures illicites.
I - L’illicéité du travail en soirée dans les commerces de détail alimentaire
Les contentieux du travail en soirée. Le début des années 2010 a été marqué par de volumineux contentieux relatifs aux temps de travail et de repos dans le secteur du commerce, s’agissant du repos hebdomadaire dans les enseignes de bricolage d’une part, du travail de nuit dans les commerces de vente de parfums d’autre part [1]. La loi n° 2015-990 du 6 août 2015, pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques (N° Lexbase : L4876KEC) a fait, en grande partie, disparaître l’objet de ces litiges, en créant le régime du travail en soirée [2], dérogatoire aux règles de droit commun du travail de nuit, qui permet aux commerces de détail des zones touristiques internationales l’emploi de salariés à des horaires tardifs, jusqu’à minuit. Par ailleurs, les magasins de bricolage ont été ajoutés à la liste des secteurs bénéficiant d’une dérogation permanente au repos dominical [3].
Un autre contentieux d’importante ampleur continue d’alimenter les juridictions civiles et pénales concernant l’ouverture le dimanche et, surtout, en soirée, des épiceries et autres petites surfaces de distribution que l’on trouve dans de nombreux centres-villes. En effet, à l’exception des supérettes situées en zones touristiques internationales, l’ouverture nocturne et, dans une moindre mesure, dominicale de ces commerces reste soumise aux règles strictes des articles L. 3132-12 (N° Lexbase : L0466H97) et suivants pour le repos dominical et L. 3122-1 (N° Lexbase : L6858K9U) et suivants pour le travail de nuit.
Ce dernier texte dispose en particulier que « le recours au travail de nuit est exceptionnel » et qu’« il prend en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et est justifié par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services d'utilité sociale ». L’article L. 3122-15 (N° Lexbase : L8125LGZ) du Code du travail autorise un accord collectif, d’entreprise ou de branche, à mettre en place le travail de nuit ou à l'étendre à de nouvelles catégories de salariés, à la condition notamment que les justifications du recours au travail de nuit mentionnées à l'article L. 3122-1 soient énoncées par l’accord. Le texte ajoute, in fine, que l’accord « est présumé négocié et conclu conformément aux dispositions de l'article L. 3122-1 ».
Le soutien inopérant de la négociation collective au travail en soirée. Plusieurs enseignes de distribution de proximité cherchent, depuis une dizaine d’années, à ouvrir leurs commerces le soir dans les grandes agglomérations [4]. Cela est en particulier le cas des sociétés Monoprix et Monop’ qui ont essayé de mettre en place ce travail en soirée par plusieurs moyens.
Elles ont tenté de négocier un accord d’entreprise couvrant l’ensemble des établissements au niveau national, lequel autorisait le recours au travail en soirée jusqu’à minuit. L’accord avait été conclu avec des syndicats minoritaires, tandis que les syndicats majoritaires faisaient jouer le droit d’opposition alors en vigueur [5]. À défaut d’accord d’entreprise, des accords d’établissement autorisant le travail en soirée ont été conclus, donnant lieu à condamnation pour violation de l’article L. 3122-1 du Code du travail [6]. Après de nouvelles élections professionnelles, les résultats d’audience électorale permettaient aux syndicats, autrefois minoritaires, d’acquérir la majorité. Un nouvel accord d’entreprise était négocié et conclu le 9 décembre 2016 par la CFDT et la CFE-CGC [7]. Saisie en référé, la cour d’appel de Paris considérait toutefois que ce nouvel accord ne permettait pas de recourir au travail de nuit, que les justifications exigées par l’article L. 3122-1 du Code du travail n’étaient pas respectées et que le fait de faire travailler les salariés de nuit constituait un trouble manifestement illicite [8]. D’autres établissements de l’entreprise ont simplement tenté de s’appuyer sur l’ancien article 5.12 de la Convention collective nationale du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire du 12 juillet 2001[9], qui fixait à 22h le début de la plage horaire caractérisant le travail de nuit, autorisait qu’un salarié travaille « occasionnellement » de nuit et prévoyait le bénéfice de contreparties salariales en pareil cas. Cet argument ne convainquait pas davantage les juridictions pénales et aboutissaient, là encore, à de multiples condamnations [10].
C’est dans ce sillage que prend place l’affaire jugée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 7 janvier 2020.
L’affaire. La société Monop’ était poursuivie du chef d’infractions à la législation sur le travail de nuit, le repos dominical et la fermeture hebdomadaire. Elle était, en cause d’appel, relaxée de chacune de ces infractions et les parties civiles étaient déboutées de leurs demandes de réparation. Plusieurs syndicats formaient pourvoi en cassation devant la Chambre criminelle en soutenant trois moyens.
Le premier moyen était focalisé sur la violation de la législation relative au travail de nuit. En 2015, des salariés avaient été employés plusieurs mois d’affilée le soir, après 21h, dans un établissement parisien de la société. Les juges d’appel considéraient que les stipulations de l’article 5.12 de la CCN du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire autorisaient le travail exceptionnel de nuit et que les parties civiles ne renversaient pas la présomption de régularité de cet accord résultant de l’article L. 3122-15 du Code du travail, texte établi par l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017. Le juge pénal faisait donc jouer la rétroactivité de la loi pénale plus douce en appliquant la présomption à des faits antérieurs, ce que contestaient les demandeurs au pourvoi à titre principal en avançant que la présomption instituée ne constituait pas une règle de fond susceptible de se voir appliquer la rétroactivité. À titre subsidiaire, ils soutenaient que la présomption pouvait être renversée par la démonstration que l’accord ne répondait pas aux exigences de l’article L. 3122-1 du Code du travail et, en particulier, que le travail de nuit n’était pas « indispensable pour la continuité de l’activité économique ou des services d'utilité sociale ».
Si l’argument contestant le jeu de la rétroactivité in mitius n’est pas retenu, la Chambre criminelle de la Cour de cassation casse cependant l’arrêt sur ce moyen au visa de l’article L. 3122-32, devenu L. 3122-1, du Code du travail et de l’article 593 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3977AZC). À l’appui du premier de ces textes, elle juge en particulier que « l'existence d'une convention collective, dût-elle être présumée valide, ne suffit pas à établir que ces conditions sont réunies ». La motivation des juges d’appel ne répondait pas « aux exigences des dispositions d'ordre public de l'article […] L. 3122-1 du Code du travail, alors qu'il [leur] appartenait de mieux contrôler si ces exigences étaient remplies dans le cas de l'établissement en cause, fût-ce en écartant les clauses d'une convention ou accord collectif non conformes ».
Le deuxième moyen intéressait le repos dominical. Alors qu’à plusieurs reprises, des salariés de l’enseigne avaient travaillé le dimanche après 13 heures sans autorisation préfectorale, les juges d’appel relaxaient les prévenus au motif que l’article 5.14 de la convention de branche prévoyait que « les établissements pourront être amenés à ouvrir régulièrement ou occasionnellement le dimanche ». La Chambre criminelle casse la décision pour violation des articles L. 3132-3 et L. 3132-13 du Code du travail [11].
Le troisième moyen, enfin, était relatif à la violation d’un arrêté préfectoral de fermeture hebdomadaire. Les juges d’appel avaient relaxé les prévenus parce que l’arrêté préfectoral de fermeture ayant été abrogé, le principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce devait s’appliquer. La Chambre criminelle casse à nouveau l’arrêt d’appel sur ce moyen, au visa de l’article L. 3132-29 du Code du travail. En effet, si l’arrêté préfectoral avait bien disparu, le texte législatif support de l’incrimination était toujours en vigueur, si bien que l’abrogation ne pouvait jouer de façon rétroactive.
