Réf. : Cass. civ. 3, 11 janvier 2024, n° 22-19.891, FS-B N° Lexbase : A20942DW
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N8158BZ8
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par Anne-Lise Lonné-Clément
Le 24 Janvier 2024
► Lorsque le bien loué est situé en zone tendue, le fait pour le locataire de mentionner l'adresse de ce bien dans son congé et de revendiquer le bénéfice d'un préavis réduit au visa des dispositions de la loi n° 2014-366, du 24 mars 2014, suffit à préciser et à justifier le motif invoqué de réduction du délai de préavis.
Selon l'article 15, I, de la loi n° 89-462, du 6 juillet 1989 N° Lexbase : L8461AGH, dans sa rédaction issue de la loi n° 2014-366, pour l'accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi Alur, lorsqu'il émane du locataire, le délai de préavis applicable au congé est de trois mois. Toutefois, ce délai est réduit à un mois dans les cas limitativement énumérés au 1° à 5° de ce texte.
Le locataire délivrant un congé en revendiquant le bénéfice d'un préavis réduit en application de ces dispositions est-il tenu de respecter un formalisme particulier pour justifier le bénéfice de la réduction du délai de préavis ?
Le bailleur, demandeur au pourvoi, prétendait que le locataire devait invoquer précisément et justifier la cause légale de réduction du délai prévu de son congé.
Certes, la justification est requise par l’article 15 précité (« Le locataire souhaitant bénéficier des délais réduits de préavis mentionnés aux 1° à 5° précise le motif invoqué et le justifie au moment de l'envoi de la lettre de congé. À défaut, le délai de préavis applicable à ce congé est de trois mois »).
Mais la Cour de cassation n’entend pas soumettre le locataire à un formalisme excessif dans ce cas : lorsque le bien loué est situé sur l'un des territoires mentionnés au premier alinéa du I de l'article 17 de la loi du 6 juillet 1989, auquel renvoie le 1° de l'article 15 précité, le fait pour le locataire de mentionner l'adresse de ce bien dans son congé et de revendiquer le bénéfice d'un préavis réduit au visa des dispositions de la loi Alur suffit à préciser et à justifier le motif invoqué de réduction du délai de préavis.
Elle approuve ainsi la cour d’appel qui, ayant constaté que la lettre de congé précisait l'adresse du bien loué, situé sur l'un des territoires mentionnés au premier alinéa du I de l'article 17 de la loi du 6 juillet 1989, et que la locataire revendiquait le bénéfice d'un préavis réduit au visa de la loi Alur, le tribunal en avait exactement déduit que le délai de préavis applicable était d'une durée d'un mois.
On relèvera que dans les autres cas où le locataire peut solliciter un délai réduit de préavis (état de santé, mutation etc.), une justification plus étayée sera exigée, puisque pouvant nécessiter des pièces justificatives ; mais dans le cas présent découlant de la situation du bien en zone tendue, point trop n’en faut !
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Réf. : Cass. com. 13 déc. 2023, n° 22-16.752, FS-B+R N° Lexbase : A5500189
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N8157BZ7
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par Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences - HDR à l’Université Côte d’Azur, Membre du CERDP, Directrice du Master 2 Droit des entreprises en difficulté de la faculté de droit de Nice
Le 24 Janvier 2024
Mots-clés : liquidation judiciaire • insaisissabilité légale de la résidence principale • inopposabilité aux créanciers professionnels • créance née antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi « Macron »
L'insaisissabilité des droits de la personne physique exerçant une activité professionnelle indépendante sur l'immeuble où est fixée sa résidence principale par les créanciers dont les droits naissent à l'occasion de l'activité professionnelle de cette personne ne s'applique pas aux créanciers professionnels dont la créance est née antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi.
L’insaisissabilité légale de la résidence principale n’est pas une insaisissabilité absolue. Elle n’existe qu’au préjudice de certains créanciers, les autres conservant le droit de saisir l’immeuble. C’est cette relativité qui est ici mise en exergue par la Cour cassation.
En l’espèce, les 17 novembre 2015 et 17 mai 2016, Mme D. épouse V., infirmière, a été mise en redressement puis en liquidation judiciaire, la procédure ayant été clôturée le 27 juin 2017 pour insuffisance d'actif.
La Caisse autonome de retraite et de prévoyance des infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, pédicures-podologues, orthophonistes et orthoptistes (la CARPIMKO), titulaire de contraintes émises entre 2004 et 2012, avait, le 10 juillet 2015, fait inscrire une hypothèque sur l'immeuble dépendant de la communauté de biens des époux V.
Après avoir vainement demandé à la CARPIMKO la mainlevée de l'inscription de l'hypothèque en raison de la clôture de la liquidation, Madame D. l'a assignée, le 25 février 2020, en radiation de celle-ci.
Les juges du fond n’ont pas fait droit à cette demande. Madame D. s’est alors pourvue en cassation, en se fondant sur la clôture pour insuffisance d’actif de sa liquidation judiciaire, qui justifierait selon elle que le créancier ne puisse plus la poursuivre et par conséquent que l’hypothèque inscrite en vertu des contraintes doive faire l’objet d’une mainlevée.
La Cour de cassation ne va pas accepter cette prétention et rejetant le pourvoi, dans un arrêt qui sera signalé au Rapport annuel, ce qui témoigne de son importance, va juger que « L'article L. 526-1 du Code de commerce N° Lexbase : L9698L7C, dans sa rédaction issue de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 N° Lexbase : L4876KEC, qui prévoit l'insaisissabilité des droits de la personne physique exerçant une activité professionnelle indépendante sur l'immeuble où est fixée sa résidence principale par les créanciers dont les droits naissent à l'occasion de l'activité professionnelle de cette personne, ne s'applique pas aux créanciers professionnels dont la créance est née antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi.
Selon l'article 2443 du Code civil N° Lexbase : L1136HIW, devenu l'article 2438 N° Lexbase : L0300L8M, la radiation de l’hypothèque doit être ordonnée par les tribunaux, lorsque l'inscription a été faite sans être fondée ni sur la loi, ni sur un titre, ou lorsqu’ elle a été faite en vertu d'un titre soit irrégulier, soit éteint ou soldé ou lorsque les droits d'hypothèque sont effacés par les voies légales.
L'insaisissabilité légale de l'immeuble, objet de l'inscription de l'hypothèque étant inopposable à la CARPIMKO, dont les créances sont nées antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi du 6 août 2015, et sans que leur prescription soit invoquée, la CARPIMKO peut exercer ses droits sur l'immeuble, peu important la clôture pour insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire de Mme Duval, laquelle ne peut justifier la radiation de l'inscription soumise aux conditions de l'article 2438 du Code civil ».
Cet arrêt doit être rapproché de celui de même date, commenté dans cette même revue, ayant jugé que le créancier, auquel l'insaisissabilité de plein droit de la résidence principale est inopposable, peut, même après clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d'actif, exercer son droit de poursuite sur l'immeuble, qui n'était pas entré dans le gage commun des créanciers de la liquidation judiciaire [1].
Ici encore, la Cour de cassation juge que la clôture de la procédure pour insuffisance d’actif n’est pas un obstacle à la saisie de l’immeuble par un créancier qui avait conservé le droit de poursuite. La Cour de cassation, dans l’espèce ici commentée, ne va pas entrer dans le détail des motifs qui conduisent à poser cette solution.
Elle va se concentrer sur un autre aspect conduisant à la solution qu’elle pose, celui qui tient à la relativité de l’insaisissabilité légale de la résidence principale.
Le débiteur estimait en effet que le créancier, la CARPIMKO, qui est sa caisse de retraite obligatoire, était un créancier professionnel et, par conséquent, qu’il ne pouvait saisir l’immeuble d’habitation, d’où il résultait que, après clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif, il ne pouvait continuer à bénéficier d’une hypothèque pour le garantir de ses créances professionnelles.
Le raisonnement était partiellement convaincant. On sait en effet que l’insaisissabilité légale de la résidence principale est opposable aux créanciers professionnels. Dès lors, si le créancier professionnel peut se voir opposer l’insaisissabilité légale, il ne pourra pas saisir l’immeuble, que ce soit pendant ou après la procédure collective. Dans ces conditions, il n’apparaît, a priori du moins, pas légitime qu’il puisse encore bénéficier d’une hypothèque sur un immeuble qui n’est pas un élément de son gage.
Mais ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera peut-être pas demain. Souvenons-nous, en effet, que ce sont les droits sur l’immeuble d’habitation qui sont insaisissables. Il suffit que le débiteur vende l’immeuble d’habitation, ce qu’il peut faire pendant la procédure collective puisqu’il n’est pas dessaisi sur cet immeuble, qui n’est pas entré dans l’effet réel de la procédure collective et n’est pas un élément du gage commun des créanciers, et le prix de l’immeuble devient alors saisissable, rendant dès lors très utile l’inscription d’hypothèque. La solution est la même si le débiteur vend l’immeuble après clôture de sa procédure collective. On mesure donc l’intérêt que peut avoir un créancier à conserver une hypothèque sur un immeuble qu’il ne peut, pour l’heure, saisir, mais dont il peut espérer un jour la vente, qui rendrait alors possible la saisie du prix de vente.
En outre, et c’est ce qui va être décisif en l’espèce, il faut tenir compte de la date d’entrée en application de la loi « Macron » du 6 août 2015 ayant créé l’insaisissabilité légale de la résidence principale. Cette loi est entrée en vigueur le 8 août 2015 et l’insaisissabilité légale qu’elle a instituée ne peut donc être opposée aux créanciers qu’à compter de cette date. Elle ne peut être opposée aux créanciers dont la créance est née avant son entrée en vigueur, sauf à créer une dangereuse rétroactivité.
Or, en l’espèce, la CARPIMKO, créancier professionnel, disposait de créances antérieures au 8 août 2015. Dès lors, bien qu’elle fût un créancier professionnel, elle conservait, au titre de ces créances, le droit de saisir l’immeuble. Et ce droit subsiste, réaffirme la Cour de cassation, comme elle l’a fait dans un arrêt de même date commenté dans la précédente revue, même après clôture de la procédure de liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif.
Il n’y avait donc aucune bonne raison de faire droit à la demande de la débitrice de voir radiée l’hypothèque inscrite sur son immeuble en garantie de créances lui donnant le droit de saisir l’immeuble.
Il restera cependant au jour de la saisie immobilière à vérifier la question de la prescription…
[1] (Cass. com., 13 décembre 2023, n° 22-19.749, FS-B+R N° Lexbase : A550318C, P.-M. Le Corre, Lexbase Affaires, janvier 2024, n° 781 N° Lexbase : N8002BZE.
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Réf. : Cass. com., 17 janvier 2024, deux arrêts, n° 22-19.451, FS-B+R N° Lexbase : A43472EQ et n° 23-12.283, F-B+R N° Lexbase : A43382EE
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N8146BZQ
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par Vincent Téchené
Le 24 Janvier 2024
► La subrogation dont bénéficie l’AGS a pour effet de l’investir de la créance des salariés avec tous ses avantages et accessoires, présents et à venir. Le superprivilège garantissant le paiement de leurs créances n'est pas exclusivement attaché à la personne des salariés, mais est transmis à l'AGS qui bénéficie ainsi du droit à recevoir un paiement sur les premières rentrées de fonds de la procédure collective.
Dans deux arrêts rendus le même jour et appelés à être signalés au Rapport annuel – c’est dire leur importance –, la Cour de cassation tranche la question de savoir si l'AGS peut être remboursée sur les premières rentrées de fonds ou si ce paiement est un « droit attaché exclusivement à la personne du salarié en raison du caractère alimentaire de ses créances ». La doctrine était en effet divisée sur cette question.
Sans rentrer dans le détail, on relèvera que, dans la première affaire (n° 22-20.185), la cour d’appel de Rennes (CA Rennes, 7 juin 2022, n° 21/07704 N° Lexbase : A131577T) avait infirmé une ordonnance du juge-commissaire selon laquelle le paiement autorisé au profit de l'AGS au titre de la créance superprivilégiée serait fait à titre provisionnel et que les fonds indûment versés devraient être restitués sur première demande du liquidateur en application des dispositions de l'article R. 643-2 du Code de commerce N° Lexbase : L1111HZ8. Dans la seconde affaire (n° 23-12.283), la cour d’appel de Toulouse (CA Toulouse, 20 janvier 2023, n° 22/02135 N° Lexbase : A47932B7) avait rejeté la demande de l'AGS tendant à recevoir un paiement sur les premières rentrées de fonds de la procédure collective au titre de sa créance superprivilégiée, au motif que cela revenait à remettre en cause les distributions de l'actif distribuable dans l'ordre défini par l'article L. 643-8 du Code de commerce N° Lexbase : L9504MIT.
Décisions. Dans les deux arrêts du 17 janvier, la Chambre commerciale rappelle d’abord que selon l'article L. 625-8 du Code de commerce N° Lexbase : L3391ICL, rendu applicable à la liquidation judiciaire par l'article L. 641-14, alinéa 1er N° Lexbase : L9199L7T, nonobstant l'existence de toute autre créance, les créances que garantit le superprivilège des salaires (C. trav., art. L. 3253-2 N° Lexbase : L0955H9A, L. 3253-3 N° Lexbase : L0957H9C, L. 3253-4 N° Lexbase : L0959H9E et L. 7313-8 N° Lexbase : L3442H9D) doivent, sur ordonnance du juge-commissaire, être payées dans les dix jours du prononcé du jugement ouvrant la procédure par le débiteur ou, lorsqu'il a une mission d'assistance, par l'administrateur, si le débiteur ou l'administrateur dispose des fonds nécessaires et que, à défaut de disponibilités, ces sommes doivent être acquittées sur les premières rentrées de fonds.
Par ailleurs, ajoute la Cour, il résulte du 2° de l'article L. 3253-16 du Code du travail N° Lexbase : L5779IAB, que, lors d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire, les institutions de garantie mentionnées à l'article L. 3253-14 de ce code N° Lexbase : L5777IA9 sont subrogées dans les droits des salariés pour lesquels elles ont réalisé des avances, pour les créances garanties par le privilège prévu aux articles L. 3253-2, L. 3253-4 et L. 7313-8, et les créances avancées au titre du 3° de l'article L. 3253-8 du même code N° Lexbase : L7959LGU.
