Lexbase Contentieux et Recouvrement n°5 du 29 mars 2024

Lexbase Contentieux et Recouvrement - Édition n°5

Éditorial

[A la une] Deux nouveaux membres émérites intègrent le comité scientifique de la revue

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 29 Mars 2024

                                        

La Revue Lexbase Contentieux et Recouvrement élargit ses horizons avec l'arrivée de deux membres émérites dans son comité scientifique !

Nous sommes extrêmement heureux et honorés d'accueillir deux figures de renom :

  • Aude ALEXANDRE LE ROUX, Avocat associé chez AARPI Trianon Avocats, qui occupe également le poste de secrétaire-adjoint de l’AAPPE (Association des Avocats Praticiens de Procédure Préalable à l'Exécution).
  • Patrick Gielen, Secrétaire de l’UIHJ (Union internationale des huissiers de justice), exerçant en qualité d'Huissier de Justice en Belgique au sein de l'étude Modero Bruxelles.

Leur expertise et leur engagement sont des atouts inestimables pour notre comité scientifique. Nous leur exprimons notre profonde gratitude pour la confiance qu'ils nous accordent et sommes ravis de collaborer avec eux dans le développement de notre revue.new membre.

                                                                        

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Commissaires de justice

[Jurisprudence] La valeur probante du procès-verbal d’expulsion : quand l’authenticité se heurte à la simple preuve contraire

Réf. : Cass. civ. 1, 31 janvier 2024, n° 22-17.117, F-B N° Lexbase : A79132HK

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par Laura Chesnel, Commissaire de justice

Le 26 Avril 2024

Mots-clés : expulsion • procès-verbal • inscription de faux • preuve • commissaire de justice • acte authentique • force probante

S’il est bien évidemment admis que les constatations réalisées personnellement par le commissaire de justice font foi jusqu’à inscription de faux, le surplus des mentions présentes dans ses actes peut se heurter à la simple démonstration de la preuve contraire.


 

Deux notions se font alors face, avec lesquelles le praticien doit être le plus rigoureux possible : l’incontestable par essence, faisant foi jusqu’à inscription de faux (CPC, art. 303 N° Lexbase : L1932H4C et suivants), donnant lieu à communication au ministère public, et donc engagement possible d’une procédure pénale) et le contestable par nature, faisant foi jusqu’à preuve contraire, bien plus facile à mettre en œuvre.

L’arrêt commenté aujourd’hui touche au cœur du métier de commissaire de justice : les constatations.

Une société avait obtenu une autorisation d’occupation temporaire du domaine public, consistant en un hangar, cette autorisation courant jusqu’au 31 décembre 2014.

La société s’est maintenue dans les lieux et l’établissement public n’a eu d’autre choix que de saisir le tribunal administratif de Bordeaux pris en sa formation des référés, qui a enjoint à la société d’évacuer ledit hangar, au plus tard le 30 juin 2015 et que faute pour elle d’avoir libéré les locaux à cette date, l’établissement public pourrait procéder à la libération des lieux avec le concours de la force publique, le tout aux dépens de la société.

Suivant procès-verbal d’expulsion des 26, 27 et 28 octobre 2015, il a été procédé à l’expulsion de la société.

Il est intéressant de noter tout d’abord qu’eu égard à l’importance des biens présents sur place, l’expulsion s’est déroulée sur trois jours.

D’ailleurs, sur le procès-verbal de tentative d’expulsion du 22 juillet 2015, l’huissier de justice instrumentaire indiquait : « Les portes des hangars étaient ouvertes et à travers les parois vitrées, j'ai pu constater que le local était rempli d'une quantité de biens stockés incommensurable ».

Les diligences relatées dans ce procès-verbal d’expulsion que l’on pourrait qualifier de marathon sont tout autant incommensurables :

- les opérations ont été réalisées en présence d’huissiers de justice (ce qui ne surprendra à ce stade aucun lecteur), d'un commandant de police, d’un serrurier, d’un déménageur et de cinq témoins ;

- l'occupant présent n'indiquant pas d'adresse où faire transporter les biens garnissant les lieux, ils ont été acheminés dans les locaux d’une société situés à Saint-Jean d'Illac,

- un inventaire du mobilier enlevé et transporté a été dressé sur onze pages,

- les bonbonnes de gaz et cuves à fioul pour certaines apparemment pleines n'ont pas été transportées leur transport étant dangereux et leur stockage interdit,

- les opérations ont nécessité 11 camions, dont un poids lourd de 36 tonnes qui ont effectué soixante-quinze rotations pour une volumétrie estimée à 1 300 m3,

- le chargement de chaque camion a fait l'objet d'un contrôle et de l'apposition de scellés,
- le soir, le site a été mis en sécurité par le serrurier et fermé par huissier de justice, et un agent de sécurité a assuré une garde pendant deux nuits,

- le débiteur est arrivé sur le site vers 10h15 le 26 octobre 2015 pour en repartir le même jour à 18h30 environ ; sur l'invitation des huissiers, aidé de plusieurs personnes, il est resté présent sur le site toute la journée pour emballer et emporter par ses propres moyens quelques mobiliers et autres papiers personnels et administratifs,

- le débiteur s'est présenté sur le site le 27 octobre et a été invité à quitter les lieux en raison de son comportement perturbateur ; il ne s'est pas présenté le 28 octobre.

Le procès-verbal d'expulsion a été signifié au débiteur le 3 novembre 2015.

L'acte mentionne : « je vous rappelle qu'il vous fait défense, sous les peines de droit, de pénétrer, hors les cas prévus par la loi, dans les locaux ».

Puis, par procès-verbal du 18 novembre 2015, le matériel a été restitué à la société. Cet acte mentionne que le gérant de la société, accompagné de l’huissier de justice, « a effectué des prises de vue photo des différents ensembles des biens qui ont été stockés dans le hangar par rubrique. La présente restitution est faite sous réserve formulée par le réceptionnaire qui effectuera par ses soins un inventaire détaillé plus tard ».

La société a assigné l’établissement public devant le juge de l’exécution de Bordeaux pour voir obtenir la restitution de frais d’exécution qui selon elle sont injustifiés en contestant, notamment, la volumétrie du mobilier déménagé et les frais exposés au titre de ce volume.

La cour d’appel d’Agen a suivi la décision du tribunal d’instance d’Agen en condamnant la société au paiement des entiers frais exposés dans cette affaire, à l’exception des frais relatifs au procès-verbal de constat dressé le 18 novembre 2015, car la cour d’appel a rappelé « qu'en l'absence d'appel, la cour n'est pas saisie de la disposition du jugement condamnant le Grand Port Maritime de Bordeaux à rembourser la somme de 729,20 € au titre du procès-verbal de restitution du 18 novembre 2015. »

Si la cour d’appel d’Agen a confirmé en tous autres points la validité du procès-verbal d’expulsion, lequel fait foi selon elle jusqu’à inscription de faux dans sa globalité, le débiteur n’a pas entendu l’argumentation de la Cour et a donc formé un pourvoi en cassation pour demander la restitution de l’ensemble des frais de déménagement exposés dans cette affaire. (les 729,20 € ci-dessus évoqués)

Selon le débiteur, les mentions relatives au volume des biens transportés ne sont pas des constatations purement matérielles, mais une simple déduction mathématique, de sorte que cette mention n’a pas à être contestée par la procédure d’inscription de faux : il s’agit simplement d’apporter la preuve contraire.

Elle base son argumentaire sur l’article 1371 alinéa 1er du Code civil N° Lexbase : L1029KZ7, lequel dispose : « L'acte authentique fait foi jusqu'à inscription de faux de ce que l'officier public dit avoir personnellement accompli ou constaté. »

Et sur le texte fondateur de notre profession, à savoir l'article 1er, alinéas 1 et 2, de l'ordonnance n° 45-2592, du 2 novembre 1945 N° Lexbase : L8061AIE, relatif aux « constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter », et faisant foi « jusqu'à preuve contraire ».

La Cour de cassation, le 31 janvier 2024, a suivi ce raisonnement en rappelant qu'un procès-verbal d'expulsion ne fait foi jusqu'inscription de faux que de ce que l'huissier de justice dit avoir personnellement accompli ou constaté, et non de ce qu'il en déduit et que « les constatations relatives à la volumétrie déduites de celles relatives aux transports effectués ne faisaient foi que jusqu'à preuve contraire ».

Cette longue remise à plat des faits passée, il est temps de s’interroger sur la portée des mentions présentes dans les actes dressés par les commissaires de justices, en rappelant la distinction entre la valeur authentique et la simple force probante. L’illustration des faits jugés par la Cour de cassation prendra alors son sens dans cette seconde partie.

I. De la suprématie des mentions d’un acte authentique et de ses dangers

L’acte dressé par le commissaire de justice comporte des mentions ayant valeur authentique, valeur suprême dans l’administration de la preuve (A). Elle peut toutefois, malgré sa supériorité, faire l’objet de contestations (B).

A. L’authenticité, gage de sûreté maximale

  • L’authenticité confirmée par les textes…

L’acte authentique, sans surprise aucune, se trouve au sommet de la chaîne des moyens de preuve par écrit.

L’article 1369 du Code civil N° Lexbase : L1031KZ9 dispose, en son alinéa premier : « L’acte authentique est celui qui a été reçu, avec les solennités requises, par un officier public ayant compétence et qualité pour instrumenter ».

Il faut également rappeler que les commissaires de justice sous les seuls habilités à effectuer des « constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter. »

Plus important encore, l’article 5 du décret n° 2021-1625 du 10 décembre 2021 relatif aux compétences des commissaires de justice N° Lexbase : L9442L9L dispose : «  Le commissaire de justice, ou le clerc habilité aux constats, effectue lui-même les constatations prévues au 2° du II de l'article 1er de l'ordonnance du 2 juin 2016 susvisée. Il se rend personnellement sur les lieux du constat. »

Avant la loi « Béteille » du 22 décembre 2010 N° Lexbase : L9762INU, les constatations « purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter » alors effectuées par les huissiers de justice, n’avaient comme toute valeur que celle de « simples renseignements ».

La loi « Béteille », offrait alors à la profession un cadeau de Noël avancé, en mettant sur un piédestal les constatations (sauf en matière pénale où cette valeur de simple renseignement reste d’actualité), lesquelles font désormais « foi jusqu’à preuve contraire ».

La confiance du législateur est la bienvenue et le constat est aujourd’hui la référence en termes d’administration de la preuve.

  • … Mais également limitée à certaines mentions

Les actes dressés par les commissaires de justice, sont, d’une certaine façon, hybrides : ils ne sont que partiellement authentiques.

L’authenticité se retrouve, sans grande surprise, dans la date de l’acte, l’identification du commissaire de justice instrumentaire, ainsi que sa signature.

Ces trois mentions font foi jusqu’à inscription de faux.

La Cour de cassation a eu l’occasion de le rappeler à plusieurs reprises en ce qui concerne la date de l’acte [1] [2] et je renvoie à l’analyse qu’en a faite mon confrère Sylvian Dorol dans l’ouvrage droit et pratique du constat d’huissier [3].

Cette force authentique se retrouve par ailleurs dans chacun des actes rédigés par les commissaires de justice au quotidien, eu égard aux mentions de l’article 648 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6811H7E.

Il faut également souligner que le caractère authentique s’attache à l’existence de la réquisition et l’identité du requérant, les mentions relatives à la signification : ainsi par exemple, la mention que le destinataire de l’acte habite à l’adresse indiquée [4], les démarches ayant permis de signifier l’acte (avis de passage déposé en boîte aux lettres et lettre simple subséquente, ou encore la mention d’avoir rencontré un voisin ou un commerçant)[5] [6] [7], ou même encore la mention, dans un procès-verbal de constat, que le commissaire de justice avait relaté dans son constat avoir convoqué une partie[8].

L’acte du commissaire de justice bénéficie, dans les mentions reconnues comme étant authentiques, d’une supériorité notable : là est d’ailleurs son intérêt.

Cependant, cette supériorité des mentions reconnues comme authentiques peut être mise à mal par la procédure d’inscription de faux, et par elle seule. À défaut d’invoquer une telle chose, ces mentions ne sauraient être remises en cause.

B. L’authenticité contestée et contestable

  • L’inscription de faux : le contrepouvoir

L’authenticité trouve sa limite dans la procédure d’inscription de faux, telle qu’énoncée par l’article 1371 alinéa 1er du Code civil N° Lexbase : L1029KZ7, lequel dispose :

« L'acte authentique fait foi jusqu'à inscription de faux de ce que l'officier public dit avoir personnellement accompli ou constaté. »

Cette procédure est d’autant plus impactante que la sanction est très lourde et même aggravée au vu de la qualité d’officier public et ministériel du commissaire de justice :

« Le faux commis dans une écriture publique ou authentique ou dans un enregistrement ordonné par l'autorité publique est puni de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende.

L'usage du faux mentionné à l'alinéa qui précède est puni des mêmes peines.

Les peines sont portées à quinze ans de réclusion criminelle et à 225 000 euros d'amende lorsque le faux ou l'usage de faux est commis par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public agissant dans l'exercice de ses fonctions ou de sa mission. »

  • Illustrations d’inscriptions de faux

Il importe peu que le faux soit involontaire ou qu’il soit sans conséquence sur la procédure en elle-même : la simple existence du faux suffit à caractériser et à justifier d’agir en inscription de faux.

Ainsi, la cour d’appel de Versailles, le 20 novembre 2003 [9], a eu à statuer sur une procédure d’inscription de faux. En l’espèce, une saisie-vente a été diligentée et le débiteur s’est inscrit en faux au motif que l’acte mentionnait la présence de deux témoins, dont l’un n’était pas présent lors des opérations de saisie, mais était resté en dehors du lieu de la saisie.

L’argumentaire de l’huissier instrumentaire tenait en ce que les témoins n’étaient finalement pas nécessaires pour la régularité de la procédure puisque le débiteur était présent pour les opérations et que dès lors, l’acte n’était pas entaché de nullité.

La cour d’appel censure ce raisonnement : selon elle, dans la procédure d’inscription de faux, la contestation porte sur « la véracité des énonciations insérées par l'officier public dans l'acte authentique ». Elle poursuit son argumentation en indiquant que la fausseté d’une mention doit s’apprécier « indépendamment de toute considération tenant à la validité de l'acte ou à son efficacité » et conclut qu’un procès-verbal mentionnant la présence de deux témoins, alors qu’un seul y a assisté, est nécessairement entaché de faux, peu important que leur assistance n’ait finalement pas été nécessaire pour assurer la régularité des opérations de saisie.

La Cour de cassation a d’ailleurs eu ce même raisonnement dans une autre affaire, jugée le 7 mars 2006 [10], à propos encore une fois d’une saisie-vente et l’assistance non continue de deux témoins.

En somme, la régularité de la procédure ne saurait couvrir une fausse allégation.

La Cour de cassation a par ailleurs rendu un arrêt très intéressant, en date du 25 février 2016 [11], qui a fait l’objet d’une publication au bulletin, portant tant sur les mentions arguées de faux que sur le caractère volontaire ou non du faux commis par l’huissier de justice instrumentaire.

Dans cette affaire, la cour réaffirme que l’exactitude des mentions doient s’apprécier en considération de leur réalité et non de leur incidence sur la validité de la procédure, comme cela a déjà été rappelé.

La cour affirme également que la qualification de faux invoquée à l’égard des mentions caractérisées comme authentiques ne suppose pas la conscience, par l’huissier de justice instrumentaire, du caractère inexact des constatations jugées fausses. Le caractère volontaire ou involontaire importe peu : le fait qu’une mention soit fausse se suffit à lui-même.

De même, la cour affirme que pour qualifier un acte authentique de faux, il n’y a pas à prouver l’existence d’un préjudice qui résulterait du caractère inexact des constatations jugées comme fausses.

Cette procédure touche tous les officiers publics et ministériels : la Cour de cassation a eu à juger, le 17 juin 2015 [12], un notaire qui avait inscrit dans son acte avoir reçu un acte de vente en son étude alors que l’acte avait en réalité été passé en l’étude d’un autre notaire. La conséquence est lourde : l’acte de vente a purement et simplement été annulé.

  • Une procédure lourde, mais à double tranchant

Pour autant, il faut nuancer la portée d’une telle accusation, car la personne qui s’inscrirait en faux à tort, s’expose elle aussi à une lourde sanction énoncée par l’article 305 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6812LEZ:

« Le demandeur en faux qui succombe est condamné à une amende civile d'un maximum de 10 000 euros sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés. »

En somme, les mentions ayant valeur authentique ont une valeur absolue qui n’a d’égale que la sanction qui pèse sur l’officier public et ministériel qui commettrait volontairement ou non un faux dans ses écritures.

Le surplus des mentions des actes du commissaire de justice a une force probante, certes, mais atrophiée de cette aura conférée par l’authenticité.

II. Une force probante amoindrie pour les mentions n’étant pas considérées comme authentiques

La loi « Béteille » est venue modifier la nature des constatations des commissaires de justice  : de simples renseignements, elles font foi jusqu’à preuve contraire.

Cette force probante n’égalant pas le caractère authentique, l’inscription de faux ne peut être mise en œuvre.

Il n’en demeure pas moins que l’acte dressé par le commissaire de justice demeure une valeur sûre en termes d’administration de la preuve et conserve une valeur probante inégalée notamment liée à notre statut (A), mais pouvant être remise en cause par simple démonstration de la preuve contraire (B), comme l’a confirmé la Cour de cassation ce 31 janvier 2024.