On laissera de côté les deuxième et troisième moyens pour se focaliser sur la question du travail de nuit. La réponse qu’apporte la Chambre criminelle au premier moyen présente, en effet, un grand intérêt, d’abord, parce qu’elle prend pour la première fois position sur la présomption de conformité de l’accord collectif encadrant le travail de nuit aux dispositions de l’article L. 3122-1 du Code du travail, ensuite, parce que cette solution doit être confrontée aux évolutions législatives projetées en la matière.
II - La légitimation du travail nocturne par accord collectif de travail
La présomption de conformité des accords collectifs relatifs au travail de nuit. Dès l’adoption des ordonnances du 22 septembre 2017, des doutes ont été émis quant à l’effectivité des présomptions de régularité d’accords collectifs de travail [12]. Sur le modèle de la présomption de justification des différences de traitement conventionnelles [13], sensiblement nuancée depuis [14], les projets d’ordonnance envisageaient l’introduction d’une présomption générale de légalité de tout accord collectif dans les termes suivants : « les conventions ou accords collectifs répondant aux règles de validité applicables à la date de conclusion sont présumés négociés et conclus conformément à la loi ». L’article 4 de l’ordonnance n° 2017-1385 du 22 septembre 2017, relative au renforcement de la négociation collective (N° Lexbase : L7631LGQ) a finalement retenu une version allégée, suite à l’avis du Conseil d’État qui avait émis des doutes quant à sa constitutionnalité [15]. A minima, un article L. 2262-13 du Code du travail qui dispose qu’« il appartient à celui qui conteste la légalité d'une convention ou d'un accord collectif de démontrer qu'il n'est pas conforme aux conditions légales qui le régissent » a été introduit, constitutif d’une présomption simple de conformité.
Toutefois, l’article 34 de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail (N° Lexbase : L7629LGN) maintenait une position stricte et similaire aux projets d’ordonnance, s’agissant spécifiquement du travail de nuit, et aboutissait à la création de l’article L. 3122-15 et de la présomption de conformité des accords collectifs aux dispositions de l’article L. 3122-1 du Code du travail. Cette mesure, destinée à briser la jurisprudence Sephora [16], a été soumise au Conseil constitutionnel par recours a priori, à l’occasion de l’adoption de la loi de ratification des ordonnances [17]. Relativisant l’ampleur de la présomption, le Conseil jugeait que « les dispositions contestées se bornent à instituer une présomption simple, qui peut être renversée. Elles ne modifient pas les conditions de recours au travail de nuit posées par l'article L. 3122-1 du Code du travail ni ne dispensent les accords collectifs du respect de ces conditions » [18]. Il semblait donc faire peu de doute que la présomption puisse être renversée.
Un arrêt rendu par la Chambre sociale le 30 mai 2018 confirmait cette interprétation [19]. Saisi en référé de la violation des dispositions relatives au travail de nuit, alors que celui-ci était encadré par un accord collectif, le juge judiciaire considérait que « si le fait, pour un employeur, de recourir au travail de nuit en violation des dispositions de l'article L. 3122-32, devenu L. 3122-1, du Code du travail, constitue un trouble manifestement illicite, il appartient à celui qui se prévaut d'un tel trouble d'en rapporter la preuve ». En l’espèce, la preuve de l’illicéité du travail de nuit reposait donc sur les épaules des syndicats demandeurs, comme cela aurait été le cas si la présomption de conformité tirée de l’article L. 3122-15 du Code du travail s’était appliquée. Comme l’expliquait fort clairement le Professeur Véricel, cette solution semblait donc directement inspirée de la législation nouvelle issue des ordonnances du 22 septembre 2017 [20]. Dans le même temps, la Chambre sociale acceptait que la preuve contraire soit apportée par les syndicats.
L’intensité du contrôle des juges du fond et la neutralisation de la présomption. On peut légitimement se demander si la Chambre criminelle de la Cour de cassation ne va pas plus loin que ne l’avaient été le juge constitutionnel en 2017 et, surtout, la Chambre sociale en 2018. La Chambre criminelle casse la décision d’appel qui jugeait que les syndicats parties civiles ne renversaient pas la présomption de légalité des accords collectifs. Le simple rejet de cette motivation pourrait déjà être interprété comme une volonté de neutraliser la présomption. La Chambre criminelle pousse toutefois la logique plus loin, dans le prolongement de l’argumentation du Conseil constitutionnel pour qui, rappelons-le, la présomption ne dispense pas les accords collectifs du respect des conditions posées par l’article L. 3122-1 du Code du travail. En effet, les Hauts magistrats enjoignent les premiers juges de s’immiscer dans le régime probatoire de la licéité de l’accord. La cassation est prononcée pour insuffisance de motivation, les juges d’appel n’ayant pas répondu « aux exigences des dispositions d'ordre public de l'article […] L. 3122-1 du Code du travail, alors qu'il lui appartenait de mieux contrôler si ces exigences étaient remplies dans le cas de l'établissement en cause, fût-ce en écartant les clauses d'une convention ou accord collectif non conformes ». En somme, les juges du fond doivent écarter les stipulations d’un accord collectif qui ne prennent pas « en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs » et ne sont pas « justifié[es] par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services d'utilité sociale », quand bien même les parties civiles ne démontreraient pas ces irrégularités, comme la présomption devrait pourtant le leur imposer.
On pourrait être tenté de nuancer ce raisonnement au regard des particularités des règles probatoires pénales ou du principe de légalité des délits et des peines, la dérogation conventionnelle aux dispositions légales étant moins facilement admissibles en droit pénal. Cet argument n’a toutefois qu’une faible portée en l’espèce puisque la Chambre criminelle ne casse la décision d’appel qu’« en ses seules dispositions civiles ».
Rien n’indique que la Chambre sociale poursuivra dans cette voie, d’autant que des évolutions législatives pourraient perturber encore davantage la discussion.
Les perspectives d’évolutions législatives du travail en soirée. L’ouverture nocturne des supérettes de centre-ville pose de véritables difficultés contentieuses, essentiellement, nous l’avons vu, par la résistance dont font preuve les enseignes qui refusent de se plier au caractère exceptionnel du travail de nuit. Ne parvenant guère à obtenir l’oreille du juge, seront-elles mieux entendues par le législateur ? Cela semble assez fort probable.
L’article L. 3122-2 du Code du travail fixe la période de travail de nuit de 21h à 7h du matin. Par exception, l'article L. 3122-3 du Code du travail autorise de réduire cette période à 7 heures consécutives comprenant l'intervalle entre minuit et 5 heures pour les activités de production rédactionnelle et industrielle de presse, de radio, de télévision, de production et d'exploitation cinématographiques, de spectacles vivants et de discothèque. L’article 19 de la loi « Pacte » étendait cette dérogation aux commerces de détail alimentaire, à condition d’être couverts par un accord d'entreprise ou d'établissement ou, à défaut, de branche, lequel devait comporter des contreparties au bénéfice des salariés [21]. La disposition, constitutive d’un cavalier législatif, a été censurée par le Conseil constitutionnel [22].
Le Gouvernement a immédiatement annoncé que la mesure serait rapidement remise au programme des débats du Parlement. À la demande de « toutes les parties », une concertation a toutefois été ouverte avec les syndicats et les organisations patronales du secteur [23]. Alors que la mesure de la loi « Pacte » était reprise presque à l’identique par le projet de loi ratifiant diverses ordonnances de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel et portant diverses mesures d'ordre social, elle a finalement été temporairement laissée de côté. L’article 6, I du projet de loi déposé en Conseil des ministres vise à habiliter le Gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance afin « d’adapter la législation applicable en matière de travail de nuit aux évolutions sociétales et aux nouveaux modes de consommation pour les commerces de détail à dominante alimentaire situés en dehors des zones touristiques internationales mentionnées à l’article L. 3132-24 du Code du travail, notamment en définissant les garanties et les contreparties applicables ». Si la concertation est engagée de manière loyale par le Gouvernement, il semblerait logique que ses fruits intègrent le texte de la future ordonnance.