Elle retient alors que la subrogation dont bénéficient les institutions de garantie a pour effet de les investir de la créance des salariés avec tous ses avantages et accessoires, présents et à venir et que le superprivilège garantissant le paiement de leurs créances, n'est pas exclusivement attaché à la personne des salariés, mais est transmis à l'AGS qui bénéficie ainsi du droit à recevoir un paiement sur les premières rentrées de fonds de la procédure collective. Dans l’un des deux arrêts (n° 22-20.185), approuvant en cela la cour d’appel de Rennes, elle ajoute que ce paiement, effectué hors le classement des différentes créances sujettes à admission, ne constitue pas un paiement à titre provisionnel opéré sur le fondement de l'article L. 643-3, alinéa 1er, du Code de commerce et ne peut ainsi donner lieu à répétition.
Observations. Cette solution assure le mécanisme subrogatoire indispensable à l’équilibre financier de l’AGS. En effet, on se souvient que par un important arrêt du 7 juillet dernier (Cass. com., 7 juillet 2023, n° 22-17.902, FS-B+R N° Lexbase : A3799989, H. Nasom-Tissandier, Lexbase Social, octobre 2023, n° 959 N° Lexbase : N6958BZQ), la Chambre commerciale avait retenu que l'obligation de justification préalable par le mandataire judiciaire de l'insuffisance des fonds disponibles de la procédure collective et la possibilité de sa contestation immédiate par les institutions de garantie ne sont prévues qu'en cas de sauvegarde. Elle en avait alors déduit qu'en dehors de cette procédure, aucun contrôle a priori n'est ouvert à l'AGS, de sorte que, sur la présentation d'un relevé de créances salariales établi sous sa responsabilité par le mandataire judiciaire, et afin de répondre à l'objectif d'une prise en charge rapide de ces créances, l'institution de garantie est tenue de verser les avances demandées (cette solution est d’ailleurs rappelée dans l’un des deux arrêts du 17 janvier 2024 – n° 23-12.283). De la sorte, la Haute juridiction a mis un terme aux oppositions entre juridictions du fond (v. pour un premier courant : CA Toulouse, 9 septembre 2022, n° 22/01754 N° Lexbase : A47048UR et CA Paris, 13 octobre 2022, n° 21/08986 N° Lexbase : A90778PU – contra, CA Pau, 23 mars 2017, n° 14/03566 N° Lexbase : A9940UEU et CA Metz, 21 juin 2022, n° 20/01915 N° Lexbase : A398178X) qui ne faisait que manifester le conflit entre les mandataires et l’AGS.
Or, la question tranchée par l’arrêt du 7 juillet 2023 et celle tranchée par les arrêts du 17 janvier 2024 sont liées. En effet, comme l’expose fort justement un auteur « si les chances de remboursement de l'AGS sont amoindries, elle aura tendance à invoquer le caractère subsidiaire pour éviter de faire l'avance, quand elle estimera que cette demande du mandataire n'est pas justifiée. À l'inverse, si elle peut obtenir le remboursement dans de meilleures conditions, ce principe de subsidiarité perd de son intérêt, ses finances étant finalement protégées » (L. Fin-Langer, Être ou ne pas être subsidiaire et subrogée, telle est la question posée à l’AGS !, RDT, 2023, p. 167).
Pour aller plus loin :
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Réf. : CEDH, 18 janvier 2024, n° 20275/20 N° Lexbase : A23352GL
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par Lisa Poinsot
Le 25 Janvier 2024
► La condamnation pénale d’une salariée en raison de son courriel contenant des allégations de harcèlement et d’agression sexuelle et envoyé à plusieurs personnes au sein et en dehors de l’entreprise constitue une ingérence dans sa liberté d’expression et comporte, par nature, un effet dissuasif susceptible de décourager les intéressés de dénoncer des faits aussi graves que ceux caractérisant, à leurs yeux, un harcèlement moral ou sexuel, voire une agression sexuelle.
Faits et procédure interne. Une salariée est condamnée pénalement en France pour diffamation publique, à la suite d’allégations de harcèlement et d’agression sexuelle dirigées contre un dirigeant de l’association qui l’emploie et adressées par courriel à 6 personnes au sein et en dehors de ladite association.
Le tribunal correctionnel de Paris la condamne à une amende de 1 000 euros, assortie de sursis, outre le montant de 2 000 euros pour les frais du procès.
La cour d’appel de Paris confirme partiellement ce jugement en considérant que les faits sont attentatoires à l’honneur et à la considération suffisamment précis pour faire l’objet d’un débat sur leur véracité. Elle juge, en outre, que s’il existe des éléments permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral, voire sexuel, dans la perception qu’a pu en avoir la salariée, rien ne permet de prouver l’existence d’une agression sexuelle, en l’absence de preuve.
L’intéressée soutient la violation de l’article 10 de la CESDH ainsi que son droit d’alerte reconnu par le Code du travail français devant la Cour de cassation pour contester la décision d’appel. La Haute juridiction rejette le pourvoi formé en considérant que les faits dénoncés sont suffisamment précis pour faire l’objet d’un débat sur leur vérité. De plus, l’existence de l’agression sexuelle n’est pas démontrée par la salariée.
Procédure devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), la requérante invoque la violation de l’article 10 de la CESDH au motif que sa condamnation pénale pour diffamation a violé sa liberté d’expression.
Raisonnement de la CEDH. Concernant le courriel envoyé par la salariée, les juridictions françaises ont interprété strictement les conditions légales d’exonération de la responsabilité pénale du salarié puisqu’elles ont reconnu le caractère public du courriel.
Rappel. Le |
Or, ce courriel envoyé par la requérante constitue un texte envoyé à un nombre limité de personnes, n’ayant pas vocation à être diffusé au public, mais dont le seul but est d’alerter les intéressés sur la situation de la requérante afin de trouver une solution permettant d’y mettre fin.
La CEDH souligne sur ce point le contexte tendu consécutif aux démarches infructueuses de la requérante ayant alerté sur le comportement du prétendu agresseur à son égard.
Sur la nature des propos litigieux, les juridictions françaises ont estimé qu’il ne peut pas être reproché à la requérante, dans le contexte qu’elle subissait, de s’exprimer de manière vive et qu’il existe des éléments permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral, voire sexuel, dans la perception de l’intéressée. Pour autant, elles ont estimé que la salariée ne pouvait pas bénéficier de l’excuse de bonne foi puisque ses propos relatifs à l’agression sexuelle ne disposaient pas d’une base factuelle suffisante.
Or, la requérante a agi en qualité de victime alléguée des faits qu’elle dénonçait, et non en qualité de citoyen ou de lanceur d’alerte. Les propos contenus dans le courriel sont des déclarations de faits. L’absence de témoins pour les faits dénoncés ainsi que l’absence de plainte relative à de tels agissements ne peuvent conduire à caractériser la mauvaise foi de la requérante.
S’agissant des effets des propos tenus par la requérante sur la réputation de la personne dénoncée, ce n’est pas tant le courriel litigieux en soi que le billet publié sur Facebook par l’époux de l’intéressée, qui ont suscité de vifs échanges et ont porté l’affaire à la connaissance du public, de sorte que le courriel envoyé n’a entraîné que des effets limités sur la réputation du prétendu agresseur.
La solution. Énonçant la solution susvisée, la CEDH conclut à l’absence de rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction au droit de la requérante à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi, de sorte qu’il y a une violation de l’article 10 de la CESDH.
La Cour souligne la nécessité, au regard de l’article 10, d’apporter la protection appropriée aux personnes dénonçant des faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes. Elle considère que les juridictions françaises, en refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi, ont fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive en exigeant qu’elle rapporte la preuve des faits qu’elle entendait dénoncer.
Elle condamne ainsi la France à verser à la requérante 8 500 euros pour dommages moral et matériel.
Pour aller plus loin :
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Réf. : CE, 2°-7° ch. réunies, 22 décembre 2023, n° 472699, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A57232A9
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par Yann Le Foll
Le 25 Janvier 2024
► Lors de la réception des travaux, le maître d'œuvre doit signaler au maître d'ouvrage toute non-conformité de l'ouvrage aux stipulations contractuelles, aux règles de l'art et aux normes qui lui sont applicables.
Rappel. La responsabilité des maîtres d'œuvre pour manquement à leur devoir de conseil peut être engagée, dès lors qu'ils se sont abstenus d'appeler l'attention du maître d'ouvrage sur des désordres affectant l'ouvrage et dont ils pouvaient avoir connaissance, en sorte que la personne publique soit mise à même de ne pas réceptionner l'ouvrage ou d'assortir la réception de réserves (CE, 28 janvier 2011, n° 330693, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7479GQ3).
Apport CE. Ce devoir de conseil implique que le maître d'œuvre signale au maître d'ouvrage toute non-conformité de l'ouvrage aux stipulations contractuelles, aux règles de l'art et aux normes qui lui sont applicables, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l'ouvrage (annulation CAA Lyon, 4e ch., 2 février 2023, n° 20LY02143 N° Lexbase : A85869BM).
Précision. Il a déjà été jugé que ce devoir de conseil implique que le maître d'œuvre signale au maître d'ouvrage l'entrée en vigueur, au cours de l'exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l'ouvrage, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l'ouvrage (CE, 2°-7° ch. réunies, 10 décembre 2020, n° 432783, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A611839H).
Précisions rapporteur public. La Haute juridiction étend ici cette solution « à des réglementations distinctes des spécifications du marché et ce y compris lorsque les normes en cause ont été méconnues dès le stade de la conception de l’ouvrage » comme l’indique le rapporteur public Nicolas Labrune dans ses conclusions. Selon lui, « votre jurisprudence sur les effets extinctifs de la réception ne saurait jamais interdire au maître d’ouvrage de rechercher la responsabilité de son maître d’œuvre à raison d’un manquement à son devoir de conseil, même lorsque ce manquement porte sur un vice de conception de l’ouvrage. Les deux responsabilités du maître d’œuvre – comme constructeur et comme conseil du maître d’ouvrage – sont distinctes et se cumulent : le fait que la réception éteigne l’une doit, selon nous, demeurer sans incidence sur l’autre ».
Pour aller plus loin : v. ÉTUDE, L'exécution du marché public, La réception des travaux, in Marchés publics – Commande publique (dir. P. Tifine), Lexbase N° Lexbase : E1138EUP. |
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Réf. : Loi n° 2023-1322, du 29 décembre 2023, de finances pour 2024 N° Lexbase : L9444MKY
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par Isabelle Vareille, Notaire, Lexfair Notaires et Maxime Loriot, Doctorant en droit international privé – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Le 25 Janvier 2024
Mots-clés : loi de finances pour 2024 • fiscalité patrimoniale • notaire • Dutreil • IFI
La loi de finances pour 2024 a été adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale, en application de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution.
Sans surprise, la loi de finances comporte plusieurs mesures fiscales afférentes au secteur patrimonial. Ces innovations concernent à la fois le pacte Dutreil par l’exclusion de la location de locaux meublés ou d’établissements commerciaux ou industriels équipés (I), l’impôt sur la fortune immobilière (II) mais surtout la question du quasi-usufruit de somme d’argent par la mise en place d’un mécanisme anti-abus (III).
I. Les innovations en matière de Dutreil transmission
À titre liminaire, il convient tout d’abord de rappeler que les transmissions à titre gratuit d’actions ou de parts de société sont susceptibles de bénéficier d’une exonération des droits de mutation à titre gratuit à concurrence des trois quarts de leur valeur. Il s’agit ici du régime de faveur Dutreil-transmission réglementé par l’article 787 B du Code général des impôts N° Lexbase : L8080MHQ.
Pour bénéficier de ce dispositif fiscal, le législateur prévoit qu’il est nécessaire que la transmission porte sur des titres d’une société ayant une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale, à l’exclusion des activités de nature civile. Sont considérées comme activités commerciales les activités mentionnées à l’article 34 N° Lexbase : L4844IQH et à l’article 35 N° Lexbase : L3342LCR du CGI, à l’exclusion des activités de gestion par une société de son propre patrimoine immobilier.
En jurisprudence, le Conseil d’État estime traditionnellement que les sociétés exerçant plusieurs activités peuvent bénéficier du dispositif Dutreil si l’activité opérationnelle (industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale) reste prépondérante [1]. Le caractère prépondérant de l’activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale s’apprécie en fonction d’un faisceau d’indices déterminés d’après la nature de l’activité et les conditions de son exercice [2].
Cette exonération est toutefois conditionnée au respect de plusieurs conditions au jour de la transmission à titre gratuit :
La question des activités éligibles au dispositif d’exonération partielle des droits de mutation à titre gratuit a fait l’objet d'un contentieux relativement dense en jurisprudence et en doctrine, tenant avant tout à la définition de l’activité commerciale.
Par plusieurs arrêts en date du 1er juin 2023 [3], , 21 juin 2023 [4] et du 29 septembre 2023 [5], la Chambre commerciale de la Cour de cassation et le Conseil d’Etat a pris le contrepied de la doctrine administrative et a inclus la location de locaux meublés ainsi que la location de locaux industriels et commerciaux équipés parmi les activités commerciales éligibles au dispositif Dutreil.
La réaction du législateur se faisait attendre rapidement. C’est à l’occasion d’un amendement au projet de loi de finances pour 2024 déposé le 17 octobre 2023 que le Gouvernement a tranché la question en faveur de la position de la doctrine fiscale. Les activités commerciales exercées aux articles 34 et 35 du CGI sont désormais éligibles au régime Dutreil sous réserve qu’elles ne constituent pas pour la société qui les exerce une activité de gestion de son propre patrimoine mobilier ou immobilier.
Par ailleurs, le projet de loi de finances consacre une définition de l’activité mixte au premier alinéa de l’article 787 B : le dispositif de faveur est réservé aux sociétés exerçant l’activité éligible à titre principal uniquement.