A. La force probante des constatations purement matérielles

Le statut du commissaire de justice, officier public et ministériel, implique nécessairement une probité, un professionnalisme, une indépendance et une impartialité connue et reconnue de tous, notamment dans le milieu judiciaire.

La formulation que le commissaire de justice est « l’œil du juge » n’est pas erronée et témoigne de la confiance qu’ont les magistrats dans leurs actes.

Le Code de déontologie, issu du décret n° 2023-1296 du 28 décembre 2023 N° Lexbase : L9092MKX, en ses articles 2 et 3, illustre parfaitement la rigueur qui est celle de la profession de commissaire de justice ; d’ailleurs, il y est fait mention des constats :

« Art. 2. – Officier public et ministériel, le commissaire de justice conserve en toutes circonstances la plus stricte indépendance dans l’exercice de ses missions d’auxiliaire de justice, afin de garantir l’impartialité subjective et objective qui est le fondement de la confiance qu’on lui porte. Il s’interdit tout conflit d’intérêts et prend toutes mesures nécessaires pour le prévenir ou le faire cesser. En cas de doute, il s’abstient ou en réfère au président de la chambre régionale ou interrégionale dont il relève. »

« Art. 3. – Le commissaire de justice exerce ses fonctions avec probité et rigueur, dans le strict respect de la règle de droit. Il s’interdit de faire ou de laisser accomplir par autrui des opérations qui lui sont interdites par son statut ou par ses obligations déontologiques. Il apporte son concours au service public de la justice en veillant notamment au respect du principe du contradictoire ainsi qu’à la préservation de la preuve lorsqu’il procède à des constats. Il veille avec humanité à la stricte proportionnalité de ses actes. »

Le commissaire de justice se doit de décrire, en toute objectivité, ce qu’il voit.

Il peut bien évidemment agrémenter ses constatations de photographies ou de vidéos, mais celles-ci ne doivent être qu’un support à ses constatations.

La Cour de cassation a pu juger que les constatations purement matérielles ne peuvent pas faire l’objet d’une procédure d’inscription de faux, à la différence des mentions ayant force authentique. [13]

Dans l’affaire jugée ce 31 janvier 2024, la Cour de cassation a donc validé le fait que les « constatations relatives à la volumétrie déduites de celles relatives aux transports effectués ne faisaient foi que jusqu’à preuve contraire. »

Le procès-verbal d’expulsion contenait un inventaire tenant sur onze pages et il y était précisé que lors des opérations de transport, les biens garnissant les lieux ont été acheminés dans un entrepôt ; lequel acheminement a nécessité onze camions, dont un poids-lourd de 36 tonnes, lesquels ont effectué 75 rotations pour une volumétrie estimée à 1300 m3 (ce qui ne représente, pour les plus sportifs des lecteurs, qu’un peu plus de la moitié du volume d’eau d’une piscine olympique, si celle-ci fait 2 mètres de profondeur : en pareil cas, on nage dans un bassin contenant 2500 m3 d’eau) et qu’enfin le chargement de chaque camion a fait l’objet d’un contrôle et d’apposition de scellés.

Il est intéressant de voir que la Cour de cassation n’a écarté que la seule volumétrie estimée, laquelle n’a pas été mesurée avec précision ni constatée objectivement, tandis que les biens ont été inventoriés et cet inventaire n’est pas remis en cause.

En soi, le débiteur conteste la facture liée aux frais de déménagement, laquelle est elle-même liée au volume, et non pas la procédure d’expulsion en son bien-fondé.

Quelles preuves contraires auraient pu être produites dans cette affaire pour renverser la volumétrie alléguée dans le procès-verbal d’expulsion ? De manière générale, comment combattre la force probante de nos constatations ?

B. La démonstration de la preuve contraire

Il pourrait s’agir d’un procès-verbal de constat, quand bien même les constatations réalisées concomitamment par deux commissaires de justice, chacun représentant une partie, sont censées être identiques.

S’il s’avérait que l’un des deux commissaires de justice en présence ne constatait pas les mêmes faits, il pourrait aussi s’agir soit d’une erreur ou d’une omission, laquelle pourrait alors être reconnue comme telle.

Le constat contraire annihilerait, par preuve contraire, les constatations initiales : « si ce n’est toi, c’est donc ton frère… »

Mais dans le cadre d’une expulsion, cela ne peut être envisagé.

La cour d’appel d’Agen, dans sa décision, n’est pas avare de précisions à ce sujet, quand bien même elles n’ont pas été retenues :

Il avait été fait appel à un expert, maître en l’art du calcul des volumes.

Ainsi, il était par exemple illustré :

« Le calcul par l'expert de la capacité de stockage du rez-de-chaussée, retient que la surface utile au sol était de 1512 m², qu'elle supportait 101 racks d'une surface de 260 m², comportant quatre niveaux, soit un volume de stockage de 1040 m3, mais, à la différence du calcul opéré pour l'étage, exclut tout stockage à même le sol, pour retenir, sur la base d'un taux de remplissage de 50 ou 70 %, une capacité de stockage comprise entre 520 et 728 m3, alors qu'il ressort du procès-verbal de constat des 26, 27 et 28 octobre 2015, qui fait foi jusqu'à preuve contraire, que les racks étaient garnis et que de nombreux mobiliers étaient déposés sur le sol.

Or en tenant compte de la surface utile du sol du rez-de-chaussée, écartée à tort, la surface de stockage est de :

- surface au sol : 1512 m² soit 1252 m² déduction faite de l'emprise des racks,

- surface des racks : 1040 m²

- surface de l'étage : 161 m²

Ce qui représente une surface totale de 2453 m², et en prenant pour base, ainsi que l'a fait l'expert, un stockage d'1 m3 pour 1 m3, une capacité de stockage de 2453 m3, soit, en appliquant le coefficient d'occupation le plus faible retenu par l'expert, de 50 %, pour tenir compte d'une inoccupation partielle, et des espaces dédiés à d'autres usages, une capacité de stockage de 1226,5 m3.

Ce volume approche donc celui qui a été constaté par l'huissier. »

Il a d’ailleurs été jugé qu’un rapport d’expert pouvait écarter les constatations d’un commissaire de justice. Sur ce point, je renvoie à la décision citée par mon confrère Sylvian Dorol, préalablement déjà nommé et cité. [14]

Pour conclure, il est intéressant de voir que ce n’est pas la volumétrie en tant que telle qui a été censurée par la Cour de cassation, celle-ci ayant d’ailleurs été, au stade de l’appel, confirmée par expert.

Ce qui a été censuré, c’est la simple déduction faite par le commissaire de justice d’un tel volume, au travers de calculs de camions, de tournées et de contenance de chacun des camions, alors même que les biens étaient, initialement, lors de la tentative d’expulsion, d’un volume « incommensurable », puis ont pu être estimés à 1300 m3.

Les constatations doivent être matérielles, et le demeurer purement.

Dès lors, quelle solution pourrait-on envisager lorsque l’on se retrouve face à une situation aussi exceptionnelle et la présence de « 11 camions, dont un poids-lourd de 36 tonnes qui ont effectué 75 rotations » ?

Il est possible de préciser, tout d’abord, de quel type étaient ces camions : on ne transporte pas exactement la même chose en Fiat Ducato ou en Citroën C15.

Puis, en partant du type de camion ou fourgonnette utilisé, indiquer le volume utile maximum possible de chaque véhicule : un Ducato – ou tout autre utilitaire de manière générale - ayant un volume utile, de 10 à 17m3 suivant sa configuration, là où l’infatigable C15 ne propose qu’environ 2 m3 de volume utile.

De cet état de volume utile, il pourrait être opportun d’indiquer si celui-ci est rempli au maximum, à la moitié… Pour en déduire le volume du chargement sur cette rotation.

Et consigner ce remplissage à chacune des rotations. 

L’usage d’un poids-lourd de 36 tonnes vient également semer la confusion puisque l’on ne parle plus de volumétrie, mais de tonnage, donc deux référentiels différents.

D’ailleurs, là encore, un 36 tonnes peut très bien contenir un seul mètre cube de marchandises, tout comme être parfaitement rempli.

L’interprétation ou la déduction ne peuvent rentrer en ligne de compte et c’est ce qu’a affirmé la première chambre civile ce 31 janvier 2024 : c’est l’approximation et le manque de précision dans le volume qui sont sanctionnés.

Par suite, seuls les frais exposés au titre du volume du mobilier déménagé sont jugés comme indus par le débiteur : les fameux 729,20 euros.

À retenir

La procédure d’expulsion est l’une des plus sensibles et sujette à contestations multiples, notamment quant au déroulement des opérations, mais également pour tout ce qui touche à l’inventaire du mobilier et à son transport.

Il convient d’être le plus exhaustif possible dans les faits relatés, notamment l’inventaire, quand cela est matériellement et factuellement réalisable (notamment en cas de personnes souffrant du syndrome de Diogène : l’accumulation de biens de faible valeur, ou sans valeur, et le mauvais état des biens et du logement font qu’il est presque impossible de dresser un inventaire complet) en ce sens, maître Arnaud Léon a parfaitement illustré ce sujet dans la revue Lexbase Contentieux et Recouvrement, en mars 2023 [15].

Bien évidemment, l’exhaustivité de l’inventaire passe également par des photographies, voire des vidéos.

Cet arrêt apporte un éclaircissement sur le contenu et la précision des méthodes utilisées pour lister et évaluer le plus précisément possible le volume des biens déplacés.

Il conviendrait alors de consigner la volumétrie la plus exacte possible de chacune des rotations et se référer au volume utile du type de véhicule utilisé pour le transport.

Par extension, il est donc admis de penser que la déduction par l’addition d’allées et venues de camions n’est pas suffisante pour la matérialisation des faits, tant pour la procédure d’expulsion que pour les constatations au sens général du terme.


[1] Cass. civ. 3, 22 février 2006, n° 05-12.521, FS-P+B N° Lexbase : A1902DNR.

[2] Cass. civ. 2, 20 novembre 1991, n° 90-15.591 N° Lexbase : A5370AHD.

[3] S. Dorol, Droit et pratique du constat d’huissier, LexisNexis, Collection droit & professionnels.

[4] Cass. crim., 9 décembre 2008, n° 07-88.027, FS-P + F N° Lexbase : A1604ECE.

[5] Cass. civ. 2, 2 avril 1990, n° 89-10.933 N° Lexbase : A4318AHE.

[6] Cass. civ. 1, 23 janvier 2007, n° 05-20.287, F-P + B N° Lexbase : A6830DT7.

[7] Cass. civ. 2, 26 septembre 2013, n° 12-23167, F-D N° Lexbase : A9436KL3.

[8] Cass. civ. 1, 19 décembre 2006, n° 05-12.756, FS-P + B N° Lexbase : A0885DTX.

[9] CA Versailles, 20 novembre 2003, n° 2002-04993 N° Lexbase : A8892DBX.

[10] Cass. civ. 1, 7 mars 2006, n° 04-11.542 F-P+B N° Lexbase : A4964DN8.

[11] Cass. civ. 1, 25 février 2016, n° 14-23.363, F-P+B N° Lexbase : A4409QDN.

[12] Cass. civ. 1, 17 juin 2015, n° 14-13.206 FS-P+B. N° Lexbase : A5318NLK.

[13] Cass. civ. 3, 20 décembre 2018, n° 17-23.658, F-D N° Lexbase : A6547YRW.

[14] CA Lyon, 17 janvier 2017, n° 15/03901 N° Lexbase : A1054S9W.

[15] A. Leon, Sort et transport des meubles en matière d’expulsion, Revue Lexbase Contentieux et Recouvrement, mars 2023, n° 1 N° Lexbase : N4715BZN.

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Commissaires de justice

[Questions à...] À la rencontre de Benoît Santoire Président de la Chambre nationale des Commissaires de Justice : l'analyse de la proposition pour le recouvrement des créances commerciales

Lecture: 7 min

N8761BZI

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 18 Juin 2024

Dans le cadre de notre série d'entretiens avec des personnalités clés du domaine judiciaire, nous avons eu l'honneur de nous entretenir avec Monsieur Benoît Santoire Président de la Chambre nationale des Commissaires de Justice (CNCJ). Cette interview nous offre une occasion de mieux comprendre la proposition portant sur la procédure simplifiée de recouvrement des créances commerciales.

Cette interview est, également, à retrouver en [vidéo].


 

                                                                

Lexbase Contentieux et recouvrement : En quoi consiste cet embryon de procédure ?

Monsieur le Président Benoît Santoire :Il faut tout d'abord comprendre la genèse de ce projet de procédure et le contexte dans lequel il s'inscrit, à savoir, un allongement des délais de paiement et forte une augmentation des impayés commerciaux.

Ces aléas de la conjoncture rendaient nécessaires la proposition de nouvelles mesures de soutien aux entreprises, en particulier les PME qui manquent de trésorerie : 

  • le montant annuel des impayés en France est aujourd'hui estimé à soixante milliards d’euros, soit environ 2 % du PIB ;
  • les retards et défauts de paiement sont à l’origine de 25 % des défaillances d’entreprises ;
  • cette insécurité financière entraine d’autres effets indirects : moindres rentrées fiscales, menaces pour l’emploi, hausse des prix des produits et des services par anticipation.

La France est le pays européen qui a connu l'augmentation la plus importante du volume de factures présentant un retard significatif.

Le principe de la nouvelle procédure que je porte : un nouveau dispositif déjudiciarisé.

Inspirée de la procédure simplifiée de recouvrement des petites créances en matière de créances civiles (loi du 6 août 2015) et de la procédure de règlement des créances d'argent incontestées du droit belge qui obtient d'excellents résultats, cette nouvelle procédure, visant uniquement les créances commerciales, reposerait sur les étapes suivantes :

1. à l’expiration du délai de paiement d’une créance certaine, le commissaire de justice, à la demande du créancier, délivrerait au débiteur une sommation de payer, comprenant les pièces justificatives, l’explication de la procédure et des voies de recours ;

2. en l’absence de contestation du débiteur dans un délai d’un mois, le commissaire de justice dresserait un PV de non-contestation de la créance qu’il présenterait au greffe du tribunal de commerce, lequel contrôlerait formellement le dossier avant d’apposer la formule exécutoire ;

3. Le commissaire de justice procèderait au recouvrement judiciaire de la créance ;

Au cours de cette procédure, le débiteur aurait donc la possibilité d’entrer en relation avec le commissaire de justice, et de se voir proposer un plan d’apurement de la créance qui donnerait lieu à un titre exécutoire. Et en cas de contestation, le litige serait porté devant la juridiction commerciale.

Lexbase Contentieux et recouvrement : Cette procédure est-elle une alternative ou une remplaçante de la procédure d’injonction de payer ?

Monsieur le Président Benoît Santoire : Pour le dire de façon simplifiée, il s’agirait pour le commissaire de justice de rendre lui-même un titre exécutoire dans le cadre d’une facture en B to B, sans devoir passer par la voie judiciaire.

Bien entendu, ce procédé se ferait toujours sous le contrôle du juge, mais à postériori, et après une sommation de payer demeurée sans réponse au-delà d’un certain délai, et sauf contestation de la créance de la part du débiteur.

L’intérêt de cette procédure « accélérée » est avant tout de faciliter le recouvrement des créances, dont les impayés pénalisent de nombreuses entreprises. Tout d’abord en diminuant le délai pour l’obtention d’un titre exécutoire, ce délai pouvant être préjudiciable aux chances de recouvrement. Ensuite, en convainquant le créancier d’engager une action de recouvrement, sans être parfois réticent à engager une action judiciaire dont la méconnaissance et une prétendue complexité peuvent rebuter. Enfin, une telle procédure permettrait au créancier de pouvoir, éventuellement, et s’il le souhaite, conserver une relation commerciale avec son débiteur puisqu’il lui offre ainsi la possibilité de conclure un accord avec le commissaire de justice. En effet, et c’est son principal atout, même si le commissaire de justice fera ensuite apposer la formule exécutoire par le greffe, cette procédure restera dans un cadre amiable si le débiteur est de bonne foi et de bonne volonté.

Lexbase Contentieux et recouvrement : Quelles sont les différences avec la procédure simplifiée de recouvrement des petites créances ?

Monsieur le Président Benoît Santoire : La principale différence tient à son montant, là où la procédure simplifiée de recouvrement des petites créances s’applique comme son intitulé l’indique seulement à des créances d’un montant plutôt modeste, en l’occurrence cinq mille euros , notre projet ne serait pas limité, bien que nous envisagions toutefois un éventuel plafond de la créance. En effet, nous n’entendons évidemment pas porter atteinte aux droits de la défense, lorsque par exemple la représentation par avocat est obligatoire.

La seconde différence tient au procédé, là où la procédure simplifiée de recouvrement des petites créances débute par un simple courrier du commissaire de justice, notre projet prévoit la signification d’un acte, en l’occurrence en l’état du projet, une sommation. Cette différence est notoire, car nous voyons que la procédure existante n’a pas trouvé son public si j’ose dire, notre projet prévoit un contact « physique » avec le débiteur, ce qui est un gage d’une meilleure efficacité. En effet, par ignorance ou négligence, dans le premier cas, il « suffit » que le débiteur ne réagisse pas positivement pour que la procédure échoue, alors que dans le process de la facture exécutoire, nous serions en mesure d’expliquer verbalement au débiteur, l’intérêt qu’il aurait à se manifester, et à défaut les conséquences de son éventuelle inaction. Nous retrouvons ici ce qui fait notre spécificité, à savoir la proximité, et bien souvent le premier contact humain pour le débiteur, et donc la première occasion pour celui-ci soit d’expliquer les raisons de son non-paiement, soit de formuler des propositions dans un climat apaisé face à un tiers de confiance.