Comment croire toutefois que les résultats de ces discussions soient sensiblement différents des dispositions de la loi « Pacte » censurées ? L’observation des accords collectifs d’entreprise de la société en cause permet d’en douter. Le Gouvernement et les organisations patronales sont favorables à la légalisation du travail en soirée dans les commerces de détail alimentaire, tout comme la CFDT et la CGC, syndicats majoritaires signataires d’accords collectifs dans les entreprises de la branche [24]. Les arguments évoqués par l’étude d’impact du projet de loi sont en grande partie d’ordre économique : il s’agirait d’un secteur en pleine croissance économique, essentiel au dynamisme des centres urbains, concernant potentiellement plus de 800 000 salariés [25]. Le Conseil d’Etat, dans son avis relatif au projet de loi rendu le 7 novembre 2019, n’a rien trouvé à redire au projet [26]. Il y a pourtant lieu de s’en émouvoir.
Après Plan de campagne [27], Sephora et Bricorama, ce sont aujourd’hui Monoprix et consorts qui sont sur le point d’obtenir la légalisation d’une pratique illicite. Pour illustrer le problème posé par cette méthode législative, prenons un exemple dans un autre domaine de répression pénale. Pourrait-on imaginer qu’à force de rouler à 140 km/h sur les autoroutes de France, les automobilistes puissent obtenir une réforme du Code de la route modifiant les limitations de vitesse ? La question peut sembler incongrue, parce que les objectifs de sécurité routière et, donc, de protection de la santé des conducteurs et de leurs passagers paraissent s’y opposer. Il n’est pas impossible, pourtant, d’argumenter sur l’enjeu économique d’une telle mesure. Les sociétés d’autoroute auraient sans doute intérêt à un relèvement des limitations de vitesse, parce que cela inciterait les automobilistes à choisir ces voies plutôt que d’autres routes ou moyens de transport et aurait, par conséquent, un intérêt économique notable. De la même manière, les établissements de restauration et autres stations d’autoroutes verraient leur activité s’accroître, ce qui génèrerait probablement la création d’emplois. Ce scénario semble pourtant improbable, parce que la sécurité et la protection de la santé ne doivent pas céder devant des intérêts économiques. C’est exactement le contraire qui semble se produire à propos du travail en soirée, ce qui explique le choix de cette analogie. Le caractère exceptionnel du travail de nuit est justifié par un impératif de protection de la santé et de la sécurité, énoncé par le législateur lui-même à l’article L. 3122-1 du Code du travail, en écho à la Directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 (N° Lexbase : L5806DLM) et à l’article 3 de la Convention n° 171 de l’OIT sur le travail de nuit [28]. Pourtant, ce sont bien des objectifs économiques qui guident la réforme, le fait que ces commerces « contribuent activement au dynamisme des centres urbains et à la création d’emplois » [29].
[1] Ch. Radé, Séphora : un parfum de révolte ?, Lexbase Social, 2014, n° 555 (N° Lexbase : N0323BUI).
[2] V. notre étude, Loi "Macron" : dispositions relatives au repos dominical et au travail en soirée, Lexbase Social, 2015, n° 623 (N° Lexbase : N8671BUP).
[3] Décret n° 2013-1306 du 30 décembre 2013, portant inscription temporaire des établissements de commerce de détail du bricolage sur la liste des établissements pouvant déroger à la règle du repos dominical (N° Lexbase : L7442IYB). L’article 2 du décret prévoyait que l’inscription cesserait de produire effet au 1er juillet 2015, mais un nouveau décret n° 2014-302 du 7 mars 2014 (N° Lexbase : L6640IZX) l’a finalement pérennisée.
[4] La problématique relative à la fermeture hebdomadaire semble susciter moins de litiges. V. toutefois Cass. crim., 9 janvier 2018, n° 15-85.274, F-P+B (N° Lexbase : A1915XA8).
[5] Accord conclu le 20 novembre 2006, ayant donné lieu à opposition régulière de la CGT, v. Cass. soc., 8 juillet 2014, n° 13-18.390, FS-P+B (N° Lexbase : A3989MUB).
[6] Cass. crim., 11 décembre 2018, n° 17-87.432, F-D (N° Lexbase : A6978YQI).
[7] Monoprix conclut un accord majoritaire sur le travail de nuit, LSQ, nº 17223, 16 décembre 2016.
[8] CA Paris, Pôle 6, 1re ch., 7 septembre 2018, n° 17/16450, Juris tourisme, 2018, n° 212, p. 8, obs. X. Delpech.
[9] Ce texte a été abrogé par avenant conclu le 15 janvier 2019, non encore étendu. Les stipulations relatives au travail de nuit figurent désormais à l’article 5.11 de la Convention collective révisée.
[10] V. par ex., Cass. crim., 4 septembre 2018, n° 17-83.674, F-D (N° Lexbase : A7238X3H).
[11] En raison d’erreurs matérielles de rédaction, la motivation de la Chambre criminelle sur ce moyen est parfaitement incompréhensible.
[12] Ch. Radé, Ordonnances réformant le droit du travail : le droit de la négociation collective après l'ordonnance n° 4 relative au renforcement de la négociation collective, Lexbase Social, 2017, n° 712 (N° Lexbase : N0159BX8).
[13] Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-22.179, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3401NA9) et n° 13-25.437, FS-P+B (N° Lexbase : A6934NA3), Dr. soc., 2015, p. 237, étude A. Fabre ; RDT, 2015, p. 339, obs. E. Peskine.
[14] Cass. soc., 30 novembre 2017, n° 16-20.532, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9773W3D) et les obs. de Ch. Radé, Transferts conventionnels des contrats de travail et égalité de traitement : la Cour de cassation s'inscrit dans l'évolution générale de la législation du travail, Lexbase Social, 2017, n° 723 (N° Lexbase : N1675BXC).
[15] G. Loiseau et L. Gamet, Observations sur les nouvelles règles de contestation d'un accord collectif, Cah. soc., 2017, p. 601.
[16] Cass. soc., 8 janvier 2014, n° 13-24.851, FS-P+B (N° Lexbase : A2002KTC) et les obs. de Ch. Radé, préc.. Adde. M. Véricel, RDT, 2015, p. 52.
[17] Cons. const., décision n° 2018-761 DC du 21 mars 2018 (N° Lexbase : A4835XHK).
[18] § 99.
[19] Cass. soc., 30 mai 2018, n° 16-26.394, FP-P+B (N° Lexbase : A1770XQM), RDT, 2019 p. 731, note M. Véricel.
[20] Ibid.
[21] Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises (N° Lexbase : L3415LQK)
[22] Cons. const., décision n° 2019-781 DC du 16 mai 2019, Loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (N° Lexbase : A4734ZBX).
[23] Le Monde, L’exécutif renvoie à une concertation sur le travail de nuit dans le commerce alimentaire, 12 novembre 2019.
[24] Pour une idée de la répartition des forces syndicales dans le secteur du commerce alimentaire, v. Arrêté du 20 juillet 2017, fixant la liste des organisations syndicales reconnues représentatives dans la convention collective nationale du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire (N° Lexbase : L3753LG4).
[25] Étude d’impact, p. 83.
[26] CE, sect. soc., avis, 7 novembre 2019, n° 398848.
[27] Création des PUCE en 2009, v. notre étude, Le paradoxe de la loi du 10 août 2009 : réaffirmation du principe du repos dominical et extension des hypothèses dérogatoires, Lexbase Social, 2009, n° 362 (N° Lexbase : N7432BLT).
[28] Dont il convient toutefois de remarquer qu’elle n’a pas été ratifiée par la France.
[29] Etude d’impact, préc..
