Réf. : Cass. civ. 1, 22 septembre 2016, n° 15-24.015, FS-P+B+I (N° Lexbase : A6513R3M)
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N4433BW4
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Le 29 Septembre 2016
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Réf. : CA Poitiers, 22 septembre 2016, n° 16/02193 (N° Lexbase : A0664R4D)
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Le 30 Septembre 2016
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Réf. : CEDH, 13 septembre 2016, Req. 50541/08 (N° Lexbase : A7910RZY)
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par Gaëlle Deharo, Professeur, Laureate International Universities (ESCE), Centre de recherche sur la justice et le procès, Université Paris 1
Le 29 Septembre 2016
L'affaire fut portée devant la CEDH. Les requérants se plaignaient notamment que leurs interrogatoires, menés initialement au commissariat de police, sans assistance juridique, et l'admission lors de leur procès de déclarations faites au cours de ces interrogatoires emportaient violation de leur droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 et 3c de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH).
Par une première décision (1), la Cour européenne des droits de l'Homme avait considéré qu'il n'y avait pas eu de violation de l'article 6. Elle relevait, en effet, que le fait de différer l'exercice de leurs droits par les requérants était justifié car il existait au moment des premiers interrogatoires une menace exceptionnellement grave et imminente pour la santé publique qui caractérisait une raison impérieuse de retarder l'accès à un avocat.
Invoquant une violation de l'article 6 § 1 et 3 c de la CESDH, les requérants avaient sollicité le renvoi de l'affaire devant la Grande chambre. Aux termes de ces dispositions, "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle [...]. Tout accusé a droit notamment à se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent".
Sur ce fondement, les trois premiers requérants soutenaient que la jurisprudence européenne pose une règle absolue interdisant la production dans un procès de déclarations recueillies au cours d'interrogatoires de police conduits en l'absence d'un avocat. Ils estimaient qu'il n'existait aucune raison impérieuse de restreindre leur droit à un avocat.
Le quatrième requérant arguait, quant à lui, d'un manquement délibéré à l'informer de ses droits caractérisant un déni de son droit fondamental à ne pas témoigner contre lui-même. A l'instar des autres requérants, il arguait de ce qu'aucune raison impérieuse ne justifiait la restriction de son droit à un défenseur. Le risque de divulgation d'informations essentielles pour la sécurité publique ne constituait pas, selon lui, une justification raisonnable pour restreindre les droits de la personne à un procès équitable. Le requérant arguait, enfin, de ce qu'il aurait du être entendu dans le cadre d'un interrogatoire de sûreté et non en qualité de témoin, dès lors que sa déposition constituait l'élément central de l'accusation portée contre lui et ayant entrainé sa condamnation.
Les arguments des requérants trouvaient ancrage dans la violation du droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la CESDH. Cette violation serait, en l'espèce, caractérisée par le retard dans l'exercice du droit d'accès à l'avocat et dans la violation du droit de ne pas s'incriminer soi-même. La jurisprudence antérieure avait, en effet, fermement affirmé que le droit d'accès à un avocat figure parmi les éléments fondamentaux du droit au procès équitable (2) et doit être garanti dès le début de la procédure dans la mesure où son inobservation peut gravement compromettre l'équité du procès (3) (I). La Cour européenne avait, néanmoins, admis que l'exercice de ce droit pouvait être restreint à la lumière des circonstances particulières de l'espèce s'il existe des "raisons impérieuses" (4). L'arrêt commenté vient ici préciser les modalités d'appréciation de ces raisons impérieuses susceptibles de justifier une restriction du droit d'accès à l'avocat (II)
I - La conformité de l'arrêt à la jurisprudence antérieure
L'arrêt de la Grande chambre du 13 septembre 2016 réaffirme les grandes lignes de la jurisprudence antérieure : le droit d'accès à un avocat est applicable dès le début de la procédure (A). Il permet de garantir que les autres droits de la personne "accusée" seront respectés (B).
A - Le droit d'accès à un avocat est applicable dès le début de la procédure
Bien que l'article 6 de la CESDH ait pour finalité principale, au pénal, d'assurer un procès équitable devant un "tribunal" compétent pour décider du "bien-fondé de l'accusation", il n'en résulte pas qu'il se désintéresse des phases qui se déroulent avant la procédure de jugement (5). Selon la jurisprudence de la Cour européenne, le refus d'accès à un avocat compromet irrémédiablement les droits de la défense et constitue donc une violation de l'article 6 de la CESDH (6).
Aussi, le droit d'accéder promptement à un avocat doit s'appliquer dès le début de la privation de liberté (7). La personne soupçonnée doit donc pouvoir en principe bénéficier effectivement de l'assistance d'un avocat dès les premiers stades de la procédure pénale (8) car une législation nationale peut attacher, à son attitude au cours de la phase initiale des interrogatoires de police, des conséquences déterminantes pour le respect des droits de la défense lors de la suite de la procédure (9). Confirmant cette conception extensive de l'application de l'article 6, l'arrêt commenté précise que les garanties posées par cette disposition bénéficient à tout "accusé" au sens "autonome" que revêt ce terme sur le terrain de la Convention. Plus spécifiquement, l'arrêt précise qu'"il y a accusation en matière pénale dès lors qu'une personne est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre elle ont des répercussions importantes sur sa situation" (10). Ainsi, toute personne interrogée peut bénéficier de l'assistance d'un défendeur dont la mission consiste notamment à s'assurer que les autres droits de la personne sont respectés.
B - Le droit d'accès à un avocat permet de garantir que les autres droits de la personne sont respectés
Le droit à l'assistance d'un avocat s'impose au moment des interrogatoires, mais aussi entre ceux-ci pour permettre aux avocats de s'assurer que les autres droits de la personne interrogée sont respectés (11). La Cour européenne a, en effet, rappelé que le droit de ne pas s'incriminer soi-même est au coeur de la notion de procès équitable et s'applique à tous les types de procédures pénales. Il tend principalement au respect de la volonté d'un accusé de garder le silence. Or, si la personne poursuivie se trouve injustement contrainte de faire des déclarations lors des interrogatoires de police, la question se pose de savoir s'il a été porté atteinte à son droit de ne pas s'auto-incriminer. Cette appréciation dépend fortement de l'usage qui est fait par l'accusation de ces déclarations lors du procès (12).
La jurisprudence antérieure avait déjà souligné que la personne interrogée se trouve souvent dans une situation de particulière vulnérabilité lors de cette phase et celle-ci ne peut être compensée de manière adéquate que par l'assistance d'un avocat dont la tâche consiste notamment à veiller au respect du droit de tout accusé à ne pas s'incriminer lui-même (13). Ce rôle central de l'avocat dans la procédure pénale est, une nouvelle fois, rappelé dans l'arrêt du 13 septembre 2016 : "l'accès à bref délai à un avocat constitue un contrepoids important à la vulnérabilité des suspects en garde à vue, offre une protection essentielle contre la coercition et les mauvais traitements dont ils peuvent être l'objet de la part de la police et contribue à la prévention des erreurs judiciaires et à l'accomplissement de buts poursuivis par l'article 6, notamment l'égalité des armes entre l'accusé et les autorités d'enquête ou de poursuite" (14). Soucieuse que ce droit ne soit pas théorique ou illusoire, mais, au contraire, concret et effectif (15), la Cour européenne vérifie le bon exercice de ce droit dans ses différentes dimensions.
- La personne doit avoir un droit d'accès effectif à l'avocat. Le droit d'une personne accusée d'être défendue par un avocat figure parmi les attributs fondamentaux d'un procès équitable (16). Un prompt accès à l'avocat dès l'interrogatoire de police fait donc partie des garanties procédurales auxquelles (17) la Cour prête une attention particulière lorsqu'elle examine la question de savoir si une procédure a, ou non, anéanti la substance même du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination (18). Le droit à l'assistance d'un avocat, le droit de garder le silence et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont des droits distincts, mais complémentaires (19). La Cour européenne a jugé que le choix de la personne interrogée de répondre ou de se taire ne saurait être considéré comme totalement éclairé dès lors qu'aucun droit à garder le silence ne lui a été expressément notifié et qu'elle a pris sa décision sans être assistée par un conseil (20).
- La personne doit avoir un droit d'accès à l'avocat de son choix. La Cour de Strasbourg a ainsi jugé que la personne interrogée a, non seulement droit à l'assistance d'un avocat pendant son interrogatoire de police, mais elle a en outre le choix de celui-ci (21).
- La personne doit avoir accès à l'avocat de son choix dans un temps raisonnable. La Cour européenne des droits de l'Homme a retenu une violation des dispositions des articles 6 § 1 et 3 en constatant que le requérant n'avait pu être assisté d'un avocat que vingt heures après le début de la garde à vue, délai prévu à l'article 63-4 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9746IPN). Dans ces circonstances, l'avocat n'avait donc pas été en mesure d'informer l'accusé de son droit de garder le silence et de son droit à ne pas s'auto-incriminer avant son premier interrogatoire, ni de l'assister lors de cette déposition comme l'exige pourtant l'article 6 de la CESDH (22). Elle a ainsi jugé que le fait d'avoir prêté serment avant de déposer a constitué pour le requérant une forme de pression qui se trouvait renforcée par le risque de poursuites pénales en cas de témoignages mensongers (23).
Au coeur de l'effectivité des droits de la défense, l'accès à l'avocat apparaît comme la pierre angulaire des droits de la personne accusée. Il reste, néanmoins, possible de restreindre l'exercice de ce droit.
II - Les précisions de l'arrêt sur l'appréciation des raisons impérieuses
L'arrêt du 13 septembre 2016 vient préciser les conditions auxquelles une restriction du droit d'accès à l'avocat est compatible avec les exigences du procès équitable (A). Il vient ensuite procéder à la mise en oeuvre de ces conditions en l'espèce (B).
A - Les conditions de la compatibilité de la restriction au droit d'accès à l'avocat avec les exigences du procès équitable
Le droit interne applicable en l'espèce prévoyait que la police peut arrêter sans mandat toute personne qu'elle a des motifs raisonnables de soupçonner d'être un terroriste. Si cette personne dispose du droit de s'entretenir avec un défenseur dès lors que cela est raisonnement possible, il est, néanmoins, prévu qu'un policier ayant au moins le grade de commissaire pouvait autoriser le retardement de l'exercice de ce droit dans les conditions prévues par le texte. C'est sur ce fondement que la police avait décidé, compte tenu des circonstances exceptionnelles et des conditions extrêmes dans lesquelles elle opérait, de retarder l'exercice de ces droits en l'espèce.
Au niveau européen, la Cour de Strasbourg avait admis que l'exercice du droit d'accès à un avocat peut être restreint lorsqu'il existe des motifs pertinents et suffisants caractérisés sous la qualification de "raisons impérieuses". Celles-ci ne doivent cependant pas revêtir un caractère systématique. La Cour européenne a, en effet, jugé que l'impossibilité d'exercer le droit d'accès à un avocat en raison d'une règle de droit interne systématique est inconciliable avec le droit à un procès équitable (24), même si la personne était restée silencieuse pendant sa garde à vue (25). En d'autres termes, l'appréciation des raisons impérieuses justifiant la restriction du droit d'accès à un avocat s'apprécie limitativement en fonction des circonstances de l'espèce. Plus précisément, le juge européen apprécie si cette atteinte aux droits d'accès à un avocat a nui "globalement à l'équité du procès" (26).
C'est cette appréciation de la compatibilité d'une restriction de l'accès à un avocat avec le droit à un procès équitable que l'arrêt du 13 septembre 2016 vient préciser.
- la Cour doit rechercher deux critères. Conformément à la jurisprudence antérieure, la Cour doit, d'une part, rechercher s'il existe des raisons impérieuses de restreindre le droit d'accès à l'avocat, et, d'autre part, apprécier le préjudice que cette restriction a pu causer aux droits de la défense. Autrement dit, précise la Grande chambre, il "faut examiner l'incidence de la restriction sur l'équité globale de la procédure et dire si, oui ou non, celle-ci a été équitable dans son ensemble" (27) ;
- l'existence de raisons impérieuses s'apprécie strictement. Le caractère impérieux des raisons avancées pour restreindre le droit d'accès à un avocat lors des interrogatoires de police s'apprécie au cas par cas à la lumière des quatre conditions posées par l'arrêt du 13 septembre 2016 :
1) l'existence d'un fondement juridique en droit interne, suffisamment encadré par la loi ;
2) le caractère exceptionnel de la restriction ;
3) le caractère temporaire de la restriction ;
4) l'appréciation individuelle des circonstances particulières de la cause.
B - L'application des conditions définies par la Cour européenne des droits de l'Homme
La Cour européenne fait une application rigoureuse et didactique de ces différentes conditions.
Concernant les trois premiers requérants, elle souligne que le Gouvernement a démontré de façon convaincante l'existence d'un besoin urgent de prévenir des atteintes graves à la vie et à l'intégrité physique parmi la population (28). Néanmoins, ces circonstances ne sauraient justifier une restriction du droit d'accès à une assistance juridique qu'à la condition qu'il y ait une base en droit interne, qu'une telle justification résulte d'une appréciation individuelle des circonstances particulières de l'espèce et qu'elle revête une nature temporaire. Ce n'est qu'à l'issue de l'examen de ces différents éléments que la Cour conclut que "nonobstant le retard avec lequel les trois premiers requérants ont bénéficié d'une assistance juridique et l'admission à leur procès de leurs déclarations faites en l'absence d'une telle assistance, la procédure suivie pour chacun d'eux a été équitable dans son ensemble" (29). Elle rejette donc la prétention tirée d'une violation de l'article 6 de la CESDH.
La solution est, cependant, différente concernant le quatrième requérant. Entendu en qualité de témoin, celui-ci était placé sous les auspices d'un cadre juridique différent. Or, l'interprétation extensive de la notion "d'accusation" lui permet de bénéficier des garanties offertes par l'article 6 de la convention. Aussi, la Cour relève en l'espèce l'absence de tout dispositif légal en vertu duquel la police aurait été fondée à agir comme elle l'a fait, l'absence de décision individuelle et consignée par écrit, fondée sur les dispositions applicables du droit interne, sur le point de savoir s'il fallait restreindre son assistance juridique et, surtout, la décision délibérée de la police de ne pas informer le requérant de son droit de garder le silence (30). Soulignant le poids des déclarations faites dans ce contexte (31), la Cour de Strasbourg conclut que le Gouvernement n'est pas parvenu à démontrer qu'il n'y avait pas eu d'atteinte irrémédiable à l'équité du procès et conclut à une violation de l'article 6 de la CESDH.
(1) CEDH, 16 décembre 2014, Req. 50541/08, disponible en anglais.
(2) CEDH, 19 octobre 2004, Req. 59335/00 (N° Lexbase : A6214DDI).
(3) CEDH, 24 novembre 1993, Req. 32/1992/377/451, §. 36 et 37 (N° Lexbase : A6582AWP), série A, n° 275 ; CEDH, 24 octobre 2013, Req. 62880/11 (N° Lexbase : A4386KNR).