Lexbase Contentieux et recouvrement : Quel est l’horizon temporel pour voir la naissance de cette procédure ?

Monsieur le Président Benoît Santoire : À ce stade, la Chambre nationale des commissaires de justice travaille avec les deux ministères concernés, à savoir Bercy, et la Chancellerie, notre ministère de tutelle, qui nous a demandé de creuser la notion de facture incontestée, notion qui sous-tend cette même procédure déjà en vigueur en Belgique.

Lexbase Contentieux et recouvrement : Ne craignez-vous pas une levée de boucliers des magistrats et des avocats, comme ce fut le cas pour la saisie des rémunérations ? Si non, pourquoi ?

Monsieur le Président Benoît Santoire :S’agissant des avocats, comme je l’ai dit, il est probable que nous limitions ce process à des créances en deçà d’un certain montant.

Quant aux magistrats, concernant le recouvrement judiciaire, rien ne se fera bien entendu jamais sans eux puisque le juge de l’exécution sera toujours compétent. Certes, l’obtention du titre exécutoire se fera en dehors du bureau du juge, mais l’apposition de la formule exécutoire restera du ressort du greffier.

Mais surtout, cette nouvelle procédure impliquera la non-contestation de la facture de la part du débiteur. Or, dans ce cas il semble évident que le débiteur ne se serait ni présenté à une audience sur le fond ni n’aurait contesté une injonction de payer. On constate d’ailleurs un très faible taux d’oppositions à injonction de payer, d’autant plus en matière commerciale. Et si telle était sa volonté, le débiteur aura l’occasion de réagir lors de la signification de la sommation, mettant ainsi fin à cette procédure, la créance étant alors réorientée vers le circuit judiciaire classique.

On peut affirmer que le rôle du magistrat reste inchangé, bien que dans ce cas il sera davantage cantonné à son véritable rôle, à savoir trancher les situations litigieuses, les créances non-contestées n’en faisant pas partie. Je préfère d’ailleurs parler d’une procédure pragmatique où un tiers de confiance, le commissaire de justice, suffit à trouver une solution entre le créancier et son débiteur, plutôt que de déjudiciarisation.

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Commissaires de justice

[Point de vue...] Intelligence artificielle : vers un procès-verbal de constat du XXIème siècle ?

Lecture: 20 min

N8879BZU

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par Sylvian Dorol - Commissaire de justice associé (VENEZIA), Directeur scientifique de la revue Lexbase Contentieux et recouvrement, Enseignant à Science Po Paris, ENM, EFB et Sébastien Racine - Commissaire de justice associé, Membre du comité scientifique de la revue Lexbase Contentieux et recouvrement, Enseignant ENM, EFB

Le 29 Août 2024

Mots-clés : intelligence artificielle • constat • preuve • commissaire de justice

Avec l'avènement de l'intelligence artificielle (I.A.), de nouvelles menaces se profilent, selon une étude de Goldman Sachs. Les emplois, y compris dans le domaine juridique, pourraient être menacés par des I.A. génératives. Cette évolution suscite des interrogations sur le rôle futur du commissaire de justice face à l'I.A..

Dans "L'algorithmisation de la justice", la question a été abordée, mais principalement sous l'angle des activités monopolistiques du commissaire de justice. Avec l'évolution rapide de l'I.A., notamment des programmes conversationnels comme Chat GPT 4.0, de nouveaux défis se posent. Ces questions dépassent le cadre du commissaire de justice et soulèvent des enjeux politiques, comme en témoigne l'accord européen de 2023 sur l'I.A..

Pour répondre à ces interrogations, il faut déterminer si une I.A. peut remplacer ou assister le commissaire de justice dans ses constatations. D'une part, une I.A. constatante est un défi actuel, compte tenu de son absence de corps et de certaines limitations sensorielles. D'autre part, l'I.A. peut jouer un rôle d'assistance précieux pour évaluer la faisabilité des constats, effectuer des recherches juridiques rapides et aider à la rédaction des actes.

Quant à l'I.A. générative, elle pourrait être objet de constatations. Des protocoles spécifiques seraient nécessaires pour garantir la validité des constatations réalisées sur des supports contrôlés par des I.A.. Ces technologies pourraient offrir de nouvelles possibilités, notamment dans l'analyse de contenus créatifs et la compréhension de vastes quantités de données. Cependant, la confiance accordée aux analyses générées par l'I.A. reste une question ouverte, nécessitant une approche prudente dans l'utilisation des constatations basées sur ces technologies.


 

En 2019, au cours d’une saisie-vente dans en région parisienne, un commissaire de justice (anciennement huissier) eut à désarmer à mains-nus deux hommes armés chacun d’un marteau et d’une truelle, le troisième n’étant pas armé... L’anecdote est loin d’être exceptionnelle, tant ces officiers publics et ministériels font quotidiennement face à des comportements menaçants dans l’exercice de leur mission de service public. Dans toutes ces situations, c’est la personne du commissaire de justice qui est menacée. Le paradigme change à la lecture d’une étude de Goldman Sachs parue en 2023 : 300 millions d'emplois à temps plein pourraient être menacés par des IA génératives en Europe et aux Etats-Unis. Dans la zone euro, les postes les plus concernés par un remplacement seraient les fonctions administratives, et de support (45%) ainsi que les cadres et les métiers qualifiés comme le juridique (34 %)…

En plus des menaces physiques, le commissaire de justice du XXIème siècle doit-il prendre garde à l’intelligence artificielle, qui mettrait en péril son métier ? Est-il possible d’imaginer le commissaire de justice mis en danger par l’intelligence artificielle, qui le contraindrait à un « chômage technologique » au sens de l’économiste Daniel Susskind [1] ?

Dans l’ouvrage « L’algorithmisation de la justice » [2] dirigé par le Professeur Clavier, la question avait été traitée[3], mais uniquement au-travers du prisme des activités monopolistiques du commissaire de justice (signification et exécution des décisions de justice). Le problème se pose à nouveau au regard de l’accélération de l’évolution de l’intelligence artificielle et la popularisation, entre autres de programmes conversationnels Chat GPT4.0 ou d’aides à la création comme Midjourney.

L’interrogation dépasse bien évidemment les fonctions du commissaire de justice puisque comme l’écrivait Hannah Arendt « Dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique ». Ainsi en témoigne l’accord européen de 2023 sur l’intelligence artificielle définissant des règles globales pour une I.A. digne de confiance…

Les lignes qui suivent n’ont d’ambition que de répondre à l’interrogation de savoir quel rôle est appelée à jouer l’intelligence artificielle dans sa relation avec le constat de commissaire de justice du XXIème siècle : sera-t-elle son esclave ou son maître, son amie ou son ennemie ?

Afin de répondre clairement à ces interrogations, il conviendra d’établir si une intelligence artificielle peut remplacer le commissaire de justice dans sa mission de constatations (I), et dans quelle mesure elle peut l’assister à cette fin (II).

I. La tentation d’une intelligence artificielle constatante

Dans Alien, la résurrection, Ripley (personnage joué par Sigourney Weaver) se rapproche d’une jeune fille, mais s’aperçoit par la suite qu’il s’agit d’un androïde fabriqué par les machines. Cette œuvre de science-fiction montre un humain trompé par la machine, forcé à un anthropomorphisme motivé par un instinct grégaire, ersatz de test de Turing. En 2024, et à l’aube de Chat GPT 5.0, une intelligence artificielle peut écrire un sonnet et même l’expliquer. Dès lors, puisque la machine semble savoir ce qu’elle fait, est-il possible d’extrapoler en l’imaginant remplacer le commissaire de justice dans sa fonction de constat ? Afin de répondre à cette question, il convient de rappeler la notion de constatation (A) avant d’imaginer comment une I.A.pourrait constater (B).

A. La réalité des constatations

Avant de déterminer si une I.A.peut constater, il convient de définir ce qu’est une constatation de commissaire de justice.

Définir cela n’est pas aisé, puisque la difficulté en la matière naît du silence de la loi sur la définition même de « constatations matérielles ». La doctrine s’est donc substituée au législateur pour tenter d’en définir les contours après avoir remarqué que la loi définit le procès-verbal de constat d’huissier de justice par son objet, mais s’abstient d’en préciser la substance. En effet, l’ordonnance n° 2016-728 du 2 juin 2016 relative au statut de commissaire de justice N° Lexbase : L4070K8A, en son article 1er, prévoyait que les commissaires de justice peuvent « effectuer des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter ». Nulle précision n’existe quant à la notion de « constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter », contrairement au droit belge [4].

La notion de « constatations purement matérielles » a d’abord été définie par le Professeur Perrot. Bien que l’expression ne soit pas d’une « clarté aveuglante » [5], elle « s’entend de tout ce qui peut être perçu directement par les sens » [6] : vue, ouïe, goût, odorat, toucher.

Néanmoins cette définition n’est pas pleinement satisfaisante car, comme l’indique maître Thierry Guinot, « la notion de matérialité des constatations présente des difficultés croissantes avec l’évolution de notre société. En effet, il est courant aujourd’hui qu’une réalité non matérielle détermine des droits (…) » [7]. Pour cet auteur, la matérialité des constatations doit s’entendre de l’objet du constat, et non uniquement de la perception de celui-ci par le constatant. C’est pourquoi madame Marie-Pierre Mourre-Schreiber préconise que « les constatations matérielles doivent être appréhendées largement afin de pouvoir répondre aux demandes de constat de réalité immatérielle » [8].

Les définitions doctrinales ne suffisent pas à cerner la notion de « constatation purement matérielle ». À la lecture de la jurisprudence, il apparaît que cette notion doit en outre s’entendre comme exclusive de toute opération intellectuelle, c’est-à-dire de volonté juridique, transformant le tiers neutre et impartial qu’est l’huissier de justice en acteur juridique. C’est pourquoi il n’est pas possible au commissaire de justice d’acheter un produit pour en constater la vente [9] : en admettant le contraire, il quitterait son habit de tiers neutre et impartial pour revêtir le costume de cocontractant. De façon plus générale, l’opération intellectuelle proscrite en matière de constatations désigne le fait, pour le commissaire de justice, d’avoir recours à un stratagème juridique ou factuel [10] en vue d’influencer le comportement de la partie adverse et favoriser l’obtention d’une preuve au bénéfice de son mandant.

Il résulte de ce qui précède, et comme nous l’avons exposé [11], qu’il est possible de proposer une définition plus précise de la notion de « constatation matérielle ». À notre sens, est une constatation purement matérielle toute situation personnellement constatée par le commissaire de justice au moyen de ses sens, et qu’il n’a pas provoquée par une opération intellectuelle de nature à troubler sa qualité de tiers neutre, indépendant et impartial [12].

La définition de la notion de constatation rappelée, il convient maintenant d’examiner le rêve d’une I.A. constatante.

B. Le rêve de l’I.A. constatante

Une I.A. constatante est-elle un rêve ? Au sens de la définition des constatations précédemment rappelées, une réponse négative devrait être apportée. En effet, et comme l’indique le mathématicien et philosophe Daniel Andler [13], une intelligence artificielle désincarnée manque de l’essentiel : il faut un corps pour s’engager dans ce monde. Selon ses dires, « le rôle du corps est fondamental » [14]. Puisqu’une constatation est en quelque sorte une perception brute du commissaire de justice, il serait impossible de constater sans chair.

Pour autant, il est possible de critiquer ce postulat qui est peut-être amené à évoluer dans les prochaines années[15], notamment au regard du projet de Neuralink d’Elon Musk (implantation d’une puce dans le cerveau)... De plus, à défaut de chair, une machine peut être équipée de capteurs. Ainsi, un sonomètre indique une mesure du bruit alors qu’il n’entend pas (ouïe), un nez électronique peut être utilisé à des fins industrielles (odorat), un testeur de PH indique une acidité alors qu’il ne goûte pas (goût), un smartphone affiche en photographie un paysage qu’il ne voit pas (vue) et un anémomètre renseigne sur la présence d’un vent qu’il ne sent pas sur sa peau (toucher)…. Dès lors, les 5 sens réunis, une I.A. ne pourrait-elle pas bientôt percevoir, et donc constater ?

Les thuriféraires de l’I.A. répondraient sans hésiter par l’affirmative. Il faut cependant rappeler un fait avant de répondre : ce qui est compliqué pour l’humain est simple pour une I.A., et ce qui est naturel pour l’humain est difficile pour une I.A. En témoigne le cas du nez artificiel, encore imparfait, alors que dès son arrivée au monde, un bébé voit, touche, goûte, sent, entend, sans aucun effort intellectuel. Il en est de même de la reconnaissance faciale : un humain reconnaît un visage familier s’il est maquillé, masqué ou avec des lunettes, là où le smartphone butera aujourd’hui.

Sans corps, l’I.A. est donc bloquée dans le virtuel, non engagée dans le monde. Pour engager une I.A. dans le monde réel, sensoriel, il lui faut des données, ce qui pourrait fausser sa perception de la réalité si elle les interprète mal. Pour s’en convaincre, il suffit de s’intéresser à l’art culinaire mélangé à celui du trompe l’œil où des pâtissiers s’amusent à faire passer des bonbons pour des pierres, ou à la problématique de la « fauxtographie » [16]… Si l’œil humain ne peut distinguer sans l’aide des autres sens, qu’en serait-il d’une I.A. ne percevant que partiellement ?

Enfin, quand bien même la « constatation purement matérielle est toute situation personnellement constatée par le commissaire de justice au moyen de ses sens, et qu’il n’a pas provoquée par une opération intellectuelle de nature à troubler sa qualité de tiers neutre, indépendant et impartial », cela n’exclut pas le fait qu’il faille un minimum d’intelligence pour constater. Bien au contraire. En effet, tout procès-verbal de constat est sélectif : il répond à une demande clairement formulée par le requérant par la vérification personnelle par le commissaire de justice d’éléments matériels. Ainsi, s’il est requis pour constater qu’une rampe de parking est trop étroite pour des véhicules, l’objet du constat n’est pas de photographier le véhicule devant la rampe, mais de dire clairement que la voiture ne passe pas. De plus, si l’officier public et ministériel est requis pour constater la présence d’un panneau de permis de construire et qu’il le photographie de loin, l’objectif est de constater qu’il est visible depuis la voie publique, et non d’indiquer la présence de mobilier urbain à proximité, qui sera pourtant visible sur le cliché (à ce jour, l’I.A.décrirait la photographie intégralement, sans distinguer).

Le rêve d’une I.A. constatante n’est donc pas encore d’actualité, mais il est nécessaire de s’appesantir sur le rôle que peut avoir l’I.A. dans l’activité de constatation du commissaire de justice.

II. La prédiction d’une intelligence artificielle assistante

Le rôle de l’I.A. dans le quotidien de constatant va nécessairement s’élargir et il faut le voir comme une chance, surtout que pour le moment elle est incapable de le remplacer. En effet, s’il est demandé à un chat bot s’il est capable de procéder à des constatations comme un commissaire de justice, voilà ce qu’il vous répondra sûrement : « En tant qu'assistant virtuel, je ne suis pas capable de réaliser des constatations de la même manière qu'un commissaire de justice en France. Mon rôle est de fournir des informations, des conseils et une aide virtuelle basée sur les données et les directives que je reçois. ».

Cette réponse fait prendre conscience de deux éléments essentiels : d’une part la dépendance de l’I.A. aux données qui l’alimentent pour ensuite générer des réponses, et, d’autre part, sa dépendance intellectuelle puisqu’elle ne répond qu’à des sollicitations, ou des directives. La qualité d’assistant, et par extension, de l’assistance va donc dépendre des références utilisées et de l’habileté de l’utilisateur dans ses demandes et directives.

Cependant, l’idée selon laquelle l’I.A. serait une simple assistante serait réductrice dans la mesure où elle peut également devenir l’objet du constat, que ce soit son fonctionnement intrinsèque ou les réponses qu’elle fournit.

Il semble donc opportun de s’intéresser au rôle d’assistance de l’I.A. qui peut s’envisager préalablement et au cours, du constat (A), et d’aborder également l’I.A. en tant qu’objet du constat. (B).

A. L'I.A. en tant qu'outil d'assistance

Son rôle d’assistance se situe à la fois au niveau de l’appréhension du constat et au niveau de sa réalisation.

Elle peut constituer un soutien dans l’appréhension d’une situation de constat. L'intelligence artificielle peut se révéler être un atout considérable pour évaluer la faisabilité des constats du commissaire de justice. En tant que praticiens, les commissaires de justice sont souvent amenés à intervenir rapidement et sans coordination préalable, ce qui exige une analyse préalable pour déterminer la faisabilité du constat, mélange de syllogisme juridique et de synthèse jurisprudentielle. Les lieux, les relations entre les parties et le temps sont des éléments qui se croisent dans la réflexion du commissaire de justice au moment de décider de la réalisation ou non d’un constat, et donc de la mise en jeu de sa responsabilité professionnelle.

L’intelligence artificielle, grâce à son analyse rapide de données pertinentes issues de la jurisprudence, peut fournir une réponse claire au praticien. Bien que ce dernier puisse mener cette recherche par lui-même, l’I.A. permet d’optimiser cette réponse et d’améliorer sa réactivité. Toutefois, il est crucial de noter que, bien que l’I.A. puisse confirmer la faisabilité d’un constat, elle ne peut juger de son opportunité. La pertinence et l’utilité de réaliser un constat dans certaines situations demeurent à la discrétion du praticien, ce qui est fondamental. Ainsi, le praticien garde une certaine maîtrise intellectuelle, les recommandations de l’I.A. servant de simples renseignements sans valeur normative. Cette distinction, bien qu’évidente, rappelle l’importance de l’intervention humaine dans le processus décisionnel face à la machine. Il est essentiel de rappeler que derrière chaque jurisprudence se trouvent des cas initialement innovants ou controversés, soulignant ainsi la limite de l’I.A. à simuler un véritable esprit de créativité pourtant centrale dans l’activité quotidienne en tant que praticien. Ainsi, pour prémunir une I.A. de l’obsolescence, elle demeure dépendante de mises à jour et des données qui lui sont accessibles.