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Réf. : Cons. const., décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020 (N° Lexbase : A85123CA)
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N2089BYZ
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par Yann Le Foll
Le 05 Février 2020
► Les dispositions interdisant la production, le stockage et la circulation de certains produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives qui ont des effets nocifs sur la santé humaine ou animale ou des effets inacceptables sur l'environnement et non approuvées, en raison de tels effets, par l'Union européenne, faisant ainsi obstacle non seulement à la vente de tels produits en France mais aussi à leur exportation, sans être contraires à la Constitution, même si elles peuvent aboutir à la restriction du principe de liberté d’entreprendre.
Telle est la solution d’une décision rendue le 31 janvier 2020 par le Conseil constitutionnel (Cons. const., décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020 N° Lexbase : A85123CA).
Disposition contestée. Le paragraphe IV de l'article L. 253-8 du Code rural et de la pêche maritime (N° Lexbase : L7016LMS), dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 (N° Lexbase : L6488LMA), prévoit : « Sont interdits à compter du 1er janvier 2022 la production, le stockage et la circulation de produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées pour des raisons liées à la protection de la santé humaine ou animale ou de l'environnement conformément au Règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 (N° Lexbase : L9336IEI) précitée, sous réserve du respect des règles de l'Organisation mondiale du commerce ».
Grief. Selon la partie requérante, rejointe par l'une des parties intervenantes, l'interdiction d'exportation, instaurée par ces dispositions, de certains produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées par l'Union européenne serait, par la gravité de ses conséquences pour les entreprises productrices ou exportatrices, contraire à la liberté d'entreprendre. Elle estime à cet égard qu'une telle interdiction serait sans lien avec l'objectif de protection de l'environnement et de la santé dans la mesure où les pays importateurs qui autorisent ces produits ne renonceront pas pour autant à les utiliser puisqu'ils pourront s'approvisionner auprès de concurrents des entreprises installées en France.
Décision des Sages. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu prévenir les atteintes à la santé humaine et à l'environnement susceptibles de résulter de la diffusion des substances actives contenues dans les produits en cause, dont la nocivité a été constatée dans le cadre de la procédure prévue par le règlement du 21 octobre 2009. Il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l'état des connaissances, les dispositions ainsi prises par le législateur.
En faisant ainsi obstacle à ce que des entreprises établies en France participent à la vente de tels produits partout dans le monde et donc, indirectement, aux atteintes qui peuvent en résulter pour la santé humaine et l'environnement et quand bien même, en dehors de l'Union européenne, la production et la commercialisation de tels produits seraient susceptibles d'être autorisées, le législateur a porté à la liberté d'entreprendre une atteinte qui est bien en lien avec les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de la santé et de l'environnement poursuivis.
En second lieu, en différant au 1er janvier 2022 l'entrée en vigueur de l'interdiction de production, de stockage ou de circulation des produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées, le législateur a laissé aux entreprises qui y seront soumises un délai d'un peu plus de trois ans pour adapter en conséquence leur activité.
Dès lors, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a assuré une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre la liberté d'entreprendre et les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement et de la santé. Le grief tiré de la méconnaissance de cette liberté doit donc être écarté.
Le paragraphe IV de l'article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime, qui ne méconnaît aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doit donc être déclaré conforme à la Constitution.
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Réf. : Cons. const., décision n° 2019-824 QPC, du 31 janvier 2020 (N° Lexbase : A85133CB)
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N2091BY4
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par Marie-Claire Sgarra
Le 05 Février 2020
►Les dispositions du paragraphe II de l’article 199 octodecies du Code général des impôts (N° Lexbase : L2587LBG), dans sa rédaction résultant de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004, relative au divorce (N° Lexbase : L2150DYB) est contraire à la Constitution.
Telle est la solution retenue par le Conseil constitutionnel dans une décision du 31 janvier 2020 (Cons. const., décision n° 2019-824 QPC, du 31 janvier 2020 N° Lexbase : A85133CB).
Une prestation compensatoire peut être versée par l’un des ex-époux à l’autre, dans le but de compenser la différence de niveau de vie liée à la rupture du mariage. Elle présente un caractère forfaitaire et prend la forme d’un versement en capital ou, à titre exceptionnel, d’une rente viagère. Le versement peut, également, être mixte.
Pour rappel, l’article 199 octodecies précité prévoit qu’en cas de divorce, le versement d’une prestation compensatoire, uniquement sous forme de capital sur une période inférieure à douze mois ouvre droit à une réduction d’impôt. Cette réduction est égale à 25 % du montant des versements effectués, des biens ou droits attribués, retenu pour la valeur fixe par le jugement de divorce et dans la limite d’un plafond de 30 500 euros. Lorsque la prestation compensatoire est versée à la fois sous forme de capital et sous forme de rentes (prestations mixtes), la partie en capital ouvre droit à une déduction du revenu global, comme les rentes, si elle est versée sur une période supérieure à douze mois. Si la partie en capital d'une prestation mixte est versée sur une période inférieure à douze, elle ne donne droit ni à réduction d'impôt, ni à déduction du revenu global.
Le Conseil d’Etat a transmis au Conseil constitutionnel la question de savoir si cette règle porte atteinte aux principes constitutionnels d’égalité devant la loi et d’égalité devant les charges publiques (CE 9° et 10° ch.-r., 15 novembre 2019, n° 434325, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6702ZYU).
Pour le Conseil constitutionnel, le simple fait qu'un versement en capital dans un délai de douze mois s'accompagne d'une rente ne saurait suffire à identifier une stratégie d'optimisation fiscale dès lors que les modalités de versement d'une prestation compensatoire, qui dépendent de la situation financière des époux, sont soit déterminées par le juge en fonction de l'âge ou de l'état de santé du créancier, soit homologuées par lui en fonction du caractère équitable des droits et obligations des époux. Même si la réduction d'impôt prévue à l'article 199 octodecies avait pour objet de favoriser le règlement rapide des conséquences financières d'un divorce, les dispositions contestées n'y contribuent pas dès lors qu'un versement en capital sur une durée supérieure à douze mois accompagné d'une rente ouvre, lui, droit à une déduction fiscale de l'intégralité des sommes. Dès lors, en privant le débiteur d'une prestation compensatoire du bénéfice de la réduction d'impôt sur les versements en capital intervenus sur une durée inférieure à douze mois au seul motif que ces versements sont complétés d'une rente, le législateur ne s'est pas fondé sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l'objet de la loi.
A noter qu’un député avait déjà attiré l’attention du Gouvernement sur la fiscalité applicable aux prestations compensatoires en matière de divorce. Elle souligne que « la différence de traitement sur le seul critère de la durée de l’étalement de la prestation compensatoire, entraîne deux régimes totalement différents pour lesquels les conséquences sont variables pour le bénéficiaire ». Le Gouvernement avait alors répondu qu’il n’entendait pas modifier le régime fiscal de la prestation compensatoire : « Une modification du régime fiscal de la prestation compensatoire, qui prend d’ores et déjà en compte ses différentes modalités de versement, n’est pas envisagée » (Rép. min. n° 14343 : JOAN 4 juin 2019, p. 5131 N° Lexbase : L0557LR3) (cf. le BoFip - Impôts annoté N° Lexbase : X9349ALT et cf. l’Ouvrage « Droit du divorce », La prestation compensatoire N° Lexbase : E7544ETL).
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N2097BYC
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par Etienne de Larminat, Avocat fiscaliste
Le 05 Février 2020
Les plus-values immobilières réalisées en France par des sociétés de personnes dont l'Etat du Koweït est associé ne peuvent (même partiellement) être exonérées pour ce motif. Les dispositions de l'art. 244 bis A du Code général des impôts (N° Lexbase : L9068LN8), qui prévoient une exonération en faveur des Etats étrangers, ne s'appliquent, en effet, qu'aux PV que ces Etats réalisent directement (CE 9° et 10° ch.-r., 22 janvier 2020, n° 423160, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A65023CS). La convention fiscale franco-koweïtienne ne semble pas, à cet égard, s'opposer à la taxation
L’opération de cession immobilière à une société contrôlée par le vendeur est couramment appelée OBO (owner buy-out), ou vente à soi-même.