Plus encore, le législateur apporte pour la première fois une définition pour les holdings animatrices. Est désormais qualifiée de holding animatrice toute société ayant « pour activité principale la participation active à la conduite de la politique de son groupe constitué de sociétés contrôlées directement ou indirectement, exerçant une activité opérationnelle ». L’éligibilité de la holding animatrice s’opèrera dans les conditions de droit commun au même titre que pour les autres sociétés dont l’activité principale est opérationnelle. Le législateur a ici pour mérite d’aligner les critères d’appréciation de la holding animatrice avec les sociétés opérationnelles.
Ces innovations relatives au régime Dutreil s’appliquent désormais aux transmissions intervenues à compter du 17 octobre 2023.
II. Les innovations en matière d’impôt sur la fortune immobilière (IFI)
L’impôt sur la fortune immobilière (IFI) est un impôt déclaratif, progressif et payable annuellement assis sur les actifs immobiliers détenus par les personnes physiques. L’assiette taxable de l’IFI correspond à la valeur nette de l’ensemble des actifs immobiliers appartenant au premier janvier de l’année d’imposition aux contribuables concernés. Sont soumises à cet impôt les contribuables dont le patrimoine immobilier non affecté à l’activité professionnelle excède 1 300 000 euros au 1er janvier.
La méthode de calcul de l’IFI a fait l’objet d’évolutions significatives depuis son adoption par la loi de finances pour l’année 2018. La loi de finances 2024 n’y déroge pas et consacre la création d’un nouveau dispositif anti-abus destiné à exclure les dettes non afférentes à des actifs imposables pour déterminer la valeur nette des parts sociales pour les besoins de l’IFI (CGI. art. 973, IV nouveau N° Lexbase : L9081LNN).
Pour mémoire, les parts et actions de sociétés sont imposables à l’impôt sur la fortune immobilière à concurrence de la fraction de la valeur des biens ou droits immobiliers détenus, directement ou indirectement, par la société. Avant la loi de finances pour 2024, la méthode retenue consistait à valoriser la valeur des parts sociales ou actions en tenant compte de la valeur des biens immobiliers et en valorisant le passif de la société.
Désormais, la loi de finances pour 2024 prévoit qu’il ne faut tenir compte dans la valorisation des parts que des dettes relatives à l’acquisition de l’actif imposable. Le législateur a en conséquence aligné le régime des parts de société sur celui des biens immobiliers détenus directement par le contribuable.
Un mécanisme de plafonnement est également instauré afin de limiter l’application de cette mesure. La valeur des parts imposables à l’IFI ne pourra avoir pour effet d’être supérieure à leur valeur vénale dans les conditions du droit commun.
En pratique, cette nouvelle méthode de valorisation des parts de société aura un impact ciblé : elle ne concernera que les sociétés détenant des actifs variés (autres que des biens immobiliers) et des dettes autres que celles contractées pour l’acquisition des biens immobiliers.
III. La non-déductibilité de l’actif successoral des dettes de restitution exigibles nées d’une donation de somme d’argent avec réserve d’usufruit
Le quasi-usufruit consiste en un « droit équivalent à l’usufruit qui porte sur des choses consomptibles par le premier usage et, pour cette raison, confère à son titulaire la faculté de les consommer ou de les aliéner, à charge de restituer à la fin de l’usufruit soit des choses de même quantité et qualité, soit leur valeur à la date de restitution (C. civ., art. 587 N° Lexbase : L3168ABX) » [6].
La pratique de la gestion de patrimoine s’est saisie de ce mécanisme, l’appliquant fréquemment – et avec plus ou moins de témérité – à la donation avant cession de titres sociaux, voire à la donation de sommes d’argent assorties d’une réserve d’usufruit.
La technique a de quoi séduire : elle consiste pour le donateur à gratifier le donataire de sommes d’argent, en faisant réserve à son profit de l’usufruit des sommes données. Cet usufruit est donc en réalité un quasi-usufruit, lequel permet au donateur de conserver la jouissance et la libre disposition des deniers en question jusqu’à son décès. Quant à lui, le donataire se voit attribuer contre le donateur quasi usufruitier une créance de restitution, assortie ou non d’un intérêt et de garanties, dont l’exigibilité est différée à l’ouverture de la succession.
L’un des avantages notables d’une telle libéralité consistait jadis dans le traitement fiscal qui lui était réservé. La donation de somme d’argent avec réserve d’usufruit donnait lieu au paiement des droits de mutation à titre gratuit au moment de la constitution de l’usufruit. L’impôt était liquidé sur la seule valeur en nue-propriété des sommes données, déterminée par application du barème prévu à l’article 669 du Code général des impôts N° Lexbase : L7730HLU eu égard à l’âge de l’usufruitier ; encore était-ce après imputation des abattements visés aux articles 779 N° Lexbase : L6869IZG, 790 B N° Lexbase : L9408ITM, 790 D N° Lexbase : L9407ITL, 790 E N° Lexbase : L9406ITK et 790 F N° Lexbase : L9405ITI du même Code et, si les conditions en étaient réunies, de l’exonération spéciale ménagée par l’article 790 G en faveur des dons de sommes d’argent. Conformément aux dispositions de l’article 784 alinéa 2 du Code général des impôts, une telle donation échappait au rappel fiscal au-delà de quinze ans. Le donataire disposait quant à lui, au décès du donateur, d’une créance de restitution contre la succession de ce dernier, pour la valeur en pleine propriété des sommes transmises, assortie, le cas échéant, des intérêts échus.
C’est là, à vrai dire, la vertu même d’une libéralité grevée d’une réserve d’usufruit : reporter au décès du donateur le transfert de la propriété, et asseoir le calcul des droits sur la seule valeur, à la date de la donation, de la nue-propriété transmise.
Reste tout de même que la nature exacte des droits du quasi-usufruitier fait débat. Contrairement à l’usufruitier, titulaire seulement de l’usage et de la jouissance viagers, le quasi-usufruitier se trouve investi sur les biens soumis à son usufruit des prérogatives du propriétaire : il est libre d’en disposer à sa guise, à seule charge de restituer au nu-propriétaire une valeur identique.
Il était donc permis d’objecter qu’une telle opération n’entraînait aucun appauvrissement. Certes, la donation de somme d’argent avec réserve de quasi-usufruit engendre bien une créance au profit du donataire ; toutefois, le dessaisissement matériel du disposant n’intervient qu’à son décès. Dans l’hypothèse où les biens successoraux ne permettraient pas de faire face à la créance de restitution le moment venu, et sauf les éventuelles garanties qui auraient été constituées à son profit, le gratifié se trouve alors dans la position délicate de voir son émolument lui échapper.
Il faut bien reconnaître que, faute d’un objectif civil distinct suffisamment documenté, ce schéma aboutissait, pour l’essentiel, à générer – parfois dans la seule limite des abattements – du passif fiscal déductible. La crainte se faisait donc jour que l’administration fiscale ne trouvât matière à qualifier un abus de droit fiscal, sur le fondement soit de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales, soit de l’article L. 64 A du même Livre pour les actes passés depuis le 1er janvier 2020. Aussi la pratique considérait-elle déjà ces libéralités, de longue date, avec une judicieuse circonspection [7].
Toutefois, le Comité de l’Abus de Droit Fiscal, saisi de la question, avait récemment rendu deux avis remarqués [8], qui paraissaient offrir un second souffle au schéma de transmission qui nous occupe.
Dans l’une et l’autre affaire concernées, l’administration contestait, sur le fondement de l’abus de droit, que des dettes de restitution nées de donations de sommes d’argent avec réserve de quasi-usufruit fussent déductibles dans la succession du donateur. L’argument tenait au prétendu caractère fictif de l’opération, en raison de l’absence de dessaisissement immédiat – laquelle évinçait tout animus donandi.
L’approche retenue par le Comité fut tout autre. Constatant que les sommes d’argent transmises étaient effectivement présentes dans le patrimoine du donateur à la date de la donation, il écarta le grief de fictivité de l’opération, fût-ce en l’absence de garanties constituées au profit du gratifié nu-propriétaire. Il ajouta que la dette de restitution, devenue exigible au moment de l’extinction de l’usufruit, avait bel et bien vocation à être supportée par l’ensemble de l’actif successoral. Et l’administration de se ranger à cet avis.
Las ! Le Sénat, à la faveur d’un amendement n° I-1868 rect. bis [en ligne] adopté le 23 novembre dernier, s’est bien vite appliqué à doucher les espoirs des contribuables – et des moins pusillanimes de leurs notaires.
Le nouvel article 774 bis du Code général des impôts, introduit par cet amendement pour l’ensemble des successions ouvertes à compter du 1er janvier 2024, dispose que « ne sont pas déductibles de l’actif successoral les dettes de restitution exigibles qui portent sur une somme d’argent dont le défunt s’était réservé l’usufruit » [9]. La valeur de la dette de restitution dans son intégralité donne ainsi lieu à la liquidation des droits de mutation à titre gratuit selon le degré de parenté existant entre le nu-propriétaire et l’usufruitier, et soit au moment de l’ouverture de la succession, soit encore au moment de la constitution de l’usufruit si les droits dus sont inférieurs.
L’exposé des motifs du texte est au demeurant d’une brutale concision : il s’agit là de « dissuader le recours à des opérations qui sont principalement motivées par un objectif d’optimisation fiscale ».
Dans l’esprit d’éviter une double imposition, l’article 774 bis II in fine prévoit, suivant une méthode bien connue, l’imputation des droits acquittés lors de la constitution de l’usufruit sur les droits dus au décès par le nu-propriétaire devenu créancier de la succession. Cette imputation s’exécute dans la limite des droits acquittés au moment de l’ouverture de la succession, et sans que l’éventuel excédent donne lieu pour le contribuable à restitution.
On observera, tout d’abord, que le texte ne distingue pas selon que les droits acquittés lors de la constitution de l’usufruit l’ont été par le nu-propriétaire ou par l’usufruitier. En bonne logique, et par analogie avec la doctrine fiscale applicable à la présomption édictée à l’article 751 du Code général des impôts [10], il est permis de pronostiquer que l’imputation sera admise y compris dans le second cas, au prix certainement de la réintégration à l’actif de la succession d’une créance de même montant contre le donataire [11].
On pourra regretter, ensuite, que l’article 774 bis nouveau du Code général des impôts aboutisse à introduire une présomption irréfragable de fictivité qui ne pénalisera, en définitive, que ceux des contribuables qui n’ont pas les moyens de s’appauvrir immédiatement.
C’est là méconnaître qu’une donation de sommes d’argent avec réserve d’usufruit peut présenter, dans certains cas, un véritable intérêt civil. Il s’agira parfois de composer le lot d’un donataire copartagé, afin de parvenir à une donation-partage plutôt qu’à une donation simple [12]. Le donataire alloti de la nue-propriété de sommes d’argent peut en effet pleinement consentir à ne recueillir son émolument qu’au décès de son auteur, pour éviter de démunir ce dernier tout en permettant à ses codonataires d’échapper au rapport. Il faut encore rappeler qu’en pareille hypothèse, les dispositions de faveur de l’article 1078 du Code civil seront naturellement inapplicables : c’est bien la valeur des lots à l’époque du décès, et non de la donation-partage, qui donnera lieu à la réunion fictive et à l’imputation prévue à l’article 922 du Code civil.
C’est enfin relativiser, en creux, l’intérêt du dispositif récemment introduit à l’article L. 64 A du Livre des procédures fiscales N° Lexbase : L9137LNQ par la loi n° 2018-1317, du 28 décembre 2018, de finances pour 2019 N° Lexbase : L6297LNK qui avait pourtant fait couler beaucoup d’encre. Cette procédure dite de « mini-abus de droit », applicable aux rectifications notifiées à compter du 1er janvier 2021 portant sur des actes passés ou réalisés à compter du 1er janvier 2020, avait en effet précisément pour objet de permettre à l’administration d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les opérations « principalement motivées par un objectif d’optimisation fiscale ». Il aurait ainsi pu paraître souhaitable de laisser à l’administration le soin et le temps d’investir au cas par cas ce nouvel outil, plutôt que d’édicter ici une présomption générale et irréfragable.
Le praticien trouvera à se consoler un peu, s’il en était besoin, en observant que les donations de sommes d’argent assorties de réserve d’usufruit relèvent, en fait, de l’épiphénomène.
[1] BOI-ENR-DTMG-10-20-40-10, n° 15.
[2] CE 3° et 8° ch.-r., 23 janvier 2020, n° 435562, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A56683CW.
[3] Cass. com., 1er juin 2023, n° 22-15.152, F-D N° Lexbase : A12479YT.
[4] Cass. com., 21 juin 2023, n° 21-18.226, F-D N° Lexbase : A424294U.
[5] CE 3° et 8° ch.-r., 29 septembre 2023, n° 473972, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A57171IL.
[6] Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, dir. G. Cornu, 15e éd. (3 janvier 2024), PUF, coll « Dictionnaires Quadrige », v° « Quasi-usufruit ».
[7] V. par ex. A. Chappert, La donation avec réserve de quasi-usufruit : une possibilité à utiliser avec modération en matière fiscale, Defrénois, 15 août 1997, p. 906.
[8] CADF, Séance n° 1, 11 mai 2023, aff. n° 2022-15 et 2022-16 [en ligne].
[9] CGI, art. 774 bis I.
[10] QE n° 3406, de M. Bertrand Jean-Marie, JOANQ 5 juillet 1993 p. 1877, min. bud., porte-parole du gouvernement, réponse publ. 27 septembre 1993 p. 3190, 10ème législature N° Lexbase : L6488BHR.
[11] Cass. com., 13 novembre 2003, n° 01-16.358, FS-P N° Lexbase : A1260DAW: Bull. civ. IV, n° 16 ; JCP N, 2004, 1215.