Mais l’utilisation de l'automatisation pourrait entrainer une réduction de l’implication active du praticien, tant sur le plan intellectuel que matériel. Il est donc peu judicieux de voir l’I.A. comme un substitut aux tâches du praticien, même s’'il est possible d’envisager une solution d’I.A. embarquée sur un logiciel de recherche afin de doper ses performances en termes de recherches, et également dans une tâche nouvelle, à savoir une préanalyse des éléments recueillis afin de déterminer le caractère professionnel, personnel ou confidentiel desdits éléments (cas du constat sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49). Dans cette tâche, le commissaire de justice sera nécessairement tenu, en tant que praticien, à s’assurer de sa maîtrise sur l’outil afin d’assurer une force probante à son résultat.

Cette dernière inquiétude doit être également au centre de l’attention lorsque nos outils traditionnels (appareil photographique, caméra, dictaphone, outils de mesure) sont « dopés » à l’I.A. tant le rôle et l’action de cette dernière peut entrainer une altération de la réalité. Ceci est particulièrement vrai pour les photographies [17]. Cela peut également être le cas d’un dictaphone dont la fonction réduction de bruit ou traitement actif des bruits parasitaires peut entrainer une altération de l’enregistrement. Ou encore un outil de mesure qui appliquerait automatiquement un filtre ou un correctif, altérant la prise de mesure. Le contrôle du praticien sur ces appareils est donc la clé et la garantie qu’il doit offrir pour préserver la force probante de ses constatations.

Cependant, pour la rédaction et la mise en forme de ses actes, l’I.A. offre de réelles opportunités. Que ce soit pour la transcription en temps réel de contenus audio grâce à des outils avancés ou pour l'utilisation de technologies d’OCR rendant les constatations immédiates, l’I.A. s’avère précieuse. De plus, pour la rédaction, l’I.A. aide désormais à corriger ou reformuler des textes sans en altérer le style, et permet d'employer des termes techniques précis grâce à des dictionnaires intelligents.

B. L’I.A. générative, objet des constatations

Les possibilités offertes par les I.A. génératives, dont les grands modèles de langage évoluent sans cesse, en font des éléments constatables par nature. La réalisation de constations sur un tel support revêt un caractère technique évident, que le praticien doit appréhender lors de ses opérations. Pour ce faire la fixation d’un cadre technique semble opportune pour garantir une validité aux constatations du commissaire de justice. Il convient ensuite de s’arrêter sur les cas où le constat sur une I.A. peut être utile, en prenant cependant en considération la question de la fiabilité des éléments constatés.

Il convient d’abord de fixer le cadre technique pour les constatations. L’accès à ces I.A. génératives se fait généralement par le biais d’un chatbot via une application, un site internet ou encore un logiciel. Le point commun de ces trois supports est qu’ils nécessitent bien souvent une connexion internet pour permettre au chatbot de fonctionner, notamment puisque le traitement de la donnée par l’intelligence artificielle s’effectue de manière centralisée, sur des serveurs distants. Il semble dans tous les cas que le constat doit répondre aux canons des constatations réalisées sur internet, que ce soit depuis un ordinateur, un téléphone ou encore une tablette.

Lors de la réalisation de constatation sur ces supports, il est préalablement nécessaire, afin de garantir la maîtrise matérielle des constatations, de décrire le cadre technique des opérations avec un protocole prétorien qu’il est toujours bon de rappeler.

Pour figer l’environnement des constatations, une seule voie : le protocole prétorien [18], trouvant sa source originelle dans la célèbre affaire « Ziff Davis », présente un cadre qui semble conforme à la réalisation d’un constat dans le métavers, à tout le moins une bonne base. Ce protocole, réalisé par le commissaire de justice en guise de prérequis, assure à son acte la force probante recherchée, au moyen notamment : d’une description du matériel informatique et des logiciels utilisés ; la vérification de l’heure et de la date de son matériel ; la mention de son adresse IP et du détail de sa connexion Internet. Il convient également de mentionner l’absence de serveur proxy, et de procéder au vidage du cache, des cookies, de l’historique et des fichiers temporaires de son ordinateur. Dans le cas de l’I.A. générative, notamment sur un chatbot via un site internet, il doit être précisé que le nettoyage du navigateur n’aura pas d’impact sur les constatations.

Enfin, se pose une question : le fait pour le commissaire de justice d’interagir avec une I.A. conversationnelle pourrait-il s’interpréter comme un dépassement de sa mission de simple constatant ? Il nous semble qu’un parallèle est possible avec le commissaire de justice qui entre lui-même une requête de recherche dans un moteur de recherche et qui constate le contenu de la réponse, ce qui est admis [19].

Enfin, l’I.A. générative devra également être identifiée et cadrée techniquement. Ainsi, il semble opportun, comme lors de constatations sur un logiciel ou une application par exemple, ou même sur un site internet, d’identifier le créateur, l’éditeur, le numéro de version et, pourquoi pas, le grand modèle de langage utilisé (par exemple GPT-3 d’OpenAI). Il est également opportun d’ajouter la source des données alimentant l’I.A., et notamment comme c’est souvent le cas, la date des dernières données utilisées.

La levée des obstacles techniques permet désormais d'explorer pleinement les avantages que présentent les I.A. génératives pour effectuer des constatations judiciaires. Ces technologies se distinguent notamment par deux aspects cruciaux : leur capacité à générer des contenus créatifs et leur aptitude à interpréter de vastes quantités de données.

Concernant la créativité, les I.A. génératives peuvent produire des œuvres inédites à la demande d'un utilisateur. Cette faculté ouvre la porte à de nouvelles formes de constatations, par exemple, lorsqu'il s'agit de vérifier l'originalité d'une œuvre ou d'investiguer des plaintes pour atteinte aux droits d'auteur. Ces situations soulèvent inévitablement des interrogations sur la propriété intellectuelle et les droits associés aux créations issues de l'intelligence artificielle. Sur ce point d’ailleurs, il pourra être opportun dans ce type de situation de prévoir dans la requête en saisie-contrefaçon que le commissaire de justice puisse accéder au compte du service d’I.A. générative utilisée par le requis pour prendre connaissance des prompts et vérifier le processus intellectuel de la création.

Du côté de l'interprétation, la contribution des I.A. s'avère plus complexe mais tout aussi précieuse. Elles peuvent, par exemple, être sollicitées pour analyser le ton et le contenu de textes ou de dialogues, y compris sur des plateformes comme WhatsApp. Une telle analyse peut révéler le niveau de professionnalisme des messages échangés. Utiliser l'intelligence artificielle pour obtenir une évaluation neutre, basée sur une logique rationnelle et systématique, peut être pertinent, notamment pour mettre en évidence un manque de professionnalisme chez un interlocuteur. Toutefois, le rôle du commissaire de justice se limite à constater la réalisation et les résultats de cette analyse, sans en renforcer la validité. Cette approche est déjà employée pour examiner le contenu des avis publiés sur Google, par exemple.

La question de confiance et de crédibilité accordée par le magistrat à ces analyses générées par I.A., dont l'exactitude n'est pas absolument garantie, demeure toutefois ouverte. Par chance, le procès-verbal de constat sera la clé de compréhension d’admission de la preuve ainsi obtenue.


[1] D. Susskind, A World Without Work : technology, automation, and how we should respond¸ Metroplitan Books/Henry Holt & Company, 2020.

[2] Dir. J.-P. Clavier, L’algorithmisation de la justice, Larcier, 2020.

[3] S. Dorol et R. Laher, L'huissier de justice à l’épreuve de l’algorithme, in L’algorithmisation de la justice, Larcier, 2020.

[4] Code judiciaire belge, art. 519, § 1 : « Les huissiers de justice sont chargés de missions pour lesquelles ils sont seuls compétents et par rapport auxquelles ils sont tenus d’exercer leur ministère. Ces missions sont (…) d’effectuer, à la requête de magistrats, et à la requête de particuliers des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les causes et les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter, ainsi que les constatations que nécessitent les missions légales qu’ils accomplissent. Ces constatations sont authentiques en ce qui concerne les faits et les données matérielles que l’huissier de justice peut constater par perceptions sensorielles ».

[5] R. Perrot, Constatations purement matérielles : Procédures 2014, comm. 133.

[6] R. Perrot, Le constat d’huissier de justice, CNHJ, 1985, p. 33.

[7] Th. Guinot, L’huissier de justice : normes et valeurs, EJT, 2017, p. 228.

[8] M.-P. Mourre-Schreiber, La preuve par le constat d’huissier de justice, thèse de doctorat, EJT, 2014, p. 84, n° 226, note 444.

[9] Cass. civ. 1, 20 mars 2014, n° 12-18.518, FS-P+B N° Lexbase : A7370MHG.

[10] Cass. soc., 18 mars 2008, n° 06-40.852, FS-P+B N° Lexbase : A4765D7M.

[11] S. Dorol : JCl. Encyclopédie des Huissiers de Justice, Bloc Preuve, Fasc. 30, V° Les constats.

[12] S. Dorol : JCl. Encyclopédie des Huissiers de Justice, Bloc Preuve, Fasc. 30, V° Les constats, n° 4.

[13] D. Andler, Intelligence artifcielle, intelligence humaine. La doubel énigme, Gallimard 2023 - En ce sens également : H. Dreyfus, What Computers Can’t Do : The Limits of Artificial Intelligence, 1972.

[14] D. Andler, interview, Philosophie Magazine, Hors-série n° 57, 2023.

[15] Selon le philosophe David Chalmers, il existe 20 % de probabilité de voir apparaître une I.A. pensante dans les 10 prochaines années [en ligne].

[16] S.Dorol, La « fauxtographie » et le constat, Lexbase Contentieux et Recouvrement, juin 2023, n° 2 N° Lexbase : N6035BZK.

[17] S.Dorol, La « fauxtographie » et le constat, Lexbase Contentieux et Recouvrement, juin 2023, n° 2 N° Lexbase : N6035BZK.

[18] S. Dorol, S. Racine, J.-L. Bourdiec, X. Louise-Alexandrine, P. Gielen, Droit et pratique du constat d’huissier, LexisNexis, 3ème éd., 2022.

[19] S. Dorol, S. Racine, J.-L. Bourdiec, X. Louise-Alexandrine, P. Gielen, Droit et pratique du constat d’huissier, LexisNexis, 3ème éd., 2022.

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Commissaires de justice

[Le point sur...] Accès aux données patrimoniales pour une exécution efficace : Analyse juridique et pratique en Belgique

Lecture: 8 min

N8746BZX

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par Patrick Gielen, Secrétaire de l’UIHJ, Huissier de justice Belgique (Modero Bruxelles)

Le 27 Mars 2024

Mots-clés : exécution forcée • huissier de justice • convention européenne des droits de l’Homme • accès aux données patrimoniales • registres et bases de données.

Cet article examine l'importance de l'accès aux informations du débiteur dans l'exécution forcée des décisions de justice en Belgique. L'efficacité de l'huissier de justice dépend de sa connaissance du patrimoine du débiteur, essentielle au respect de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. La Belgique offre un accès efficace aux données patrimoniales via divers registres tels que le Registre national, le Registre des étrangers, la Banque-Carrefour des Entreprises, et d'autres. Cependant, l'accès aux comptes bancaires reste complexe. Malgré cela, la Belgique maintient un accès privilégié aux données patrimoniales, soulignant l'importance de cette mission pour les huissiers de justice en tant que garants de l'exécution des décisions judiciaires.


 

La question cruciale de l'accès aux informations du débiteur se pose inévitablement dans le contexte de l'exécution forcée des décisions de justice. L'efficacité de l'huissier de justice dans sa mission de recouvrement dépend largement de la connaissance approfondie du patrimoine du débiteur.

Cet article explore cette dynamique complexe, soulignant son importance fondamentale pour le respect de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR (CEDH) qui garantit le droit à l'exécution des décisions judiciaires définitives.

  • Contexte juridique

L'article 6 de la CEDH, consacrant le "droit à un tribunal", établit que l'exécution des décisions judiciaires est essentielle à ce droit. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, notamment les arrêts Scordino contre Italie (2006) [1] et Hornsby contre Grèce (1997) [2], confirme cette affirmation. Toutefois, l'exécution forcée doit respecter des délais raisonnables, comme souligné dans l'arrêt Bourdov contre Russie (2002) [3], évitant ainsi la violation de la Convention.

  • Compréhension du patrimoine du débiteur

Le patrimoine du débiteur se divise en deux catégories : le patrimoine positif, représentant ce qu'il possède, et le patrimoine négatif, regroupant l’ensemble de ses dettes.

Avant d'engager toute mesure d'exécution, l'huissier de justice doit évaluer la solvabilité de l'intéressé en considérant la différence entre le patrimoine positif et négatif.

De plus, il doit déterminer, en fonction de ce résultat si une exécution forcée est utile. En effet, une exécution forcée ne peut avoir lieu que dans l’hypothèse ou une partie débitrice ne veut pas payer et est solvable. Une fois que l’huissier de justice à décider de poursuivre l’exécution forcée il doit encore employer la mesure d'exécution la plus efficace pour le cas spécifique.

Il ne peut faire ces choix que dans l’hypothèse où il connaît, avec la plus grande certitude, l’état du patrimoine du débiteur, que ce dernier soit négatif ou positif.

  • Conditions préalables à l'exécution forcée

L'exécution forcée est uniquement envisageable si le débiteur présente une solvabilité suffisante et refuse de respecter la décision judiciaire. En l'absence de ces conditions, des alternatives telles que la médiation, la conciliation, le recouvrement amiable ou l'intervention des services sociaux doivent être envisagées. L'accès aux données patrimoniales devient ainsi crucial pour éviter des procédures longues et coûteuses.

  • Situation en Belgique

La Belgique, à la suite de la réforme de 2014, offre un accès efficace aux informations nécessaires à l'huissier de justice. L'article 519 §3 du Code judiciaire belge souligne le devoir d'information de l'huissier envers le créancier et le débiteur, incluant la possibilité d'accéder aux registres même avant d'entamer une procédure d'exécution.

Cette approche proactive permet d'orienter le créancier vers des solutions judiciaires ou amiables.

  • Registres et bases de données

La Belgique dispose d'une gamme complète de registres et de bases de données, offrant à l'huissier de justice une vision exhaustive du patrimoine du débiteur.

  • Registre national : localisation du débiteur et analyse de sa situation

L'article 5, 4° de la loi du 8 août 1983 organisant un Registre national des personnes physiques permet aux huissiers de justice d'accéder à des informations cruciales telles que :

  • les noms et prénoms,
  • le lieu et la date de naissance,
  • le sexe,
  • la nationalité,
  • la résidence principale,
  • le lieu et la date de décès,
  • l’état civil et la composition de ménage,
  • la profession,
  • les liens de parenté,
  • la cohabitation légale,
  • la mention d’une mesure de protection,
  • l’identité et les coordonnées de la personne responsable qui administre les biens de la personne déclarée incapable.

Cette consultation, réalisée de manière informatisée via la plateforme e-huissier de justice, facilite la localisation du débiteur et une analyse approfondie de sa situation.

  • Registre des étrangers : localisation du lieu de travail des frontaliers

L'huissier de justice peut, lorsqu’il peut justifier d’une mission, accéder à certaines données du Registre des étrangers, permettant la localisation du lieu de travail des frontaliers.

Cette information est précieuse pour trouver des solutions, notamment dans le cas de saisies de salaires.

  • Banque-Carrefour des Entreprises : localisation des entreprises et siège d'exploitation

La loi du 16 janvier 2003 a créé la Banque-Carrefour des entreprises, offrant des informations complètes sur les personnes morales et physiques exerçant une activité économique en Belgique.

Cette base de données, accessible au public, est un outil essentiel pour localiser les personnes morales de droit belge ainsi que de toute personne physique ou association qui, en Belgique, exercent une activité économique et professionnelle, sans oublier les établissements publics.

Elle contient les informations suivantes :

  • nom,
  • adresse,
  • date de création,
  • situation juridique,
  • activité économique
  • Fichier Central des Avis de Saisies : patrimoine négatif

Ce fichier centralise divers avis, dont ceux de saisie, délégation, cession, règlement collectif de dettes, protêt, et expulsion. L'accès à ce fichier est réglementé, mais il constitue une source importante d'informations sur le patrimoine négatif du débiteur.

La consultation de ce fichier est permise à l’huissier de justice en justifiant de la poursuite d’une procédure de recouvrement au fond à la condition qu’il dispose, à cet effet, d’un mandat judiciaire le chargeant, même à titre conditionnel, de diligenter une telle procédure.

  • Direction pour l'immatriculation des véhicules (DIV) : patrimoine positif

L'huissier de justice a un accès en ligne complet au répertoire de la DIV. Pour pouvoir consulter la DIV il faut une double finalité :

  • disposer d’une base légale ;
  • disposer d’une finalité légale.

Cet accès a été étendu récemment par la loi du 13 avril 2019 entré en vigueur le 6 mai 2022.