(4) CEDH, 27 novembre 2008, Req. 36391/02, § 54 (N° Lexbase : A3220EPX).
(5) CEDH, 24 octobre 2013, Req. 62880/11.
(6) CEDH, 27 novembre 2008, Req. 36391/02, préc.; CEDH, 24 septembre 2009, Req. 7025/04 (N° Lexbase : A4246EPX).
(7) CEDH, 16 avril 2015, Req. 36552/05 (N° Lexbase : A6961NGW) ; CEDH, 9 avril 2015, Req. 30460/13 (N° Lexbase : A2536NGZ).
(8) CEDH, 26 juillet 2011, n° 35485/05, disponible en anglais.
(9) CEDH, 20 octobre 2015, Req. 25703/11 (N° Lexbase : A9182NXD).
(10) CEDH, 13 septembre 2016, Req. 50541/08, § 249.
(11) CEDH, 21 juin 2011, Req. 56185/07, disponible en anglais.
(12) CEDH, 17 décembre 1996, Req. 43/1994/490/57 (N° Lexbase : A8427AWZ).
(13) CEDH, 24 octobre 2013, Req. 62880/11 (N° Lexbase : A4386KNR) ; CEDH, 20 octobre 2015, Req. 25703/11, préc..
(14) CEDH, 13 septembre 2016, Req. 50541/08, préc., §. 255.
(15) CEDH, 19 octobre 2004, Req. 59335/00, préc..
(16) CEDH, 13 février 2001, Req. 29731/96, §. 89 (N° Lexbase : A7215AW7) ; CEDH, 6 décembre 2009, Req. 59780/00 (N° Lexbase : A5456EPR).
(17) CEDH, 9 avril 2015, Req. 30460/13, §. 64.
(18) Guide sur l'article 6 de la CEDH, Droit à un procès équitable, 2014.
(19) CEDH, 21 avril 2011, Req. 42310/04, disponible en anglais.
(20) CEDH, 14 octobre 2010, Req. 1466/07, § 52 (N° Lexbase : A7451GBL) ; CEDH, 27 octobre 2011, Req. 25303/08, §. 54 (N° Lexbase : A4136IRM) ; CEDH, 24 novembre 2013, Req. 62880/11, §. 71 (N° Lexbase : A4386KNR).
(21) La Cour européenne des droits de l'homme a ainsi retenu une violation de l'article 6 de la Convention EDH lorsque la personne interrogée avait été assistée d'un avocat, mais avait été tenue dans l'ignorance qu'un autre avocat avait été mandaté par ses parents ; CEDH, 20 octobre 2015, Req. 25703/11 (N° Lexbase : A9182NXD). F. Sudre, Droit de la Convention européenne des droits de l'homme, JCP éd. G, 2016, doctr., 65, n° 10.
(22) CEDH, 14 octobre 2010, Req. 1466/07, §. 54.
(23) CEDH, 14 octobre 2010, Req. 1466/07, § 52.
(24) CEDH, 12 janvier 2016, Req. 37537/13 ; CEDH, 9 avril 2015, Req. 30460/13, §. 64 et 65 ; CEDH, 9 févr. 2010, Req. 2039/04 (N° Lexbase : A9694EST).
(25) CEDH, 13 octobre 2009, Req. 7377/03 (N° Lexbase : A3221EPY).
(26) CEDH, 13 mars 2014, n° 1377/04, disponible en anglais.
(27) CEDH, 13 septembre 2016, Req. 50541/08, § 257, précité.
(28) Ibid., § 276.
(29) Ibid., § 294.
(30) Ibid., § 300.
(31) Ibid., § 311.
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Réf. : Cass. civ. 1, 22 septembre 2016, n° 15-20.565, FS-P+B (N° Lexbase : A0127R4H)
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Le 29 Septembre 2016
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Réf. : TI Montpellier, 9 juin 2016, n° 11-16-000424 (N° Lexbase : A9818RYB)
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par Alexandre Bordenave, Avocat au barreau des Hauts-de-Seine, chargé d'enseignement à l'ENS Cachan
Le 01 Octobre 2016
- soit un prêt dont le taux est EURIBOR 3 mois + 1 % ;
- avec l'EURIBOR 3 mois égal à 0,56 %, il ressort un taux d'intérêt de 1,56 % ;
- en appliquant littéralement la formule, avec l'EURIBOR 3 mois égal à - 0,302 % (8), il ressort un taux d'intérêt de 0,698 %. La marge de la banque, qui correspond véritablement à sa rémunération, est rognée par la négativité du taux de marché ;
- toujours au profit d'une stricte application de la formule, avec l'EURIBOR 3 mois égal à 1,2 % (9) , il ressort un taux d'intérêt de - 0,2 %. La banque, créancière d'une somme d'argent négative -donc débitrice-, se trouverait alors contrainte de verser des fonds à l'emprunteur.
C'est de telles situations dont les juridictions françaises ont récemment eu à connaître : un emprunteur exigeant, contre le refus de sa banque, l'application d'une formule de taux d'intérêt variable dont l'indice était devenu négatif. A ce jour, les magistrats ont donné raison à l'emprunteur au nom du sacrosaint pacta sunt servanda : il faut purement et simplement faire jouer la formule de taux d'intérêt variable, et ce même jusqu'à aboutir à un taux négatif dans l'affaire méridionale.
Disons-le sans plus de précaution : nous sommes très réservés à propos d'une solution de fond qui imposerait l'application d'un taux d'intérêt négatif dans un prêt à taux variable. A l'évidence, cette position ne pourrait que relever d'un esprit de géométrie détestable au plan juridique (I), qu'il est nécessaire de dépasser au nom d'un esprit de finesse dont il est facile de se revêtir pour autant que l'on conçoive encore le droit comme l'ars boni et aequi (II).
I - L'esprit de géométrie du taux d'intérêt négatif
Les quelques décisions de justice à notre disposition relèvent-elle de la géométrie pascalienne ? Bien qu'il faille relever que ces jugements évitent au moins un aspect de cette géométrie (A), ils méritent tout de même notre opprobre à cet égard (B).
A - Une géométrie évitée
Se contenter d'une vision monolithique des jugements rendus à Strasbourg et à Montpellier parce qu'ils traitent tous du taux d'intérêt négatif et tranchent en défaveur de la banque tiendrait de l'empressement. En effet, à notre sens, un élément les distingue irrémédiablement.
(i) Dans les affaires strasbourgeoises, la banque, pour éviter que sa marge ne soit entamée par un indice négatif, avait appliqué à cet indice (le LIBOR CHF) un plancher à zéro. Ainsi, l'indice était réputé égal à zéro, et le taux d'intérêt égal à la marge. Il est encore plus important de constater que, en l'espèce, la négativité de l'indice n'était pas telle qu'elle aurait porté le taux d'intérêt sous la barre de zéro. Il ne s'agissait pas, à proprement parler, d'un problème de taux d'intérêt contractuel négatif, mais uniquement d'indice négatif ;
(ii) Dans le contentieux héraultais, au contraire, l'indice retenu (la moyenne annuelle calculée en août de l'EURIBOR 3 mois) était si négatif que le faire jouer aurait conduit à un taux d'intérêt contractuel négatif. Pour l'éviter, la banque considérait que ce taux contractuel était assorti d'un plancher à zéro. Ici, il s'agissait donc bien, stricto sensu, d'une affaire de taux d'intérêt négatif.
Cette distinction appelle des positions différentes car, s'il est juridiquement concevable (10), face à une clause de taux d'intérêt rédigée sans suffisamment de précision, qu'un indice négatif rogne la marge tout en laissant un taux d'intérêt positif, il est beaucoup plus contestable que la même situation puisse aboutir à l'application d'un taux d'intérêt négatif, transformant le banquier prêteur en débiteur de son client emprunteur.
Conclure en sens contraire relèverait d'une bien triste géométrie. Dans les espèces qui nous retiennent, celle-ci est encore susceptible d'être évitée. En effet, il ne coule pas de source que le juge alsacien, confronté à un indice négatif, ait statué de la même manière que son collègue du Languedoc, aux prises avec un taux négatif. A Strasbourg, à vrai dire, une seule chose a été affirmée par le tribunal (11) : en assortissant l'indice d'un plancher à zéro, la banque a méconnu "clairement et de façon ouverte et assumée une stipulation claire du contrat", exposant l'emprunteur à un trouble manifestement illicite au sens de l'article 809 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0696H4K). Rien ne fut décidé quant au taux d'intérêt négatif. Le juge de l'urgence, dans l'attente d'une décision au fond, évite l'esprit de géométrie.
B - Une géométrie implacable
Véritable problème de taux d'intérêt négatif, le jugement rendu en juin 2016 par le tribunal d'instance de Montpellier a un fondement d'une grande efficacité : la force obligatoire du contrat. La formule de taux d'intérêt conduit à un taux négatif ? Fiat ! Les contre-arguments à la disposition du prêteur se heurtent à une roue impitoyable :
- (i) le contrat de prêt perdrait son caractère onéreux s'il lui était appliqué un taux d'intérêt négatif. Il est vrai que, nonobstant la gratuité de principe du prêt induite par l'article 1905 du Code civil (N° Lexbase : L2129ABH), le prêt de somme d'argent est presque systématiquement à intérêt (12). Curieusement, si cette arme de défense fut brandie à Strasbourg, elle fut ignorée à Montpellier. Peu importe, car l'argument ne prospère guère. Car, ainsi que plusieurs auteurs l'ont remarqué (13), la durée, souvent longue, des crédits fait qu'il est peu réaliste que leur taux demeure durablement négatif, les privant au final de tout caractère onéreux. De plus, des taux de marché négatifs impliquent que les banques se financent à très bon compte et peuvent encore gagner de l'argent en "facturant" un taux d'intérêt négatif à leurs emprunteurs ;
- (ii) le contrat de prêt dégénérerait en quelque autre contrat innomé, contre la volonté des parties, car un taux d'intérêt négatif le mettrait en contrariété avec l'article 1902 du Code civil (N° Lexbase : L2126ABD) qui érige en obligation essentielle de l'emprunteur celle "de rendre les choses prêtées, en même quantité et qualité, et au terme convenu". En effet, on pourrait estimer qu'un taux d'intérêt négatif revient à dispenser l'emprunteur de restituer l'intégralité du principal prêté, par le jeu d'une compensation entre son obligation de remboursement du principal et celle du banquier de verser le taux d'intérêt négatif. L'argument peine quelque peu à convaincre puisqu'il procède de l'assimilation du principal et des intérêts. Or, que l'emprunteur rembourse intégralement le principal est une chose ; qu'il reçoive des intérêts du banquier une autre.
Il faut bien l'avouer : on peine à trouver de quoi répliquer. Tout du moins, c'est le cas si l'on demeure mû par un esprit de géométrie qui, au nom de la lettre d'une formule de taux d'intérêt sans précaution particulière (14), aboutit à un renversement au moins partiel de l'économie générale du contrat dans lequel l'emprunteur rémunère le banquier...
Dépasser cet esprit de géométrie n'implique pas de châtrer les dispositions légales applicables, mais de se faire accueillant d'un esprit de finesse.
II - L'esprit de finesse du taux d'intérêt négatif
Pour ce faire, il n'est pas requis des qualités de grand clerc, mais plus modestement la capacité, à la lumière de la volonté des parties, de mener un exercice de juste qualification (A). S'il s'avère que l'esprit du monde n'est pas prêt pour la finesse, quelques précautions contractuelles lui rendront sa place (B).
A - Une finesse dans la qualification
Pour ne pas sombrer plus longtemps dans les errements de la décision montpelliéraine, il est à souhaiter que les tribunaux se souviennent que les prévisions des parties concluant un prêt, même à taux variable, ne souffrent d'aucune ambiguïté : conclure une opération au titre de laquelle le banquier met contre rémunération des fonds à la disposition de son client, à charge de ce dernier de rembourser le capital. Il ne fait aucun doute que les parties sont convenues que le taux d'intérêt constitue la rémunération entendue et qu'elle est toujours due au prêteur. Au demeurant, le sens élémentaire de l'article 1905 du Code civil est que le prêt, gratuit par essence, peut être assorti du paiement d'un intérêt au profit du prêteur. Par ailleurs, l'article 1906 du Code civil (N° Lexbase : L2131ABK), qui traite de l'impossibilité de répéter ou d'imputer sur le capital des intérêts indus, n'envisage que le cas de l'emprunteur. En conséquence, nous soutenons que le taux d'intérêt, au sens où le droit civil français comprend la notion d'intérêts, ne peut être que positif, créant une charge uniquement pour l'emprunteur. Dès lors que les parties expriment clairement qu'un intérêt est dû, celui-ci ne peut avoir pour créancier que le prêteur : juger autrement, ce qu'a fait avec un fracas certain le tribunal d'instance de Montpellier, revient à dénaturer la commune intention primordiale des parties. Dans un cas où une formule de taux d'intérêt aboutit à un taux d'intérêt négatif, il y a lieu de considérer que le taux variable est assorti d'un plancher fixé à zéro (15). Qui plus est, en raisonnant sur un concept prétendument abandonné, celui de cause, on pourrait arguer qu'un taux d'intérêt négatif durable priverait en cours d'exécution le prêt de sa cause subjective, le frappant ainsi de caducité : le plancher implicite se justifie aussi pour cette raison.
Ce plancher présente un triple avantage :
- il fait profiter l'emprunteur de la baisse de l'indice sur lequel est bâti son taux d'intérêt ;
- il préserve, même dans des proportions limitées, la rémunération du prêteur (16) ;
- surtout, au plan juridique, il ne détourne pas la qualification d'intérêt (17).
De plus, on ne saurait utilement prétendre, comme certains semblent le faire, que l'existence d'un plancher implicite signifierait que seul l'emprunteur assume les risques de dérive de l'indice de référence. Selon nous, il y a donc bien lieu de considérer qu'un plancher implicite à zéro pour tout taux d'intérêt variable d'un prêt relève du consensus des parties.
Pour explorer un peu plus avant la voie de la qualification de cet accord, il convient également de souligner que l'on peinerait à déceler la qualification juridique d'un contrat dans lequel tantôt la banque, tantôt le client perçoit des intérêts selon que le taux d'intérêt est, au gré des marchés, positif ou négatif. Dans ce cas, dès lors que l'on retient la saine (et peu originale, au demeurant) qualification de l'intérêt (et de son taux) que nous venons d'exposer, la seule qualification de prêt paraît à bannir. Alors, on pourrait essayer de voir dans un tel schéma un contrat sui generis tenant à la fois du prêt, lorsque le taux d'intérêt est positif ou nul, et du dépôt, au sens des articles 1915 et suivants du Code civil, au titre duquel le banquier agit en qualité de déposant de liquidités auprès de son client dépositaire, à charge pour ce dernier de restituer les liquidités déposées à l'échéance convenue. Plus précisément, ce dépôt serait :
- un dépôt salarié au sens de l'article 1928 du Code civil (N° Lexbase : L2152ABC), puisque l'emprunteur dépositaire recevrait l'"intérêt négatif", tenant plus de la rémunération du service ou de l'indemnité ;
- un dépôt irrégulier, translatif de propriété, car portant sur des choses fongibles, les espèces.