[12] Il faut en effet rappeler qu’« il n’y a de donation-partage que dans la mesure où l’ascendant effectue une répartition matérielle de ses biens entre ses descendants » - Cass. civ. 1, 6 mars 2013, n° 11-21.892, FS-P+B+I N° Lexbase : A0602I98 : Bull. civ. I, n° 34 ; RTDCiv., 2013, p. 424, obs. M. Grimaldi ; RLDC, 2013, n° 106, p. 47, obs. M. Nicod ; Defrénois, 15 mai 2013, art. n° 112m1, obs. F. Sauvage ; Rev. Dr. Fam., 2013, comm. n° 91, p. 32, note B. Beignier ; JCP N, 2013, n° 23, 1162, note J.-P. Garçon ; AJ Famille 2013, n°5, p. 301, obs. C. Vernières – Cass. civ. 1, 20 novembre 2013, n° 12-25.681, FS-P+B+I N° Lexbase : A7761KP7: Bull. civ. I, n° 223 ; Defrénois, 30 déc. 2013, art. n° 114n8, obs. M. Grimaldi ; Defrénois, 15 juill. 2014, art. n° 116v2, obs. B. Vareille – Cass. civ. 1, 12 juillet 2023, n° 21-20.361 et n° 21-23.425, FS-B N° Lexbase : A53961A4: Defrénois 27 juill. 2023, art. n° 215q8 ; JCP N 2023, n° act. 818 ; JCP N 2023, n°35, 1154, note Th. Le Bars ; Dr. Famille 2023, comm. 146, note M. Nicod.
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Réf. : Cass. soc., 17 janvier 2024, n° 22-17.474, F-B N° Lexbase : A35522EB
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par Charlotte Moronval
Le 27 Janvier 2024
► Au regard des autres éléments de preuve produits par le salarié, qui laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral, doit être écarté des débats l'enregistrement clandestin des membres du CHSCT qui n'est pas indispensable au soutien de ses demandes.
Faits et procédure. Un salarié sollicite la résiliation judiciaire de son contrat de travail en raison du harcèlement moral de son employeur. Pour le démontrer, il produit la retranscription d’un entretien avec les membres du CHSCT, désignés pour réaliser une enquête sur l'existence d'un harcèlement moral de l'employeur, entretien qu’il a enregistré à leur insu.
La cour d’appel juge irrecevable la retranscription, obtenue de manière déloyale. Elle relève que :
Le salarié forme un pourvoi en cassation.
La solution. La Chambre sociale de la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir écarté l’enregistrement clandestin qui n’était pas indispensable au soutien des demandes présentées.
Elle fait une application de la solution récente dégagée par l’Assemblée plénière (Ass. plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648 N° Lexbase : A27172AU), selon laquelle dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Pour aller plus loin :
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Réf. : Cass. crim., 4 octobre 2023, n° 23-81.287, F-B N° Lexbase : A03671KS
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par Trystan Lauraire, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux – ISCJ, Avocat au barreau de Marseille
Le 24 Janvier 2024
Mots‑clés : procédure pénale • droits de la défense • droit à l’assistance d’un avocat • instruction préparatoire • témoin • confrontation • articles 11, 101, 102, 113‑3 et 114 du Code de procédure pénale • nullité • grief présumé
Au regard des articles 11, 101, 102, 113‑3 et 114 du Code de procédure pénale, l’assistance d’un témoin lors d’une confrontation ou d’une audition en phase d’instruction est une irrégularité relative aux conditions d’administration de la preuve faisant nécessairement grief.
Le droit à l’assistance d’un avocat a connu, depuis plus d’une décennie, des évolutions majeures en faveur d’une plus grande protection du mis en cause. Parmi les changements notables, le critère générant la reconnaissance de ce droit subjectif a, notamment dans le cadre des auditions policières, peu à peu glissé de la contrainte à la suspicion [1]. À l’aune de cette nouvelle clé de lecture, se posait alors la question de la possibilité pour un témoin d’être assisté par un avocat, lors d’une audition ou d’une confrontation, dans le cadre d’une instruction préparatoire. Aussi, si l’interrogation relative au devenir procédural de tels actes d’investigation s’avère, à la lecture de l’arrêt rendu par la Chambre criminelle le 4 octobre 2023 [2], résolue, le questionnement autour de la position adoptée demeure, lui, particulièrement opportun, notamment quant à l’attribution des droits de la défense sans la qualité de partie au procès [3].
En l’espèce, à la suite d’une plainte pour des faits de viol et d’agression sexuelle à l’encontre du père de la partie civile, un juge d’instruction fait procéder à une confrontation entre cette dernière, le mis en cause, placé sous le statut de témoin assisté et deux témoins, la sœur et la mère de la partie civile qui, toutes les deux, étaient assistées par un avocat dont l’un avait obtenu une copie du dossier avant la confrontation.
Saisie par le juge d’instruction, la chambre de l’instruction considéra que la confrontation ne devait pas être annulée en raison, notamment, de l’absence de grief puisque le procès‑verbal de confrontation ne faisait aucune mention d’une intervention ou d’une observation du conseil de l’un des témoins. La partie civile forma alors pourvoi auquel la Chambre criminelle répondit, sans détour ni nuance, en sanctionnant la position adoptée par les juges du fond.
Au visa des articles 11 N° Lexbase : L1309MAQ, 101 N° Lexbase : L3434AZ9, 102 N° Lexbase : L1003DYS, 113‑3 N° Lexbase : L3174I3X et 114 N° Lexbase : L2767KGL du Code de procédure pénale, la Haute juridiction rappelle, d’abord, que « seules les personnes mises en examen, les parties civiles et les témoins assistés peuvent être assistés, lorsqu’ils sont entendus par le juge d’instruction, par un avocat qui peut accéder au dossier de la procédure, un témoin ne pouvant bénéficier d’une telle assistance ». La Cour précise, ensuite, que « l’assistance d’un témoin par un avocat lors de son audition constitue une irrégularité touchant aux conditions d’administration de la preuve qui fait nécessairement grief ». Enfin, cette dernière ajoute que « l’accès au dossier de la procédure par un avocat qui assiste un témoin constitue une violation du secret de l’instruction ».
De par ses motifs, la solution adoptée interpelle à deux égards. En premier lieu, la Cour souligne l’irrégularité de l’assistance, par un avocat, d’un témoin lors d’une audition ou d’une confrontation devant le juge d’instruction (I). Outre ledit manquement, les magistrats du Quai de l’Horloge y attachent, en second lieu, un régime de sanction qui, faute de motivation convaincante, ne fait que participer à un climat de défiance à l’endroit des avocats [4] (II).
I. L’irrégularité
En se fondant sur les articles 11, 101, 102, 113‑3 et 114 du Code de procédure pénale, la Cour offre, dans les motifs de la décision commentée, un raisonnement en deux temps puisant sa force dans de (fausses) évidences. La Cour vise en effet des textes pour énumérer, dans un premier temps, les intervenants à la procédure ayant droit à l’assistance d’un avocat et en déduire, dans un second temps, que le témoin ne peut bénéficier d’une telle assistance. Le raisonnement se veut, presque mathématique, de sorte qu’en bonne gardienne de la loi, la Cour considère que tout ce que cette dernière n’a pas explicitement prévu demeure, par principe, prohibé. Or, force est de constater que la Haute juridiction répressive a pu, par le passé, se montrer moins regardante lorsqu’il s’agissait d’avoir une lecture constructive – quoique pas trop quand même à en juger par les arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme [5] – de l’article 81 N° Lexbase : L9490LP8 du Code de procédure pénale [6].
De manière quelque peu manichéenne, il est possible de considérer que le Code de procédure pénale serait un texte autorisant, là où le Code pénal est, à l’inverse, une compilation de prohibitions. Pour autant, la logique voulant que ce qui n’est pas prévu par la loi soit, de facto, irrégulier repose sur un postulat faisant de la procédure la sœur jumelle de la liberté, pour reprendre la formule consacrée, puisque la prohibition de l’arbitraire et, partant, le droit à la sûreté, reposerait notamment sur l’existence d’une loi, ou à tout le moins, d’une norme claire et précise. En considération d’un tel fondement, le raisonnement apparaitrait alors très peu transposable à la seule reconnaissance d’un droit subjectif à l’un des intervenants à la procédure. Passé le cap de « l’évidence », l’argument tenant à l’absence de texte se révèle donc peu convaincant.
On peut considérer, puisque l’article 11 du Code de procédure pénale est visé, que le secret de l’instruction constitue, en réalité, le fondement décisif de la position adoptée. Comme le relève un auteur, « c’est parce que l’information judiciaire est secrète que seules les personnes autorisées par la loi peuvent assister à une mesure d’instruction » [7]. Pour autant, on peut légitimement s’interroger sur la place réelle que la Cour attribue au secret de l’instruction dans ce premier « attendu ». En effet, elle ne se fonde pas, explicitement, au secret. Elle ne le fait que plus tard lorsqu’elle précise que « l’accès au dossier de la procédure par un avocat qui assiste un témoin constitue une violation du secret de l’instruction ». Certes, la Cour se réfère, dans ce premier attendu, à l’accès au dossier puisqu’elle retient que « seules les personnes mises en examen, les parties civiles et les témoins assistés peuvent être assistés, lorsqu’ils sont entendus par le juge d’instruction, par un avocat qui peut accéder au dossier de la procédure, un témoin ne pouvant bénéficier d’une telle assistance ». Pour autant, si ce n’est que par l’entremise de l’accès au dossier que le secret de l’instruction fonde la prohibition de l’assistance d’un témoin par un avocat, ledit fondement n’aurait plus rien de décisif et, a contrario, permettrait, faute d’accès, une telle assistance. L’espèce, particulière en ce que l’un des avocats des témoins avait effectivement eu accès à la procédure, ne permet semble‑t‑il pas d’identifier avec certitude les conséquences que la Cour attache au secret de l’instruction.
Reste, toutefois, à se prémunir de certains raisonnements aussi approximatifs que dangereux. On a pu lire notamment, que le témoin n’a, « procéduralement parlant toujours, pas de parti pris et prête serment de certifier l’existence d’un ou de plusieurs faits dont il a eu personnellement connaissance » et, que, dès lors « on ne pourrait que s’interroger sur la véracité du témoignage d’une personne qui a eu connaissance du dossier et qui vient assistée d’un avocat, comme si elle avait quelque chose à défendre » [8]. D’une part, on ne saurait considérer que le principe du contradictoire serait un frein à la manifestation de la vérité. D’autre part, en quoi la volonté d’un individu d’être assisté par un avocat signifierait qu’il aurait à se défendre de quoi que ce soit ? Que la loi fasse de la suspicion l’élément générateur des droits de la défense est une chose. Pour autant, cela ne signifie, en aucune façon, que la volonté, pour qui que ce soit, d’user de l’un de ses droits serait synonyme de dissimulation, voire l’aveu d’un reproche. Une telle argumentation reviendrait, finalement, à lier l’existence et l’exercice des droits de la défense – et plus largement de tous les droits fondamentaux – à leur utilité subjective, ce qui, de manière triviale, reviendrait à penser que si l’on n’a rien à se reprocher, peu importe finalement que l’on soit écouté à notre insu, voire qu’il serait suspect de rechigner à être écouté ou, pour en revenir à notre espèce, d’être assisté par un avocat. Un tel raisonnement, connu de nombre de professionnels lorsqu’ils prêtent assistance à leurs clients placés en garde à vue, s’avère particulièrement dommageable à la perception du rôle de l’avocat.
II. La sanction
Au‑delà de considérer que l’assistance d’un témoin par un avocat constitue une irrégularité, la Cour de cassation soumet cette dernière à un régime de sanction particulièrement lourde puisque celle‑ci retient que « l’assistance d’un témoin par un avocat lors de son audition constitue une irrégularité touchant aux conditions d’administration de la preuve, qui fait nécessairement grief ». S’il faut reconnaitre à la formule une certaine dose d’autorité, on peine, à l’inverse, à lui attribuer une quelconque pertinence.
La jurisprudence admet, opportunément, que certaines irrégularités fassent nécessairement grief sans pour autant révéler, explicitement, un critère d’identification [9]. Lors du placement en garde à vue, il en est ainsi, par exemple, du retard dans l’information donnée au procureur de la République non justifié par des circonstances insurmontables [10] ou du défaut de notification du droit à l’assistance d’un avocat [11]. Reste, néanmoins, que faire des conditions d’administration de la preuve le fondement, ou l’un des fondements, de ce régime de nullité laisse perplexe au regard du droit positif.
L’administration de la preuve renvoie, bien que le recours à cette notion ait pu être contesté par la doctrine [12], aux « opérations qui consistent à collecter les preuves et à les trier » [13]. On peut donc en déduire, à l’aune du motif commenté, que dès lors qu’une irrégularité touche aux conditions de collecte de la preuve, le grief devrait être présumé. Or, une telle solution est, à l’évidence, en inadéquation avec le droit positif puisqu’elle reviendrait à présumer le grief de toutes les irrégularités touchant aux actes d’investigation, ce qui n’est pas le cas. À titre d’exemple, le défaut de notification d’une nouvelle infraction à un suspect ne peut entrainer la nullité de la garde à vue si ce dernier n’a pas été entendu sur ces faits, cette irrégularité ne causant aucun grief si la personne gardée à vue n’a tenu aucun propos sur cette nouvelle qualification [14]. De même, le défaut de notification du lieu de l’infraction, pourtant prévue à l’article 63‑1, 2° du Code de procédure pénale N° Lexbase : L4971K8M, ne peut entrainer le prononcé d’une nullité que si elle a eu pour effet de porter atteinte aux intérêts de la partie concernée [15]. Il ne fait donc aucun doute qu’en l’état du droit positif, les conditions d’administration de la preuve ne constituent pas le critère d’identification des présomptions de grief. Par ailleurs, on peut douter qu’il le devienne sauf à ce que cet arrêt du 4 octobre 2023 augure de grands bouleversements, ce qui n’est, à l’évidence, pas le cas.
Difficile, alors, d’identifier avec certitude les raisons justifiant un tel courroux. La violation du secret de l’instruction a pu être invoquée, mais la structure de la décision ne semble pas, là encore, en faire le fondement justifiant le régime. Par ailleurs, il eut été alors plus judicieux de voir dans l’intervention de l’avocat une nullité d’ordre public.