L’opération d’OBO immobilier, mise en œuvre de façon adéquate, ne présente pas de difficultés fiscales particulières. Certains évoquent pourtant le risque d’abus de droit. Il existe effectivement mais ne doit pas être surestimé. Il ne saurait y avoir d’abus de droit si des précautions élémentaires sont prises.
Ce type d’opération est en réalité assez fréquent.
L’intérêt principal consiste à pouvoir dégager des liquidités immédiatement disponibles à partir d’un bien immobilier dont le contribuable est propriétaire.
1 - OBO immobilier : exemple
En pratique, l’opération se déroule comme suit :
2 - Appréciation générale du risque d’abus de droit
Comme l’exemple ci-avant le montre, la vente à soi-même est une opération relativement simple dans son principe.
Le risque d’abus de droit est cependant parfois invoqué pour mettre en garde les candidats potentiels.
En réalité, un tel risque ne doit être ni exagéré ni sous-estimé.
Quoi qu’il en soit, il ne saurait être évalué de façon abstraite.
Certaines opérations d’OBO sont dangereuse et risquent effectivement de donner lieu à des redressements sur le fondement de l’abus de droit.
A l’inverse, d’autres sont totalement dénuées de risques.
Il faut donc regarder au cas par cas.
Analysons les choses à partir de deux situations différentes :
Nous examinerons ensuite rapidement le risque de fictivité, commun à ces deux opérations.
Nous aborderons enfin la question du mini-abus de droit.
On laissera de côté les autres problématiques fiscales, notamment concernant le choix d’une structure transparente où à l’impôt sur les sociétés pour racheter l’immeuble.
3 - L’OBO sur un immeuble dont le contribuable se réserve la jouissance & imputation de l’éventuel déficit foncier: une opération dangereuse
Certains auteurs ont pu écrire qu’une telle opération n’était pas à proscrire systématiquement (Michel Leroy, OBO immobilier sur résidence de jouissance et abus de droit, La revue fiscale du patrimoine, n° 4, avril 2019, 6).
Il existe effectivement des hypothèses dans lesquelles une telle vente à soi-même est possible.
Ces hypothèses sont toutefois relativement rares.
En effet, la jurisprudence en la matière est sévère.
A - Position du problème
La chose est connue, les revenus des logements dont le propriétaire se réserve la jouissance ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu.
Cela résulte de l’article 15, II du Code général des impôts (N° Lexbase : L1055HLN).
Cet article explique seul l’absence d’impôts au titre des revenus fonciers sur la résidence principale ou secondaire d’une personne physique.
A priori, cette règle est plutôt avantageuse.
Mais son corollaire ne l’est pas.
En effet, elle implique nécessairement que les charges afférentes à de tels immeubles ne sont pas déductibles.
B - OBO immobilier : exemple d’opération à proscrire absolument
Certains contribuables ont donc eu l’idée suivante :
Sauf hypothèses très particulières, une telle opération est à bannir.
Dans l’opération décrite ci-avant, le Conseil d’Etat refuse alors l’imputation du déficit foncier.
Il a ainsi pu être jugé, dans une telle hypothèse :
« Estimant que la vente de la villa M. [résidence des contribuables] puis sa mise en location au profit [des contribuables] caractérisaient un abus de droit destiné à faire échec à l’application des dispositions du II de l’article 15 du Code général des impôts, qui prévoient que les revenus des logements dont le contribuable se réserve la jouissance ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu et dont il se déduit que les charges correspondantes ne sont pas déductibles, elle les a écartées, sur le fondement [de l’abus de droit], comme ne lui étant pas opposables » (CE 9° et 10° ch.-r., 8 février 2019, n° 407641, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6214YW3)
Pour le dire autrement, le Conseil d’Etat considère que la cour administrative d’appel a eu raison de refuser la déduction des charges en cause sur le fondement de l’abus de droit.
Bien sûr, mais cela va de soi, l’opération peut tout à fait être réalisée, à condition de n’imputer aucun déficit fiscal en lien avec l’immeuble en cause. Cela n’enlève rien à l’intérêt non fiscal de l’opération.
4 - Owner buy out immobilier sur un immeuble locatif : une opération opportune
On visera ici la vente à soi-même d’un immeuble loué à un tiers.
A l’inverse de l’hypothèse évoquée précédemment, une telle opération ne pose pas en soi de problème particulier au titre de l’abus de droit.
Bien sûr, chaque situation doit être examinée au cas par cas.
Il n’en reste pas moins qu’elle ne pose pas de problème particulier dans son principe.
A - Position du problème
Il existe deux types d’abus de droit : l’abus de droit par simulation (ou fictivité) et l’abus de droit par fraude à la loi.
L’abus de droit par simulation sera examiné plus bas.
On examinera uniquement dans cette partie l’abus de droit par fraude à la loi.
Il y a abus de droit par fraude à la loi, selon les articles L. 64 A ([LXB=]) et L. 64 (N° Lexbase : L9266LNI) du Livre des procédures fiscales, lorsque le contribuable, recherchant le bénéfice d’une application littérale d’un texte fiscal, passe des actes dans le seul but, ou dans le but principal, d’éluder l’impôt, et de façon contraire à l’intention du législateur.
En pratique, l’abus de droit sera caractérisé lorsque l’opération avait pour but principal ou exclusif d’éluder l’impôt.
L’abus de droit est donc écarté lorsque peuvent être invoqués les buts déterminants, autres que fiscaux qui ont conduit à l’opération.
B - Analyse de l’opération à l’aune de l’abus de droit
Il faut donc se demander quels buts principaux autres que fiscaux peuvent conduire à la mise en œuvre d’une opération d’owner buy out immobilier.
Or, sauf cas particulier, de tels objectifs sont faciles à déceler.
Donnons-en ici quelques exemples :
Il faut bien sûr examiner chaque situation au cas par cas.
Mais dans bien des hypothèse, l’opération ne sera pas mise en œuvre dans un but exclusivement ou principalement fiscal.
Sauf cas particulier à examiner individuellement, il n’y a donc pas de risque d’abus de droit.
Ajoutons que le nouvel article L.64 A du Livre des procédures fiscales, qui instaure le « mini abus de droit » , ne change pas radicalement la donne.
5 - OBO immobilier : éviter l’abus de droit pour fictivité
Deux situations sont susceptibles de caractériser un abus de droit.
La situation la plus fréquente, toutes problématiques confondues, est celle d’abus de droit par fraude à la loi.
C’est cette hypothèse que je visais dans les développements précédents.
Mais qu’en est-il de l’abus de droit par simulation ?
Dans le cas d’une vente à soi-même, l’abus de droit par fictivité est susceptible d’être caractérisé en cas de fictivité, soit de la vente, soit de la société.
La situation sera extrêmement rare, et ne peut résulter que de la négligence du contribuable ou de ses conseils.
L’abus de droit par fictivité de la vente ne se rencontrera pas en pratique.
En effet, celle-ci aura bel et bien lieu.
Le prix sera effectivement payé, et l’intervention d’un notaire assurera la sécurité juridique de l’acte.
Pour sa part, le redressement pour abus de droit lié à la fictivité d’une société se rencontre parfois en pratique.
Pour l’éviter, il suffit que ladite société ait une existence réelle.