L'esprit de géométrie qui anime cette analyse au final très artificielle ne trompe personne, ne serait-ce que parce les banques n'ont pas pour habitude de déposer de l'argent chez leurs clients (18)...
Enfin, il ne faut pas non plus se méprendre quant à la possibilité en droit français de stipuler un taux d'intérêt négatif en brandissant l'exemple de l'émission, dès l'année 2012, par la France d'obligations assimilables du Trésor à taux négatif. Si l'intérêt est négatif ab initio, particulièrement s'agissant d'une obligation (19), il n'existe aucune raison de ne pas faire prévaloir la volonté des parties, tout en faisant un usage raisonnable de la qualification de dépôt que nous venons de proposer (20). Tout est bien affaire d'esprit de finesse : il s'agit de ne pas s'arc-bouter sur la qualification du prêt ou le caractère onéreux de l'opération, mais de bien qualifier avec justesse ce qu'est un intérêt.
B - Une finesse contractualisée
A défaut de convaincre de cette finesse de bon aloi, il existe, selon toute vraisemblance, une solution contractuelle facile à mettre en oeuvre pour préserver les intérêts du prêteur à taux variable dans un contexte d'indices, voire de taux d'intérêt, négatifs : le recours à une clause de plancher (floor). Celle ci peut porter :
- soit sur l'indice lui-même, de sorte à toujours préserver au moins la marge du prêteur, seule vraie rémunération de ce dernier ;
- soit sur la somme de l'indice et de la marge, aboutissant dans le meilleur des cas pour l'emprunteur à un taux conventionnel égal à zéro.
Fin 2014, la Loan Market Association (LMA) a d'ailleurs proposé l'insertion dans son modèle de prêt d'une clause de plancher encadrant l'indice.
Ingénument, l'observateur pourrait s'interroger sur les raisons pour lesquelles une telle clause n'existe pas dans l'ensemble des contrats de prêt aujourd'hui en vigueur. La raison est frappée au coin du bon sens : il y a encore cinq ans, nul n'imaginait cette "anomalie qui devient la norme " (21) qu'est la généralisation des taux de marché négatifs, et nul ne pensait donc à adjoindre à sa formule de taux d'intérêt un plancher. Certes, dans une grande majorité des contrats de prêts conclus récemment, ce plancher a été stipulé, mais cela ne règle pas le cas du "stock" important de contrats déjà signés sans cette clause et dont l'échéance finale est encore lointaine (22). C'est pourquoi il est important, s'agissant de ces contrats, de faire preuve de la finesse que nous avons appelée de nos voeux.
Pour terminer par un exercice de prospective juridique, il est sans doute pertinent de réfléchir à ce que pourraient être les conséquences de l'article 1195 du Code civil (N° Lexbase : L1297ABN), introduit par l'ordonnance n° 2016 131 du 10 février 2016 (N° Lexbase : L4857KYK), quant à un contrat de prêt conclu avec un taux variable sans clause de plancher à une époque où les taux sont structurellement (ou tendanciellement) positifs mais qui, quelques années plus tard, se retourneraient pour devenir négatifs. A l'évidence, la question ne devrait pas se poser : ainsi que nous le signalions, les prêts conclus à l'heure actuelle contiennent la clause de plancher et la disposition en cause ne concernera que les actes signés à compter du 1er octobre 2016. De la sorte, sauf à répondre à l'appel de Monsieur le Professeur Mainguy en faveur d'une application immédiate de l'ordonnance du 10 février 2016 (23), l'article 1195 ne devrait pas pouvoir jouer. Quid si c'était le cas ? Eh bien, nous croyons qu'on ne saurait voir une quelconque imprévision dans le retournement des taux que nous avons décrit. Non pas, ainsi que certains l'ont avancé (24), parce que l'indexation créerait un aléa chassant l'imprévision (25), mais plutôt car les taux négatifs ont désormais des précédents historiques que nous avons exposés en introduction et que leur résurgence n'est pas véritablement un "changement de circonstances imprévisible". Quoiqu'il en soit, si prévaut l'esprit de finesse invoqué, conduisant à toujours postuler que, dans un prêt à taux variable, les parties sont convenues d'un plancher implicite à zéro, le secours de la révision pour imprévision n'a que peu d'intérêt. Puisse cet esprit de finesse, auquel nous espérons avoir rendu hommage, vivifier les accords à rebours d'un esprit de géométrie ne faisant qu'animer une lettre parfois mortifère (26).
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Réf. : Cass. civ. 1, 22 septembre 2016, n° 15-18.858, F-P+B (N° Lexbase : A0054R4R)
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N4454BWU
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Le 01 Octobre 2016
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Réf. : Cass. civ. 3, 22 septembre 2016, n° 15-18.456, F-P+B (N° Lexbase : A0043R4D)
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N4533BWS
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Le 30 Septembre 2016
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Réf. : Cass. civ. 1, 22 septembre 2016, n° 15-14.861, F-P+B (N° Lexbase : A0212R4M)
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N4523BWG
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Le 30 Septembre 2016
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Réf. : Cass. soc., 21 septembre 2016, n° 14-30.056, FS-P+B (N° Lexbase : A0136R4S)
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N4480BWT
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Le 01 Octobre 2016
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Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 19 septembre 2016, n° 386950, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3353R3L)
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N4431BWZ
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par Romain Victor, Rapporteur public au Conseil d'Etat
Le 29 Septembre 2016
Ainsi qu'en témoignent les travaux préparatoires à leur adoption (2), ces dispositions répondent à la volonté du législateur d'offrir aux communes le moyen de mettre en cohérence le statut juridique de ces voies, qui sont l'objet d'une propriété privée -par des colotis, des copropriétaires ou des indivisaires- avec le fait, c'est-à-dire avec la circonstance qu'il en est fait un usage public et que les propriétaires ont renoncé à une jouissance privative exclusive.
Il est vrai que l'ouverture à la circulation publique d'une voie privée n'est pas sans conséquence pour une commune. Le maire y exerce ses pouvoirs de police générale, notamment en réglementant la circulation ou le stationnement (3) ou en enjoignant au propriétaire de la voie d'y exécuter les travaux nécessaires pour assurer sa sécurité ou sa viabilité (4). La commune a la faculté de participer à l'entretien de la voie (5) et, lorsqu'elle en use, sa responsabilité se trouve engagée en cas de défaut d'entretien normal (6).
La dépossession gratuite que permet l'article L. 318-3 du Code de l'urbanisme a justifié que vous saisissiez le Conseil constitutionnel d'une QPC visant ces dispositions (7). Par sa décision n° 2010-43 QPC du 6 octobre 2010 (N° Lexbase : A9924GAS) (8), le Conseil a toutefois considéré qu'elles n'étaient pas contraire à l'article 17 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1364A9E) ni à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit. Il a relevé que le transfert de propriété était conditionné, sous le contrôle du juge administratif, par l'ouverture à la circulation générale de ces voies et que le législateur avait entendu en tirer les conséquences en permettant à l'autorité administrative de conférer à ces voies un statut juridique conforme à leur usage. Enfin, c'est au prix d'une "quasi réserve d'interprétation" qu'il a validé l'article L. 318-3 en considérant que nonobstant la lettre du texte, une indemnisation était susceptible d'être allouée au propriétaire de la voie transférée dans le cas exceptionnel où l'intéressé subirait du fait du transfert une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général poursuivi.
2 - C'est de l'application de ces dispositions qu'est né le présent litige. Le requérant, M. X, a acquis en 2008 plusieurs parcelles nues situées dans le périmètre du lotissement "Résidence Sainte-Marguerite", sur le territoire de la commune de Tomblaine (Meurthe-et-Moselle). Après une proposition de rachat de ses terrains au prix de 6 500 euros, refusée par M. X, la communauté urbaine du Grand Nancy a, par une délibération du 25 mars 2010, décidé l'ouverture d'une enquête publique en vue du classement d'office des voiries du lotissement dans le domaine public. M. X ayant manifesté son opposition, c'est le préfet de Meurthe-et-Moselle qui, par arrêté du 3 octobre 2011, a prononcé le transfert des parcelles, pour leur partie effectivement livrée à la circulation publique, dans le domaine public de la communauté urbaine du Grand Nancy, laquelle exerce de plein droit au lieu et place des communes membres la compétence en matière d'aménagement et d'entretien de la voirie, en application de l'article L. 5215-20 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L8195KGM).
C'est de cet arrêté que M. X a demandé l'annulation pour excès de pouvoir au tribunal administratif de Nancy. Par un jugement du 23 avril 2013 (9), ce tribunal a annulé l'arrêté litigieux en tant seulement qu'il concerne les parcelles AR 31 P et AP 181. Toutefois, par un arrêt du 6 novembre 2014, la cour administrative d'appel de Nancy a annulé ce jugement en ce qu'il a annulé les dispositions de l'arrêté concernant la parcelle AR 31 P. C'est l'arrêt attaqué (10).
Le litige ne porte plus, devant vous, que sur le classement dans le domaine public de la parcelle AR 31 P et, pour être encore plus précis, sur une partie seulement de la fraction de la parcelle qui a été transférée d'office. Il ressort en effet des pièces du dossier que la parcelle AR 31 P, située en périphérie du lotissement, est constituée, d'une part, de la bande roulante d'un segment de la rue Jean Rostand, jusqu'à l'angle qu'elle forme avec la rue Danton -il s'agit d'une partie goudronnée effectivement livrée à la circulation publique et supportant des marquages de circulation routière- et, d'autre part, du bas-côté, situé côté champ, de cette emprise -il s'agit pour l'essentiel d'une zone herbeuse plantée d'arbres-.
L'extrémité de la rue Jean Rostand est constituée d'un terre-plein partiellement recouvert de gravillons, délimité par des bordures en ciment, auquel les voitures et les piétons peuvent librement accéder. Ce terre-plein sert d'emplacement de stationnement pour une demi-douzaine de véhicules et permet d'accéder à deux conteneurs de tri sélectif, situés sur une parcelle voisine. L'arrêté préfectoral litigieux n'a transféré la parcelle AR 31 P que "pour sa partie effectivement livrée à la circulation publique", à l'exclusion, donc, du bas-côté. Le plan joint à cet arrêté fait toutefois apparaître que la partie du terre-plein située dans l'axe de la rue Jean Rostand a été transférée à la communauté urbaine. M. X critique l'arrêt attaqué en tant qu'il a approuvé le transfert, non de la bande roulante de la rue Jean Rostand, mais de ce seul terre-plein.
3 - Nous pensons que vous devrez faire droit au premier du moyen du pourvoi tiré de ce que la cour a dénaturé les pièces du dossier en estimant que ce terre-plein, comme le reste de la partie de la parcelle transférée dans le domaine public, formait la bande de roulement de la rue Jean Rostand permettant de desservir un ensemble d'habitations situées dans cette rue et constituait dès lors une voie privée ouverte à la circulation publique au sens des dispositions de l'article L. 318-3 du Code de l'urbanisme.
Nous pensons d'abord qu'il vous appartient d'exercer, en tant que juge de cassation, un contrôle de dénaturation sur les motifs par lesquels les juges du fond se prononcent sur l'existence d'une telle voie. Il s'agit essentiellement, en effet, d'apprécier des faits, et c'est ce type de contrôle qu'a retenu l'une de vos décisions récentes, aux Tables sur un autre point (11).
En l'espèce, en s'abstenant d'opérer une distinction entre la fraction de la parcelle AR 31 P transférée qui correspondait effectivement à la bande de roulement de la rue Jean Rostand et celle correspondant au terre-plein, qui était incluse dans le périmètre de la parcelle transférée, la cour a dénaturé les faits de l'espèce.
Du reste, le second moyen du pourvoi justifierait également la cassation. La cour s'est en effet abstenue de répondre au moyen tiré de ce que la parcelle litigieuse était, au moins en partie, à usage de stationnement, et n'entrait pas, par suite, dans le champ d'application de l'article L. 318-3 du Code de l'urbanisme. En effet, alors que M. X avait développé une argumentation selon laquelle les parcelles AR 31 P et AP 181 correspondaient à des parkings ne desservant aucune propriété, la cour, qui a accueilli cette argumentation en ce qui concerne la parcelle AP 181, ne s'est pas prononcée sur les mérites de celle-ci en ce qui concerne la parcelle AR 31 P.
4 - Après cassation, nous vous invitons à régler l'affaire au fond car elle présente l'intérêt de préciser les contours de la notion de "voie privée ouverte à la circulation publique" au sens et pour l'application de l'article L. 318-3 du Code de l'urbanisme, sur laquelle le tribunal administratif et la cour ne sont d'ailleurs pas accordés.
Vous savez que l'ouverture d'une voie privée à la circulation publique dépend du consentement des propriétaires (12) et que les intéressés sont en droit d'en interdire à tout moment l'usage au public (13). L'installation d'un portail dont les riverains ont seuls la clé (14) ou de barrières (15) ou encore la pose de clôtures (16) établit leur refus, lequel doit être "au moins tacite", de ne pas livrer la voie à la circulation publique. Le juge administratif est compétent pour apprécier la réalité du consentement de propriétaires à l'ouverture au public d'une voie dont ils sont propriétaires (17), cette question de fait étant laissée à l'appréciation des juges du fond.
Si l'ouverture au public paraît devoir s'entendre de l'ouverture des rues et des chemins à la circulation des véhicules mais aussi des piétons, il est plus difficile de déterminer quels ouvrages ou quelles parcelles peuvent faire l'objet du classement.
Votre jurisprudence a fourni un premier repère en rappelant que la procédure instituée par l'article L. 318-3 du Code de l'urbanisme ne concerne que des voies privées ouvertes à la circulation dans des ensembles d'habitation, ce qui exclut qu'elle soit mise en oeuvre dans un lotissement industriel ne comportant aucune habitation (18). Peu importe, en revanche, que l'ensemble d'habitation en cause ait ou non le caractère d'un lotissement (19).
Le texte de l'article L. 318-3 fournit un deuxième repère puisqu'il s'en déduit que le classement ne peut porter que sur des emprises effectivement livrées à la circulation publique.
Nous vous proposons d'ajouter un troisième repère en jugeant que le transfert permis par l'article L. 318-3 doit pouvoir porter non seulement sur les voies privées ouvertes à la circulation publique mais aussi, le cas échéant, sur les dépendances nécessaires de celles-ci, lorsqu'elles en constituent des accessoires indispensables.
Cette solution aurait le mérite de la cohérence, d'une part, avec l'objet du classement, qui est de permettre à la commune de réaliser des opérations d'aménagement de la voirie dans un but d'intérêt général (20), mais aussi avec votre jurisprudence en matière de consistance du domaine public routier.
Vous jugez à cet égard que constituent des dépendances nécessaires de celui-ci :
- un talus (21) ;
- des fossés et ponceaux permettant l'écoulement des eaux pluviales (22) ;
- des murs assurant le soutien de la voie publique (23) ;
- et les "espaces non goudronnés permettant de desservir les propriétés riveraines et de garantir la liberté de passage" (24).