Désormais outre la consultation en cas de saisie d’un véhicule, l’huissier de justice peut consulter la DIV dans les cas suivants :

  • en cas de constat ;
  • dans le cadre d'une enquête de solvabilité, indépendamment du stade auquel se trouve la procédure de recouvrement ;
  • en application de son devoir d'information, indépendamment du stade auquel se trouve la procédure de recouvrement.

Par ailleurs, il convient de garder à l’œil que le titulaire de la plaque n’est pas nécessairement le propriétaire du véhicule. Dès lors, l’immatriculation au nom d’une personne ne constitue jamais qu’une présomption permettant d’estimer le patrimoine du débiteur.

  • Registre des gages : patrimoine négatif

La nouvelle loi sur le gage a établi un registre des gages purement électronique, accessible au public sans justification particulière. Cette ressource permet d'obtenir des informations sur le patrimoine négatif du débiteur.

  • Registre naval belge : patrimoine positif

Le Registre naval belge enregistre les données liées aux navires, offrant une vision du patrimoine positif du débiteur. Les informations incluent l'enregistrement des navires, les actes de propriété, et les saisies éventuelles.

  • Cadastre : détermination de l’immeuble à saisir

L'accès en ligne aux registres du Cadastre, autorisé par la Commission Vie Privée, permet à l'huissier de justice de déterminer les biens immobiliers à saisir. Cette ressource est essentielle dans les procédures de saisie-conservatoire et de saisie-exécution immobilière.

  • Conservation des hypothèques : patrimoine positif et négatif

Les registres publics de la conservation des hypothèques répertorient les sûretés réelles immobilières et les inscriptions de gage sur fonds de commerce.

Accessibles moyennant une redevance, ces registres offrent une vue d'ensemble du patrimoine positif et négatif du débiteur.

La conservation des hypothèques est un registre officiel accessible au public moyennant une redevance, et les données doivent être recherchées sur la base de l’identité de la personne concernée.

Ce registre est donc consultable à tout moment, sans devoir justifier d’une finalité particulière.

  • Registre central des contrats de mariage : information sur la solvabilité

Créé en 2009, ce registre centralise les données de tous les contrats de mariage. Accessible à toute personne justifiant d'un intérêt, il fournit des informations précieuses pour évaluer la solvabilité du débiteur.

  • Compte Bancaire : patrimoine positif

L'accès aux comptes bancaires est plus complexe, nécessitant une demande de saisie arrêt conservatoire, généralement initiée par un avocat devant le juge des saisies.

Bien que cette démarche soit indirecte, le règlement européen sur la saisie des comptes bancaires a ouvert des possibilités, soulignant l'influence des réglementations européennes sur le droit national belge.

  • Banque-Carrefour de la sécurité sociale : patrimoine positif

L'huissier de justice a accès à la Banque-Carrefour de la sécurité sociale. Cette banque de données est chargée de conduire, d'organiser et d'autoriser les échanges de données sociales entre les banques de données.

Cette ressource offre des renseignements complets sur les allocations sociales d’une multitude d’institutions.

Conclusion :

En conclusion, la Belgique jouit d'un accès privilégié aux données patrimoniales, permettant aux huissiers de justice d'adapter et d’affiner leurs procédures d'exécution avec précision.

Cependant, la quête d'un accès plus direct au registre des comptes bancaires reste un enjeu majeur.

En tant que garants de l'exécution des décisions judiciaires, les huissiers de justice revendiquent l'importance de cette mission dans le maintien d'un État de droit, soulignant la nécessité d'une ouverture accrue aux données pour renforcer l'efficacité et la justesse des procédures.


[1] CEDH, 6 mars 2007, Req. 43662/98, Scordino c/ Italie N° Lexbase : A4403DUM.

[2] CEDH, 19 mars 1997, Req. n°18357/91, Hornsby c/ Grèce N° Lexbase : A8438AWG.

[3] CEDH, 15 janvier 2009, Req. 33509/04, Bourdov c/ Russie N° Lexbase : A1014XY9.

newsid:488746

Commissaires de justice

[Le point sur...] Access to assets for efficient enforcement: Legal and practical analysis in Belgium

Lecture: 5 min

N8823BZS

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par Patrick Gielen, Secretary UIHJ, Judicial Officer (Modero Brussels)

Le 27 Mars 2024

Keywords: enforcement, judicial officers• European Convention on Human rights • access to assets • register and database

This article examines the crucial issue of access to debtor information in the context of enforcement of judicial decisions in Belgium. The efficiency of the judicial officers depends on a thorough understanding of the debtor's assets, essential for compliance with Article 6 of the European Convention on Human Rights. Belgium provides effective access to asset data through various registers such as the National Registry, the Foreigners Registry, the Crossroads Bank for Enterprises, and others. However, accessing bank accounts remains complex. Nevertheless, Belgium maintains privileged access to asset data, emphasizing the importance of this mission for judicial officers as guarantors of judicial decision enforcement.


 

The crucial question of access to debtor assets inevitably arises in the context of the enforcement of legal decisions. The effectiveness of the judicial officer in his recovery mission largely depends on in-depth knowledge of the debtor's assets.

This article explores this complex dynamic, highlighting its fundamental importance for compliance with Article 6 of the European Convention on Human Rights (ECHR), which guarantees the right to enforcement of final court judgments.

  • Legal background

Article 6 of the ECHR, which guarantees the "right to a court", states that the enforcement of judicial decisions is essential to this right.

The case law of the European Court of Human Rights, notably Scordino v. Italy (2006) [1] and Hornsby v. Greece (1997) [2], confirms this. However, as emphasized in Bourdov v. Russia (2002) [3], enforcement must be carried out within a reasonable timeframe, so avoiding a violation of the Convention.

  • Understanding the debtor's assets

The debtor's assets are divided into two categories: positive assets, representing what he owns, and negative assets, which include all his debts.

Before initiating any enforcement measures, the judicial officer must evaluate the solvency of the debtor, considering the difference between positive and negative assets.

In addition, he must determine, based on this result, whether compulsory execution is useful. Forced enforcement can only take place if a debtor is unwilling to pay and is solvent.  Once the judicial officer has decided to pursue enforcement, he must still employ the most effective enforcement measure for the specific case.

He can only make these choices if he knows, with the greatest certainty, the current situation of the debtor's assets, whether negative or positive.

  • Preconditions for enforcement

Enforcement is only possible if the debtor is sufficiently solvent and refuses to comply with the court order. In the absence of these conditions, alternatives such as mediation, conciliation, amicable debt collection or the intervention of social services must be considered. Access to assets is therefore crucial to avoid long and costly proceedings.

  • Situation in Belgium

Belgium, following the 2014 reform, offers efficient access to the information needed by the judicial officer. Article 519 §3 of the Belgian Judicial Code emphasizes the judicial officer's duty to inform both creditor and debtor, including the possibility of accessing registers even before starting enforcement proceedings.

This proactive approach enables us to guide creditors towards legal or amicable solutions.

  • Registers and databases

Belgium has a full range of registers and databases, giving the judicial officer an exhaustive view of the debtor's assets.

  • National register: debtor location and situation analysis

Article 5, 4° of the law of August 8, 1983 organizing a National Register of Natural Persons gives judicial officers access to crucial information such as:

  • surnames and first names,
  • place and date of birth,
  • gender
  • nationality,
  • main residence,
  • place and date of death,
  • marital status and household composition,
  • occupation,
  • family ties,
  • legal cohabitation,
  • mention of protective measures,
  • the identity and contact details of the person responsible for administering the incapacitated person's property.

This computerized consultation, carried out via the judicial officer e-platform, makes it easier to locate the debtor and carry out an in-depth analysis of his or her situation.

  • Register of foreigners: location of cross-border workers' place of work

The judicial officer can, when he can justify an assignment, access certain data in the Foreign Nationals Register, enabling him to locate the place of work of cross-border workers.

This information is valuable for finding solutions, particularly in the case of wage garnishments.

  • Crossroads bank for enterprises: company locations and headquarters

The law of January 16, 2003, created the Crossroads Bank of Enterprises, providing comprehensive information on legal entities and individuals carrying out economic activity in Belgium.

This database, accessible to the public, is an essential tool for locating legal entities under Belgian law, as well as any individuals or associations carrying out economic and professional activities in Belgium, not forgetting public establishments.

It contains the following information:

  • name,
  • address
  • date of creation,
  • legal status,
  • business activity.
  • Fichier central des avis de saisies : negative asset

This file centralizes various notices, including those of seizure, delegation, assignment, collective debt settlement, protest, and eviction. Access to this file is regulated, but it is an important source of information on the debtor's negative assets.

Judicial officers may consult this file if they can prove that they are pursuing a collection procedure on the merits, if they have a judicial mandate to this effect, entrusting them, even conditionally, with the task of initiating such a procedure.

  • Vehicle registration department (DIV): positive assets

The judicial officer has full online access to the DIV directory.

To be able to consult the DIV, you need a dual purpose:

  • have a legal basis.
  • have a legal purpose.

This access was recently extended by the law of April 13, 2019, which came into force on May 6, 2022.

In addition to consulting the DIV in the event of vehicle seizure, judicial officers may now consult the DIV in the following cases:

  • as part of a solvency investigation, regardless of the stage reached in the collection procedure.
  • in application of its duty to inform, regardless of the stage reached in the collection procedure.

It should also be noted that the plate holder is not necessarily the owner of the vehicle.

Consequently, registration in a person's name is never more than a presumption enabling us to estimate the debtor's assets.

  • Register of pledges: negative assets

The new law on pledges has established a purely electronic pledge register, accessible to the public without any special justification. This resource provides information on the debtor's negative assets.

  • Belgian ship register: positive assets

The Belgian ship register related data, providing an overview of the debtor's positive assets. Information includes ship registrations, property deeds and any seizures.

  • Land registry: determining the property to be seized.

Online access to land registers, authorized by the Commission for Privacy, enables the judicial officer to determine the properties to be seized. This resource is essential in seizure-conservatory and immovable seizure.

  • Mortgages register: positive and negative assets

The public registers of the mortgage registry real estate security interests and business pledges.

Available for a fee, these registers provide an overview of the debtor's positive and negative assets.

The mortgage registry is an official register accessible to the public for a fee, and data must be searched based on the identity of the person concerned.

This register can therefore be consulted at any time, without having to justify any particular purpose.

  • Central register of marriage Contracts: solvency information

Created in 2009, this register centralizes data on all marriage contracts. Accessible to anyone with an interest, it provides valuable information for assessing a debtor's creditworthiness.

  • Bank account: positive assets.

Access to bank accounts is more complex, requiring a request for a conservatory seizure, usually initiated by a lawyer before the seizure judge.

Although this approach is indirect, the European Account Preservation Order regulation has opened possibilities, underlining the influence of European regulations on Belgian national law.

  • Crossroads bank for social security: positive assets

The judicial officer has access to the Crossroads Bank of Social Security. This database is responsible for managing, organizing, and authorizing the exchange of social security data between databases.

This resource offers comprehensive information on social benefits from a multitude of institutions.

Conclusion

In conclusion, Belgium enjoys privileged access to assets, enabling judicial officers to adapt and fine-tune their enforcement procedures with precision.

However, the need for more direct access to the register of bank accounts remains a major challenge.

As guarantors of the enforcement of legal decisions, judicial officers insist on the importance of this mission in maintaining the rule of law, underlining the need for greater openness to data to reinforce the efficiency and fairness of procedures.


[1] CEDH, 6 mars 2007, Req. 43662/98, Scordino c/ Italie N° Lexbase : A4403DUM.

[2] CEDH, 19 mars 1997, Req. n°18357/91, Hornsby c/ Grèce N° Lexbase : A8438AWG.

[3] CEDH, 15 janvier 2009, Req. 33509/04, Bourdov c/ Russie N° Lexbase : A1014XY9.

newsid:488823

Commissaires de justice

[Chronique] Le jour où : j’ai réalisé mon premier constat par drone

Lecture: 7 min

N8471BZR

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par Jérémie Bouveret, Commissaire de justice

Le 26 Avril 2024

« I believe I can fly ». C’est avec ce petit air en tête que depuis plusieurs années je rêvais d’associer à l’exercice de mon métier d’huissier de justice un outil technologique supplémentaire : le drone. Persuadé que dans de nombreuses situations son utilisation se révèlerait être d’une aide précieuse pour la réalisation de constats. J’étais également convaincu que l’huissier de justice doit contrôler autant qu’il le peut les outils qu’il utilise lors de ses constatations : il sait réaliser des constats photos et vidéos sans faire appel à un photographe ou un vidéaste, il réalise des constats internet sans faire appel à un informaticien, alors pourquoi devrait-il faire appel à un télépilote ? Le sapiteur ne devrait intervenir à ses côtés que lorsque l’homme de loi n’est pas en mesure de maîtriser et connaitre les règles de l’homme de l’art.

Toutefois, l’apprentissage de ce nouvel outil a nécessité de s’affranchir des craintes qui entourent l’usage de tout appareil dont la maîtrise nous semble réservée à d’autres, plus spécialistes que nous ne le sommes en matière technologique. Tout comme le conducteur d’un véhicule lors de sa première conduite, le seul moyen de faire tomber cette barrière, est de se former. Pour cela, il a fallu découvrir des termes aéronautiques et acquérir des notions bien éloignées des domaines juridiques de prédilection d’un commissaire de justice, celles du droit aérien. Il fallut donc apprendre à maîtriser le drone par le biais d’une formation pratique, et engranger les connaissances théoriques, menant à l’examen final. C’est donc code et conduite obligatoire même en matière de drone !

À l’issue de la formation, je peux assurer que si celle-ci est obligatoire pour exercer une activité professionnelle de télépilote, c’est qu’elle est une réelle nécessité pour le télépilote en devenir et pour les tiers qui l’approcheront lors de ses vols. Le « geek » qui a acquis un drone pour son loisir n’est pas le télépilote professionnel qui assure des vols sécurisés. L’un n’empêchant pas d’être l’autre, mais le premier ne remplaçant pas le second.

Un point commun entre l’activité de commissaire de justice et celle de télépilote m’apparut lors de cet apprentissage, la sécurité : juridique pour le premier, et aérienne pour le second.

Et c’est ainsi, après plusieurs mois de formation, alors que je passais à peine le cap de la transformation de l’huissier de justice en Commissaire de justice par une formation passerelle, que je devenais dans le même temps télépilote par une formation « passer’aile ».

Puis, un début de janvier, si j'ai bien su compter, alors tout fraichement formé, et diplômé de l’examen de télépilote, l’envie de mettre à profit mon nouvel appareil photo avec des ailes (ou des hélices plus exactement), se faisait pressante. Équipé d’un aéronef tout juste sorti de sa boite, il ne me manquait plus que « la » situation adéquate. En effet, savoir piloter et posséder un drone ne doit pas faire oublier au commissaire de justice que son utilisation doit répondre à un besoin, et apporter une qualité supplémentaire pour illustrer les mots du procès-verbal de constat. Il ne s’agit pas de l’utiliser là où les circonstances ne l’exigent pas, ne le permettent pas, et s’il n’apporte pas de plus-value au procès-verbal.

Et enfin, il arriva. Le dossier qui débarque pour ouvrir en grand les hélices de mon nouvel outil. « Le » dossier où le drone devient non plus nécessaire, mais indispensable. Alors, que je recevais à peine l’original de mon diplôme de télépilote, mon étude se voyait confier un procès-verbal descriptif dans le cadre d’une procédure de saisie immobilière. Les professionnels qui pratiquent la saisie immobilière s’étonneront certainement que je puisse considérer le drone comme indispensable dans cette matière où la description du bien se fait surtout en intérieur. Or, l’affaire était d’une complexité qui met le praticien au défi de réaliser un acte de procédure dans des conditions l’empêchant de procéder. Ce type de dossier où tout semble fait pour vous empêcher d’instrumenter, tant les textes ne prévoient pas cette exception.

Dans ce dossier, le prêt bancaire impayé avait entrainé la procédure de saisie immobilière. Et s’il était impayé, c’était en grande partie, car l’acheteur du bien, et débiteur du créancier poursuivant avait intenté une action en annulation de la vente du bien, qui complexifiait un peu plus la procédure. La raison de l'action en nullité: la maison était frappée d’un arrêté de péril. La municipalité ayant considéré qu’elle présentait un caractère de dangerosité, son accès était donc interdit. Ma mission visant à pénétrer dans les lieux pour les décrire, me risquer à pareille manœuvre avec l’assistance de témoins, d’un serrurier et d’un diagnostiqueur, comme il est habituel de procéder, entrainerait naturellement un risque juridique pour la procédure, et sécuritaire autant pour moi que pour mes accompagnants.

Les textes ne prévoyant pas le cas d’un bien immobilier inaccessible, la vente devait se poursuivre, et il était nécessaire, ne serait-ce que pour fixer la mise à prix, et donner un aperçu des lieux au juge de l’exécution et aux hypothétiques acquéreurs, de réaliser le procès-verbal. Depuis la voie publique, ou les champs avoisinants - dont il m’aurait fallu identifier les propriétaires pour être autorisé à les traverser, s’agissant de propriétés privées – la maison n’était pas visible, d’immenses haies et plantations obstruant la vue sur le bien.

La solution était donc toute trouvée : activer les rotors et survoler la propriété pour procéder à une description. Proposition faite à l’avocat en charge du dossier qui trouva qu’il s’agissait d’une bonne idée. Je lançais donc ma demande d’autorisation de vol et préparais ma mission.