Pour le démontrer, il convient simplement de se plier au formalisme nécessaire :
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Réf. : Cass. civ. 2, 30 janvier 2020, n° 18-22.528 FS-P+B+I (N° Lexbase : A89403C4)
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N2135BYQ
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par Alexandra Martinez-Ohayon
Le 05 Février 2020
► L’article 562 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7233LEM), dans sa rédaction issue du décret n°2017-891 du 6 mai 2017 (N° Lexbase : L2696LEL), indique que l’appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu’il critique expressément et de ceux qui en dépendent, la dévolution ne s’opérant pour le tout que lorsque l’appel tend à l’annulation du jugement ou si l’objet du litige est indivisible ;
► seul l’acte d’appel opère la dévolution des chefs critiqués du jugement ;
► dans le cas où la déclaration d’appel tend à la réformation du jugement sans mentionner les chefs de jugement qui sont critiqués, l’effet dévolutif n’opère pas ;
► l’obligation de mentionner, dans la déclaration d’appel, les chefs de jugement critiqués, est dépourvue d’ambiguïté, et encadre les conditions d’exercice du droit d’appel dans le but légitime de garantir la bonne administration de la justice en assurant la sécurité juridique et l’efficacité de la procédure d’appel ;
► l’omission de mentionner les chefs du jugement critiqués dans la déclaration d’appel affecte cette dernière d’un vice de forme qui peut être régularisé par le dépôt d’une nouvelle déclaration d’appel, dans le délai imparti à l’appelant pour conclure au fond, requis par l’article 908 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7239LET).
Telle est la solution attendue par les praticiens, apportée par un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rendu le 30 janvier 2020 (Cass. civ. 2, 30 janvier 2020, n°18-22.528, F-P+B+I N° Lexbase : A89403C4).
Faits et procédure. Un jugement du tribunal de commerce a déclaré le défendeur responsable de l’insuffisance d’actif de sa société qui avait été placée en liquidation judiciaire. La juridiction l’a condamné à verser diverses indemnités au liquidateur judiciaire, ainsi que prononcer à son encontre une interdiction de diriger pour une durée de 15 ans. Ce dernier a interjeté appel de la décision, par deux déclarations d’appel à deux dates distinctes.
Le pourvoi. Dans un premier temps, le demandeur au pouvoir fait grief à l’arrêt de retenir que les deux déclarations d’appel déposées ne dévoluent à la cour aucun chef critiqué du jugement attaqué en violation de l’article 562 du Code de procédure civile. Par conséquent, la cour a retenu qu’elle n’était saisie d’aucune demande. Elle a constaté l’absence de régularisation par une nouvelle déclaration d’appel dans le délai imparti à l’appelant pour conclure. Dès lors, la cour a confirmé le jugement entrepris. En outre, il ne peut résulter des conclusions comportant les chefs critiqués du jugement, et déposées dans le délai requis par l’article 908 (N° Lexbase : L7239LET) du Code de procédure civile, que les déclarations d'appel sont dépourvues d’effet dévolutif.
Dans un second temps, le demandeur au pourvoi invoque la violation de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR), en déclarant ses deux déclarations d’appel dépourvues d’effet dévolutif, du fait de cette irrégularité, tout en constatant qu’il avait formé un appel «total», et qu’en l’absence de grief à l’encontre de l’intimé, son appel n’était pas nul.
La Cour suprême déclare le moyen non fondé, mais elle relève d’office sur le fondement de l’article 562 du Code de procédure civile, que le juge qui décide qu’il n’est saisi d’aucune demande, excède ses pouvoirs en statuant au fond. En l’espèce, la cour avait confirmé le jugement critiqué, tout en déclarant que les déclarations d’appel de l’appelant ne déféraient aucun chef critiqué du jugement attaqué, et qu’elle était donc saisie d’aucune demande.
La Cour de cassation casse sans renvoi, l’arrêt rendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence, mais seulement en ce qu’il confirme en conséquence purement et simplement le jugement attaqué. (cf. l’Ouvrage « Procédure civile » Le point sur les changements réalisés par les réformes en procédure civile N° Lexbase : E5707EYZ).
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Réf. : Cass. civ. 1, 8 janvier 2020, n° 17-13.863, FS-P+B+I (N° Lexbase : A5574Z9C)
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par Philippe Duprat, Avocat au Barreau de Bordeaux, ancien Bâtonnier et Bernard Saintourens, Professeur à l’Université de Bordeaux
Le 05 Février 2020
Les avocats désireux d’organiser leur exercice professionnel dans un cadre sociétaire n’ont eu, pendant très longtemps, d’autre possibilité que de recourir à la forme d’une société civile de droit commun, régie par les dispositions des articles 1845 (N° Lexbase : L2038AB4) et suivants du Code civil. La possibilité, accordée ultérieurement, d’accéder au statut spécial des société civiles professionnelles (SCP), résultant de la loi n° 66-879 du 29 novembre 1966 (N° Lexbase : L3146AID), leur a ouvert de nouvelles perspectives, enrichies plus récemment par la faculté de recourir à des sociétés à forme commerciale, ouverte par la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 (N° Lexbase : L3046AIN), portant création des sociétés d’exercice libéral (SEL).
Même si le panel des formes possibles d’exercice en société de la profession d’avocat s’est encore étendu, notamment par la possibilité de constituer des sociétés pluriprofessionnelles (cf. décret n° 2017-794 du 5 mai 2017 N° Lexbase : L2487LET), la SCP demeure encore une forme de société très utilisée. Il est vrai que ce cadre sociétaire présente, au moins, deux avantages, souvent considérés comme attractifs et donc déterminants de son choix : celui de pouvoir bénéficier d’une faculté de retrait et celui de rémunérer l’industrie d’un associé indépendamment de sa participation au capital de la société.
L’arrêt prononcé par la première chambre civile de la Cour de cassation, en date du 8 janvier 2020, vient apporter d’opportunes précisions à propos du droit pour un avocat associé de se retirer de la société. Le fait que la Haute juridiction ait retenu cet arrêt pour le faire figurer dans son Bulletin constitue un indice pertinent de son importance, tant en ce qu’il touche au cadre légal qu’aux adaptations conventionnelles que les professionnels peuvent être tentés d’apporter sur ce point.
En l’espèce, un avocat, associé en industrie dans un premier temps, puis associé en industrie et en capital par la suite, va exercer sa faculté de retrait de la SCP, en raison d’un conflit l’opposant à ses coassociés. Des difficultés vont alors surgir, concernant la rémunération du retrayant, au titre de la rétribution de ses apports en capital et de sa quote-part dans les bénéfices à distribuer, pour la période de temps comprise entre la date effective de son retrait et celle du remboursement de l’intégralité de ses droits sociaux. L’avocat retrayant faisait grief à l’arrêt de la cour d’appel [1] de l’avoir débouté de sa demande de rétribution de ses apports en capital et de sa quote-part dans les bénéfices à distribuer, pour la période au cours de laquelle il n’avait pas encore été remboursé de la valeur de ses parts sociales. Il reprochait aussi aux juges du fond d’avoir énoncé que l’expert chargé de l’évaluation desdites parts devra faire application des stipulations d’un accord passé entre les associés, excluant la valeur de la clientèle.
La Cour de cassation, par son arrêt de rejet, écarte l’ensemble des critiques formulées par l’avocat, associé retrayant. Sur le premier moyen, elle juge que «l’associé retrayant conserve ses droits patrimoniaux tant qu’il n’a pas obtenu le remboursement intégral de ses parts sociales», mais précise que rien ne lui était dû, postérieurement à la date de son retrait, dès lors que les associés, par décision collective préalable à son retrait, avaient décidé que la répartition des bénéfices était fondée sur l’industrie de l’associé et non sur sa participation au capital social. Par ailleurs, la Haute juridiction approuve les juges d’appel, qui s’étaient référés à l’accord intervenu entre les associés prévoyant l’obligation pour l’associé retrayant de contribuer aux frais fixes exposés par le cabinet pendant l’année suivant son départ, d’avoir estimé que cette obligation n'était nullement disproportionnée et n’était pas de nature à faire obstacle au droit de retrait de l’avocat, même si, en l’espèce, cela conduisait à lui imposer, à ce titre, le versement de la somme de 208 000 euros.