Les dispositions de l'article L. 318-3, qui doivent être interprétées strictement compte tenu de la dépossession sans indemnité qu'elles autorisent, ne sauraient en revanche permettre le transfert de parcelles qui n'auraient pas le caractère d'accessoires indispensables de la voie.
Il reste à faire application de ces principes au cas de M. X.
Il ne fait d'abord pas de doute que le terre-plein litigieux était ouvert à la circulation publique car il peut être emprunté aussi bien par des piétons que par des véhicules, aucune barrière ni clôture d'aucune sorte ne faisant obstacle à ce que l'on y accède depuis la rue Jean Rostand ou depuis la rue Danton. Il est également constant que cet espace est bien situé dans un ensemble d'habitations. En revanche, s'agissant d'une aire de stationnement improvisé, nous pensons, premièrement, que celle-ci ne peut être regardée comme une voie à proprement parler et, deuxièmement, qu'elle ne constitue pas davantage l'accessoire indispensable des rues Jean Rostand et Danton, dont elle constitue un simple prolongement. Le ministre n'est donc pas fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Nancy a annulé l'arrêté litigieux en tant qu'il a classé cette partie de la parcelle AR 31 P dans le domaine public de la communauté urbaine du Grand Nancy.
Par ces motifs nous concluons à l'annulation de l'article 1er de l'arrêt attaqué, en tant qu'il fait droit aux conclusions du ministre de l'Intérieur relatives à la fraction de la parcelle AR 31 P correspondant au terre-plein situé à l'angle des rues Danton et Jean Rostand, au rejet dans cette mesure des conclusions d'appel du ministre et à ce que l'Etat verse la somme de 3 000 euros à M. X au titre des frais de l'instance.
(1) Version issue de l'article 242 de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010, portant engagement national pour l'environnement (N° Lexbase : L7066IMN), antérieure à la modification opérée par l'ordonnance n° 2015-1341 du 23 octobre 2015, relative aux dispositions législatives du code des relations entre le public et l'administration (N° Lexbase : L0347KN8).
(2) Cf. notamment JO Sénat CR, 23 juin 1965, p. 755, dans lequel on lit : "les propriétaires détiennent juridiquement ces voies sur lesquelles ils ont renoncé à exercer tout droit de jouissance exclusive, mais les autorités communales possèdent, dans les cas d'espèce, des pouvoirs de police légitimes et, dans certains cas, la responsabilité des dommages causés. Elles n'ont cependant aucune action sur leur aménagement et sur leur entretien. Il s'agit par conséquent de faire coïncider le droit avec le fait".
(3) CE, 19 novembre 1975, Epoux Roussel et Sieur Beuriot, n° 93235 (N° Lexbase : A3371B8D), T. p. 900. Pour empêcher en l'espèce la circulation de véhicules d'un certain tonnage : CE, 20 février 1989, n° 68813 (N° Lexbase : A2495AQH).
(4) CE, 9 novembre 1956, Porry , T. p. 635 ; CE, 5 mai 1958, Dorie et autres, T. p. 852.
(5) CE, 17 octobre 1980, Mme Braesch et autres, n° 17395 (N° Lexbase : A7641AIT), T. p. 830.
(6) CE, 16 novembre 1957, Ville de Marseille c/ Dame Poro, T. p. 1041 ; CE, 9 février 1977, n° 99756 (N° Lexbase : A6312B7W), T. p. 742 ; CE, 30 novembre 1979, n° 2651 (N° Lexbase : A0172AKL), T. p. 909.
(7) CE, 9 juillet 2010, n° 338977 (N° Lexbase : A1406E4T), concl. L. Olléon.
(8) Commentaire aux cahiers n° 30, AJDA, 2011 n° 4 p. 223-227, RDI, décembre 2010, n° 12, pp. 612-614.
(9) TA Nancy, 23 avril 2013, n° 1102392 (N° Lexbase : A3362R3W).
(10) CAA Nancy, 1ère ch., 6 novembre 2014, n° 14NC00378 (N° Lexbase : A2807M3D).
(11) CE, 17 juin 2015, n° 373187 (N° Lexbase : A5377NLQ).
(12) CE, 7 août 1906, Compagnie des mines de Douchy (N° Lexbase : A5202B7S), Rec. p. 764.
(13) CE, 5 novembre 1975, n° 93815 (N° Lexbase : A3883B7X), T. p. 1341.
(14) CE, 5 mai 1943, Ville de Cannes, rec. p. 118.
(15) CE, 25 juillet 1980, n° 10023 (N° Lexbase : A6906AIM), T. p. 628.
(16) CE, 15 février 1989, n° 71992 (N° Lexbase : A2519AQD), concl. B. Stirn.
(17) CE, 5 mars 2008, n° 288540 (N° Lexbase : A3448D7T), T. p. 625.
(18) CE, 4 novembre 1992, n° 124419 (N° Lexbase : A8277ARY).
(19) CE, 12 décembre 1997, n° 171962 (N° Lexbase : A5758AS3), concl. J.-H. Stahl.
(20) CE, 10 février 1992, n° 107113 (N° Lexbase : A5460ARN), T. p. 806 ; cf. également la décision n° 2010-43 QPC préc..
(21) CE, 29 octobre 1931, Sieur de Chillaz, rec. p. 924.
(22) CE Sect., 21 juillet 1972, n° 81121 (N° Lexbase : A4660B84), rec. p. 590 ; CE, 11 avril 2014, n° 358295 (N° Lexbase : A1060MKH).
(23) CE, 24 octobre 1986, n° 48563 (N° Lexbase : A6752AMZ).
(24) CE, 13 février 2004, n° 237499 (N° Lexbase : A3379DBR).
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Réf. : Cass. soc., 14 septembre 2016, n° 15-11.386, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7920RZD)
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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
Le 29 Septembre 2016
Résumé
Constitue une justification objective et pertinente à la différence de traitement unilatéralement pratiquée par l'employeur la disparité constatée du coût de la vie établie par l'employeur entre les salariés d'un établissement situé en Ile-de-France et ceux d'un établissement de Douai. |
Commentaire
I - Différences de traitement unilatéralement pratiquées par l'employeur et intensité du contrôle du juge
Contexte. Le régime jurisprudentiel du principe d'égalité de traitement a connu depuis le début de l'année 2015 de profonds bouleversements liés à la volonté désormais affichée de la Chambre sociale de la Cour de cassation de faire confiance aux partenaires sociaux et à la réforme de la démocratie sociale, s'agissant des différences de traitement introduites par voie conventionnelle. Depuis l'arrêt rendu le 27 janvier 2015, la Haute juridiction affirme ainsi "que les différences de traitement entre catégories professionnelles opérées par voie de conventions ou d'accords collectifs, négociés et signés par des organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle" (1).
Initialement cantonnée aux différences conventionnelles entre salariés appartenant à des catégories professionnelles distinctes, à l'exclusion donc des différences "intra catégorielles" (2), la nouvelle méthodologie de contrôle mise en place (légitimité présumée des différences conventionnelles, preuve contraire limitée à la seule hypothèse d'un motif étranger à toute considération de nature professionnelle) a, en 2016, été étendue aux différences conventionnelles entre salariés appartenant à une même catégorie professionnelle mais exerçant des fonctions distinctes (3).
On pouvait donc se demander, dans ces conditions, si la Chambre sociale de la Cour de cassation allait poursuivre dans la voie d'un élargissement de la solution nouvelle inaugurée début 2015, en allégeant encore le contrôle exercé par le juge sur la justification des différences de traitement, ou si au contraire elle n'irait pas au-delà.
Une décision inédite en date du 22 juin 2016 concernant la justification aux atteintes au principe "à travail égal, salaire égal" pouvait fournir un indice, la Chambre sociale de la Cour de cassation confirmant sa solution traditionnelle, applicable d'ailleurs tant en matière d'accords collectifs que d'engagements unilatéraux (4), selon laquelle "la seule circonstance que des salariés aient été promus avant ou après l'entrée en vigueur d'un accord collectif ne saurait suffire à justifier des différences de rémunération entre eux", et qu'"il appartient à l'employeur de démontrer qu'il existe des raisons objectives à la différence de rémunération entre des salariés effectuant un même travail ou un travail de valeur égale dont il revient au juge de contrôler la réalité et la pertinence" (5).
On attendait donc une nouvelle décision pour que cette orientation se confirme, et on ne sera donc pas véritablement surpris par ce nouvel arrêt, promis à la plus large des publicités.
L'affaire. Le différend portait ici sur la politique salariale au sein de la société R. qui applique dans ses établissements situés en Ile-de-France des barèmes de rémunération supérieurs à ceux de Douai, pour tenir compte du coût de la vie. Dénonçant ce qu'il considérait comme étant une atteinte illicite portée au principe de l'égalité de traitement, le syndicat Sud R. avait saisi un tribunal de grande instance, mais avait été débouté de ses demandes.
Dans son pourvoi, le syndicat prétendait restreindre le champ de la justification à des motifs tirés uniquement de l'activité des établissements ou des conditions de travail, s'inscrivant ainsi dans le cadre notamment défini au sein de la société E. (6).
Tel n'est l'avis de la Haute juridiction qui rejette le pourvoi et valide les différences pratiquées.
Après avoir repris la formule désormais de style selon laquelle "une différence de traitement établie par engagement unilatéral ne peut être pratiquée entre des salariés relevant d'établissements différents et exerçant un travail égal ou de valeur égale, que si elle repose sur des raisons objectives, dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence", la Chambre sociale indique "qu'ayant constaté que la disparité du coût de la vie invoquée par l'employeur pour justifier la différence de traitement qu'il avait mise en place entre les salariés d'un établissement situé en Ile-de-France et ceux d'un établissement de Douai était établie, la cour d'appel en a exactement déduit que cette différence de traitement reposait sur une justification objective pertinente".
La confirmation de l'intensité du contrôle du juge. On se souvient que le double revirement intervenu le 25 janvier 2015 (différences intercatégorielles introduites par accord collectif) et le 8 juin 2016 (différences intracatégorielles introduites par accord collectif) reposait pour l'essentiel sur la volonté affichée de la Cour de cassation de tirer les leçons des réformes de la démocratie sociale intervenues depuis 2008, et singulièrement de la promotion du critère de l'audience pour apprécier la représentativité des organisations professionnelles. Dès lors que la norme en cause, l'engagement unilatéral, n'est par hypothèse pas négociée mais repose sur la seule volonté de l'employeur, il semble logique que le juge conserve une partie de son pouvoir de contrôle. On se rappellera, à ce propos, que le 25 janvier 2015 la Cour de cassation avait rendu une autre décision dans laquelle elle reprenait la formule employée depuis 2004, et qu'on retrouve dans cette décision, d'un juge devant "contrôler la réalité et la pertinence" des "raisons objectives" justifiant "la différence de traitement entre des salariés placés dans la même situation au regard de l'avantage litigieux" (7).
On observera d'ailleurs que cet arrêt concernait également un avantage instauré unilatéralement par l'employeur.
Ce nouvel arrêt confirme bien que c'est la source de l'avantage qui détermine désormais l'intensité du contrôle du juge, ce dernier ne devant vérifier la légitimité de la différence de traitement que si celle-ci ne résulte pas de la volonté commune des signataires d'un accord collectif.
II - Justification des différences de traitement unilatéralement pratiquées par l'employeur
Cadre juridique. La nouvelle méthodologie développée par la Cour de cassation depuis 2015 (présomption de justification pour les différences de traitement et preuve contraire subordonnée à l'absence de tout caractère professionnel de la justification) ne concerne donc que les normes négociées, et non les normes unilatérales. Pour ces dernières, le juge doit donc vérifier que la "différence de traitement [...] repose sur des raisons objectives, dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence".
La prise en compte du coût de la vie. Il s'agissait ici de différences de traitement introduites entre établissements en raison de leur localisation géographique et des différences du coût de la vie entre la région parisienne d'une part, et Douai d'autre part.
Dans des circonstances comparables, la Cour de cassation avait déjà eu l'occasion de statuer sur de telles différences fondées sur des différences, réelles ou supposées, de coût de la vie, souvent d'ailleurs pour les écarter en raison de l'absence de justifications fournies par l'employeur lors du débat judiciaire (8).
La validation de cette différence, dans notre affaire, comparée aux censures des années précédentes dans des circonstances qui semblaient comparable, montre qu'en réalité la Haute juridiction exige surtout des entreprises qu'elles fassent un effort de justification lors du débat au fond et qu'elles ne se contentent pas d'allégations, sans prendre la peine de les étayer, à défaut de quoi elles seront immanquablement condamnées. Mais si elles prennent la peine ne serait-ce que de produire les enquêtes de l'INSEE qui chiffre à 13 % les différences de coût de la vie entre Paris et la province, les différences de rémunérations constatées devraient logiquement passer le cap du contrôle judiciaire.
(1) Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-22.179, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3401NA9) et n° 13-25.437, FS-P+B (N° Lexbase : A6934NA3), nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 600, 2015 (N° Lexbase : N5806BUL) ; Dr. soc., 2015, p. 237, étude A. Fabre ; RDT, 2015, p. 339, obs. E. Peskine.
(2) Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-17.622, FS-P+B (N° Lexbase : A6950NAN) : nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 601, 2015 (N° Lexbase : N5911BUH).
(3) Cass. soc., 8 juin 2016, n° 15-11.324, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0807RSP) : G. Auzero, Lexbase, éd. soc., n° 660, 2016 (N° Lexbase : N3276BWA).
(4) Cass. soc., 3 mars 2015, n° 13-17.103, FS-D (N° Lexbase : A8924NCI)
(5) Cass. soc., 22 juin 2016, n° 14-20.551, FS-D (N° Lexbase : A2580RU4).
(6) Jurisprudence sur les centrales nucléaires : Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 05-40.980, FS-D (N° Lexbase : A4667DQW).
(7) Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-17.622, FS-P+B, préc. : nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 601, 2015, préc..
(8) Cass. soc., 21 janvier 2009, n° 07-43.452, F-P+B (abattements de zones non justifiés) (N° Lexbase : A6479ECX) et nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 336, 2009 (N° Lexbase : N4803BIQ) ; Cass. soc., 18 mars 2009, n° 07-43.789, F-D (N° Lexbase : A0817EEY) : nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 344, 2009 (N° Lexbase : N9950BID) ; Cass. soc., 28 octobre 2009, n° 08-40.457, F-P+B (N° Lexbase : A6131EMZ) : nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 371, 2009 (N° Lexbase : N3676BM4) ; Cass. soc., 5 mai 2010, n° 08-45.502, F-D (N° Lexbase : A0706EXG) : abattement de zones pratiqués par F. : "l'allégation de la société relative au niveau du coût de la vie plus élevé à Paris qu'en Province n'était fondée sur aucun élément objectif, d'autre part, que l'existence de taux d'abattement de 0,4 et 0,7 % selon les régions à partir du 31 décembre 2006 n'était pas justifiée, non plus que l'absence d'abattement dans certaines régions, la cour d'appel a exactement décidé que la différence de traitement subie par les salariés de l'établissement de Montpellier par rapport aux salariés d'autres établissements de F. qui exerçaient un même travail, ne reposait pas sur des raisons pertinentes". Notre ouvrage, Discriminations et inégalités de traitement dans l'entreprise, éditions Liaisons, coll. Droit vivant, p. 232, 2011, n° 299.