Du reste, on pourrait considérer que ce régime se justifie en raison de la difficulté qu’il y aurait, pour la partie souhaitant invoquer la nullité de l’acte, à rapporter la preuve d’un grief. Pour autant, cette position ne résiste pas à l’analyse. Premièrement, il est des hypothèses où la preuve du grief pourrait, aisément, être rapportée. Si le conseil intervient explicitement lors d’un acte d’instruction auquel il ne devrait pas être convié, en posant notamment des questions, on peut supposer qu’une telle action porterait atteinte aux intérêts des parties à la procédure ayant été visées. Reste, deuxièmement, que cette hypothèse n’épuise fort heureusement pas le rôle de l’avocat lors d’une confrontation et dont les conséquences, invisibles, feraient échec à la démonstration d’un grief. On pense, notamment, à la préparation de cet acte d’instruction. Pour autant, le régime adopté ne peut, en aucune façon, trouver sa justification dans ces différentes hypothèses. Il en est ainsi, d’une part, parce que la prohibition de l’assistance n’interdit, aucunement, à un témoin de se rendre chez un avocat afin de lui demander conseil. Surtout, on ne saurait, deuxièmement, passer sous silence l’obligation faite au témoin de prêter serment de sorte que, assisté ou non, l’obligation pesant sur ce dernier demeure identique. Certes, on pourrait alors objecter que le serment et donc, finalement, le renforcement supposé de la véracité attachée au propos du témoin ferait échec à la démonstration d’un grief. On peine alors à voir en quoi la présence de l’avocat serait, à elle seule, de nature à altérer la vérité proposée sauf à craindre, par principe, que l’assistance serait synonyme d’un travestissement de la réalité qui, en raison du serment, ne pourrait être démontré.
[1] En ce sens et sur ce point : R. Ollard, Quel statut pour le suspect au cours de l’enquête pénale ?, JCP G, 2014, n° 36, doctr. 921.
[2] Cass. crim., 4 octobre 2023, n° 23‑81.287, F‑B N° Lexbase : A03671KS
[3] Sur ce point, v. : A. Bergeaud‑Wetterwald, Les garanties de défense sans la qualité de partie au procès. Réflexions sur la notion de partie à l’acte juridique, in Liber amicorum en hommage à Yannick Capdepon (dir. E. Baron, A. Bergeaud‑Wetterwald, E. Bonis, J. Lagoutte, J.‑C. Saint‑Pau), Editions Bière, novembre 2023, p. 5.
[4] En ce sens, v. : A.‑S. Chavent‑Leclère, Ni assistance du témoin par un avocat lors d’une confrontation, ni accès au dossier, Procédures, décembre 2023, n° 12, comm. 331.
[5] CEDH, 24 avril 1990, Req. n° 7/1989/167/223, Kruslin c/ France N° Lexbase : A6323AW4, § 27 et 30, Série A n°176‑A ; obs. R. Koering‑Joulin, D., 1990, chron. p. 187 ; Ibid., p. 357, obs. J. Pradel ; obs. J. Pradel, Les écoutes téléphoniques : un régime sous surveillance, RFDA, janvier‑février 1991, n° 1, p. 83‑89. CEDH, 24 avril 1990, Req. n° 4/1989/164/220, Huvig c/ France N° Lexbase : A6324AW7, § 26 et 29, Série A n°176‑B.
[6] V. not. Cass. crim., 9 octobre 1980, n°80‑93.140 N° Lexbase : A8162CGE
[7] Th. Scherer, Confrontation de l’assistance par un avocat au secret de l’instruction, Dalloz actualité, 11 octobre 2023 [en ligne]
[8] J. Chapelle, Le (simple) témoin n’est pas une partie à la procédure d’instruction, AJ pénal, novembre 2023, n° 11, p. 513.
[9] En ce sens, v. : E. Clément, « Les présomptions de griefs en procédure pénale », RSC 2020, p. 557.
[10] Cass. crim., 24 mai 2016, n° 16‑80.564, FS‑P+B N° Lexbase : A0262RR7
[11] Cass. crim., 24 juin 2009, n° 08‑87.241, FS‑P+F N° Lexbase : A1173EKN
[12] E. Vergès, G. Vial, O. Leclerc, Droit de la preuve, PUF, coll. « Thémis Droit », 14 octobre 2015, p.°261.
[13] Idem.
[14] Cass. crim., 15 octobre 2019, n° 19‑82.380 N° Lexbase : A1967ZRB
[15] Cass. crim., 27 mai 2015, n° 15‑81.142, FS‑P+B+I N° Lexbase : A8349NI3
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par Jeanne Casez, journaliste indépendante
Le 25 Janvier 2024
Mots clés : procédure prud'homale • conseil de prud'hommes • Paris • contentieux • engorgement • délai raisonnable
Avec 10 000 dossiers à traiter par an et pas moins de 832 conseillers, le conseil de prud’hommes de Paris est le plus grand de l’Hexagone. Du temps où il était engorgé, et ce jusqu’en 2022, c’était donc 10 % du contentieux prud’homal français qui risquait de prendre la poussière dans les tiroirs de l'instance. Et autant de justiciables insatisfaits.
La présidence du conseil de prud'hommes l’assure : depuis 2023, les dossiers parisiens sont traités dans des délais raisonnables. Un équilibre encore fragile, atteint grâce à la vigilance accrue de la présidence, et quelques ajustements dans sa gestion managériale. Fini, le temps où les parties pouvaient attendre deux, voire trois ans avant le jugement ?
Respectivement président et vice-président de l’instance, Jacques-Frédéric Sauvage [1] et Christophe Carrère [2] répondent aux questions de Jeanne Casez, journaliste pour Lexbase Social, sur le sujet.
Jeanne Casez : Considérez-vous que le conseil de prud'hommes de Paris est encore engorgé ?
Jacques-Frédéric Sauvage : Non. L’engorgement, c’était le cas, il y a cinq ans, dans la section de l’encadrement. Aujourd’hui, nous pouvons dire qu’à Paris, les délais sont courts. Et les avocats de la région semblent plutôt de cet avis. Notre règlement intérieur prévoit que les décisions soient notifiées dans les trois mois suivant l’audience. Généralement, c’est un délai qu’on arrive à respecter.
Jeanne Casez : Qu’entendez-vous par « les délais sont courts » ? Courts à quel point ?
Christophe Carrère : En moyenne, les décisions sont rendues au bout de seize mois. Mais c’est un chiffre à prendre avec des pincettes. Parfois, des séries de 50 dossiers arrivent au conseil. C’est, par exemple, le cas lorsque plusieurs travailleurs de plateformes engagent une procédure contre une seule société mère. Ces dossiers sont nécessairement plus longs à traiter et tirent donc cette moyenne vers le haut. D’autres fois, le licenciement est autorisé par l’inspection du travail, le dossier est introduit au conseil mais la décision de l’inspection du travail est par la suite contestée. Dans ce cas, nous devons attendre pour traiter le dossier et ça allonge une fois de plus les délais.
Je ne considère pas que le conseil de Paris est engorgé. C’est assez connu : actuellement, il vaut mieux avoir un dossier en cours à Paris plutôt que dans les Hauts-de-Seine.
Jeanne Casez : Comment expliquer cette différence avec les Hauts-de-Seine, par exemple ?
Jacques-Frédéric Sauvage : A Paris, nous délibérons le jour-même, ou dans la semaine suivant l’audience. En Province, c’est parfois un mois voire deux mois plus tard. Autre spécificité : ici, il n’y a pas d’audience de mise en état, c’est aux parties de la faire elles-mêmes. Si elles sont prêtes, on passe directement du bureau de jugement au bureau de conciliation. Si elles ne le sont pas, reste la possibilité de radier le dossier. Selon moi, les audiences de mise en état allongent les délais de jugement, parfois inutilement.
Mais le problème des autres conseils réside avant tout dans le manque de personnel. À Nanterre, ils seraient prêts à doubler le nombre d’audiences s’ils le pouvaient mais c’est inutile sans le nombre suffisant de greffiers. Dans certains conseils, les audiences sont carrément ajournées dès l’automne car il n’y a plus de greffiers jusqu’à la fin de l’année. Les effectifs diminuent aussi à Paris et ils deviendront peut-être un jour incompressibles. Le ministère de la Justice manifeste sa volonté de les gonfler dans tout le pays mais ça prend du temps. Un greffier se forme en trois ans, par exemple.
Jeanne Casez : Selon vous, pourquoi et comment les délais de traitement de dossiers ont été réduits à Paris, ces dernières années ?
Christophe Carrère : Nous essayons d’abord d’associer les parties à l’élaboration d’un calendrier de procédure et de les faire adhérer aux délais. Nous demandons au demandeur quand il estime être en mesure de pouvoir rendre ses pièces et conclusions. Puis, nous faisons de même avec le défendeur. En fonction de ce qui leur semble possible, nous nous entendons enfin sur une date limite d’échange de pièces.
La lenteur de traitement des dossiers ne peut pas être uniquement imputable au conseil. Il y aura toujours des avocats qui ne respecteront pas les délais. Et ce, de manière plus ou moins stratégique car, in fine, il faut bien que l’affaire soit jugée. Les dossiers peuvent effectivement traîner du fait des parties, et parfois pour des raisons très légitimes. En tout cas, le fait de dialoguer avec elles sur la question nous permet d’éviter des situations où nous sommes mis devant le fait accompli, obligés d’accepter un renvoi en audience.
Jacques-Frédéric Sauvage : Nous avons également réajusté la répartition de nos conseillers. Moins au commerce, plus à l’encadrement, car c’est ce dernier secteur qui était le plus engorgé. Le nombre d’audiences a été augmenté tandis que les délais de maintien en bureau de conciliation sont passés de 6 à 3 mois. Nous nous sommes aussi entendus sur le fait que quand le demandeur ne fournit pas les pièces nécessaires, un renvoi est accordé avant le lancement du dossier coûte que coûte, sur la base de ce qui a été rendu. Cette note a été formulée aux conseillers mais ce ne sont que des orientations. Derrière, nous ne maîtrisons pas tout.
Jeanne Casez : Ces nouvelles mesures présentent-elles des limites ?
Jacques-Frédéric Sauvage : Oui, bien sûr. Car les délais ne s’accélèrent pas à tout prix. Par exemple, quand la durée de maintien en bureau de conciliation était encore de six mois, les parties avaient le temps de se voir et de trouver un accord. Aujourd’hui, en trois mois, il arrive que ce ne soit plus le cas.
Christophe Carrère : La difficulté, plus que de raccourcir les délais, c’est d’atteindre le juste délai. Il existe des impératifs inatteignables. Lorsqu’il était député, M. Braillard avait, par exemple, souhaité que les audiences surviennent dans le mois suivant l’introduction des dossiers. Tout le monde avait répondu que cette demande n’était pas raisonnable. Dans les faits, c’est injouable. Les greffes ont donc la souplesse de demander aux parties si un délai de trois mois avant la première audience leur convient. Car autrement, ils ne seraient pas prêts à temps.
Jeanne Casez : Malgré tout, certains dossiers parisiens mettent encore parfois deux ans à être traités. Comment expliquez-vous cela ?
Jacques-Frédéric Sauvage : La difficulté majeure, c’est le départage et la cour d’appel, qui allongent considérablement les délais. A Paris, environ 25 % des dossiers finissent en départage. Personnellement, je rêve d’un conseil de prud’hommes où ce chiffre est à 0 %. Le départage nécessite l’exercice de juges départiteurs. A Paris, on a la chance d’en avoir six, qui devraient être uniquement rattachés à notre instance. Mais en réalité, certains sont aussi appelés aux assises. J’essaie de convaincre les conseillers de ne pas aller en départage. Surtout d’éviter ce qui pourrait s’appeler des « départages d’humeur », qui ne seraient pas forcément nécessaires.
Christophe Carrère : Nous ne voulons pas dire que le départage est interdit, ni foncièrement mauvais. Parfois, il amène des solutions alternatives. Apprendre que le conseil s’est mis en partage de voix peut pousser certains justiciables à repenser l’affaire, à comprendre qu’elle se situe dans une zone grise, qu’elle peut être lue dans un sens comme dans un autre. Et dans certains de cas, la perspective du départage encourage les justiciables à trouver une solution à l’amiable.
Jeanne Casez : Nous venons d'apprendre que l'État a été condamné à verser 7 millions d'euros d'amende pour dédommager des justiciables dont le traitement de dossiers s'est éternisé [3]. Est-ce le cas de beaucoup d’affaires originellement introduites au conseil de prud'hommes de Paris ?
Jacques-Frédéric Sauvage : L’année dernière, la responsabilité de l’État a été mise en cause pour un millier de dossiers auprès de la cour d’appel de Paris. Une dizaine concernait notre conseil. Ce sont essentiellement des affaires qui sont allées jusqu’au départage.
C’est une préoccupation majeure des présidents de la cour d’appel. Pour l’instant, les délais du conseil de prud’hommes de Paris ont l’air de leur convenir. Il y a sept ans de cela, nous avons aussi obtenu de la cour d’appel d’être informés et interrogés en amont sur les dossiers en question, ce qui nous a laissé la chance d’avancer que parfois, la lenteur du traitement des dossiers était aussi imputable aux parties et aux avocats, et d’expliquer pourquoi.
Christophe Carrère : Il faut savoir qu’aujourd’hui, un site internet propose aux justiciables de demander une indemnisation s’ils estiment avoir été lésés par la lenteur du traitement de leur dossier. Bercy a effectivement fixé un barème, ajusté en fonction du retard pris par les dossiers. C’est une sorte de trappe toute faite, qui permet d’automatiser les compensations, et qui coûte, de fait, beaucoup moins cher à l’État.
Jeanne Casez : Quelles situations pourraient faire replonger le conseil de Paris dans une situation d’engorgement ?
Jacques-Frédéric Sauvage : Nous ne sommes pas pessimistes mais tout de même inquiets de l’amendement sénatorial passé au mois de septembre 2023. Celui-ci limite le nombre de mandats à 5 et l’âge des conseillers prud’homaux à 75 ans.
A Paris, 19 présidents de chambre sur 23, dont moi-même, devront quitter leur fonction les prochaines années du fait de cet amendement. Tous sont retraités. Or, qui dit présidence, dit rédaction de jugement ; c’est une fonction qui demande beaucoup de temps. Je doute qu’autant d’actifs veuillent s’y engager.