L’avocat retrayant ne sera pas plus heureux, s’agissant de l‘examen du second moyen de son pourvoi. La Cour de cassation affirme, en effet, que c’est à bon droit que les juges d’appel ont fait application de l’article 1843-4 du Code civil (N° Lexbase : L1737LRR), dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014 (N° Lexbase : L1321I4P), qui impose à l’expert «désigné pour déterminer la valeur des droits sociaux d’un associé […] d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par les statuts de la société et par toute convention liant les parties».
Il résulte de l’arrêt commenté que les conventions adoptées par les associés de la SCP peuvent tout à la fois aménager les modalités d’exercice du droit de retrait (I) et définir des règles relatives à l’évaluation des droits sociaux (II).
I - Les modalités contractuelles de l’exercice du droit de retrait
Dans l’arrêt sous examen, la Cour de cassation confirme la liberté de principe qui est reconnue aux associés d’aménager, par accord entre eux, l’exercice du droit de retrait (A), mais, en même temps, la décision témoigne du contrôle de proportionnalité que peut opérer le juge entre les obligations mises à la charge du retrayant et les intérêts légitimes de la société (B).
A - La liberté d’aménagement contractuel du droit de retrait
Le droit de retrait des associés, reconnu par l’article 1869 du Code civil (N° Lexbase : L2066AB7) pour le droit commun des sociétés civiles et par l’article 18 de la loi du 29 novembre 1966 pour le droit spécial des SCP, est bien analysé comme un droit d’ordre public [2], ce qui conduit à refuser tout effet à une stipulation, statutaire ou conventionnelle, qui l’écarterait par principe. Pour autant, les associés peuvent convenir d’aménager les conditions et modalités de ce retrait en le soumettant au respect de diverses exigences préalables.
Dans le contexte particulier d’une SCP, cet aménagement apparaît particulièrement opportun, compte tenu du risque de fragilisation de la structure professionnelle. Pour conjurer autant que possible ce risque, les statuts prévoient fréquemment que la faculté de retrait ne pourra pas être exercée avant l’expiration d’un certain délai -trois, cinq ans- dont le point de départ court à compter de l’acquisition de la qualité d’associé. De la même manière pour éviter tout départ précipité l’usage est de prévoir l’obligation de notifier son intention de se retirer moyennant un préavis d’au moins six mois. L’article 46.3 du règlement intérieur du Barreau de Paris a d’ailleurs expressément intégré cette obligation au rang de ses dispositions. Sur le plan financier, les parties peuvent avoir préalablement convenu que le retrayant restera tenu à l’égard de la structure de toutes ses obligations financières, sauf à les limiter aux engagements courants. En effet, on comprendrait mal, que la procédure de retrait soit l’occasion pour les associés restant d’imposer au retrayant des charges exceptionnelles telles que certains investissements. Il serait enfin opportun de prévoir le sort des encaissements d’honoraires, pour distinguer la part qui restera acquise à la structure et celle dont le retrayant bénéficiera pour les clients faisant le choix de le suivre.
En l’espèce, il est fait état d’un «accord de portée limitée», fixant certaines conditions du retrait sollicité par l’avocat qui entendait se retirer de la SCP. Cet accord avait été conclu le 31 juillet 2010, date retenue comme actant le retrait effectif de l’avocat concerné, et faisait référence, à propos des aspects financiers, d’une part, à la rémunération que continuerait de percevoir l’intéressé jusqu’au remboursement de la valeur de ses parts sociales et, d’autre part, à sa prise en charge d’une contribution aux frais exposés par le cabinet pendant l’année suivant la date de son départ. De telles clauses, dont la légalité est affirmée, ne sont pas sans conséquences sur la situation financière des parties. Il semble au cas d’espèce qu’elles tirent leur légitimité de la volonté que les associés ont eu de procéder au règlement global de leur séparation. L’accord conclu au moment du retrait rend plus facile son élaboration car on peut aisément imaginer que les parties ont discuté de manière approfondie du sort de la clientèle qui conserve toujours le libre choix de son avocat. Pour que les juges aient considéré que l’obligation faite au retrayant d’acquitter la somme de 208 000 euros au bénéfice de la SCP ne constituait pas un obstacle à la faculté de retrait c’est assurément parce qu’ils ont pu se convaincre, à la lecture du dossier, des contreparties accordées. Il est vraisemblable que le retrayant avait obtenu le droit de poursuivre le traitement d’une partie importante de la clientèle.
En faisant produire plein effet à cet accord, les juges du fond, comme la Cour de cassation, confirment que de telles stipulations peuvent constituer des aménagements conventionnels à l’exercice du droit de retrait, licites dès lors qu’ils n’aboutissent pas à faire obstacle à ce droit.
B - Le contrôle de proportionnalité de l’aménagement du droit de retrait
Le contenu de l’accord relatif à la mise en œuvre du droit de retrait de l’avocat concerné, en ce qu’il portait sur l’obligation faite à l’associé retrayant de contribuer aux frais fixes exposés par le cabinet, postérieurement au départ effectif de l’intéressé, fait l’objet d’un examen attentif sur le terrain de sa justification.
On retrouve à ce propos, de manière évidente, la démarche classique consistant à apprécier si l’obligation mise à la charge de l’associé retrayant est proportionnelle aux avantages qui étaient attachés à sa situation au sein de la société et, par voie de conséquence, si elle ne constituerait pas un obstacle à l’exercice de son droit de retrait. Sur ce point, la Haute juridiction ne manque pas de relever que les juges du fond avaient effectué ce contrôle correctement en mettant cette obligation financière en balance avec plusieurs éléments. D’une part, les juges prennent en compte l’absence de clause de non-concurrence qui aurait pu diminuer les possibilités de poursuite de l’activité professionnelle de l’intéressé, une fois parti de la SCP. D’autre part, il est mis en avant que le montant de la participation aux frais fixes est assis sur l’importance de l’activité exercée par le retrayant jusqu’au jour de son départ. Enfin, il est aussi relevé que, dans le calcul de cette indemnité de contribution, les frais liés à la rémunération des collaborateurs et secrétaires du cabinet ne sont pas pris en compte, ce qui aboutit à ne pas faire supporter à l’associé retrayant l’intégralité des frais de fonctionnement de la structure.
Le contrôle de proportionnalité, a une double consistance. Sur le plan juridique il consiste à confronter des principes juridiques antagonistes. Il est certain que l’absence de clause de non-concurrence facilite la réinstallation et n’entrave pas la liberté d’établissement. La prise en charge de frais, dés lors qu’elle est limitée à une partie seulement, ne revêt aucun caractère léonin. Pour avoir permis à la Cour de cassation de vérifier en droit que ce contrôle avait été opéré la cour d’appel est approuvée. Au regard des faits, les juges se sont livrés à une appréciation d’ensemble. Le protocole devait contenir des éléments d’appréciation qui n’apparaissent pas à la lecture de l’arrêt, mais qui étaient suffisamment précis pour que les premiers juges aient pu considérer que l’équilibre général de la convention était admissible. Il faut donc admettre que c’est en considération d’éléments non révélés par l’arrêt qu’a été apprécié la légitimité de la charge financière importante laissé au retrayant.
II - Les modalités contractuelles d’évaluation des droits sociaux
Si l’associé retrayant a toujours eu droit au remboursement de la valeur de ses droits sociaux, l’évaluation faite par référence à l’article 1843-4 du Code civil est demeurée longtemps sous l’entière liberté d’appréciation de l’expert désigné à cet effet. La Cour de cassation rappelle que, désormais, compte tenu de la rédaction conférée à ce texte par l’ordonnance du 31 juillet 2014, l’expert est dépourvu de tout pouvoir discrétionnaire dans sa démarche d’évaluation (A). Dans la même perspective, le juge est également tenu, car cette règle s’impose à lui dès lors qu’elle est entrée en vigueur à la date à laquelle l’expert est désigné (B).