Décision
Cass. soc., 14 septembre 2016, n° 15-11.386, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7920RZD) Rejet (cour d'appel de Douai, 30 septembre 2014) Textes : principe d'égalité de traitement. Mots clef : égalité de traitement ; engagement unilatéral ; justification ; cherté de la vie. Lien base : (N° Lexbase : E5502EX3). |
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par Thibaut Massart, Professeur à l'Université Paris-Dauphine, PSL Research University et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale
Le 29 Septembre 2016
5. Coup de tonnerre le 30 août 2016 lorsque la Commission européenne, après une enquête ouverte formellement en juin 2014, conclut que l'Irlande a accordé à Apple des avantages fiscaux indus pour un montant record de 13 milliards d'euros. Cette pratique est jugée illégale au regard des règles de l'UE en matière d'aides d'Etat en ayant permis à Apple de payer nettement moins d'impôts que les autres sociétés.
6. Cette décision est passée d'autant moins inaperçue que la plus grosse contravention jamais prononcée par Bruxelles dans le cas des aides d'Etat illégales se montait jusqu'à présent à 1,4 milliard d'euros dus par EDF à la France.
7. Par cette décision, la Commission se montre à la pointe de la lutte contre l'évasion fiscale. A vrai dire, on imaginait mal qu'il en soit autrement alors que Jean-Claude Juncker, fraîchement installé en novembre 2014 dans son bureau de président de la Commission européenne, affrontait le scandale du "Luxleaks", affaire qui révélait que le Grand Duché, dont il avait été le Premier ministre pendant 18 ans, avait pratiqué une politique d'optimisation fiscale à grande échelle.
8. Etonnamment, les foudres de la Commission européenne ne sont pas tombés cet été sur le Luxembourg, mais sur l'Irlande. L'hiver risque cependant d'être agité pour le Luxembourg, car deux enquêtes approfondies de la Commission sont actuellement en cours à propos de "rulings" fiscaux pratiqués par ce pays en faveur d'Amazon et de McDonalds et qui poseraient les mêmes problèmes au regard des règles en matière d'aides d'Etat. D'ailleurs, en octobre 2015, la Commission avait déjà conclu que le Luxembourg et les Pays-Bas avaient accordé des avantages fiscaux sélectifs respectivement à Fiat et à Starbucks. En janvier 2016, ce sont les avantages fiscaux sélectifs accordés par la Belgique qui étaient la cible de la Commission.
9. C'est donc aujourd'hui l'Irlande qui se trouve la cible de la croisade de la Commission en faveur d'une fiscalité des entreprises plus juste et plus efficace (Plan d'action pour une fiscalité des entreprises plus juste et plus efficace au sein de l'Union du 17 juin 2016). Au demeurant, l'Irlande aurait pu ne pas être totalement mécontente de cette décision puisqu'elle devrait maintenant recevoir d'Apple les 13 milliards d'euros d'impôts impayés.
Sauf que l'Irlande ne l'entend pas ainsi et conteste fermement cette décision.
Le Parlement irlandais a décidé le mercredi 7 septembre de soutenir son Gouvernement dans sa volonté de faire appel de la décision de la Commission européenne.
Le Gouvernement estime que l'Irlande n'a pas accordé à Apple un traitement fiscal préférentiel et qu'aucune aide publique illégale ne lui a été fournie. Cette défense s'explique par le fait que l'économie de ce pays profite largement de son faible taux d'impôt sur les sociétés, l'un des plus bas d'Europe, à 12,5 % et que les multinationales présentes en Irlande emploient plus de 170 000 personnes, quasiment 10 % de la population active. La décision de la Commission européenne pourrait ruiner cette politique d'attractivité fiscale. D'un autre côté, la population irlandaise est plus partagée sur cette question, car les 13 milliards d'euros réclamés à Apple représentent tout de même l'équivalent de 5 % du PIB irlandais, ce qui pourrait soulager en partie le pays de sa cure d'austérité.
10. Si les esprits s'échauffent, l'analyse de la décision de la Commission européenne montre cependant que la politique d'attractivité fiscale de l'Irlande, et de tous les pays pratiquant les rulings, n'est nullement remise en cause.
En effet, il est rappelé que les rulings fiscaux, en tant que "lettres de confort émises par les autorités fiscales pour permettre à une société de savoir précisément comment son impôt sur les sociétés sera calculé ou pour l'informer sur l'utilisation de dispositions fiscales spécifiques, sont parfaitement légaux". Bien mieux, le communiqué de presse précise que "cette décision ne remet pas en cause le système fiscal général de l'Irlande, ni son taux d'imposition des sociétés".
En revanche, la Commission veille à ce que les Etats membres ne réservent pas à certaines entreprises un traitement fiscal plus favorable qu'à d'autres, que ce soit au moyen de rulings fiscaux ou par d'autres moyens.
11. De toute évidence, le droit des aides d'Etat fait partie intégrante des règles de concurrence dans l'Union européenne, son objectif étant d'éviter que la politique des Etats en matière de soutien aux entreprises situées sur leur territoire ne fausse la concurrence dans le marché intérieur. Ce droit particulier est régi par les articles 107 (N° Lexbase : L2404IPQ) et 108 (N° Lexbase : L2405IPR) TFUE, qui traitent respectivement des règles de fond et des règles de procédure.
Le paragraphe 1er de l'article 107 TFUE (ex-article 87 TCE) dispose que "sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre Etats membres, les aides accordées par les Etats ou au moyen de ressources d'Etat sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions". A la simple lecture de ce texte, la notion d'"aide" apparaît comme étant plus générale que la seule notion de subvention.
Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne que quatre conditions doivent être cumulativement réunies pour que l'on soit en présence d'une aide d'Etat (CJCE, 24 juillet 2003, aff. C-280/00 N° Lexbase : A2343C9N : Rec. CJCE, 2003, I, p. 7747, pts. 74 et 75, et la jurisprudence citée, et, en matière fiscale, CJCE, 20 novembre 2003, aff. C-126/01 N° Lexbase : A1832DA4 : Rec. CJCE, 2003, I, p. 13769, pts. 21 et s.). Il faut qu'existe un avantage au profit de certaines entreprises, la sélectivité de cet avantage, l'exigence selon laquelle l'aide doit être accordée au moyen de ressources d'Etat et être imputable à l'Etat et l'exigence selon laquelle le régime d'aide doit affecter les échanges entre Etats membres et fausser ou menacer de fausser la concurrence. La notion d'"aide d'Etat" comprend, par conséquent, non seulement des prestations positives telles que les subventions elles-mêmes, mais également des interventions de l'Etat qui, sous des formes diverses, allègent les charges qui normalement pèsent sur une entreprise, par exemple un allégement fiscal pour une entreprise dont ne bénéficient pas ses concurrents.
12. Par exception à ce principe, les paragraphes 2 et 3 de l'article 107 (TFUE) précisent que les Etats membres peuvent néanmoins octroyer des "aides" d'Etat aux opérateurs économiques sous réserve de respecter des critères très stricts destinés à éviter que ces aides ne perturbent significativement la concurrence intracommunautaire. On notera en particulier le C du paragraphe 3 qui permet de considérer comme compatibles avec le marché commun "les aides destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de certaines régions économiques, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun".
13. Afin que la Commission puisse se prononcer sur l'application éventuelle d'une de ces dérogations à l'incompatibilité des aides, les Etats membres sont tenus, au titre de l'article 108 paragraphe 3 du TFUE (ex-article 88 TCE), de lui notifier en temps utile sur base d'un questionnaire détaillé tous les projets tendant à instituer de nouvelles aides ou à modifier des aides existantes. Ces aides ne peuvent pas être accordées par les Etats membres avant que la Commission n'ait pris une décision finale à leur égard. La Commission se réserve le droit de prendre une décision provisoire enjoignant à l'Etat membre de récupérer, avec intérêts, une aide illégalement versée en attendant une décision finale de sa part sur la compatibilité de celle-ci.
Il apparaît fréquemment que les avantages fiscaux accordés par un Etat membre à une entreprise ne sont pas soumis à ce contrôle préalable. Cette situation résulte souvent du fait que l'Etat membre concerné ne s'est pas posé la question de savoir si l'avantage offert pouvait constituer une "aide d'Etat" et ne l'a donc pas soumis à l'approbation préalable de la Commission européenne. Les contribuables ayant bénéficié d'un tel avantage peuvent alors se voir réclamer l'ensemble des économies réalisées au cours des dix années précédentes, ce qui peut parfois les plonger dans de graves difficultés financières. C'est, par exemple, la mauvaise surprise qu'ont eue les contribuables ayant bénéficié des dispositions de l'article 44 septies du CGI (N° Lexbase : L4650I7D), qui les faisaient bénéficier d'une exonération temporaire d'IS au titre des bénéfices de ces entreprises lorsqu'ils reprenaient une entreprise en difficulté. La légalité de ce régime semblait conforme à la doctrine administrative (BOI 4 H-2-89, § 36 ; Dr. fisc., 1989, n° 20-21, instr. 9741) et aux lignes directrices communautaires concernant les aides d'Etat au sauvetage et à la restructuration d'entreprises en difficulté. Malheureusement, la Commission européenne a déclaré ce dispositif illicite (Comm. CE, déc. n° 2004/343/CE, 16 décembre 2003) et l'Etat français a dû demander à ces contribuables de rembourser les aides dont ils avaient bénéficié depuis 1993 (v. sur cette affaire, CJCE, 13 novembre 2008, aff. C-214/07 N° Lexbase : A2172EB3 : Dr. fisc., 2008, n° 47, act. 341 ; v. A. Maitrot de la Motte, Condamnation de la France pour absence de récupération d'aides d'Etat fiscales illégales ; Dr. fisc., 2008, n° 51, act. 365).
14. Comme le souligne Margrethe Vestager, ex-ministre des Finances danoise et Commissaire chargée de la Politique de concurrence depuis 2014 : "Les Etats membres ne peuvent accorder des avantages fiscaux à certaines entreprises triées sur le volet. Cette pratique est illégale au regard des règles de l'UE en matière d'aides d'Etat. L'enquête de la Commission a conclu que l'Irlande avait accordé des avantages fiscaux illégaux à Apple, ce qui a permis à cette dernière de payer nettement moins d'impôts que les autres sociétés pendant de nombreuses années. En réalité, ce traitement sélectif a permis à Apple de se voir appliquer un taux d'imposition effectif sur les sociétés de 1 % sur ses bénéfices européens en 2003, taux qui a diminué jusqu'à 0,005 % en 2014" (communiqué de presse de la Commission du 30 août 2016).
15. En effet, Apple a organisé ses activités de vente en Europe de telle manière que les clients achetaient contractuellement les produits à une filiale de droit irlandais, la société "Apple Sales International" plutôt qu'aux magasins qui leur vendaient physiquement les produits (sans compter qu'une autre filiale, "Apple Operations Europe", participait au montage). De ce fait, Apple enregistrait toutes les ventes, et les bénéfices qui en découlaient, directement en Irlande. Mais, selon deux rulings fiscaux émis par l'Irlande en 1991 puis 2007, l'immense majorité des bénéfices était en réalité affectée en interne à un "siège" d'Apple Sales International situé en dehors de l'Irlande. Ce "siège" n'était situé dans aucun pays, n'employait aucun salarié et ne possédait pas de locaux. Ses activités se limitaient à des réunions occasionnelles du conseil d'administration. Seule une fraction des bénéfices d'Apple Sales International était affectée à sa branche irlandaise et soumise à l'impôt en Irlande. La grande majorité restante des bénéfices étaient affectés au "siège", où ils échappaient à l'impôt.
Selon les chiffres communiqués lors d'auditions au Sénat américain, Apple Sales International a enregistré en 2011 des bénéfices d'environ 16 milliards d'euros. Mais, conformément au ruling fiscal, seuls 50 millions d'euros ont été considérés comme imposables en Irlande, ce qui représente un taux d'imposition effectif d'environ 0,05 % de ses bénéfices annuels totaux. Au cours des années suivantes, les bénéfices enregistrés par Apple Sales International ont continué d'augmenter sans que le montant imposable progresse ce qui aboutissait à un taux d'imposition effectif de seulement 0,005 % en 2014.
16. Si la Commission ne remet pas en cause le principe des rulings, elle veille à ce que les bénéfices soient répartis entre les sociétés d'un groupe, et entre différentes parties d'une même société, d'une manière qui reflète la réalité économique. Or, les rulings fiscaux émis par l'Irlande avalisaient une répartition interne artificielle des bénéfices au sein d'Apple Sales International, car la majorité des bénéfices de vente d'Apple Sales International était affectée à son "siège", alors que ce dernier n'avait pas la capacité opérationnelle d'exercer, ni de gérer l'activité de distribution, ni aucune autre activité concrète en la matière. Seule la branche irlandaise d'Apple Sales International, avec ses 5 000 salariés, avait la capacité de générer des revenus commerciaux tirés de la distribution de produits Apple. En conséquence, les bénéfices de vente d'Apple Sales International auraient dû être enregistrés par la branche irlandaise et être imposés en Irlande. Ces rulings fiscaux ont donc bien permis à Apple de payer nettement moins d'impôts que les autres sociétés, ce qui est illégal au regard des règles de l'UE en matière d'aides d'Etat.
17. En matière de rulings, la sélectivité de l'avantage pourrait cependant susciter quelques interrogations dès lors que toutes les entreprises implantées dans l'Etat membre en bénéficient. Toutefois, il a déjà été jugé qu'un système fiscal conçu pour exempter de l'impôt les seules sociétés offshore relevait du régime des aides d'Etat nonobstant le fait qu'en l'espèce, celui-ci concernait la majorité des sociétés du territoire concerné, au cas d'espèce, 28 798 sociétés sur les 29 000 que comptait Gibraltar bénéficiaient de ce régime de faveur (CJUE, 15 novembre 2011, aff. C-106/09 et C-107/09 N° Lexbase : A9106HZB : Dr. fisc., 2012, n° 5, comm. 126, note E. Dubout et A. Maitrot de la Motte).
En revanche, il a également été jugé qu'une mesure conduisant à avantager certains opérateurs peut ne pas être sélective, si cet avantage ne découle que de la nature ou l'économie du système (en ce sens, L. Leclerc et J. du Pasquier, Aides d'Etat à caractère fiscal : mieux comprendre pour mieux se défendre. A propos des entreprises multinationales ayant bénéficié de rulings, Droit fiscal, n° 27, 2 juillet 2015, 453 ; voir aussi CJCE, 2 juillet 1974, aff. C-173/73 N° Lexbase : A6890AUQ : Rec. CJCE, 1974, p. 709 ; CJCE, 8 novembre 2001, aff. C-143/99 N° Lexbase : A5816AXP : Rec. CJCE, 2001, I, p. 8365 ; RJF, 2/2002, n° 248 ; P. Arhel, Petites Affiches, n° 21, 29 janvier 2002, pp. 17-18).