[1] Ancien directeur adjoint d’une société immobilière, Jacques-Frédéric Sauvage a dédié 44 ans de sa carrière à la justice prud'homale. Il quittera la présidence du conseil de prud’hommes de Paris dans les deux prochaines années.
[2] Christophe Carrère est cheminot à la Gare de Lyon. En 2024, il assure la vice-présidence du conseil de prud’hommes de Paris, en alternance avec le Président, Jacques-Frédéric Sauvage.
[3] L'État condamné à payer 7 millions d'euros pour des délais de justice déraisonnables aux prud'hommes, Le Figaro, 24 janvier 2024 [en ligne].
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Réf. : Cass. civ. 2, 21 décembre 2023, deux arrêts, n° 22-18.480 N° Lexbase : A845419Y et n° 21-25.352 N° Lexbase : A27182AW, F-B
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par Aude Denizot, Professeur à l’université du Mans, Membre du Themis-Um
Le 24 Janvier 2024
Mots-clés : responsabilité • accidents de la circulation • tramway • voies propres • faute inexcusable • victime • loi du 5 juillet 1985
L’incroyable destinée jurisprudentielle de l’article 1384, alinéa 1, devenu 1242, alinéa 1, du Code civil, ne doit pas faire oublier l’importance du travail d’interprétation mené par la Cour de cassation pour beaucoup d’autres notions du droit de la responsabilité civile. Par exemple, à y regarder de plus près, la loi du 5 juillet 1985 n’est finalement pas tellement plus bavarde que le Code Napoléon, et c’est au fil des ans que les juges permettent d’en densifier le contenu. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu deux arrêts le 21 décembre 2023 qui apportent chacun une contribution intéressante à l’édification de ce régime jurisprudentiel des accidents de la circulation. Le premier concerne le dommage causé par un tramway ; le second est relatif à la faute inexcusable de la victime.
Deux arrêts importants relatifs aux accidents de la circulation, publiés au bulletin, ont été rendus par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 21 décembre 2023. L’un comme l’autre permettent de mieux cerner la manière dont la Haute juridiction interprète la loi du 5 juillet 1985. Ils retiendront donc l’attention de tous ceux qui sont amenés à appliquer cette dernière.
Dans la première affaire, un mineur de quinze ans marchait sur un trottoir le long de la voie de circulation du tramway. Il perdit l'équilibre, et heurta le tramway qui arrivait, ce qui provoqua sa chute sur les rails et des blessures importantes. Dans la seconde affaire, un jeune homme de dix-huit ans descendait à vive allure en planche à roulettes une voie de circulation. Un véhicule le heurta à une intersection, et il décéda.
L’affaire du tramway posait la question du domaine de la loi de 1985. Le choc causé par ce véhicule relevait-il de ce texte ou du droit commun ? L’article 1er de la loi de 1985 exclut de son champ les accidents dans lesquels sont impliqués des tramways « circulant sur des voies qui leur sont propres ». La cour d’appel avait considéré que, cette condition n’étant pas satisfaite, le régime spécial était applicable. Dans son pourvoi, la société exploitant le tramway soutenait le contraire au motif que, à l’endroit de l’accident, le véhicule circulait sur une voie propre. Cependant, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Pour les magistrats de la deuxième chambre civile, « la voie de tramway ne lui était pas propre en ce qu'elle n'était pas isolée du trottoir qu'elle longeait ».
C’est en revanche une cassation pour violation de la loi que prononce la même chambre dans l’arrêt de la planche à roulettes. Tandis que la cour d’appel avait considéré que le jeune avait commis une faute inexcusable au sens de l’article 3 de la loi du 5 juillet 1985 N° Lexbase : C94228K8, la Cour de cassation estime que tel n’est pas le cas, confirmant ainsi une jurisprudence très restrictive quant à la conception de cette notion.
Aucun de ces deux arrêts n’étonnera le lecteur, car ils sont conformes à la jurisprudence de la Cour de cassation. D’une part, le domaine de la loi de 1985 est distendu afin de permettre, aussi souvent que possible, l’indemnisation des victimes par le biais de ce texte plus avantageux pour elles que l’application du droit commun [1]. D’autre part, les contours de la notion de faute inexcusable demeurent extrêmement resserrés, toujours dans l’objectif de protéger la victime, et de ne pas la priver de l’indemnisation intégrale de ses préjudices.
Cette politique jurisprudentielle doit être approuvée. S’agissant de dommages corporels, le droit commun n’est plus adapté, et ce sont d’ailleurs ses imperfections qui avaient conduit à l’édification d’un régime spécial devenu nécessaire du fait du nombre considérable d’accidents de la circulation. Rien ne justifie que la victime d’un dommage corporel soit mieux traitée lorsqu’un véhicule est, par hasard, impliqué dans l’accident. Il est profondément injuste que, pour un dommage équivalent, certains bénéficient de l’amélioration et de l’accélération organisées par la loi de 1985, tandis que d’autres doivent se contenter du droit commun [2]. La jurisprudence s’élève donc contre cette incohérence de notre droit positif et cela est bon. De même faut-il approuver la Cour de ne retenir qu’exceptionnellement la faute inexcusable de la victime, sans quoi c’est tout l’édifice de cette loi qui s’en trouverait ébranlé. C’est donc à la fois l’esprit et la cohérence du droit du dommage corporel qui sont ici défendus par la Cour de cassation.
Au-delà, il convient d’examiner en détail ces deux arrêts, car si la Cour de cassation pousse les frontières de la loi et de la faute inexcusable aussi loin que possible - dans le sens d’une extension pour la première, et d’une restriction pour la seconde -, elle n’a pas été jusqu’à éradiquer ces limites. Il existe encore des victimes soumises au droit commun, tout comme il existe des fautes inexcusables privant les victimes de leur indemnisation. Il est donc essentiel de comprendre, au plus près, de quelle manière la Cour de cassation dessine ces frontières.
Nous l’observerons pour chaque arrêt, en examinant en premier lieu la conception extensive du domaine de la loi de 1985 (I), et en second lieu l’approche restrictive de la faute inexcusable de la victime (II). Les questions de procédure soulevées dans ces deux arrêts ne seront pas examinées ici.
I. La conception extensive du domaine de la loi de 1985
La Cour de cassation tend à donner à la loi de 1985 le plus vaste domaine d’application possible. C’est ainsi que les notions de véhicule terrestre à moteur, de circulation et d’implication sont conçues le plus souplement possible, de telle sorte que des accidents qui, a priori, n’ont rien à voir avec la circulation routière, relèvent malgré tout de cette loi [3]. Il en va de même avec la question des voies propres du tramway, lesquelles sont conçues de manière étroite afin que le régime spécial de la loi de 1985 ne soit pas écarté trop souvent.
Si, jusqu’à récemment, les voies propres étaient celles qui étaient réservées à l’usage du tramway (A), l’arrêt de 2023 vient confirmer qu’il faut qu’elles soient en outre isolées des autres voies de circulation (B).
A. Les voies propres réservées
Selon l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985, l’accident dans lequel est impliqué un tramway relèvera tantôt de la loi de 1985, tantôt du droit commun de l’article 1242, alinéa 1, du Code civil. L’enjeu est crucial, car dans le second cas, le responsable pourra tenter de s’exonérer en invoquant la cause étrangère ou la faute de la victime, exonération qui sera totale lorsque ces faits présenteront les caractères de la force majeure.
Ont déjà été rendus sur cette question plusieurs arrêts, desquels on peut déduire trois règles.
- Premièrement, il faut situer l’endroit exact de l’accident : sur un même parcours, le tramway emprunte tantôt des voies propres, tantôt des voies partagées. C’est donc une approche au cas par cas qui est menée.
- Deuxièmement, sur un carrefour ouvert aux autres usagers de la route, la voie n’est pas propre [4]. Notons à cet égard que la solution n’est pas la même pour le chemin de fer, la Cour de cassation ayant considéré que, même au passage à niveau, le train circule sur des voies qui lui sont propres [5].
- Troisièmement, en dehors des carrefours, la voie est propre lorsque les autres usagers de la route ne peuvent pas l’emprunter, c’est-à-dire lorsque ces voies sont réservées au tramway. Reste à savoir ce qu’il faut entendre par là.
Sur cette question, on a pu noter une évolution jurisprudentielle. En effet, dans un arrêt de 1995 [6], la Cour de cassation avait admis qu’était une voie propre celle qui était implantée sur la chaussée dans un couloir de circulation qui lui était réservé, délimité d'un côté par le trottoir et de l'autre par une ligne blanche continue. Il suffisait donc que la voie ne soit utilisée que par le tramway pour être qualifiée de voie propre. Cette analyse n’a plus cours aujourd’hui. En 2020, la Cour de cassation a ajouté des conditions pour qualifier une voie de voie propre, en précisant à trois reprises que des aménagements urbains empêchaient les autres usagers de la route d’y accéder : des barrières étaient installées pour interdire le passage des piétons, un terre-plein central était implanté entre les deux voies de tramway visant à interdire tout franchissement, et des poteaux métalliques empêchaient les voitures de traverser [7]. À cette description [8], on comprend que l’aménagement urbain visait ici à interdire le partage des voies. Dès lors, il ne suffit pas que la voie du tramway soit considérée comme étant propre. Encore faut-il que, matériellement, il soit impossible ou très difficile pour les autres usagers de la route de se rendre sur cette voie.
B. Les voies propres isolées
C’est cette approche qui est confirmée dans l’arrêt de 2023. Le pourvoi considérait que, pour qu'une voie soit qualifiée de propre, il n’est pas nécessaire « qu'elle soit surélevée ou séparée des autres voies par des éléments infranchissables », comme l’avait décidé la cour d’appel. En rejetant le pourvoi, la Cour de cassation fait cependant sienne cette exigence. Dès lors, si, dans cette affaire, la voie du tramway n’est pas propre, c’est d’abord parce qu’il n’y a pas de barrière empêchant le franchissement : « à l'endroit du choc, aucune barrière ne sépare la voie de tramway du trottoir duquel la victime a chuté ». De surcroît, la Cour relève l’absence de marquage au sol et de différence de niveau. La situation est donc à l’opposé de celle de l’arrêt de 2020, dans laquelle, à l’inverse, la matérialisation physique était nette : surélévation des bordures, bandes blanches, revêtement gris, tapis herbeux…
Les faits de l’espèce mettent en relief le rôle décisif des barrières, puisque la victime avait perdu l'équilibre avant de chuter sur les rails - chute qui n’aurait pu avoir lieu en présence de barrières. C’est pourquoi la Cour de cassation en conclut que, pour qu’une voie soit propre, il faut qu’elle soit « isolée du trottoir ». Cette précision nouvelle est importante. Elle est aussi justifiée. Sans cet isolement, on ne comprendrait pas pourquoi le responsable pourrait se soustraire au régime spécial de la loi de 1985, car le tramway ressemble à n’importe quel bus ou autre véhicule imposant qui circule en ville. L’isolement, en revanche, qu’on ne trouve pas pour les véhicules ordinaires, justifie une règle particulière - celle qui s’applique aux chemins de fer.
Cet arrêt restreint donc au maximum le jeu de l’exception de l’article 1er de la loi de 1985 N° Lexbase : C93968K9, ce qui n’est pas surprenant si l’on se souvient à quel point la Cour de cassation est hostile à ce régime des voies propres du tramway et en demande l’abrogation depuis des années. De même, comme on l’a dit plus haut, le second arrêt du 21 décembre 2023 n’a rien d’insolite, et s’inscrit parfaitement dans la lignée jurisprudentielle relative à la faute inexcusable de la victime.
II. L’approche restrictive de la faute inexcusable de la victime
Si l’on met de côté la situation particulière des victimes dites super-privilégiées, deux cas de figure permettent au responsable d’un accident de la circulation de s’exonérer de sa responsabilité. Soit, selon l’alinéa 1 de l’article 3 de la loi de 1985 N° Lexbase : C94228K8, il y a faute inexcusable de la victime, cause exclusive de l’accident. Soit, selon l’alinéa 3 du même article, la victime a volontairement recherché le dommage qu’elle a subi. C’était ici sur le fondement d’une faute inexcusable que la cour d’appel avait fondé sa solution.
La censure était prévisible, puisque la faute inexcusable suppose un caractère de gravité exceptionnelle qui faisait défaut (A). Mais la cassation n’était peut-être pas inéluctable, car il arrive que la Cour se montre sévère à l’encontre de certaines victimes (B).
A. La gravité exceptionnelle de la faute inexcusable
Depuis une série d’arrêts rendus en 1987, la Cour de cassation considère qu’est inexcusable la faute « d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience » [9], définition qui est rappelée sous le visa de l’arrêt du 21 décembre 2023. La Cour de cassation veille à censurer les arrêts parfois trop sévères des juridictions du fond, et il est donc rare que cette faute soit caractérisée. Dans l’affaire du 21 décembre 2023, les juges du fond avaient relevé que le jeune homme « évoluait sur une planche à roulettes, à très vive allure, dans une rue à forte déclivité, sans avoir arrêté sa progression en bas de cette rue, dans une ville très touristique, au mois d'août, à une heure de forte circulation, en étant démuni de tout système de freinage ou d'équipement de protection ». En outre, ajoutaient les juges, la victime s’était élancée « sans égards pour la signalisation lumineuse présente à l'intersection située au bas de la rue ni pour le flux automobile perpendiculaire à son axe de progression ». Quoique longue et détaillée, cette motivation ne semblait guère pouvoir convaincre la Cour de cassation.