Sur place, je retrouvais l’édile de la commune, que j’avais sollicité pour m’assister en sa double qualité :

  • celle de personne autorisée à accompagner le commissaire de justice qui pénètre chez un tiers conformément à l’article L. 142-1 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L5822IR3. Car, même s’il s’agit d’un survol, et que la maison est inoccupée, il n’est jamais inutile de se prémunir de contestation sur la notion de pénétration dans un domicile ;
  • celle de signataire de l’arrêté de péril, devant veiller à son respect depuis la voie publique,

Depuis la voie publque, je faisais donc décoller mon aéronef pour ma première mission de constat avec cet engin qui me permit de décrire avec précision l’état de la parcelle, des façades, de la toiture et de la piscine couverte… qui d’après la légende locale, était le lieu d’entrainement d’une championne de natation, ancienne propriétaire de la maison, qui pouvait ainsi s’adonner à sa passion été comme hiver.

Une fois ma mission accomplie, et le procès-verbal dressé, la vente se poursuivit, et j’ai eu l’agréable surprise de constater que les quelques potentiels adjudicataires intéressés qui se présentèrent lors de la « visite » de la maison depuis la voie publique (arrêté de péril obligeant), avaient tous pris connaissance de mon procès-verbal joint aux cahiers des conditions de vente.

Résultat des opérations : maison adjugée et une zone de turbulence juridique traversée sans encombre. Cette expérience a confirmé que l'utilisation du drone, loin d'être un simple « gadget », peut être un outil indispensable pour un commissaire de justice, s'il sait l'adapter aux difficultés matérielles et juridiques de son exercice.

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Contentieux

[Chronique] Chronique de jurisprudence (janvier à mars 2024)

Lecture: 15 min

N8844BZL

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par Sylvian Dorol, Commissaire de justice associé (Venezia), Directeur scientifique de la revue Lexbase Contentieux et recouvrement, Expert près l’UIHJ, et Guewen Le Cloerec, Commissaire de justice (Venezia)

Le 26 Avril 2024

Mots-clés : commissaire de justice • saisie-attribution • commandement de quitter les lieux • contentieux locatif • état des lieux • procédures civiles d’exécution • constat

La revue Lexbase Contentieux et Recouvrement vous propose de retrouver la cinquième chronique illustrée par les plus récentes décisions jurisprudentielles sous la forme d’un contenu original rédigé par Sylvian Dorol et Guewen Le Cloerec.


 

I. Procédures civiles d’exécution

- TJ Bordeaux, Jex droit commun, 12 mars 2024, n° 23/08559 N° Lexbase : A62152UQ

- CA Paris, 1, 10, 22 février 2024, n° 23/05886 N° Lexbase : A03772QZ

II. Expulsion

- CA Paris, 1, 10, 7 mars 2024, n° 23/11663 N° Lexbase : A87692TX

III. Constat

- CA Lyon, 22février 2024, n° 20/06309 N° Lexbase : A03462QU

- TJ Paris, PCP JCP fond, 14 février 2024, n° 23/04623 N° Lexbase : A97852MD

- TJ Paris, 3ème chambre, 3ème section, 13 mars 2024, n° 20/10831 N° Lexbase : A87682UB


I. Procédures civiles d’exécution

Se prévalant d’une contrainte en date du 18 août 2023, un créancier a fait diligenter une saisie sur les comptes bancaires de son débiteur, régulièrement dénoncée.

Par acte de commissaire de justice en date du 13 octobre 2023, le débiteur a fait assigner le créancier devant le juge de l’exécution du tribunal judiciaire de Bordeaux afin de bénéficier de délais de paiement et subsidiairement de voir annulée la mesure de saisie. En effet, il fait valoir que la saisie-attribution a été réalisée sur un compte joint mais n’a pas fait l’objet d’une dénonciation à sa conjointe cotitulaire, impliquant la nullité de cet acte. Le créancier ne partage bien évidemment pas cet avis et soutient que la saisie-attribution est valide, l’absence de dénonciation au tiers cosaisi n’étant pas sanctionnée par la nullité ou la caducité du procès-verbal de saisie.

Pour fonder sa décision, le juge retient tout d’abord que l’article R. 211-22 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L2228ITP fait obligation au commissaire de justice réalisant la saisie-attribution sur un compte joint de dénoncer cet acte au cotitulaire. S’il ignore l’identité de celui-ci, l’établissement bancaire accomplit cette diligence qui n’est pas prescrite à peine de caducité et de nullité. Néanmoins, en l’espèce, le procès-verbal ne fait pas ressortir l’identité du cotitulaire. Le juge en conclut que le défaut de cette mention et de dénonciation postérieure à cette personne n’étant pas sanctionné, il ne peut en être tiré un motif d’annulation de la mesure de saisie pratiquée.

Une saisie-vente des biens meubles corporels a le plus souvent lieu au domicile du débiteur. Cependant, l'article L. 221-1 du Code des procédures civiles d'exécution N° Lexbase : L5851IR7 prévoit expressément l’hypothèse où la saisie doit avoir lieu chez un tiers. En pareille circonstance, la mesure est préalablement examinée et autorisée le cas échéant par le juge de l’exécution.

Dans l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 22 février 2024, il était justement reproché au commissaire de justice de n’avoir pas demandé l’autorisation de saisir au juge de l’exécution. Pour comprendre ce reproche, il faut reprendre l’argumentation du débiteur. Ce dernier faisait valoir en premier lieu que l'adresse où avait eu lieu la saisie n'était pas son domicile, mais une élection de domicile purement administrative pour les besoins de la procédure judiciaire au fond, qui correspondait au siège des sociétés dont il est le président. Il soutenait résider à une autre adresse (et produisait son avis d’imposition pour le prouver), et critiquait l’absence de diligence du commissaire de justice pour s'assurer de la réalité du domicile avant de procéder à la saisie.

La cour d’appel valide cependant la saisie-vente, pour trois motifs notamment.

D’abord, après avoir retenu que la charge de la preuve de l’erreur sur la réalité du domicile reposait sur le débiteur et non sur le créancier, la cour d’appel de Paris juge qu’un avis d'imposition sur le revenu ne constitue nullement un quelconque justificatif de domicile et encore moins de résidence.

Ensuite, elle souligne que le créancier, et bien que la charge de la preuve ne lui incombe pas, verse au débat les extraits Kbis de quatre sociétés dirigées par le débiteur qui font tous apparaître que le domicile personnel de ce dernier est l’adresse du lieu de la saisie.

Enfin, la cour d’appel retient qu’il résulte de l'acte de signification de l'arrêt du 26 mai 2021 portant commandement de payer aux fins de saisie-vente en date du 11 octobre 2021 que cet acte a été signifié au débiteur au lieu de la saisie critiquée par dépôt à l'étude, l'huissier de justice ayant mentionné que le nom était inscrit sur la boîte aux lettres et sur l'interphone et que le gardien avait confirmé le domicile. De même, lors de la signification de l'itératif commandement du 20 septembre 2022, le commissaire de justice mentionne que le nom de M. [Ad] est inscrit sur la boîte aux lettres et l'interphone, et l'adresse confirmée par le facteur. Enfin, le créancier produisait un courriel du commissaire de justice indiquant qu'il avait contacté par téléphone le syndic de l'immeuble du lieu de la saisie-vente qui lui avait confirmé que le débiteur habitait bien à cette adresse.

Elle en conclut qu’il résulte clairement de l'ensemble de ces éléments, comme l'a très justement retenu le premier juge, qu'en dépit de ses dénégations, le débiteur habite bien au lieu de la saisie-vente. Dans ces conditions, il n'était nullement nécessaire pour le commissaire de justice de solliciter l'autorisation préalable du juge de l'exécution pour procéder à la saisie-vente en application de l'article L. 221-1 alinéa 3 du Code des procédures civiles d'exécution, et ce d'autant plus qu'en tout état de cause, cette autorisation n'est nécessaire que si les biens du débiteur saisi se trouvent dans des locaux d'habitation, ce qui ne vise que des lieux habités par une personne physique et non les locaux d'une société.

II. Expulsion

Il est fréquent qu’une société loue des locaux à une autre adresse que celle de son siège social. En cas d’impayé, l’assignation en expulsion sera alors délivrée par un commissaire de justice au lieu du siège social, et non dans les lieux loués.

En l’espèce, l’expulsion d’une société des lieux qu’elle louait a été prononcée en justice. Un commandement de quitter les lieux lui a été signifié conformément à la loi. Par précaution, ce commandement a été signifié à l’adresse du siège social et aux lieux loués.

La société critique cet acte au motif qu’il ne précise pas l’adresse des lieux visés par l’expulsion, et que son information était donc incomplète. Se posait donc la question suivante « Un commandement de quitter les lieux doit-il comporter l’adresse des lieux visés par l’expulsion lorsqu’ils sont différents du lieu de signification ? »

À la lecture de l’article R. 411-1 du Code des procédures civiles d'exécution N° Lexbase : L2511IT8, cette mention n’est pourtant pas prévue par les textes, ce qui peut paraître étrange.  Erreur du législateur à charge pour le juge de la réparer ?

Bien que l’article R. 411-1 du code précité ne prévoit pas que l’adresse des lieux visés par l’expulsion soit une mention obligatoire du commandement de quitter les lieux, il est évident que cela peut porter préjudice si le débiteur est mal informé, et donc empêché de s’exécuter volontairement. La Cour d’appel de Paris valide cependant la procédure au motif que le jugement d’expulsion qui fondait le commandement de quitter les lieux désignait expressément les lieux visés par l’expulsion.

L’enseignement à tirer de cet arrêt est que le commissaire de justice peut s’en tenir à la lettre des textes, bien qu’en pratique, les commissaires de justice rappellent dans le commandement de quitter les lieux l’adresse exacte des lieux visés par l’expulsion.

Il n’appartenait pas au juge de suppléer l’étrange carence du législateur dans les mentions obligatoires du commandement de quitter les lieux, qui avait pourtant conscience de l’importance du lieu de signification puisqu’un tel acte ne peut être délivré à domicile élu.

En pratique, afin d’éviter pareilles contestations, il peut être recommandé d’indiquer les lieux visés par l’expulsion dans le commandement de quitter les lieux quand ils sont différents du lieu de signification.

III. Constat

Qu’est-ce qu’un bon constat d’achat ? Facile : celui-où le commissaire de justice n’achète pas le produit !

La devinette est facile et la réponse connue depuis plus de 10 ans [1], mais a dû être rappelée par la cour d’appel de la capitale des Gaules le 22 février dernier. Mais il ne faut pas tancer l’huissier de justice instrumentaire puisque le procès-verbal de constat d’achat date en l’espèce du 13 mai 2015.

En l’espèce, l’officier public et ministériel avait acheté le produit lui-même, comportement critiqué par la partie adverse, qui critique cet acte en visant l'article 1 de l'ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945 N° Lexbase : L8061AIE (les huissiers de justice peuvent, commis par justice ou à la requête de particuliers, effectuer des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter). La cour d’appel lyonnaise suit sa critique en jugeant que l'achat par l'huissier de l'article argué contrefaisant dépasse en effet la simple constatation matérielle, quand même l'officier ministériel s'abstiendrait-il d'émettre un avis sur les conséquences de fait ou de droit de son constat, et caractérise partant la violation de l'article 1 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 et l'excès de pouvoir, dont la sanction réside dans l'annulation de l'acte, sans qu'il soit besoin que l'irrégularité cause grief.

Cette solution s’explique notamment par le fait que l’expression « constatations purement matérielles » doit s’entendre comme « toute situation personnellement constatée par l’huissier de justice au moyen de ses sens, et qu’il n’a pas provoquée par une opération intellectuelle de nature à troubler sa qualité de tiers neutre, indépendant et impartial » [2]. Or, conclure une vente suppose la manifestation d’une volonté juridique, et donc une forme d’opération intellectuelle[3].

De plus, si le commissaire de justice achetait lui-même le produit litigieux, il devrait se présenter à l’occupant des lieux, exposer sa mission, et requérir son accord pour que les constatations soient dressées, ce qui est incompatible avec le constat d’achat qui, bien souvent, initie une procédure de saisie-contrefaçon où l’effet de surprise est crucial.

Un des affres du constat est son lieu, et le commissaire de justice a comme spectre la violation de domicile (hors titre exécutoire).

Il est constant, et la loi le permet (CCH. art. L. 126-14 [LXB= L1706MAG]), qu’il peut accéder aux parties communes afin de signifier un acte ou exécuter une décision de justice… Mais qu’en est-il lorsqu’il faut accéder aux parties communes dans le cadre d’un constat ? La loi est silencieuse sur ce point, et cela semble donc exclu.

Requis par un des occupants de l’immeuble ou un des copropriétaires, cela ne pose pas de problème (CA Limoges, 20 mars 2018, n° 17/00464 N° Lexbase : A804237Y, Loyers et copr., 2018, comm. 114, obs. B.Vial-Pedroletti). Mais quid lorsque le constat est demandé par un tiers comme c’était le cas dans l’espèce tranchée par la juridiction de proximité de Paris, le 14 février dernier.

En l’espèce, un bailleur avait fait délivrer un congé pour reprise à son locataire, qui avait donc quitté les lieux. Peu de temps après, le locataire évincé s’aperçoit que son ancien logement a fait l’objet de travaux et est proposé à nouveau à la location avec un loyer plus élevé. Il conteste donc le bien-fondé du congé et mandate un commissaire de justice pour se rendre dans les parties communes de son ancien immeuble (le jugement est silencieux mais il est plausible de penser qu’il fallait constater les noms sur boîte aux lettres et tableau des occupants qui devaient donc être différents du bénéficiaire de la reprise dont l’identité est indiquée dans le congé à peine de nullité). Etrangement, l’officier public et ministériel accède à sa demande et dresse le constat. L’acte est bien évidemment critiqué par le bailleur au motif que l’huissier qui est entré dans le hall de l’immeuble pour dresser son constat ne disposait pas d’une autorisation judiciaire pour pénétrer dans un lieu privé.

À cet argument, le juge répond que dans la mesure où le Code de la construction et de l’habitation en son article 126-14 autorise l’accès des huissiers de justice aux boîtes aux lettres des immeubles et que le hall de l’immeuble ne constitue pas un domicile, il n’y a lieu d’écarter ladite pièce des débats.

Le fondement juridique de la décision est étonnant puisque cet article ne s’applique pas aux constats… Il sera intéressant de lire l’arrêt de la Cour d’appel parisienne si le jugement est contesté puisqu’il a été rendu en premier ressort.

Il existe des jugements délicieux à lire, et celui rendu le 13 mars dernier en fait partie. Non en raison de la plume, mais en raison de la connaissance technique des constats informatiques dont les magistrats ont fait preuve dans cette décision.

La question qui se posait était simple : si, pour réaliser un constat sur internet, un commissaire de justice doit respecter des prérequis fixés par la jurisprudence, qu’en est-il si cet officier public constate la présence de fichiers informatiques sur un disque dur ou télécharge simplement des applications sur une tablette (ce qui nécessite une connexion internet, mais sans navigation) ?

Sauf erreur de l’auteur, il n’existait aucune jurisprudence sur ce point précis, ce pourquoi cette décision est très intéressante.

En effet, elle vient affirmer, après une analyse précise des procès-verbaux de constat que les prérequis nécessaires à un constat sur internet ne s’appliquent pas lorsqu’il s’agit de constater des fichiers présents sur un disque dur. Pourquoi ? Parce que les juges indiquent que ces prérequis sont nécessaires uniquement pour permettre de s’assurer de l’intégrité des informations rapportées, ce qui est inutile s’agissant d’informations présentes sur un disque dur (dans ce cas, il est d’usage d’afficher les propriétés du document, voire d’en calculer l’empreinte numérique).

Poussant le raisonnement à son paroxysme, la juridiction parisienne pousse la logique jusqu’à ne pas appliquer l’obligation des prérequis du constat internet au téléchargement d’une application. Cela peut s’expliquer par le fait que, en téléchargeant une application, le commissaire de justice ne se rend pas sur internet, mais utilise une fonctionnalité autonome qui, elle, se connecte à internet.

Le jugement ne s’arrête pas là et son caractère remarquable ressort de deux autres éléments. D’abord, elle valide expressément le constat sur internet réalisé depuis une tablette numérique sous réserve du respect des prérequis techniques du constat internet : c’est une première puisqu’il n’y avait pas encore eu de décision sur l’utilisation d’une tablette numérique pour un constat internet (alors même que des milliers de constats sont ainsi réalisés chaque année…). Ensuite, la décision est intéressante en ce qu’elle distingue les constatations et le constat. En d’autres termes, elle ne prononce pas la nullité du procès-verbal, mais met à l’écart des débats seulement 3 pages du procès-verbal. Il convient de s’en féliciter car « on ne jette pas le bébé avec l’eau du bain »…

S’il faut regretter une seule chose à la lecture de ce jugement, c’est qu’il n’a pas été fait application de la théorie de la dévaluation de la force probante du constat internet imparfait pour sauver les constats sur internet étonnamment réalisés sans prérequis. Il sera possible de se rassurer que, certainement, aucune des écritures n’y faisait référence. À voir ce que dira la cour d’appel parisienne si elle est saisie.


[1] Cass. civ. 1, 20 mars 2014, n° 12-18.518, FS-P+B N° Lexbase : A7370MHG : Bull. civ. 2014, n° 1018 ; Procédures 2014, comm. 133, p. 12, obs. R. Perrot.

[2] S. Dorol. JCl. Encyclopédie des Huissiers de Justice, Bloc Preuve, Fasc. 30, V° Les constats, n° 4.

[3] Cass. civ. 1, 20 mars 2014, n° 12-18.518, FS-P+B N° Lexbase : A7370MHG : Bull. civ. 2014, n° 1018 ; Procédures 2014, comm. 133, p. 12, obs. R. Perrot.