18. Une sanction originale. La sanction des aides illégales est pour le moins ésotérique. L'Irlande n'est pas juridiquement sanctionnée, car les traités européens ne prévoient pas cette possibilité. Mais la société Apple n'est pas non plus sanctionnée ! Les règles de l'UE en matière d'aides d'Etat requièrent que celles incompatibles avec le marché intérieur soient récupérées afin de supprimer la distorsion de concurrence qu'elles ont engendrée. Ces règles ne prévoient pas d'amendes et la récupération ne pénalise en principe pas la société en cause. Cette récupération sert simplement à rétablir l'égalité de traitement avec les autres sociétés. La Commission européenne n'a donc pas, à proprement parler, condamné Apple à verser à l'Irlande la totalité des avantages fiscaux indus perçus sur la période 2003-2014 (la Commission ne peut ordonner la récupération d'une aide d'Etat illégale que sur une période de dix ans précédant sa première demande de renseignements en la matière, soit 2013 en l'occurrence), soit 13 milliards d'euros. Elle a "seulement" condamné l'Irlande à récupérer ces 13 milliards d'euros auprès d'Apple.
19. On soulignera pour terminer que la structure fiscale d'Apple en Europe en tant que telle, ainsi que la question de savoir si les bénéfices auraient pu être enregistrés dans les pays où les ventes ont effectivement eu lieu, ne relevaient pas des règles de l'UE en matière d'aides d'Etat. Dès lors, le montant d'impôts impayés à récupérer par les autorités irlandaises serait réduit si d'autres pays exigeaient d'Apple qu'elle paie plus d'impôts sur les bénéfices enregistrés par Apple Sales International pour cette période.
20. Epilogue. La décision concernant Apple a provoqué l'irritation des Etats-Unis qui considèrent que Bruxelles s'acharne à l'encontre des groupes américains. Il faut avouer que Google, l'autre géant américain des technologies, a reçu en juillet un troisième acte d'accusation de la Commissaire européenne, Mme Vestager. Après avoir dénoncé un abus de position dominante concernant son moteur de shopping, puis Android, son système d'exploitation mobile, c'est son offre de publicité sur internet qui est officiellement visé.
Le 24 août, le Trésor américain a publié une étude fournie dénonçant les enquêtes pour aides d'Etat illicites visant quelques-unes de ses entreprises. Le département du Trésor américain a souligné que "les actions de la Commission pourraient menacer de saper les investissements étrangers, le climat des affaires en Europe et l'important esprit de partenariat entre les Etats-Unis et l'Union européenne". En particulier, le Trésor accuse la Commission européenne d'imposer des pénalités rétroactives aux sociétés américaines et de ne pas suivre les recommandations de l'Organisation de coopération et de développement économiques en matière de coopération fiscale internationale. Mais la commissaire européenne Margrethe Vestager estime "qu'elle partageait le même objectif que les USA d'une imposition mondiale juste et équitable pour les citoyens". Selon l'exécutif européen, l'intervention du Trésor américain n'est qu'une tentative de lobbying "pro-Apple". D'ailleurs, malgré cette affaire, le nouvel iPhone 7 d'Apple est bien sorti en septembre en Europe.
21. Epilogue suite. Selon le quotidien "Les Echos" (édition du 8 septembre), la Commission européenne souhaite profiter des scandales fiscaux qui émaillent l'actualité internationale pour faire, d'ici le mois de novembre, de nouvelles propositions sur le thème de l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS). Rappelons que le choix du taux de l'impôt sur les sociétés est une prérogative des Etats et qu'une négociation sur un taux commun est improbable. Aussi, la Commission européenne avait proposé le 16 mars 2011 la Directive ACCIS visant à instaurer des règles communes, pour le calcul de l'assiette imposable des entreprises opérant en Europe. L'ACCIS permettrait à une multinationale d'appliquer les mêmes règles de calcul entre les Etats membres et même d'opter pour une déclaration fiscale consolidée pour l'ensemble de leurs activités au sein de l'UE. Ces résultats seraient ensuite répartis entre chacune des sociétés qui le constituent par application du taux d'imposition de chaque Etat membre.
Alors même que l'ACCIS se présentait comme un régime optionnel, le projet piétinait. La première mouture présentée en 2011 n'ayant pas connu de suite, la Commission a présenté en juin 2015 une stratégie pour relancer l'ACCIS et une consultation publique s'est terminée le 8 janvier 2016 afin de déterminer les mesures clés à inclure dans la relance de la proposition de l'ACCIS.
Dorénavant, la Commission souhaite en faire un régime obligatoire pour les entreprises réalisant un chiffre d'affaires mondial de plus de 750 millions d'euros. L'ACCIS apparaît en effet comme une arme potentielle contre la lutte contre l'évasion fiscale et il semble dès lors plus pertinent de viser en priorité les multinationales qui pratiquent la planification fiscale.
La Commission cherchera, dans un premier temps, à obtenir un accord commun des Etats membres sur ce qui est soumis à l'impôt sur les bénéfices dans l'Union européenne. Dans un second temps, pour la déclaration fiscale consolidée, la Commission s'efforcera de trouver un consensus sur les modalités de détermination du montant de l'impôt sur les bénéfices dû dans chacun des pays de l'Union où le groupe opère, avec application du taux d'imposition propre à chaque Etat. Un problème essentiel sera à résoudre : selon quelles règles le bénéfice imposable européen sera-t-il réparti entre les Etats membres où l'entreprise est présente ? La Commission européenne devrait proposer trois facteurs affectés d'une même pondération : la main d'oeuvre, les immobilisations et le chiffre d'affaires.
La main d'oeuvre comprendrait la masse salariale, mais également les effectifs. Ainsi, il n'y a pas plus d'avantages pour les Etats où les salaires seraient élevés que pour les Etats où ils ne le seraient pas. Les immobilisations, quant à elles, ne comprendraient que les immobilisations corporelles. Les immobilisations incorporelles et les actifs financiers ne sont pas pris en compte dans le calcul en raison de leur caractère mobile et du risque accru de fraude. Enfin, le chiffre d'affaires permet de rendre compte du poids économique de l'Etat membre de destination.
L'affaire Apple révèle cependant que ce second volet devrait provoquer, de toute évidence, le plus de rejets de la part des pays qui ont jusqu'ici adopté une stratégie fiscale favorisant l'implantation de sièges sociaux de multinationales sur leur territoire.
II - La foudre est également tombée sur Jérôme Cahuzac
22. Jérôme Cahuzac a certainement passé un très mauvais été. Il avait posé une question prioritaire de constitutionnalité estimant que le cumul des poursuites pénales et fiscales portait atteinte au principe de nécessité des délits et des peines. Plus précisément, le requérant soutenait que les sanctions administratives et pénales respectivement instituées par les articles 1729 (N° Lexbase : L4733ICB) et 1741 (N° Lexbase : L9491IY8) du CGI s'appliquent aux mêmes faits commis par une même personne, protègent les mêmes intérêts sociaux, sont d'une nature et d'une sévérité équivalentes et, enfin, relèvent du même ordre de juridiction. L'application combinée de ces deux articles serait contraire au principe de nécessité des délits et des peines ainsi qu'au principe de proportionnalité des peines, garantis par l'article 8 de la DDHC de 1789 (N° Lexbase : L1372A9P). Mais le Conseil constitutionnel a décidé le 24 juin 2016 que la législation applicable n'était pas contraire à la Constitution (Cons. const., 24 juin 2016, n° 2016-545 QPC N° Lexbase : A0909RU9 ; voir aussi n° 2016-546 QPC).
23. Une telle décision a pu surprendre, car, en matière de cumul de poursuites relatives à un manquement d'initié (devant l'Autorité des marchés financiers) et à un délit d'initié (devant le juge pénal), le Conseil constitutionnel avait estimé qu'un tel cumul des poursuites pouvait porter atteinte au principe de nécessité des délits et des peines (décisions rendues le 18 mars 2015, n° 2014-453/454 QPC et n° 2015-462 QPC N° Lexbase : A7983NDZ). A la suite de cette décision, la loi du 21 juin 2016 a d'ailleurs réformé le système de répression de ces abus en interdisant le cumul des poursuites pénales et administratives à l'encontre d'une personne ayant commis un même abus de marché (délit d'initié, manipulation de cours, diffusion de fausses informations, etc.) (loi n° 2016-819 N° Lexbase : L7614K8I). Cette loi est entrée en vigueur le 15 aout 2016 à la suite de la parution au de son décret d'application (décret n° 2016-1121 du 11 août 2016 N° Lexbase : L7568K98).
En matière fiscale, la solution est inverse, le cumul des sanctions pénales et fiscales ne heurtant pas les principes constitutionnels. A vrai dire, les commentateurs ont souligné que la personnalité du demandeur de la QPC n'était certainement pas étrangère à cette décision (V. Dussart, Cumul des sanctions pénales et fiscales : une validation constitutionnelle définitive ?, Lexbase, éd. fisc., n° 664, 2016 N° Lexbase : N3859BWT).
24. D'ailleurs, dès la fin des vacances judiciaires, les poursuites pénales ont repris à l'encontre de Jérôme Cahuzac.
Selon les avocats de l'Etat et de la Direction générale des Finances publiques qui ont plaidé le 14 septembre, l'audience aurait révélé une "fraude sophistiquée", inscrite dans la durée et témoignant de la "faute grave" d'un ministre qui prétendait que "payer l'impôt est le premier geste citoyen". La procureure Eliane Houlette a requis trois ans de prison ferme à l'encontre de l'ancien ministre du Budget pour fraude fiscale et blanchiment, estimant que c'était le prix de la "trahison" pour avoir "sacrifié tous les principes pour l'appât du gain". Deux ans de prison ferme ont été également requis à l'encontre de la femme de Jérôme Cahuzac, qui aurait "surpassé" son mari "dans la dissimulation de ses avoirs au fisc".
Si la condamnation ne sera connue qu'en novembre, il semble tout de même possible de revenir sur la position du Conseil constitutionnel.
25. En effet, durant l'été, le Conseil a de nouveau été saisi d'une question portant sur le cumul des sanctions pénales et fiscales. L'affaire "Cahuzac" concernait un cas de cumul entre pénalités fiscales prévues par l'article 1729 du CGI (pénalité de 40 % pour manquement délibéré ou de 80 % pour manoeuvres frauduleuses ou abus de droit) et sanction pénale pour fraude fiscale prévue par l'article 1741 du CGI. L'analyse de ces dispositions s'est faite dans leur version applicable à la date de prévention, c'est-à-dire, pour l'article 1729 sa rédaction issue de la loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008 (N° Lexbase : L3784IC7), et pour l'article 1741 sa rédaction issue de la loi n° 2012-354 du 14 mars 2012, de finances rectificative pour 2012 (N° Lexbase : L4518IS7).
26. Le 22 juillet 2016, le Conseil constitutionnel s'est également prononcé sur l'application cumulée des dispositions de l'article 1729 et 1741 du CGI, mais dans une version antérieure (Cons. const., 22 juillet 2016, n° 2016-556 QPC N° Lexbase : A7432RXK). En particulier, étant soumis à discussion les mots "soit qu'il ait volontairement dissimulé une part des sommes sujettes à l'impôt" figurant dans la première phrase du premier alinéa de l'article 1741 du CGI dans sa rédaction résultant de la loi du 12 mai 2009, de simplification et de clarification du droit (loi n° 2009-526 N° Lexbase : L1612IEG). Cependant, la seule modification apportée à l'article 1741 par la loi du 12 mai 2009 a consisté en la suppression de l'alinéa de cet article prévoyant l'alourdissement des sanctions en cas de récidive dans le délai de cinq ans. Dès lors, sans surprise et pour les mêmes motifs, le Conseil constitutionnel décide que ces textes sont conformes à la Constitution sous certaines réserves déjà évoquées dans l'affaire "Cahuzac". Autrement dit, les articles 1729 et 1741 sont conformes à la Constitution, car ils "permettent d'assurer ensemble la protection des intérêts financiers de l'Etat ainsi que l'égalité devant l'impôt, en poursuivant des finalités communes, à la fois dissuasive et répressive. Le recouvrement de la nécessaire contribution publique et l'objectif de lutte contre la fraude fiscale justifient l'engagement de procédures complémentaires dans les cas de fraudes les plus graves" (considérant n° 20). Cette analyse se justifie par l'objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale qui découle de l'article 13 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1360A9A) disposant que "pour l'entretien de la force publique et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable, elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés".
27. Le Conseil constitutionnel a néanmoins ajouté les trois réserves suivantes.
D'une part, le cumul doit être réservé aux cas de fraude les plus graves, cette gravité pouvant notamment résulter du montant des droits éludés, de la nature des agissements du contribuable ou des circonstances dans lesquelles ceux-ci sont intervenus.
D'autre part, si l'éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu'en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues (considérant n° 24).
Enfin, le principe de nécessité s'oppose à ce que les dispositions de l'article 1741 permettent qu'un contribuable déchargé de l'impôt pour un motif de fond, par une décision juridictionnelle devenue définitive, fasse l'objet d'une condamnation pour fraude fiscale (considérant n° 13).
Il en ressort qu'une personne ayant obtenu du juge fiscal la décharge de l'impôt ne pourra plus faire l'objet de poursuites pénales pour les mêmes faits. Il s'agit cependant d'une avancée timide, car seule la décharge de l'impôt pour un motif de fond par une décision juridictionnelle devenue définitive permet d'éviter la condamnation pour fraude fiscale. La règle ne s'applique donc pas si le juge pénal vient à statuer alors qu'une décision préalable du juge fiscal pourrait encore être contestée. Elle ne s'applique pas non plus dans le cas où le juge pénal rendrait sa décision alors que le juge fiscal ne se serait pas encore prononcé.
28. Les décisions du Conseil constitutionnel laissent aux magistrats une grande marge d'interprétation, en particulier pour définir "les cas les plus graves" dans lesquels le juge pénal devrait renoncer à sa propre compétence. Même si le Conseil a précisé que cette gravité pouvait "notamment résulter du montant des droits éludés, de la nature des agissements du contribuable ou des circonstances dans lesquelles ceux-ci sont intervenus", il est à craindre que ces critères ne fassent l'objet d'interprétations très différentes d'un juge à l'autre et créent ainsi une insécurité juridique importante. On rappellera cependant que l'administration fiscale possède le monopole des poursuites pénales et que l'intervention de la Commission des infractions fiscales est nécessaire pour qu'une action puisse être engagée.