En effet, à plusieurs reprises, celle-ci a pu préciser que l’allure de la victime est indifférente pour qualifier une faute de faute inexcusable [10], de sorte que la vive allure du jeune skateur dans l’affaire de 2023 ne suffisait pas. De même, l’absence de précaution de la victime n’est presque jamais retenue contre elle [11]. L’importance du flux de véhicules ne permet pas non plus de retenir la faute inexcusable : il en va ainsi lorsque la « circulation est importante » [12], ou encore dans une « zone de circulation intense » [13]. En précisant que l’accident avait eu lieu « dans une ville très touristique, au mois d’août, à une heure de forte circulation », la cour d’appel faisait donc fausse route. De plus, l’absence d’éléments d’équipements n’est généralement pas retenue pour caractériser la faute inexcusable : le cycliste qui circule de nuit sans éclairage ni équipement réfléchissant ne commet pas de faute inexcusable [14]. Ici encore, l’arrêt d’appel ne pouvait convaincre en reprochant à la victime d’être démunie de tout système de freinage, - critique d’ailleurs inattendue pour une planche à roulettes. Enfin, que la victime se fût élancée « sans égards pour la signalisation lumineuse » n’était pas non plus décisif, la jurisprudence ayant à de multiples reprises écarté la qualification de faute inexcusable pour un tel motif [15]. Pouvait-on alors dire que c’était l’accumulation de ces fautes qui, comme empilées, parvenait à atteindre le seuil de la gravité exceptionnelle [16] ? Pas davantage car, dans la plupart des exemples que nous avons mentionnés, la victime cumulait les imprudences et les négligences.
Observons à présent les arrêts ayant retenu la faute inexcusable pour mieux comprendre pourquoi l’arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence était voué à la cassation. La plupart des fautes inexcusables consistent à franchir un obstacle le long d’une voie rapide (rails ou glissières de sécurité [17], haies [18], grillages [19], talus [20], parapet [21]), et même parfois plusieurs obstacles [22]. Toutefois, il arrive qu’une faute inexcusable soit commise indépendamment de cette circonstance. Une première hypothèse concerne celui qui saute d’un véhicule en marche après en avoir ouvert la portière [23]. Ce cas de figure n'est pas très éloigné de celui de la barrière, puisqu’il faut un mouvement spécifique de la victime qui se projette volontairement d’un endroit sécurisé sur la voie. La deuxième hypothèse concerne les sorties de tunnel. Cet endroit, s’il est réservé aux véhicules, est particulièrement dangereux et la Cour de cassation retient la faute inexcusable du piéton qui s’y trouve, même sans avoir franchi de barrière [24]. Enfin, la troisième hypothèse concerne l’autoroute, sur laquelle le piéton victime commettra fréquemment une faute inexcusable lorsqu’il la traverse [25] ou même lorsqu’il la longe [26]. Notons tout de même que la traversée de l’autoroute en sens inverse, de la voie de gauche vers la bande d’arrêt d’urgence, n’est pas une faute inexcusable [27].
L’exceptionnelle gravité tient donc au comportement de la victime, qui franchit un obstacle ou saute d’un véhicule, et au lieu de l’accident - voies rapides, autoroutes et sorties de tunnel. De toute évidence, l’affaire du 21 décembre 2023 ne relevait d’aucune de ces hypothèses.
B. La sévérité exceptionnelle de la jurisprudence
La cour d’appel d’Aix pouvait-elle toutefois espérer un unicum ? L’histoire jurisprudentielle montre que, exceptionnellement, la Cour de cassation part à la dérive et déroge étonnement à sa propre ligne de conduite [28]. Cinq arrêts excessivement sévères à l’encontre des victimes sont à mentionner. Dans le premier, une personne était montée sur le toit d’un véhicule roulant lentement sur une aire de stationnement, puis en était tombée [29]. Pour la Cour de cassation, le fait de s’être « agrippé au toit de la voiture en mouvement » et de tomber « sans intervention de freinage » constituait une faute inexcusable. Dans une deuxième affaire [30], l’exploitant d’une entreprise avait décidé de déplacer un véhicule stationné devant la porte d’entrée de son bâtiment. Le propriétaire s’était alors précipité pour interrompre la manœuvre en tapant sur sa voiture, et il s’était blessé. Dans un troisième arrêt [31], un cycliste circulait en sens interdit sur un boulevard, puis n’avait pas respecté un feu rouge, et enfin s’était à nouveau engagé dans une voie à contre-sens. Cette série d’imprudences avait conduit les juges à retenir la faute inexcusable, pour des écarts pourtant sans gravité. Le 24 mars 2016, la Cour de cassation a rendu un autre arrêt très rigoureux à propos d’une victime qui s’était allongée sur une zone de travaux pour « impressionner » sa petite-amie [32]. Enfin, dans un arrêt de 2004, la Cour de cassation a considéré qu’est inexcusable « la faute que commet le propriétaire d'un véhicule qui en confie la conduite à une personne qu'il sait sous l'empire d'un état alcoolique », tout en relevant que cette faute « n'est pas la cause exclusive de l'accident dont il a été victime en tant que passager transporté » [33]. La qualification est ici stérile : dans une telle circonstance, même inexcusable, la faute ne sera jamais la cause exclusive de l’accident et ne privera donc pas la victime de son indemnisation [34].
Ainsi, on a la sensation que, à de très rares occasions, la Cour de cassation s’égare et retient la faute inexcusable là où on ne l’attendait absolument pas. En pratique, les responsables sont donc incités à tenter leur chance, même faible, devant la Cour de cassation, pour faire reconnaître la faute inexcusable, de même que les juges du fond peuvent penser que, pour une fois, leur sévérité sera approuvée. On ignore cependant si c’est par témérité ou par erreur que la cour d’appel d’Aix avait ici reconnu la faute inexcusable. Quoi qu’il en soit, l’affaire montre qu’une réforme de l’article 3 de la loi du 5 juillet 1985 serait bienvenue. À notre sens, l’alinéa 1 sur la faute inexcusable pourrait être supprimé, et seul l’alinéa 3 sur le dommage volontairement recherché devrait être conservé. En effet, dans la jurisprudence, la faute inexcusable se caractérise le plus souvent par l’attitude quasi suicidaire de la victime [35]. En d’autres termes, la victime qui commet une faute inexcusable a généralement recherché volontairement le dommage qu’elle a subi. L’alinéa 3 pourrait donc absorber la quasi-totalité du contentieux de l’alinéa 1, et l’on éviterait de la sorte les arrêts surprises et les injustices qu’ils drainent avec eux.
On ne peut, en ce sens, que se réjouir que les arrêts du 21 décembre 2023 se situent dans la lignée jurisprudentielle. Il faut prendre garde, sur ce point, à ce que notre droit ne régresse pas et que le cap soit fermement maintenu. En matière de dommages corporels, il est insupportable que certains militent encore pour la théorie du « c’est bien fait pour lui ». Comme le rappelait le professeur Geneviève Viney, « la faute de la victime ne devrait jamais être sanctionnée par un refus d’indemnité » [36]. Puissent notre droit et nos juges ne jamais oublier cette leçon magistrale.
[1] F. Leduc, Le cœur et la raison en droit des accidents de la circulation, RCA, n°3, mars 2009, doss. 4.
[2] H. Groutel, Le droit à indemnisation des victimes d’un accident de la circulation, L’assurance française, 1987, spéc., p. 29 ; F. Chabas, Le droit des accidents de la circulation après la réforme du 5 juillet 1985, Litec, Gaz. Pal. 1988, §179, p. 160 ; S. Hocquet-Berg, Les inégalités entre les victimes, RCA, n°9, septembre 2005, doss. 14 ; A. Denizot, Petit panorama critique du droit français des accidents de la circulation, in La responsabilité des accidents de la circulation, nouvelles tendances du droit comparé, Ibañez, 2021, p. 17.
[3] Tel est le cas pour l’incendie d’une tondeuse à gazon qui se déclare dans le garage d’un pavillon (Cass. civ. 2, 22 mai 2014, n° 13-10.561, FS-P+B N° Lexbase : A4966MMU), ou encore de la chute d’un kite-surfer sur une voiture stationnée sur le parking de la plage (Cass. civ. 2, 6 février 2014, n° 13-13.265, F-D N° Lexbase : A9175MD8). Dans cet arrêt, la Cour de cassation précise que le véhicule avait modifié la trajectoire du sportif. L’arrêt de la Cour de cassation du 7 juillet 2022 ne contredit pas cette solution puisque dans cette affaire, le véhicule n’avait pas modifié la trajectoire de l’homme qui faisait des travaux sur son toit : Cass. civ. 2, 7 juillet 2022, n° 21-10.945, FS-B N° Lexbase : A05258AP ; RCA 2022, comm. 227, S. Hocquet-Berg ; Bull. Jur. Ass., n° 82, 1 2022, comm. 15, P. Grosser).
[4] Cass. civ. 2, 16 juin 2011, n° 10-19.491, FS-P+B N° Lexbase : A7415HTS ; D. 2011, p. 2184, note H. Kobina Gaba ; RTDciv. 2011, 774, note P. Jourdain ; RGDA 2011, p. 997, note J. Landel ; Gaz. Pal., 6 oct. 2011, n° 279, p. 24, note M. Mekki ; LPA, 1er déc. 2011, p. 21, note Y. Dagorne-Labbé.
[5] « Une voie ferrée n’est pas une voie commune aux chemins de fer et aux usagers de la route, ces derniers pouvant seulement la traverser à hauteur d’un passage à niveau sans pouvoir l’emprunter » : Cass. civ. 2, 17 novembre 2016, n° 15-27.832, F-P+B N° Lexbase : A2450SIL ; D. 2017, p. 605, note N. Toutai, O. Becuwe ; RTDciv. 2017, 166, note P. Jourdain ; RCA 2017, p. 13, n° 2, note H. Groutel ; Gaz. Pal. 10 janv. 2017, n° 283e7, p. 30, note Z. Jacquemin ; JPC G 2017, 454, spéc. n° 10, note C. Bloch. Dans le même sens : Cass. civ. 2, 8 décembre 2016, n° 15-26.265, F-D N° Lexbase : A3727SPQ.
[6] Cass. civ. 2, 18 octobre 1995, n° 93-19146, publié au bulletin N° Lexbase : A6113ABZ.
[7] Cass. civ. 2, 5 mars 2020, n° 19-11.411, F-P+B+I N° Lexbase : A04293HD ; Rev. Gén. Dr. Ass, 2020, n°4, p. 24, note J. Landel.
[8] Que nous avions à tort, à l’époque, jugée excessive : A. Denizot, Le tramway et ses voies propres : petite illustration des travers de la loi Badinter, LPA 2020, n°107 p. 22.
[9] Cass. civ. 2, 20 juillet 1987, n° 86-11.275, publié au bulletin N° Lexbase : A5422AYH ; Gaz. Pal. 1988.1.26, note F. Chabas ; Cass. ass. plén., 10 novembre 1995, n° 94-13.912 N° Lexbase : A8505ABM ; D. 1995, 633, rapp. Y. Chartier ; JCP 1996, II, 22564, concl. M. Jéol ; Gaz. Pal. 1997.1. 82, note G. Viney ; RTDCiv. 1996. 187, obs. P. Jourdain ; Defrénois 1996, 762, obs. D. Mazeaud.
[10] N’est pas inexcusable la faute du piéton qui a traversé de façon soudaine une route nationale sans regarder s'il arrivait des véhicules et qui s'est jetée sur l’un deux (Cass. civ. 2, 20 avril 1988, n° 87-10.763 N° Lexbase : A7873AAT) ; n’est pas inexcusable la faute du piéton qui traverse la chaussée d'une avenue où la circulation est importante, en dehors des passages protégés et sans prendre toutes les précautions nécessaires, puis en s'arrêtant et en reprenant sa traversée en courant (Cass. civ. 2, 10 mai 1989, n° 88-11.035, inédit au bulletin N° Lexbase : A8071CQY). V., cependant, Cass. civ. 2, 15 juin 1988, n° 87-13.200 N° Lexbase : A2823AHZ.
[11] N’est pas inexcusable la faute du piéton qui a entrepris la traversée de la chaussée dans une agglomération, alors que les feux de signalisation lui en faisaient une interdiction absolue et que sa vue était masquée aux usagers de la route par un véhicule en stationnement et, au surplus, en regardant dans le sens opposé à la circulation (Cass. civ. 2, 20 avril 1988, n° 87-11193, publié au bulletin N° Lexbase : A2615CIP) ; n’est pas inexcusable la faute du cycliste qui tourne brutalement à gauche sans précaution (Cass. civ. 2, 14 avril 1988, n° 86-17.111, publié au bulletin N° Lexbase : A7763AAR) ; n’est pas inexcusable la faute du piéton qui traverse hors des passages protégés, une artère urbaine à deux voies de circulation dans chaque sens, et qui s’est faufilé entre plusieurs voitures à l'arrêt sans s'être assuré qu'il pouvait le faire sans danger, et sans avoir pris l'élémentaire précaution de vérifier qu'aucun véhicule ne survenait sur sa gauche (Cass. civ. 2, 12 novembre 1987, n° 85-18.528, publié au bulletin N° Lexbase : A2267CHG). V. égal. Cass. civ. 2, 23 juin 1993, n° 92-10.439, inédit au bulletin N° Lexbase : A2067CZL.
[12] Cass. civ. 2, 10 mai 1989, n° 88-11.035, inédit au bulletin N° Lexbase : A8071CQY.
[13] Cass. civ. 2, 7 février 1996, n° 94-12.206, publié au bulletin N° Lexbase : A9668ABP.
[14] Cass. civ. 2, 28 mars1994, n° 92-15.863, publié au bulletin N° Lexbase : A6130AHI ; Cass. civ. 2, 28 mars 2019, n° 18-14.125, F-P+B N° Lexbase : A7326Y7H.
[15] Inobservation d’un feu rouge : Cass. civ. 2, 18 novembre 1987, n° 86-17.416, publié au bulletin N° Lexbase : A0645CIQ ; inobservation d’un panneau stop : Cass. civ. 2, 14 avril 1988, n° 86-17.809, publié au bulletin N° Lexbase : A4229CH4 ; Cass. civ. 2, 24-02-1988, n° 87-11359, publié au bulletin N° Lexbase : A7977CIB. Contra : Cass. civ. 2, 7 juin 1990, n° 89-14.016 N° Lexbase : A4520AHU, v. infra.
[16] Cette accumulation sert cependant de fondement à la solution de Cass. civ. 2, 7 juin1990, n° 89-14.016 N° Lexbase : A4520AHU.