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MARD

[Pratique professionnelle] Mise en ligne du kit pratique amiable

Lecture: 1 min

N8227BZQ

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 31 Janvier 2024

► Le kit pratique amiable, rendu accessible sur le site du ministère de la Justice le 25 janvier 2024, constitue une avancée significative dans la mise en œuvre de la politique de l'amiable. Cet ensemble d'outils pratiques, proposés par les ambassadeurs de l'amiable, vise à faciliter le recours à des solutions amiables.

Les composantes de ce kit sont les suivantes :

  • une fiche pratique sur les critères de sélection pour une orientation vers le mode amiable ;
  • un tableau comparatif des MARD ;
  • une fiche portant sur les avantages de l’amiable ;
  • une fiche pratique sur l’injonction de rencontrer un médiateur ;
  • d’une FAQ sur l’audience de règlement amiable (ARA) et la césure du procès civil ;
  • une fiche sur la procédure participative de mise en état ;
  • ainsi que plusieurs trames et modèles.

Pour accéder à l'ensemble de ces ressources, vous pouvez télécharger le kit pratique amiable en suivant ce [lien].

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Procédure civile

[Jurisprudence] Péremption d’instance : faut-il vraiment se réjouir du revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation ?

Réf. : Cass. civ. 2, 4, arrêts, 7 mars 2024, n° 21-19.475 N° Lexbase : A41372SZ, n° 21-19.761 N° Lexbase : A41302SR, n° 21-23.230 N° Lexbase : A41362SY, n° 21-20.719 N° Lexbase : A41312SS, FS-B

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N8845BZM

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par Yannick Ratineau, Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes, Co-directeur de l’Institut d’Études Judiciaires de Grenoble, Co-directeur du BACAGe (Bulletin des Arrêts de la Cour d’Appel de Grenoble),Centre de Recherches Juridiques – EA 1965

Le 18 Septembre 2024

Mots-clés : appel • péremption d’instance • clôture de la mise en état • fixation des plaidoiries • diligence des parties • conseiller de la mise en état • défaillance

Par quatre arrêts rendus le 7 mars 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation procède à un revirement de sa jurisprudence relative à la péremption d’instance en cause d’appel. La solution nouvelle pose comme principe qu’en appel avec représentation obligatoire en circuit long, lorsque les parties ont chacune conclu dans le délai qui leur est imposé, non seulement la péremption ne court plus à leur encontre, mais encore n’ont-elles plus, en pareille hypothèse, à demander au conseiller de la mise en état (CME) de clôturer la mise en état et fixer les plaidoiries.


 

À l’ère des réseaux sociaux, l’information, même de nature juridique, circule à très grande vitesse. Nous en voulons pour preuve le fait que les quatre arrêts rendus par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 7 mars 2024 ont déjà fait l’objet de très nombreux commentaires en ligne, principalement par des avocats qui, de concert, ont salué ce revirement de jurisprudence relatif à la péremption d’instance en cause d’appel. Pour comprendre l’enthousiasme – que nous ne partageons pas totalement – suscité à la lecture – le plus souvent rapide des commentateurs connectés – des quatre arrêts du 7 mars 2024, il convient de se rappeler que, jusqu’à présent, la Cour de cassation considérait qu’il revenait aux parties d’assumer la charge – et par voie de conséquence, le risque associé – de l’allongement des délais de clôture de la mise en état et de fixation de leur affaire pour les plaidoiries. La raison ? En cause d’appel, les textes imposent des délais impératifs aux parties et à leurs avocats pour déposer leurs premières conclusions [1], et il leur appartient de faire toute diligence utile pour faire avancer l’instance jusqu’à son terme [2]. Si après l’échange des premières conclusions, les parties estiment être en état de plaider leur affaire, elles peuvent solliciter du conseiller de la mise en état (CME) la clôture de la mise en état et la fixation de l’affaire pour les plaidoiries. La demande des parties a pour effet d’interrompre le délai de péremption qui courait, et provoque le départ d’un nouveau délai dès lors que la demande des parties n’a pas d’effet suspensif [3]. À ce stade, il serait donc logique de penser que c’est alors au juge de faire avancer l’affaire en fixant la clôture de la mise en état et les plaidoiries, dans un délai de quinze jours à compter de l’expiration des délais donnés aux parties pour conclure, comme le lui impose le Code de procédure civile [4]. Si le CME clôt la mise en état et fixe les plaidoiries, il est de jurisprudence constante que la direction de la procédure échappe alors aux parties, et la péremption ne court plus [5]. Mais dans le cas contraire, aussi curieux et injuste [6] que puisse être cette solution, la Cour de cassation a toujours considéré que tant que l’affaire est « à fixer », la péremption court… De fait, les parties, bien qu’elles aient été diligentes, sont malgré tout sanctionnées, non pas en raison de leur propre défaillance, mais en raison de celle du CME qui, le plus souvent en raison de rôles d'audience d'ores et déjà complets, est dans l’impossibilité matérielle de fixer l'affaire dans un délai inférieur à deux ans [7]. C’est précisément sur cette solution que la Cour de cassation revient à l’occasion d’un magistral revirement de jurisprudence qu’elle opère au sein de quatre arrêts rendus en rafale le 7 mars 2024, pour dire que, si le CME ne clôture pas la mise en état et ne fixe pas les plaidoiries, la péremption ne court pas contre les parties.

En l’espèce, les quatre arrêts portent sur des affaires qui présentent une configuration similaire en ce qu’elles concernent toute l’hypothèse dans laquelle il est fait appel d’un jugement qui va suivre le circuit ordinaire avec mise en état. Dans chacune des affaires, chaque partie va conclure dans son délai initial, mais aucune ne sollicite la clôture de la mise en état et la fixation des plaidoiries du CME, qui, de son côté, ni ne clôture ni ne fixe. Conformément à la solution classiquement retenue par la Cour de cassation en pareille hypothèse, dans trois affaires sur quatre, la sanction ne s’est pas faite attendre, et les cours d’appel ont considéré que les instances en question étaient périmées. Il est à noter ici qu’au sein des arrêts commentés, une cour d’appel a fait de la résistance – ou a anticipé le revirement de la Cour de cassation – en considérant qu’à compter de l’instant où « les parties avaient accompli les charges procédurales leur incombant, et en l'absence de diligences particulières mises à leur charge par le conseiller de la mise en état, […] la péremption n'était pas acquise » [8], ce qui a justifié le rejet du pourvoi par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation. Dans les trois autres arrêts, la deuxième chambre civile, au visa de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR, et des articles 2 N° Lexbase : L1108H4S, 386 N° Lexbase : L2277H44, 908 N° Lexbase : L2401MLI, 909 N° Lexbase : L7240LEU, 910-4 N° Lexbase : L9354LTM et 912 N° Lexbase : L7245LE3 du Code de procédure civile, ces quatre derniers dans leur rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 dit « Magendie » [9], a prononcé la cassation des décisions rendues par les cours d’appel au motif qu’« il résulte de la combinaison de ces textes, interprétés à la lumière de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, qu'une fois que les parties ont accompli toutes les charges procédurales leur incombant, la péremption ne court plus à leur encontre, sauf si le conseiller de la mise en état fixe un calendrier ou leur enjoint d'accomplir une diligence particulière ».

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation consacre finalement l’idée selon laquelle la péremption ne peut courir contre les parties dès lors qu’elles n’ont plus de diligence utile à effectuer en vue de faire avancer l'affaire. C’est précisément la solution qu’elle retenait déjà dans l’hypothèse où le CME avait fixé l’affaire pour clôture et plaidoiries [10]. Il faut donc comprendre que la solution est donc étendue à l’hypothèse dans laquelle le CME aurait dû le faire. Si les quatre arrêts rendus le 7 mars 2024 par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation ont suscité l’enthousiasme, le temps est-il réellement aux réjouissances ? En effet, une analyse approfondie de ces arrêts, qui dépasse donc leur lecture rapide et suppose davantage que quelques lignes publiées tout aussi rapidement sur les réseaux sociaux pour en chanter les louanges, nous conduit à faire preuve de davantage de prudence, et par voie de conséquence, de moins d’enthousiasme. Les raisons ? Les fondements de ce revirement (I) et ses conséquences (II).

I. Les fondements du revirement

Nous l’avons écrit, les trois arrêts de la deuxième chambre civile ayant donné lieu à cassation ont été rendus sous un visa identique rédigé comme suit : « Vu l’article 6, §, 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et les articles 2, 386, 908, 909, 910-4 et 912 du Code de procédure civile, ces quatre derniers dans leur rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 ». À partir de ce visa, la Cour de cassation rappelle plusieurs principes que nous ne listerons pas ici afin de ne pas alourdir inutilement la lecture de ce commentaire. Ce visa interpelle car il semble fonder tout à la fois, non seulement la nécessité pour la Cour de cassation de revirer sa jurisprudence antérieure, mais également la solution nouvelle en vertu de laquelle, « il résulte de la combinaison de ces textes, interprétés à la lumière de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qu'une fois que les parties ont accompli toutes les charges procédurales leur incombant, la péremption ne court plus à leur encontre, sauf si le conseiller de la mise en état fixe un calendrier ou leur enjoint d'accomplir une diligence particulière ». Or, il sera observé que tous les textes visés par la Haute juridiction ne participent pas directement à l’élaboration de la solution nouvelle. Il en est ainsi de l’article 6, § 1, de la Convention européenne qui joue simplement un rôle d’aiguilleur dans la recherche de la solution retenue par la Haute juridiction. Il en va de même de certains articles du Code de procédure civile, notamment les articles 2, 386, 908 et 909 dont on peut admettre qu’ils ne sont pas d’un grand intérêt immédiat par la construction de la solution nouvelle, même si l’article 2 figure au titre des principes directeurs du procès civil. Dès lors, quel intérêt pour la Haute juridiction de viser ces textes, si ce n’est parer la solution nouvelle d’une certaine majesté censée pallier, peut-être, le fait que le fondement juridique du revirement auquel il est procédé au sein des arrêts commentés est ailleurs que dans ce visa.

En effet, les arrêts du 7 mars 2024 mettent fin à une solution jurisprudentielle qui s’était fermement installée, comme en témoigne les solutions retenues par les trois cours d’appel dont les décisions ont été cassées. En conséquence, si le revirement de jurisprudence auquel procède la deuxième chambre civile de la Cour de cassation était fondé sur une remise en question de la jurisprudence antérieure, notamment au regard de son caractère profondément injuste, l’on aurait pu légitimement s’attendre à ce que la Haute juridiction opère un bilan de cette dernière au sein d’une motivation enrichie dans laquelle elle aurait pu en souligner les défauts, les faiblesses, et pourquoi pas aussi, les mérites, si tant est qu’il y en ait eu, autrement dit les raisons objectives la conduisant à revirer sa solution. Pourtant, ni éloge, ni critique de sa jurisprudence antérieure dans aucun des quatre arrêts rendus le 7 mars 2024. La solution antérieure est simplement exposée, pour rappel. Le fondement du revirement de jurisprudence n’est pas donc pas à rechercher dans une remise en question de la solution antérieure résultant d’une prise de conscience de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation de la pertinence des critiques dont elle faisait l’objet. Non, à suivre le raisonnement proposé, le revirement auquel elle procède n'est pas du tout motivé par les faiblesses de sa jurisprudence antérieure, mais plutôt par les évolutions du droit positif, et à ce titre, elle ne manque pas de souligner dans les arrêts commentés que « le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 a inséré, dans le Code de procédure civile N° Lexbase : L2696LEL, un nouvel article 910-4 qui impose aux parties, à peine d’irrecevabilité relevée d’office, de présenter, dès les conclusions mentionnées aux articles 905-2 N° Lexbase : L7036LEC et 908 à 910 N° Lexbase : L2403MLL, l’ensemble de leurs prétentions sur le fond ». Sauf qu’à ce stade, l’on peine à comprendre en quoi cette évolution du droit positif, à elle seule, impose le revirement de jurisprudence auquel il est procédé… Pour le comprendre, il faut poursuivre la lecture des trois arrêts jusqu’au passage où la deuxième chambre civile, se fondant sur des auditions réalisées sur le fondement de l'article 1015-2 du Code de procédure civile N° Lexbase : L3783LDH, en l’occurrence celles du Bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris, du président du Conseil national des barreaux, et du président de la conférence des premiers présidents de cour d’appel, explique que la demande de fixation de l’affaire formulée par les parties « se révèle, dans de nombreux cas, vaine lorsque la cour d’appel saisie se trouve dans l’impossibilité, en raison de rôles d’audience d’ores et déjà complets, de fixer l’affaire dans un délai inférieur à deux ans ». Tout s’éclaire !

Le fondement du revirement de jurisprudence auquel il est procédé dans les arrêts du 7 mars 2024 résulte donc du constat opéré par l’ensemble des acteurs judiciaires de l’impossibilité pour les cours d’appel de respecter le délai de fixation des plaidoiries issu du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 ! La cause de cette impossibilité est connue, identifiée de longue date, et récemment rappelée [11] : la justice n’a plus les moyens de remplir son rôle dans des conditions décentes. Cela est vrai pour la justice pénale, mais plus encore pour la justice civile qui connaît un lent déclassement se traduisant par un allongement des délais de jugement ainsi qu’un amoindrissement de la qualité des décisions rendues. Si le constat est opéré pour la première instance, il l’est aussi devant les cours d’appel. C’est donc bien le constat de la faillite des cours d’appel qui fonde le revirement de jurisprudence, et le constat de leur impossibilité d’appliquer les évolutions du droit positif issues du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017. Si les cours d’appel disposaient des moyens humains et matériels leur permettant de remplir leur rôle, en d’autres termes ici, si les CME étaient véritablement en capacité de fixer les affaires dans le délai Magendie requis par les textes, il n’est absolument pas certain que la seule réforme opérée par le décret du 6 mai 2017 aurait conduit la deuxième chambre civile à abandonner sa jurisprudence antérieure. De ce point de vue, il nous semble que le véritable fondement juridique du revirement de jurisprudence auquel il est procédé par les arrêts du 7 mars 2024 réside dans le respect, par la Haute juridiction, du principe à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice [12], qui n’est curieusement pas visé par la Cour de cassation dans les quatre arrêts commentés. Or, le rôle de la justice civile est avant tout d’être au service de la réalisation des droits privés. Lorsque les moyens qui lui sont dévolus ne lui permettent pas de remplir son rôle, le principe de bonne administration de la justice impose au juge d’adapter l’interprétation qu’il fait des règles de droit aux réalités de leur mise en œuvre au sein des juridictions afin que les solutions qu’il retient ne deviennent pas un obstacle à la garantie et à la réalisation des droits des justiciables qui sont l’objectif premier de la justice civile. Reste que, lorsqu’un revirement de jurisprudence se fonde, comme c’est le cas ici, sur un constat de faillite de l’institution judiciaire, il nous semble difficile de se réjouir ou de se montrer enthousiaste. Cela nous semble d’autant plus vrai lorsque l’on sait que ces quatre arrêts ne constituent en réalité qu’une “rustine“ prétorienne laissant intact le problème de fond que la dernière réforme issue du décret n° 2023-1391 du 29 décembre 2023 N° Lexbase : L9662MK3 [13] ne solutionnera pas : celui de la durée des procédures civiles en appel !

II. Les conséquences du revirement

La solution retenue par les quatre arrêts du 7 mars 2024 pose désormais comme principe qu’en appel avec représentation obligatoire en circuit long, lorsque les parties ont chacune conclu dans le délai qui leur est imposé, non seulement la péremption ne court plus à leur encontre, mais encore n’ont-elles plus, en pareille hypothèse, à demander au CME de clôturer la mise en état et fixer les plaidoiries, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation indiquant expressément que « lorsque le conseiller de la mise en état n’a pas été en mesure de fixer, avant l’expiration du délai de péremption de l’instance, la date de la clôture ainsi que celle des plaidoiries, il ne saurait être imposé aux parties de solliciter la fixation de la date des débats à la seule fin d’interrompre le cours de la péremption. » La haute juridiction réserve toutefois deux hypothèses dans lesquelles la solution nouvelle ne trouverait pas à s’appliquer : en premier lieu, lorsque le CME fixe un calendrier de procédure, comme l’y autorise l’article 912 du Code de procédure civile ; en deuxième lieu, lorsque le CME enjoint aux parties de réaliser des diligences particulières, comme l’y autorise l’article 3 du même code N° Lexbase : L1111H4W. Ces réserves soulèvent une série de questions auxquelles il est plus ou moins aisé de répondre.