29. Pour finir, on soulignera que la jurisprudence du Conseil constitutionnel semble en retrait par rapport à celle, plus protectrice du justiciable, de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Dans une affaire concernant la Grèce, des requérants se plaignaient qu'en n'ayant pas, de fait, pris en compte leurs acquittements par les juridictions pénales, les juridictions administratives avaient enfreint la présomption d'innocence consacrée à l'article 6 § 2 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR) et le principe ne bis in idem issu de l'article 4 du Protocole n° 7 à la CESDH, selon lequel "nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même Etat en raison d'une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure de cet Etat". En accueillant leur demande, la Cour européenne des droits de l'Homme rappelle qu'une personne acquittée au pénal ne peut se voir infliger ultérieurement des pénalités à raison des mêmes faits devant le juge fiscal (CEDH, 30 avril 2015, Req. 3453/12, 42941/12 et 9028/13 N° Lexbase : A3394NH8). Plus récemment, la CEDH a tenu audience le 13 janvier 2016 dans une affaire où deux contribuables se plaignaient d'avoir été reconnus coupables et sanctionnés pénalement pour des infractions fiscales après s'être vu appliquer des majorations d'impôt pour les mêmes faits (CEDH, 13 janvier 2016, Req. 24130/11 et 29758/11). Le fait que la Grande chambre, composée de 17 magistrats, ait été saisi atteste de l'importance de cette affaire qui ne concerne que l'application du principe "ne bis in idem". Si cette décision est très attendue, une éclaircie fiscale est apparue à la fin de l'été.
III - L'éclaircie fiscale apparaît
30. La campagne présidentielle a déjà commencé et une concorde semble se dégager en matière d'impôt sur les sociétés.
Les différents candidats à la primaire de la droite s'accordent tous pour baisser l'IS, même si le seuil diffère selon les impétrants (informations recueillies sur le site de la fondation Ifrap).
Bruno Le Maire fait une proposition originale en annonçant un treizième mois défiscalisé pour toutes les entreprises qui auront réussi à dégager des bénéfices plus importants.
François Fillon suggère de baisser de 50 milliards de prélèvements sur les entreprises, en donnant la priorité à la baisse des prélèvements pesant sur le coût du travail et en réduisant l'IS. Jean-François Copé est plus précis en indiquant qu'il conviendrait de baisser de 5 milliards d'euros par an de l'impôt sur les sociétés. Cette baisse est plus importante que celle proposée par Nicolas Sarkozy. Ce dernier envisage une baisse du taux de l'IS à moins de 28 % pour un coût estimé de 3 milliards d'euros. Cette proposition rejoint celle d'Hervé Mariton qui souhaite une stabilité fiscale sur la durée du mandat, afin de redonner confiance aux investisseurs, et une harmonisation de l'IS au niveau européen avec un taux entre 25 et 30 %.
Nathalie Kosciusko-Morizet se montre plus ambitieuse en proposant de baisser l'IS à 25 %, pour un coût estimé de 9 milliards d'euros. Pour cette dernière, il faudrait également augmenter le plafond de chiffre d'affaires éligible au taux réduit pour les PME de 7,6 millions à 15 millions, soit un coût estimé de 7 milliards.
Pour Alain Juppé, il faudrait faire évoluer le taux de l'impôt sur les sociétés vers la moyenne européenne, c'est-à-dire vers 22 %.
31. Face à ces propositions, le Gouvernement n'a pas tardé à réagir en annonçant la mise en place d'un taux d'IS à 28 % pour les PME.
Rappelons que les entreprises sont actuellement soumises à un taux normal d'impôt sur les sociétés (IS) de 33,1/3 %. Les PME bénéficient, en revanche, d'un taux réduit de 15 % jusqu'à 38 120 euros de résultat imposable. Ce taux réduit est réservé aux PME dont le chiffre d'affaires n'excède pas 7 630 000 euros.
Le ministre de l'Economie et des Finances a annoncé une imposition progressive de toutes les sociétés au taux de 28 %, d'ici 2020.
Les PME bénéficieront de ce taux intermédiaire dès 2017, pour la quote-part de bénéfices inférieure à 75 000 euros. Plus précisément, pour 2017, le barème de l'IS comprendrait trois tranches pour les PME de moins de 7,63 millions d'euros et deux pour les sociétés de moins de 50 millions d'euros de chiffre d'affaires HT. Pour les entreprises de moins de 7,63 millions d'euros de chiffre d'affaires HT, le taux de l'IS sera de 15 % pour les bénéfices compris entre 0 et 38 120 euros, de 15 % pour bénéfices compris entre 38 120 et 75 000 euros, et de 33,1/3 % pour la part des bénéfices supérieure à 75 000 euros. Pour les entreprises dont le chiffre d'affaires serait compris entre 7,63 et 50 millions d'euros, le taux de l'IS sera de 28 % pour les bénéfices inférieurs à 75 000 euros, et de 33,1/3 % pour part des bénéfices supérieure. Pour les entreprises réalisant un chiffre d'affaires supérieur à 50 millions d'euros, l'intégralité du bénéfice soumis au taux de 33,1/3 %
Pour 2018, le taux d'IS devrait être de 28 % pour toutes les entreprises jusqu'à 500 000 euros de bénéfices.
Pour 2019, le taux d'IS serait de 28 % sur l'ensemble des bénéfices des entreprises de moins de 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires.
Enfin, en 2020, il y aurait une généralisation du taux d'IS à 28 % à toutes les entreprises.
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Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 21 septembre 2016, n° 398231, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0236R4I)
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Le 06 Octobre 2016
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Réf. : Cons. const., décision n° 2016-569 QPC, du 23 septembre 2016 (N° Lexbase : A8478R3E)
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Le 29 Septembre 2016
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Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 19 septembre 2016, n° 384197, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3352R3K)
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Le 30 Septembre 2016
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par Guillaume Beaussonie, Professeur à l'Université Toulouse Capitole (IEJUC-EA 1919), et Séverin Jean, Maître de conférences à l'Université Toulouse Capitole (IEJUC-EA 1919)
Le 29 Septembre 2016
Si l'épilogue s'avère heureux pour la Maison de poésie, il l'est peut-être moins, malgré les apparences, pour ceux qui entendaient totalement libérer les droits réels du carcan dans lequel les enferme -sciemment- l'ordre public des biens depuis l'entrée en vigueur du Code civil. A la fin, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, sans changer de position ni dévier du principe qu'elle a posé en 2012, affirme très concrètement qu'"ayant relevé que les parties avaient entendu instituer, par l'acte de vente des 7 avril et 30 juin 1932, un droit réel distinct du droit d'usage et d'habitation régi par le Code civil, la cour d'appel, qui a constaté que ce droit avait été concédé pour la durée de la Fondation, et non à perpétuité, en a exactement déduit, répondant aux conclusions dont elle était saisie, que ce droit, qui n'était pas régi par les dispositions des articles 619 (N° Lexbase : L3206ABD) et 625 (N° Lexbase : L3212ABL) du Code civil, n'était pas expiré et qu'aucune disposition légale ne prévoyait qu'il soit limité à une durée de trente ans". Autrement dit, le fameux "droit réel de jouissance spéciale" concédé à la Maison de poésie survit à ce second et ultime examen par la Cour de cassation, mais au prix d'une débaptisation qui en dit long sur la volonté de cette dernière de ne pas donner trop de portée à l'audace de sa solution de 2012. Avant de revenir sur ces motifs, rappelons, car cela n'est pas inutile, ce qui a conduit à cette décision du 8 septembre 2016.
Une fondation -la Maison de poésie- avait vendu un hôtel particulier parisien à une société -la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD)-, tout en se réservant, "durant son existence", "la jouissance ou l'occupation" de certains de ses locaux. L'acte de vente précisait également, qu'en cas de nécessité, l'acquéreur pourrait récupérer lesdits locaux, à la condition cependant de mettre à disposition du vendeur des locaux de mêmes importance et qualité. Quelques soixante-dix ans après, la société assignait la fondation en expulsion, ainsi qu'en paiement d'une indemnité pour l'occupation sans droit ni titre de ces locaux.
La cour d'appel de Paris faisait droit à cette demande, au motif que le droit concédé à la fondation constituait un droit d'usage et d'habitation dont la durée, conformément au régime de l'usufruit, ne pouvait excéder trente ans lorsqu'il est accordé à une personne morale (1). La fondation formait alors un pourvoi en cassation, invitant par différents moyens les magistrats du quai de l'Horloge à se prononcer sur la nature juridique précise du droit qui avait été constitué en sa faveur.
Par un arrêt de principe du 31 octobre 2012 (2), rendu au visa des articles 544 (N° Lexbase : L3118AB4) et 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) du Code civil, la troisième chambre civile de la Cour de cassation cassait la décision des juges du fond. Selon elle, "il résulte de ces textes que le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien". Or, le droit "consenti" par le vendeur était précisément, en l'espèce, un droit réel qui lui avait conféré le bénéfice d'une jouissance spéciale du bien vendu. Par ailleurs, la constitution d'un tel droit ne heurtait pas l'ordre public, peu important, à cet égard, que ce droit ait été constitué pour toute la durée de l'existence du vendeur, s'agirait-il pourtant d'une personne morale.
A la suite du renvoi, la cour d'appel de Paris rendait un nouvel arrêt le 18 septembre 2014 (3) dans lequel, reprenant le principe posé par la Cour de cassation, elle constatait, d'abord, que les clauses contractuelles, suffisamment "claires et précises", démontraient bien la constitution d'un droit réel de jouissance spéciale au profit de la fondation. Elle précisait alors que "ce droit réel ne constituant pas un droit d'usage et d'habitation au sens des dispositions de l'article 625 du Code de civil, les règles du régime juridique régissant un tel droit, et notamment celles prévues par les articles 619 et 625 du Code civil n'ont pas vocation à s'appliquer à l'espèce". Ensuite, la cour d'appel de Paris désignait le droit ainsi reconnu comme un droit viager et non un droit perpétuel, en se référant tant à "la durée de l'existence" de son titulaire, c'est-à-dire la fondation, qu'à sa vocation à s'éteindre "par l'expiration du temps pour lequel il a été consenti", ce temps n'étant tout simplement pas encore arrivé. Par ailleurs, la cour d'appel de Paris analysait la clause en vertu de laquelle, "au cas où la SACD le jugerait nécessaire, elle aura le droit de demander que le deuxième étage et autres locaux occupés par la Maison de la Poésie soient mis à sa disposition à charge par elle d'édifier dans la propriété présentement vendue et de mettre gratuitement à la disposition de la maison de la poésie et pour toute la durée de la fondation, une construction de même importance, qualité et cube et surface pour surface", comme une simple modalité d'exécution de la convention conclue entre les parties, et non comme une condition potestative. Il ne restait alors plus qu'à tirer toutes les conséquences de ce raisonnement, en ordonnant à la SACD de restituer à la Maison de poésie les locaux litigieux. Cette dernière, en effet, avait été obligée de les quitter à la suite de sa condamnation par le premier arrêt rendu par la cour d'appel de Paris. En revanche, même autrement composée, ladite cour refusait de considérer que la SACD soit pour autant débitrice d'une indemnité d'occupation à l'encontre de la fondation pour le temps durant lequel elle avait indûment occupé les locaux considérés. A cette fin, la cour d'appel usait d'une justification plutôt maladroite : alors qu'il aurait suffi de souligner que l'arrêt qui allait être cassé était assorti d'une exécution provisoire que le pourvoi n'était susceptible, en lui-même, ni d'interrompre ni de reprocher à quiconque, les juges ajoutaient surabondamment que l'exécution de cette décision par la fondation n'avait pas été forcée, mais volontaire. Disposait-elle vraiment d'un autre choix ? Même à l'aune de cette petite victoire, la SACD formait, à son tour, un pourvoi en cassation, l'essentiel ayant bien sûr été perdu.
La société soulevait en premier lieu, mais trop tardivement, l'absence d'impartialité d'un magistrat ayant été, à la fois, membre de la formation ayant rendu l'arrêt cassé et chargé de la mise en état de l'affaire devant la cour d'appel de renvoi.
En second lieu, et surtout, la société contestait encore ce droit réel qui aurait conféré la jouissance spéciale des locaux à la fondation pendant toute la durée de son existence. Elle tentait notamment de convaincre la Cour de cassation de la nécessité de calquer le régime de ce droit de jouissance spéciale sur celui du droit d'usage et d'habitation et, partant, de limiter sa durée à trente ans. Elle soulignait principalement que "revêt nécessairement un [...] caractère perpétuel le droit réel de jouissance spéciale conféré à une fondation reconnue d'utilité publique pour toute la durée de son existence, dès lors que ce type de fondation étant à vocation perpétuelle, la durée du droit est par conséquent illimitée". Au surplus, les clauses contractuelles n'étaient pas non plus de nature à aller dans le sens d'une limitation du droit, qu'il s'agisse de la possibilité quasi potestative offerte à la fondation d'accepter -et de refuser- que son droit s'exerce dans des locaux de remplacement, voire de l'impossibilité juridique ou matérielle, pour la société, de procéder à ce remplacement en raison des règles d'urbanisme qui l'interdisent.
Aucun de ces arguments, dont certains ne manquaient pourtant pas de pertinence, ne fait mouche. La Cour de cassation, on l'a dit, rejette le pourvoi car, d'une part, "ce droit avait été concédé pour la durée de la Fondation, et non à perpétuité" et, d'autre part, "ce droit, qui n'était pas régi par les dispositions des articles 619 et 625 du Code civil, n'était pas expiré et [...] aucune disposition légale ne prévoyait qu'il soit limité à une durée de trente ans".
L'impression qui demeure à l'issue de cette longue procédure est celle d'une protection du titulaire de droit réel à l'instar d'un propriétaire au détriment, par là-même, du véritable propriétaire. Si le raisonnement mené par la troisième chambre civile de la Cour de cassation tient, puisque la perpétuité du droit concédé n'apparaît effectivement pas inéluctable, il n'en conduit pas moins à s'éloigner de l'esprit de la législation civile en générant un droit qui, n'étant légitime que lorsqu'il est précaire, s'avère, en l'occurrence, concédé pour la vie d'une personne qui est susceptible de ne jamais mourir... L'indétermination qui en résulte renvoie, elle aussi, à celle qui caractérise en vérité la propriété, rien n'étant perpétuel en ce monde -sauf peut-être la poésie...-, l'impression d'éternité ne résidant que dans le sentiment de liberté.
Guillaume Beaussonie
II - Le droit d'usage et d'habitation confronté à l'indivision
Dans cette affaire, un couple, par acte du 31 mai 2006, décida que seul l'un d'eux devenait propriétaire d'un immeuble tandis que les deux se réservaient, sur le même bien, un droit d'usage et d'habitation. Quelques années plus tard, le propriétaire demanda le partage de l'immeuble malgré l'existence du droit d'usage et d'habitation au profit du tiers.