A - Des modalités d’évaluation qui s’imposent à l’expert
Bien évidemment, les associés et le professionnel exerçant son droit de retrait peuvent se mettre d’accord sur l’évaluation des parts sociales qui devront être remboursées. Toutefois, comme il s’agit d’un sujet sensible, peu propice à un accord, il est assez probable qu’il faille recourir aux services d’un tiers pour que soit établie la valeur de remboursement des droits sociaux. A défaut de disposition spéciale sur ce point dans l’article 18 de la loi de 1966 relative aux SCP, il convient de se référer à l’article 1869 du Code civil, aux termes duquel la valeur des droits sociaux est fixée, à défaut d’accord amiable, «conformément à l’article 1843-4».
Ce texte, connu pour avoir fait naître « un inépuisable contentieux», selon l’heureuse formule d’Alain Couret [3], présente, depuis la réforme issue de l’ordonnance du 31 juillet 2014, deux séries d’hypothèses distinctes qui délimitent son champ d’application. Dans l’espèce en cause, on se trouve en présence d’un cas «où la loi renvoie au présent article pour fixer les conditions de prix de cession des droits sociaux d’un associé ou le rachat de ceux-ci par la société», tel qu’identifié au premier paragraphe de cet article. La valeur des droits sociaux en cause doit donc être déterminée par un expert, désigné soit par les parties, soit, à défaut d’accord entre elles, par jugement du président du tribunal judiciaire (ou du tribunal de commerce) compétent, statuant selon la procédure accélérée au fond et sans recours possible.
L’arrêt commenté illustre bien l’enjeu principal de la réforme de ce texte, en ce qu’il retient, désormais, que l’expert ainsi désigné «est tenu d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par les statuts de la société ou par toute convention liant les parties».
Dans le cas d’espèce, l’expert, respectant les stipulations de l’accord conclu entre les associés sur ce point, sera tenu d’exclure, dans l’évaluation des parts sociales, la valeur de la clientèle civile. Au regard de l’arrêt, la validité de cette exclusion n’est pas discutable. Elle est néanmoins a priori surprenante. En effet la valeur de la SCP dépend étroitement, sinon exclusivement, de la valeur la clientèle. Il est donc rationnel de considérer que plus la valeur de la clientèle est élevée plus la valeur des parts doit l’être. Evaluer les droits sociaux sans tenir compte de ce critère aboutit à limiter leur valeur à celle des actifs mobiliers, augmentée, le cas échéant, de la trésorerie. Cependant l’exclusion de la valeur de la clientèle ne se comprend et ne se justifie que parce que le retrayant quitte la société avec la part de clientèle qui lui est personnellement attachée. Le schéma redevient cohérent. Le retrayant est essentiellement remboursé de ses droits par la reprise de sa clientèle ce qui pose d’autant moins de difficulté qu’il n’est assujetti à aucune clause de non-concurrence ou de non-rétablissement. A défaut, la SCP prendrait le risque considérable de devoir lourdement indemniser le retrayant sans pouvoir empêcher, une fois son départ intervenu, la clientèle de le suivre. On ajoutera sur ce point que c’est la caractère intuitu personae de la clientèle, à laquelle tous les accords entre associés sont inopposables, qui impose une telle solution, dont le mérite est d’éviter que la SCP ne paie deux fois.
B - Des modalités d’évaluation qui s’imposent au juge
Le second moyen du pourvoi reprochait à l’arrêt d’appel d’avoir ordonné à l’expert qu’elle désignait de tenir compte des stipulations de l’accord établi entre les associés, s’agissant de l’évaluation des parts sociales et qui écartait la prise en compte de la valeur de la clientèle du cabinet d’avocats. L’auteur du pourvoi se référait, pour fonder sa démarche, sur le libellé de l’article 1843-4 du Code civil, «dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014». Effectivement, au regard du contenu de ce texte antérieurement à cette réforme, aucune restriction n’était établie quant à la liberté d’appréciation de l’expert, dans sa mission d’évaluation des droits sociaux.
Pour juger que le moyen n’est pas fondé, la première chambre civile relève que la cour d’appel avait, à bon droit, fait application des dispositions de ce texte, telles qu’en vigueur «à la date de la désignation de l’expert». Sans doute, faut-il alors considérer qu’il convient de retenir que la date de désignation de l’expert résultait de l’arrêt déféré.
Cette solution doit être appréciée au regard des textes applicables. L’expertise dite de l’article 1843-4 du Code civil répond à un régime spécifique [4]. Au regard de la lettre du texte l’expert est désigné, à défaut d’accord entre les parties, par le Président du tribunal. La Cour de cassation en a déduit, de longue date, que la cour d’appel ne pouvait procéder à cette désignation [5]. Le Président du tribunal, statuant en référé, ne peut lui-même y procéder [6]. Il est vrai que le retrayant ne critiquait pas sur ce point l’arrêt, de sorte qu’il était impossible pour la cour de cassation d’exercer sa censure.
La solution doit également être analysée au regard des dispositions de l’article 21, alinéa 3, de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ), selon lequel «tout différend entre avocats à l'occasion de leur exercice professionnel est, en l'absence de conciliation, soumis à l'arbitrage du bâtonnier qui, le cas échéant, procède à la désignation d'un expert pour l'évaluation des parts sociales ou actions de sociétés d'avocats». Le caractère professionnel du différend opposant le retrayant à ses autres associés relevait en première instance de la compétence exclusive du Bâtonnier de l’ordre. Par dérogation à l’article 1843-4 du Code civil, il est investi du pouvoir de désigner un expert chargé d’évaluer les droits sociaux. Toutefois le Bâtonnier n’avait pas procédé à cette désignation. Sur appel, la cour d’appel de Paris avait décidé, dans son arrêt du 25 septembre 2013, qu’il appartenait au Bâtonnier de procéder à cette désignation. La Cour de cassation a cassé cette décision estimant qu’en vertu de son pouvoir d’évocation, il appartenait à la cour d’appel d’y procéder. C’est ce que fera la cour de renvoi de Versailles. Finalement, il aura fallu attendre la décision de la cour de renvoi pour connaître le nom de l’expert et l’étendue de sa mission. Désigné après l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014, il doit tenir compte, pour évaluer les droits sociaux du retrayant, des prévisions contractuelles des parties.
[1] CA Versailles, 23 février 2017, n° 15/04842 (N° Lexbase : A0054TPP), rendu sur renvoi après cassation (Cass. civ. 1, 16 avril 2015, n° 13-24.931, FS-P+B N° Lexbase : A9230NGX).
[2] V. not. M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, 32ème éd., n° 1731.
[3] A. Couret, L’inépuisable contentieux suscité par l’article 1843-4 du Code civil, RJDA, 3/19, p. 203.
[4] Pour une vue d’ensemble, voir J. Moury, Droit des ventes et des cessions de droits sociaux à dire d’expert par, éd. Dalloz, n° 22.91 et s..
[5] Cass. com., 30 novembre 2004, n° 03-15.278, FS-P+B+I+R, (N° Lexbase : A1324DER), Bull Joly Sociétés, 2005, §, 79, p. 401 obs H. Le Nabasque ; RTDCom., 2005, 124, obs. M.-H. Monsérie-Bon.
[6] Cass. com., 10 mars 1998, n° 95-21.329, publié ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 1050333, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "Cass. com., 10-03-1998, n\u00b0 95-21.329, publi\u00e9, n\u00b0 100, Rejet.", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A2473ACL"}}), Rev. Soc., 1998 p 541, obs. B. Saintourens.
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