[17] La victime avait traversé la rocade en enjambant les rails de sécurité et s'était engagée sur la chaussée empruntée par l'automobiliste sans prêter attention à la survenance du véhicule, au mépris de toute règle de prudence (Cass. civ. 2, 7 juin 1989, n° 88-10.379 [LXB= A3474AH7]). Dans le même sens : Cass. civ. 2, 28 juin 1989, n° 88-14974, publié au bulletin N° Lexbase : A0084ABQ ; Cass. civ. 2, 13 février 1991, n° 89-10054, publié au bulletin N° Lexbase : A4179AHA ; Cass. civ. 2, 23 juin 1993, n° 91-19.412, publié au bulletin N° Lexbase : A5875AB9 ; Cass. civ. 2, 6 décembre 1995, n° 94-11.481, publié au bulletin N° Lexbase : A8025ABT ; Cass. civ. 2, 10 décembre 1998, n° 96-22.093, inédit au bulletin N° Lexbase : A1889CRE.
[18] Cass. civ. 2, 7 mars 1990, n° 88-20.349 N° Lexbase : A4111AHQ : présence sur le terre-plein central d'une végétation d'arbustes qui était, par sa densité et sa hauteur, destinée à établir un obstacle entre les deux sens de circulation et, par là, à dissuader la traversée des piétons.
[19] Cass. civ. 2, 5 février 2004, n° 02-18.587, F-P+B N° Lexbase : A2376DBM ; RCA n° 5, Mai 2004, comm. 136, H. Groutel (boulevard à quatre voies de circulation séparées par un terre-plein central, et dont l'accès était protégé par un grillage).
[20] Cass. civ. 2, 7 octobre 2010, n° 09-15.823, FS-D N° Lexbase : A3699GBM.
[21] Cass. civ. 2, 16 novembre 2000, n° 98-18.583, inédit au bulletin N° Lexbase : A3706AUS.
[22] Cass. civ. 2, 19 novembre 1997, n° 96-10577, publié au bulletin N° Lexbase : A6599AHU : Fabrice X... a escaladé de nuit, un talus herbeux en bordure de route, a enjambé une glissière de sécurité pour accéder à une route nationale, puis s'est couché sur l'axe médian de la chaussée.
[23] Cass. crim., 28 juin 1990, n° 88-86.996 N° Lexbase : A2588ABH ; Cass. civ. 2, 2 mars 2017, n° 16-11.986, F-P+B N° Lexbase : A9831TRK.
[24] Cass. civ. 2, 15 juin 1988, n° 87-13.200 N° Lexbase : A2823AHZ ; Cass. civ. 2, 15 juin 1988, n° 86-19146, publié au bulletin N° Lexbase : A5828CHC ; Cass. civ. 2, 19 mai 2016, n° 14-27.099, F-D N° Lexbase : A0940RQU, n°15-11.380. Toutefois, un arrêt exige le franchissement d’une barrière pour un accident survenu en sortie de tunnel : Cass. civ. 2, 14 janvier 1999, n° 97-11.046, inédit au bulletin N° Lexbase : A9232CSQ.
[25] Cass. civ. 2, 13 février 1991, n° 89-10054, publié au bulletin N° Lexbase : A4179AHA ; Cass. civ. 2, 8 janvier 1992, n° 89-18.663, publié au bulletin N° Lexbase : A4682AHU (traversée malencontreuse et soudaine malgré les mises en garde de l’agent de service) ; Cass. civ. 2, 27 octobre 1993, n° 92-13.197, publié au bulletin N° Lexbase : A6165AHS ; Cass. civ. 2, 28 mars 2019, n° 18-15.168, F-P+B N° Lexbase : A7275Y7L (victime s'étant soudainement engagée à pied sur la chaussée de l'autoroute) ; Cass. civ. 2, 27 mai 1999, n° 97-21.309, publié au bulletin N° Lexbase : A2098CKW (victime se trouvant sur la voie la plus rapide alors que son véhicule est stationné sur la bande d’arrêt d’urgence).
[26] Cass. civ. 2, 8 janvier 1992, n° 89-18.663, publié au bulletin N° Lexbase : A4682AHU (malgré les mises en garde de l’agent de service).
[27] Cass. civ. 2, 13 septembre 2018, n° 17-15.056, F-D N° Lexbase : A7754X4X.
[28] Évoquant des « figures atypiques », H. Groutel, RCA, 2003., chron.24.
[29] Cass. civ. 2, 25 octobre 1995, n° 93-17.084 N° Lexbase : A7894ABY.
[30] Cass. civ. 2, 5 juin 2003, n° 01-16.806, FS-P+B N° Lexbase : A7208C8H ; RTD civ. 2003, 721, note P. Jourdain ; RCA 2003, chron. 24, H. Groutel.
[31] Cass. civ. 2, 7 juin 1990, n° 89-14.016 N° Lexbase : A4520AHU.
[32] Cass. civ. 2, 24 mars 2016, n° 15-15.918, F-D N° Lexbase : A3763RAM.
[33] Cass. civ. 2, 4 novembre 2004, n° 03-16.424, FS-P+B N° Lexbase : A7731DDP ; RTDciv. 2005. 152, note P. Jourdain ; RCA 2005, n°17, ét. 2, H. Groutel.
[34] Ph. Le Tourneau (dir.), Dalloz action Droit de la responsabilité et des contrats, 2023, § 6213.102.
[35] P. Jourdain, note sous Cass. civ. 2, 4 novembre 2004 ; RTDciv. 2005, 152.
[36] G. Viney, in Pour une loi sur les accidents de la circulation, dir. A. Tunc, Economica 1981, p. 78.
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Réf. : CE, 9°-10° ch. réunies, 20 décembre 2023, n° 461552, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A36882AT
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par Laura Picavez, Avocate à la Cour
Le 24 Janvier 2024
Mots clés : permis de construire • arrêté délivrant le permis • légalité du permis • demande de permis • droit à construire
Par une décision du 20 décembre 2023, le Conseil d’État juge que la circonstance selon laquelle l’arrêté délivrant un permis de construire comporte des inexactitudes ou omissions s’agissant de la destination de la construction – à l’instar de la surface de plancher créée – est sans incidence sur la portée et la légalité du permis dans la mesure où ce dernier n’a pour effet que d’autoriser une construction conforme aux plans déposés et aux caractéristiques indiquées dans le dossier de demande de permis.
Dans cette affaire, le maire de Charleville-Mézières (Ardennes) a délivré à la SCI Charleville-Mézières Rue Thiers, par arrêté du 17 juillet 2017, un permis de construire relatif à des travaux sur construction existante avec changement de destination, restructuration et extension d’un ensemble commercial. Par un arrêté du 20 juillet 2017, le maire a également délivré un permis de démolir un immeuble à usage de bureaux à la société d’équipement et d’aménagement des Ardennes (SEAA).
Plus précisément, le projet, localisé sur des parcelles qui accueillaient anciennement les Halles, prévoit la construction de 3 300 m² de surfaces commerciales et 4 000 m² de bureaux avec une salle de sport de 2 000 m² ainsi que 118 places de stationnement.
Un voisin du terrain d’assiette du projet, propriétaire et occupant d’une belle demeure de maître, a souhaité contester ces autorisations en demandant, sans succès, l’annulation pour excès de pouvoir de ces deux permis. Par un jugement n°s 1701657, 1701718 du 20 décembre 2018, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté ces demandes.
Le voisin requérant a ensuite interjeté appel à l’encontre de ce jugement. Là encore sans succès puisque la cour administrative d'appel de Nancy a, par un arrêt du 16 décembre 2021 [1], confirmé la décision de première instance et rejeté l’appel ainsi formé.
Le propriétaire voisin a alors formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt.
I. Sur l’erreur commise par la juridiction d’appel qui a raisonné par rapport aux anciennes catégories de destinations
1.1. Aux termes de ses écritures d’appel, le voisin requérant soulève, entre autres, le moyen tiré de la méconnaissance, par le permis de construire, des prescriptions de l’article A. 424-9 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L8665IRD, selon lequel :
« Lorsque le projet porte sur des constructions, l'arrêté indique leur destination et, s'il y a lieu, la surface de plancher créée. Il rappelle au bénéficiaire du permis l'obligation de souscrire l'assurance de dommages prévue par l'article L. 242-1 du Code des assurances N° Lexbase : L1892IBP ».
Plus particulièrement, il est notamment soutenu que l’absence, dans l’arrêté contesté, de la mention de la destination « activités de service » au sujet de la future salle de sport entache d’illégalité le permis de construire.
En effet, le voisin requérant faisait valoir qu’en vertu des articles R. 151-27 N° Lexbase : L2693MH9 et R. 151-28 N° Lexbase : L2694MHA du Code de l’urbanisme et de l’arrêté du 10 novembre 2016 définissant les destinations et sous-destinations de constructions, la construction d’une salle de sport relève désormais de la destination « Commerce et activités de service » et de la sous-destination « Activités de services où s’effectue l’accueil d’une clientèle », et non de la destination « Commerces et bureaux ».
À cet égard, la juridiction d’appel écarte ce moyen en retenant que l’arrêté du maire de Charleville-Mézières du 17 juillet 2017 satisfait aux exigences des articles A. 424-2 N° Lexbase : L7175HZR et A. 424-9 du Code de l’urbanisme, dans la mesure où la demande portait sur des « Travaux sur construction existante avec changement de destination, restructuration et extension d’un ensemble commercial » et où l’arrêté litigieux faisait figurer la mention « Destinations : commerce et bureaux ».
Ce faisant, la cour administrative d’appel de Nancy rejette l’argumentation selon laquelle l’arrêté serait illégal faute de mentionner la destination « Activités de services » s’agissant de la construction de la salle de sport. En d’autres termes, la cour juge que les dispositions de l’article A. 424-9 précité sont respectées dès lors que l’arrêté indique la destination des constructions et ce, quand bien même cette mention est incorrecte.
1.2. Dans sa décision, le Conseil d’État commence par énoncer les dispositions des articles R. 151-27 à R. 151-29 N° Lexbase : L0313KWI du Code de l’urbanisme, ainsi que les articles R. 421-13 N° Lexbase : L1931MDU et suivants de ce code. Ces derniers articles rappellent ainsi que la question des changements de destination ou sous-destination des constructions permet de déterminer si ces travaux, lorsqu’ils sont exécutés sur des constructions existantes, sont soumis à permis de construire ou à déclaration préalable.
Si le Code de l’urbanisme distinguait auparavant neuf destinations [2], le juge administratif ne peut désormais plus raisonner par rapport à ces anciennes destinations qui ont été modifiées par le décret n° 2015-1783 du 28 décembre 2015 N° Lexbase : L0839KWY.
En effet, ces neuf « anciennes » destinations ont été remplacées par cinq « nouvelles » destinations définies à l’article R. 151-27 du Code de l’urbanisme, à savoir :
- exploitation agricole et forestière ;
- habitation ;
- commerce et activités de service ;
- équipements d'intérêt collectif et services publics ;
- autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire.
Ces cinq destinations ont ensuite été subdivisées en vingt « sous-destinations » décrites à l’article R. 151-28 du même code et définies par l’arrêté du 10 novembre 2016 définissant les destinations et sous-destinations de constructions pouvant être réglementées par le règlement national d'urbanisme et les règlements des plans locaux d'urbanisme ou les documents en tenant lieu.
Alors que le rapporteur public estimait, dans ses conclusions, que la cour administrative d’appel de Nancy a commis une erreur de droit en validant l’ancienne destination « Commerces et bureaux », au motif que « cette catégorie ne constitue plus une destination au sens du code de l’urbanisme dans sa version applicable », le Conseil d’État confirme l’erreur ainsi commise par la juridiction d’appel mais décide de procéder à une substitution de motif pour écarter le moyen tiré de l’illégalité du permis au regard des dispositions de l’article A. 424-9 du Code de l’urbanisme.
II. Sur l’absence de droits créés par un permis de construire comportant une mention erronée de la destination de la construction
2.1.- Dans la décision présentement commentée, le Conseil d’État juge qu’ « un permis de construire, sous réserve des prescriptions dont il peut être assorti, n'a pour effet que d'autoriser une construction conforme aux plans déposés et aux caractéristiques indiquées dans le dossier de demande de permis ».
La Haute juridiction poursuit en précisant que « d’éventuelles erreurs susceptibles d'affecter les mentions, prévues par l'article A. 424-9 du Code de l'urbanisme, devant figurer sur l'arrêté délivrant le permis ne sauraient donner aucun droit à construire dans des conditions différentes de celles résultant de la demande ».
Il en résulte donc que la seule circonstance que l'arrêté délivrant un permis de construire comporte des inexactitudes ou des omissions s’agissant de la mention de la (ou des) destination(s) de la construction, ou de la surface de plancher créée, est sans incidence sur la portée et sur la légalité du permis.
2.2.- Dès lors, le Conseil d’État élargit sa jurisprudence dégagée dans la décision « SCI Maison médicale Edison » du 25 juin 2004 [3] aux inexactitudes relatives à la destination de la construction.
Ainsi, les mentions devant figurer, au titre de l’article A. 424-9 du Code de l’urbanisme, dans l’arrêté délivrant le permis n’ont qu’une portée indicative, puisque, en réalité, seules les informations indiquées par le pétitionnaire dans sa demande de permis ont réellement une incidence sur la portée de l’arrêté délivrant le permis de construire.
Le pétitionnaire n’est, en effet, autorisé à réaliser que les seuls travaux correspondant à ceux indiqués dans sa demande et ce, même en présence de mentions erronées dans l’arrêté délivrant le permis de construire.
Pour conclure, cette solution, inédite, retenue par le Conseil d’État s’inscrit donc dans la continuité de sa jurisprudence antérieure et se veut pragmatique.
Aussi, cette décision a le mérite de rassurer les porteurs de projet en clarifiant leur situation lorsqu’ils sont détenteurs d’un permis dont certaines mentions sont erronées, et en leur évitant ainsi d’avoir à solliciter un arrêté rectificatif dans une telle situation.
[1] CAA Nancy, 1ère ch., 16 décembre 2021, n° 19NC00374 N° Lexbase : A471273W.
[2] N.B : habitation, hébergement hôtelier, bureaux, commerce, artisanat, industrie, exploitation agricole ou forestière, entrepôt.
[3] CE, Sect., 15 juillet 2004, n° 228437, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8155DCZ.
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