La cour d'appel de Reims (4) fit droit à la demande considérant que les parties étaient en indivision. Dès lors, le titulaire du seul droit d'usage et d'habitation forma un pourvoi en cassation en avançant plusieurs arguments : en premier lieu, l'indivision suppose la coexistence de droits de même nature sur un même bien, ce qui ne serait être le cas, puisque l'un est propriétaire tandis que l'autre ne dispose que d'un droit d'usage et d'habitation ; en deuxième lieu, ce dernier a un caractère personnel de telle manière qu'il ne peut y avoir indivision ; en dernier lieu, quand bien même une telle indivision existerait, il n'en demeure pas moins qu'il convient d'exclure les règles du partage car celles-ci conduisent à remettre en cause l'existence du droit d'usage et d'habitation.
La Cour de cassation devait donc se demander si le propriétaire -titulaire également d'un droit d'usage et d'habitation- était en mesure de demander le partage de l'immeuble alors même que ce dernier était grevé d'un second droit d'usage et d'habitation au profit d'un tiers ? En réalité, pour y répondre, les magistrats du Quai de l'Horloge devaient préalablement savoir si l'existence d'une indivision était possible dans cette situation. La Cour de cassation, par un arrêt du 7 juillet 2016, y répond favorablement en prenant soin de préciser d'emblée que "l'indivision s'entend de la coexistence de droits de même nature sur un même bien ; qu'elle peut ne porter que sur une partie des droits des intéressés". En effet, pour elle, le droit d'usage et d'habitation a certes un caractère personnel mais demeure un droit réel, un droit portant ainsi directement sur la chose. Dès lors, constatant que le propriétaire de l'immeuble disposait également d'un droit d'usage et d'habitation, elle en tire légitimement comme conséquence qu'il existe bel et bien une indivision portant exclusivement sur les droits d'usage et d'habitation des deux parties. Par conséquent, conformément à l'article 817 du Code civil (5), le propriétaire de l'immeuble -qui est par ailleurs titulaire du droit d'usage et d'habitation sur le même immeuble- était en droit de solliciter le partage dudit bien.
Si la solution semble parfaitement justifiée pour le signataire, c'est à la condition toutefois de préciser le cas d'espèce. En effet, il ne faudrait pas comprendre que c'est parce que l'un est propriétaire qu'il dispose assurément d'un droit d'usage et d'habitation au sens des articles 625 et suivants du Code civil comme on pourrait le penser lorsque la Cour de cassation indique "que le propriétaire d'un bien, qui a le droit de jouir de son bien de la façon la plus absolue, dispose de droits concurrents avec le titulaire d'un droit d'usage et d'habitation s'exerçant conjointement sur le bien". Certes, le droit de propriété conduit le propriétaire à pouvoir user de son bien comme il l'entend et partant, à titre d'habitation, mais l'adverbe "conjointement" n'est pas innocemment choisi par les magistrats du Quai de l'Horloge puisqu'il apparaît clairement dans l'acte du 31 mai 2006 qui mentionne que "le cédant réserve expressément à son profit et pendant sa vie le droit d'usage et/ou d'habitation des parts licités pour en jouir conjointement [nous soulignons] avec le cessionnaire propriétaire du surplus". Autrement dit, cette clause établit non pas un droit d'usage et d'habitation mais deux droits d'usage et d'habitation -de même nature donc-, l'un au profit du seul propriétaire, l'autre au profit du tiers. Dès lors, l'indivision retenue ne vise, comme le rappelle la Cour de cassation, qu'"une partie des droits des intéressés" portant sur l'immeuble dont la propriété est exclusive à une seule des parties au litige. Aussi, après avoir rappelé que le droit d'usage et d'habitation a certes un caractère personnel, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'un droit réel. Or, les parties au litige détenant deux droits réels de même nature, c'est naturellement l'indivision qui devait être retenue de sorte que le partage pouvait s'opérer conformément à l'article 817 du Code civil (N° Lexbase : L9948HNR). Cela étant, l'un des moyens avancé par le titulaire du seul droit d'usage et d'habitation doit retenir notre attention. En effet, il conviendrait, selon lui, dans l'hypothèse où l'indivision est retenue, d'exclure les règles du partage car cela reviendrait à remettre en cause l'existence même du droit d'usage et d'habitation. L'article 625 du Code civil dispose que "les droits d'usage et d'habitation [...] se perdent de la même manière que l'usufruit". Or, les articles 617 et suivants du Code civil, relatifs à la façon dont prend fin l'usufruit et partant du droit d'usage et d'habitation, n'envisagent aucunement l'indivision comme cause d'extinction. L'argument ne porte pas pour la bonne raison que l'article 817 du Code civil vise expressément l'hypothèse du partage de l'usufruit indivis de telle manière qu'il faut comprendre que le droit d'usage et d'habitation prend fin, généralement conformément aux prescriptions des articles 617 (N° Lexbase : L1757IES) et suivants du Code civil et, spécialement dans les termes de l'article 817 lorsqu'il y a indivision portant sur deux droits d'usage et d'habitation portant sur le même bien.
Le raisonnement est donc logique eu égard à l'espèce. En revanche, l'analyse aurait été erronée si une confrontation existait entre le droit de propriété d'une part, et un seul droit d'usage et d'habitation d'autre part, car il n'aurait été guère tenable d'affirmer qu'il s'agissait de droits concurrents de même nature portant sur un même bien et partant, invoquer l'existence d'une indivision. Cette solution se conçoit parfaitement car cela conduirait le propriétaire d'un bien à remettre en cause le droit d'usage et d'habitation concédé à un tiers. Si nous changeons maintenant de perspective, serait-il possible d'imaginer qu'un titulaire d'un droit d'usage et habitation puisse demander le partage à l'encontre du propriétaire de l'immeuble disposant également d'un droit d'usage et d'habitation ? Si nous suivons le raisonnement de la Cour de cassation, rien n'interdit de penser qu'un partage soit également possible dans la mesure où il y a bien indivision entre deux droits d'usage et d'habitation portant sur le même bien. La solution peut, en première intention, apparaître fâcheuse puisqu'elle pourrait conduire à remettre en cause la propriété du bien sur lequel porte les droits d'usage et d'habitation. Toutefois, l'article 817 du Code civil prévoit que ce n'est qu'à défaut de cantonnement qu'il est nécessaire de procéder à la licitation du bien. Dès lors, si l'objet du droit de propriété peut être menacé, le droit de propriété demeure déduction faite du désintéressement préalable du seul titulaire du droit d'usage et d'habitation. Reste enfin une dernière situation : le titulaire d'un droit d'usage et d'habitation portant sur un immeuble pourrait-il solliciter le partage dudit immeuble à l'encontre de son propriétaire, ce dernier ne disposant pas d'un droit d'usage et d'habitation ? D'emblée, une précision s'impose : si la qualité de propriétaire conduit à user de la manière la plus absolue de son bien et partant, potentiellement à titre d'habitation ; il n'en demeure pas moins que l'établissement d'un véritable droit d'usage et d'habitation suppose de rapporter la preuve, conformément à l'article 579 du Code civil (6), de la volonté expresse du propriétaire de consacrer à son profit un tel droit. Or, il n'en a nul besoin puisque précisément être propriétaire suffit ! Par conséquent, on ne peut déduire de la qualité de propriétaire, l'existence d'un véritable droit d'usage et d'habitation. Aussi, on ne peut pas parler de droits de même nature portant sur un même bien de sorte que l'indivision doit être refusée. A contrario, on comprend alors l'intérêt pour le propriétaire d'un bien, lorsqu'il concède un droit d'usage et d'habitation à un tiers, de se réserver également un droit d'usage et d'habitation : mettre fin à celui établi au profit du tiers en recourant à l'indivision !
Séverin Jean
III - Fruits et produits
Le droit des successions et le droit des affaires sont deux disciplines spécifiques qui mobilisent les techniques générales du droit des biens. De leur association peuvent alors naître des questions particulièrement intéressantes du point de vue de ce dernier, notamment celle de l'étendue des prérogatives de l'usufruitier et celle de la nature de bénéfices mis en réserve, questions conjointement abordées dans cet arrêt rendu le 22 juin 2016 par la première chambre civile de la Cour de cassation.
En l'espèce, dans le cadre d'une succession confrontant le conjoint survivant et les trois enfants du couple, le premier opte pour l'usufruit de la totalité des biens, faisant corrélativement des trois autres leurs nus-propriétaires. L'actif de la succession contient cependant des biens qui s'avèrent difficiles à répartir. La question se pose, en effet, de la qualification et de l'appartenance consécutive de fonds provenant de la distribution des réserves constituées par une société dont le de cujus était associé. Ces fonds doivent-ils, en effet, être perçus comme les fruits des parts sociales du défunt et, par là-même, bénéficier à l'usufruitier -en l'occurrence le conjoint survivant-, ou doivent-ils plutôt être considérés comme ayant une nature similaire à ces parts et, partant, s'inscrire au sein de l'actif de l'indivision successorale en bénéficiant exclusivement à ses propriétaires -c'est-à-dire aux enfants- ?
Selon la cour d'appel (7), "les fonds provenant de la distribution des réserves constituées par la société [...] doivent bénéficier aux seuls nus-propriétaires et figurer à l'actif de l'indivision successorale". De son point de vue, en effet, "si l'usufruitier a droit aux bénéfices distribués, il n'a aucun droit sur les bénéfices qui ont été mis en réserve, lesquels constituent l'accroissement de l'actif social et reviennent en tant que tel au nu-propriétaire".
Le conjoint survivant forme un pourvoi en cassation, par lequel il soutient que les "bénéfices réalisés par une société participent de la nature des fruits lorsqu'ils ont été distribués et doivent, dès lors, profiter au seul usufruitier". Selon lui, il résultait effectivement de la constatation que les bénéfices mis en réserve avaient été distribués qu'ils constituaient des fruits devant, en tant que tels, bénéficier au seul usufruitier.
La Cour de cassation n'en conforte pas moins les juges du fond sans rien ajouter à leur motivation. Pour autant, sa décision n'étonne guère.
On se souvient que, selon la Cour de cassation, "les sommes qui, faisant partie du bénéfice distribuable sont, soit en vertu des statuts, soit après décision de l'assemblée générale, réparties entre les actionnaires, participent de la nature des fruits" (8). Sont ainsi concernés les dividendes, ceux-ci représentant, en effet, une part du bénéfice net, soit de ce qui reste après la mise en réserve des bénéfices sociaux (9). Dès lors, ces derniers bénéfices mis en réserve -les seuls dont il était question en l'occurrence- ne constituent pas des dividendes et, en conséquence, pas des fruits. Ils sont, inversement, des produits, en ce sens que leur mise en réserve les a insérés dans le capital social et, en conséquence, que leur distribution, pour ne pas être impossible (10), porte inéluctablement atteinte à la substance de ce capital. Le fait qu'un produit soit détachable du capital qui dont il provient n'en fait pas un fruit en présence d'une telle altération de ce capital. Cette aptitude à la vie autonome fait, d'ailleurs, tout l'intérêt de la notion de produit et de sa distinction de la notion de fruit.
La décision apparaît d'autant moins iconoclaste que certaines décisions antérieures de la Cour de cassation allaient déjà dans le même sens (11).
Guillaume Beaussonie
(1) CA Paris, Pôle 4, 1ère ch., 10 février 2011, n° 10/06554 (N° Lexbase : A0797GXS).
(2) Cass. civ. 3, 31 octobre 2012, n° 11-16.304, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3197IWC). Sur cet arrêt, voir : G. Beaussonie et S. Jean, La création prétorienne d'un droit de jouissance spéciale à durée indéterminée, Lexbase, éd. priv., n° 507, 2012 (N° Lexbase : N4669BT4).
(3) CA Paris, Pôle 4, 1ère ch., 18 septembre 2014, n° 12/21592 (N° Lexbase : A0178M3Y). Sur cet arrêt, voir nos obs. in Chron., Lexbase, éd. priv., n° 592, 2014 - édition privée (N° Lexbase : N4777BUH).
(4) CA Reims, 7 novembre 2014, n° 13/02821 (N° Lexbase : A8737MZM).
(5) L'article 817 du Code civil (N° Lexbase : L9948HNR) dispose que "celui qui est en indivision pour la jouissance peut demander le partage de l'usufruit indivis par voie de cantonnement sur un bien ou, en cas d'impossibilité, par voie de licitation de l'usufruit. Lorsqu'elle apparaît seule protectrice de l'intérêt de tous les titulaires de droits sur le bien indivis, la licitation peut porter sur la pleine propriété".
(6) L'article 579 du Code civil dispose que "l'usufruit est établi par la loi, ou par la volonté de l'homme".
(7) CA Paris, Pôle 3, 1ère ch., 25 février 2015, n° 14/00655 (N° Lexbase : A2247NC9).
(6) Cass. com., 5 octobre 1999, n° 97-17.377 (N° Lexbase : A8136AGG).
(7) C. com., art. L. 232-11 (N° Lexbase : L6291AIT) et L. 232-12 (N° Lexbase : L6292AIU).
(8) C. com., art. L. 232-11.
(9) Comp. par ex., Cass. civ. 1, 12 décembre 2006, n° 04-20.663 (N° Lexbase : A8997DSZ) : "en l'absence de distribution des bénéfices d'une SARL sous forme de dividendes, l'attribution gratuite de parts sociales à un époux marié sous le régime de la communauté, sous la forme d'une augmentation de capital social par incorporation de réserves figurant sur un compte créditeur report à nouveau' ne constitue pas des fruits ou des revenus susceptibles d'être considérés comme des acquêts de communauté, mais des accroissements se rattachant, au sens de l'article 1406, alinéa 1er, du Code civil, aux parts sociales initialement détenues en propre par cet époux, qui ont eux-même la nature de biens propres" ; Cass. com., 10 février 2009, n° 07-21.806, FS-P+B (N° Lexbase : A1249EDM) : "les bénéfices réalisés par une société ne participent de la nature des fruits que lors de leur attribution sous forme de dividendes, lesquels n'ont pas d'existence juridique avant l'approbation des comptes de l'exercice par l'assemblée générale, la constatation par celle-ci de l'existence de sommes distribuables et la détermination de la part qui est attribuée à chaque associé ; qu'il s'ensuit qu'avant cette attribution, l'usufruitier des parts sociales n'a pas de droit sur les bénéfices et qu'en participant à l'assemblée générale qui décide de les affecter à un compte de réserve, il ne consent aucune donation au nu-propriétaire" ; Cass. com., 18 décembre 2012, n° 11-27.745, F-P+B (N° Lexbase : A1657IZE) : "les bénéfices réalisés par une société ne participent de la nature des fruits que lors de leur attribution sous forme de dividendes, lesquels n'ont pas d'existence juridique avant la constatation de l'existence de sommes distribuables par l'organe social compétent et la détermination de la part attribuée à chaque associé, de sorte que M. et Mme X, n'ayant été titulaires d'aucun droit, fût-il affecté d'un terme suspensif, sur les dividendes attribués à leurs enfants, soumis à l'imposition litigieuse, n'ont pu consentir aucune donation ayant ces dividendes pour objet".
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Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 21 septembre 2016, n° 386250, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0227R48)
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Le 06 Octobre 2016
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Réf. : Cass. civ. 1, 22 septembre 2016, n° 15-12.357, F-P+B (N° Lexbase : A0062R43)
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Le 30 Septembre 2016
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