Il est possible de considérer que les réserves formulées par la Cour de cassation ont pour effet de maintenir la jurisprudence antérieure lorsque le CME clôture la mise en état et fixe les plaidoiries, de sorte que la direction de la procédure échappe aux parties et la péremption ne menace plus [14]. En outre, si les parties sollicitent du CME une clôture de la mise en état et la fixation des plaidoiries, puisque la péremption ne court plus contre les parties dans l’attente d’une initiative du CME, leur demande – devenue inutile avec les arrêts du 7 mars 2024 – ne pourra pas avoir pour effet de réenclencher le mécanisme de la péremption. Quid en revanche si les parties décident de conclure à nouveau, de leur propre initiative, après l’expiration des délais qui leur sont imposés ? La réponse est moins évidente à apporter. En effet, la jurisprudence décide qu’à compter de l’instant où le CME n’a ni clôturé ni fixé un calendrier, les parties peuvent toujours conclure en invoquant de nouveaux moyens jusqu’à la clôture de la mise en état [15]. Il est possible de considérer que les parties ont encore des moyens à ajouter au soutien de leurs prétentions, voire même des prétentions à ajouter, lesquelles peuvent être recevables sur le fondement de l’article 910-4, alinéa 2, du Code de procédure civile [16]. Dans cette hypothèse, les parties semblant reprendre la direction de la procédure, cela pourrait avoir pour effet, a priori, de faire repartir la péremption à compter du dépôt des nouvelles conclusions. Cette analyse n’est toutefois pas satisfaisante dans la mesure où l’article 912 du Code de procédure civile place le sort de la procédure entre les mains du CME ! Il peut donc clôturer la mise en état et fixer les plaidoiries – et dans cette hypothèse, il nous semble que la péremption ne menace pas dans l’attente de la décision du CME [17] – ou, constatant que les parties ont encore des moyens à ajouter au soutien de leurs prétentions, voire même des prétentions à ajouter, arrêter un calendrier. Si la pratique du « calendrier 912 » n’est pas très répandue en pratique, la direction de la procédure revient aux parties le temps du calendrier, et dans ce cas, la péremption court à compter de la décision du CME. Au terme du calendrier, soit les parties restent silencieuses, soit elles demandent au CME de clôturer la mise en état et fixer les plaidoiries. Mais dans ce cas, l’on pourrait être tenté de considérer que la péremption court à l’encontre des parties qui doivent demander la clôture de la mise en état et fixer les plaidoiries, laquelle interrompt mais ne suspend pas, conformément à la jurisprudence classique. Toutefois, la lecture des trois arrêts du 7 mars 2024 ayant conduit à la cassation des décisions rendues par les cours d’appel montre qu’une autre lecture est possible, la Cour de cassation considérant qu’« une fois que les parties ont accompli toutes les charges procédurales leur incombant, la péremption ne court plus à leur encontre. » De fait, sauf hypothèse dans laquelle le CME fait le choix de proroger les délais fixés dans le calendrier, ce que lui permet l’article 781 du Code de procédure civile N° Lexbase : L9319LTC en cas de cause grave et dûment justifiée, sur renvoi de l’article 907 du même code N° Lexbase : L3973LUP, il est possible de considérer que les parties parvenues au terme du calendrier ont accompli toutes leurs charges procédurales. Dans ce cas, il nous semble que la configuration est similaire à celle dans laquelle les parties ont conclu dans les délais et attendent la décision du CME sur la suite de la procédure. Les mêmes causes devant produire les mêmes effets, il nous semble que la même solution devrait être appliquée, de sorte que la direction de la procédure repasserait au CME au terme du calendrier qu’il a déterminé et il lui appartiendrait, à nouveau, soit de clôturer la mise état et de fixer les plaidoiries, soit de proroger les délais, soit de prévoir un nouveau calendrier, soit d’enjoindre aux parties la réalisation de diligences particulières. Il nous semble donc que la péremption ne courrait plus à l’encontre des parties et il ne saurait leur être imposé de solliciter la clôture de la mise en état et la fixation des plaidoiries. Comme il a déjà été observé : « cette interprétation présenterait de surcroît l’avantage de décourager les CME qui envisageraient d’imposer systématiquement aux parties un calendrier de procédure, même fictivement, à seule fin de rendre aux parties la direction de la procédure et avec elle le risque de la péremption, pour les obliger in fine à formuler une demande de clôture et fixation » [18]. Par prudence, nous ferons le choix de recommander aux professionnels de solliciter la clôture de la mise en état et de fixer les plaidoiries dans cette hypothèse, même si, comme le professeur Maxime Barba l’indique, « il n’est pas exclu que la Cour de cassation étende son revirement à ce cas et neutralise aussi le cours de la péremption pour les parties arrivées en bout de “calendrier 912“ » [19].

Une dernière question se pose toutefois : celle de l’extension de la solution nouvelle en première instance. Cette dernière semble difficile, voire impossible. La solution nouvelle posée dans les arrêts rendus le 7 mars 2024 est adossée aux articles 908, 909, 910-4 et 912 du Code de procédure civile car, c’est parce que les parties doivent conclure dans des délais impératifs en concentrant leurs prétentions que la direction de la procédure repasse au CME à l’expiration desdits délais, lequel doit alors exercer son office de clôture de la mise en état et de fixation des plaidoiries ou de détermination d’un calendrier de procédure. Rien de tout cela n’existe en première instance ! Aucune logique Magendie à l’œuvre, aucun principe de concentration des prétentions au premier jeu de conclusions, et mieux encore, le Code de procédure civile ne connaît aucun équivalent à l’article 912 pour la première instance. La solution nouvelle puise ses racines dans les effets que la rigidité de la procédure d’appel, dans un contexte de manque de moyens chronique empêchant les cours d’appel de fixer les plaidoiries dans les délais imposés par le décret Magendie du 6 mai 2017, a sur la garantie et la réalisation des droits des justiciables. Si la première instance manque cruellement de moyens, et voit également ses délais de jugement s’allonger, la rigidité de la procédure d’appel ne s’y retrouve toutefois pas, de sorte qu’il n’y aucune raison d’y transposer la solution nouvelle relative à la péremption d’instance issue des arrêts du 7 mars 2024. Reste que l’hypothèse d’une généralisation de la solution nouvelle ne saurait être définitivement exclue dès lors que les arrêts du 7 mars 2024 visent, outre l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, l’article 2 du Code de procédure civile qui figure au rang des principes directeurs du procès civil.

Pour l’avenir, il sera observé que la jurisprudence nouvelle établie par les arrêts du 7 mars 2024 ne sera nullement impactée par l’entrée en vigueur, à compter du 1er septembre 2024, des dispositions du décret n° 2023-1391 du 29 décembre 2023 N° Lexbase : L9662MK3, l’article 912 du Code de procédure civile n’évoluant pas en substance. Il pourrait en revanche en être différemment en raison du projet de décret portant diverses mesures de simplification de la procédure civile, dit « Magicobus » [20]. En l’état, le projet prévoit de pourvoir généralement la demande de clôture de la mise en état et de fixation des plaidoiries d’un effet suspensif du cours de la péremption, effet qui sera sans doute révoqué si une partie s’oppose à la clôture et à la fixation, et qui sera sûrement révoqué au cas d’un refus du CME ou du juge de la mise en état (JME). Si ce projet devait aboutir, la jurisprudence nouvelle de la deuxième chambre civile serait vraisemblablement brisée puisqu’il appartiendrait invariablement aux parties de solliciter la clôture de la mise en état et la fixation des plaidoiries, laquelle suspendra en revanche le cours de la péremption à coup sûr. Reste qu’il est tout aussi loisible au pouvoir réglementaire de consacrer la solution nouvelle de la Cour de cassation tout en affirmant, de manière générale, l’effet suspensif de la demande de clôture de la mise en état et de fixation des plaidoiries au regard du cours de la péremption… Comme on peut le voir, l’avenir de la solution nouvelle posée par les arrêts du 7 mars 2024 est pour le mois incertain, et nous y voyons là une raison de plus de ne pas totalement partager l’enthousiasme général que la publication de ses arrêts sur le site internet de la Cour de cassation a suscité…

À retenir : En appel avec représentation obligatoire en circuit long, lorsque les parties ont chacune conclu dans le délai qui leur est imposé, non seulement la péremption ne court plus à leur encontre, mais encore n’ont-elles plus, en pareille hypothèse, à demander au CME de clôturer la mise en état et fixer les plaidoiries.


[1] CPC, art. 905-2 N° Lexbase : L7036LEC – CPC, art. 908 N° Lexbase : L7239LET  – CPC, art. 909N° Lexbase : L7240LEU.

[2] Cass. civ. 2, 16 décembre 2016, n° 15-27.917, FS-P+B+I N° Lexbase : A2215SXC.

[3] Cass. civ. 2, 1er février 2018, n° 16-17.618, FS-P+B N° Lexbase : A4857XCU.

[5] Cass. civ. 2,12 févr. 2004, n° 01-17.565, FS-P+B N° Lexbase : A2681DBW – Cass. civ. 2,16 décembre 2016, n° 15-26.083, FS-P+B+I N° Lexbase : A2368SXY.

[6] Il ne s’agit pas ici de faire référence à une quelconque justesse technique, mais bien à la notion d’équité.

[7] Cass. civ. 2,16 décembre 2016, n° 15-27.917, FS-P+B+I précité.

[8] Cass. civ. 2,7 mars 2024, n° 21-20.719, FS-B N° Lexbase : A41312SS.

[9] Décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 relatif aux exceptions d’incompétence et à l’appel en matière civile N° Lexbase : L2696LEL.

[10] Cass. civ. 2,12 février 2004, n° 01-17.565, FS-P+B précité.

[11] Rapport du comité des États généraux de la justice, Rendre justice aux citoyens, Ministère de la Justice, avril 2022.

[12] C. Serrano, J. Esquenazi, M.-F Bénard, La bonne administration de la justice, Actes du colloque du 7 avril 2022, coll. LEJEP, Université de Cergy-Pontoise, 2023.

[13] Décret n° 2023-1391 du 29 décembre 2023 portant simplification de la procédure d’appel en matière civile N° Lexbase : L9662MK3 – C. Lhermitte, Réforme de la procédure d’appel : vous vouliez de la simplification ? vous aurez de la lisibilité, Lexbase Droit privé, janvier 2024, n° 969 N° Lexbase : N7909BZX –  E. Vergès, Panorama de procédure civile 2023, Lexbase Droit privé, mars 2024, n° 976 N° Lexbase : N8602BZM – M. Barba, R. Laffly, « Simplification » de la procédure d’appel en matière civile, Dalloz-Actualités, 1er févr. 2024. – N. Gerbay, Le décret n° 2023-1393 du 29 décembre 2023 portant simplification de la procédure d’appel en matière civile : nouveautés et points de vigilance, Procédures 2024, Étude 1. – K. Leclere Vue, L. Veyre, « Réforme de la procédure d’appel en matière civile : explication de texte », D. 2024, 362.

[14] Cass. civ. 2,12 février 2004, n° 01-17.565, précité.

[15] Cass. civ. 2,20 octobre 2022, n° 21-17.375, FS-B N° Lexbase : A50918QM – v. déjà : Cass. civ. 2,4 juin 2015, n° 14-10.548, F-P+B [LXB=A2279KM].

[16] CPC, art 910-4.

[17] En ce sens également : M. Barba, Revirement sur la péremption d’instance : un beau moment de justice, Dalloz-Actualités, 20 mars 2024.

[18] M. Barba, « Revirement sur la péremption d’instance : un beau moment de justice », précité.

[19] M. Barba, op. cit.

[20] M. Lartigue, Simplification de la procédure civile en première instance : les mesures prévues dans le projet de décret Magicobus 1, Gaz. Pal., 13 févr. 2024, 4.

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Procédure civile

[Le point sur...] Réforme de la procédure d’appel : vous vouliez de la simplification ? vous aurez de la lisibilité

Réf. : Décret n° 2023-1391 du 29 décembre 2023 portant simplification de la procédure d'appel en matière civile N° Lexbase : L9662MK3

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par Christophe Lhermitte, Avocat Associé, Barreau de Rennes, spécialiste en procédure d’appel

Le 26 Avril 2024

Mots-clés : avocats • réforme • appel • procédure d’appel • procédure civile • conseiller de la mise en état • procédure avec mise en état • bref délai

La dernière réforme de la procédure d’appel remontait à 2017, pour achever celle engagée en 2009, avec le décret du 9 décembre 2009. La réforme de décembre 2023 ne s’inscrit dans la lignée de ces deux décrets, et ne mériterait pas pour ce motif d’être appelée " Magendie 3 ".
Pour autant, si elle ne révolutionne pas la procédure en appel, elle restera comme une réforme qui compte, notamment parce qu’elle réorganise les textes d’une manière efficace et opportune.

Néanmoins, il ne faut pas s’attendre à une simplification, au contraire.


 

Le 31 décembre 2023, est paru au journal officiel le décret n° 2023-1391 du 29 décembre 2023 portant simplification de la procédure d'appel en matière civile.

Entre le projet qui a circulé en juin 2023, et le texte qui finalement deviendra le décret du 29 décembre 2023, des améliorations ont été apportées.

Mais bien entendu, et c’était tout de même couru d’avance, et fort logique, les contestations du Conseil national des barreaux (CNB) n’ont pas été entendues. Et c’est heureux !

Si le décret est présenté comme une « simplification de la procédure d’appel en matière civile », force est de constater que le titre est trompeur. Mais c’est dans l’air du temps de présenter les réformes comme des simplifications, peut-être pour mieux les faire accepter par une profession hostile à la réforme et incapable d’être une véritable force de proposition constructive en la matière.

Assurément, la procédure d’appel ne deviendra pas plus simple le 1er septembre 2024, date à laquelle entrera en vigueur cette « nouvelle » procédure d’appel.

Mais si le décret ne se distingue pas par sa simplification – mais « La procédure d’appel peut-elle être simple ?  Vous avez trois heures… » – il parvient à rendre la procédure d’appel plus lisible. Et sur ce point, c’est indéniablement une avancée majeure, qu’il faut saluer.

C’est donc une réforme majeure… mais qui n’aura pas pour conséquence une diminution des déclarations de sinistre.

Le temps est venu de passer à la phase dissection des nouveaux textes, pour voir ce qui nous attend à partir du 1er septembre 2024.

I. La déclaration d’appel

A. L’objet de l’appel

L’article 901 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5914MBN se suffit à lui seul.

Exit les renvois à des articles bien souvent inadaptés, comme le curieux « objet de la demande » de l’article 54 du code précité N° Lexbase : L8645LYT.

Si cet « objet » ne disparaît pas, il est opportunément remplacé par un « objet de l’appel en ce qu’il tend à l’infirmation ou à l’annulation du jugement » du 6° de l’article 901 du Code de procédure civile. On ne pouvait être plus clair.

Mais prudence ! Jusqu’alors, l’objet de la demande de l’article 54 2° semblait se confondre avec les chefs critiqués de l’article 901 4° du code précité. Et la Cour de cassation, dans une souplesse discutable, ne paraissait pas dire autre chose (Cass. civ. 2, 14 septembre 2023, n° 20-18.169, F-B N° Lexbase : A57261G8).

Avec ce nouveau texte, la déclaration d’appel devra préciser quel est l’objet de l’appel, à savoir si c’est un appel qui tend à l’infirmation ou à l’annulation. Cette disposition est à peine de nullité.

Bien entendu, s’agissant d’une nullité, elle sera de forme, ce qui suppose de justifier d’un grief. Et ce grief sera bien souvent impossible à démontrer.

Rappelons par ailleurs qu’un appel pourra aussi avoir pour objet la nullité du jugement (nullité qui n’est pas l’annulation), ce qui sera le cas lorsque l’appel est envisagé comme recours nullité, parce que la voie de l’appel est fermée et qu’il est reproché au premier juge un excès de pouvoir. Dans ce cas, l’appelant devra-t-il le préciser ? Nous le pensons, ne serait-ce que pour justifier cet appel pourtant fermé et donc a priori irrecevable.

L’objet de l’appel devra aussi être distingué de « l’objet de la déclaration d’appel ». Si l’acte d’appel a pour objet, non d’introduire une instance d’appel, mais de corriger un précédent acte, cela devra être précisé, faute de quoi l’acte pourrait être regardé comme un acte introductif d’instance, ce qui peut alors poser difficulté en termes de recevabilité au motif que « appel sur appel ne vaut » (Cass. civ. 2, 30 septembre 2021, n° 19-24.580, F-B N° Lexbase : A0504488).

La question qui peut se poser, avec cette nouvelle rédaction, serait de savoir si l’absence d’objet dans la déclaration d’appel, ou un objet erroné, peut avoir d’autres conséquences qu’une éventuelle et improbable nullité ?

A priori, au regard de la jurisprudence récente de la Cour de cassation, qui s’illustre par la souplesse voire l’indulgence, nous ne le pensons pas.

La réforme ne semble pas être motivée, sur ce point, par une volonté de battre en brèche cette souplesse, et de rendre plus exigeante la saisine effective de la cour d’appel.

Mais nonobstant l’arrêt du 14 septembre 2023 précité, certaines questions méritent d’être posées : la déclaration d’appel qui omet de préciser l’objet de l’appel opère-t-elle dévolution ? l’appelant peut-il former une demande d’infirmation ou d’annulation dans ses conclusions alors que cet objet n’est pas précisé dans l’acte d’appel ? l’appelant peut-il conclure à l’annulation s’il a seulement indiqué la réformation comme objet de l’appel, et réciproquement ?

En définitive, la question est celle de savoir si cette mention exigée, et qu’il est aisée d’indiquer dans l’acte d’appel, est purement indicative, voire décorative, ou si elle sert à quelque chose.

Au stade jurisprudentiel actuel, force est de constater que cet objet, introduit en 2005 (Décret n° 2005-1678 du 28 décembre 2005 relatif à la procédure civile, à certaines procédures d'exécution et à la procédure de changement de nom N° Lexbase : L3298HEU), ne sert strictement à rien, de sorte qu’il eut été opportun d’en supprimer l’exigence.

B. La notification de la déclaration d’appel

1) Le 902 : un couac ?

Le problème avec l’article 902 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7237LER est qu’il est mal placé dans le code.

L’article 902 aurait dû conserver son seul alinéa 1er concernant l’envoi de la déclaration d’appel par le greffe, mais sans renvoi à l’article 906 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7238LES.

Les autres alinéas, du deuxième aux cinquième, auraient dû faire l’objet d’un article qui aurait pu trouver une meilleure place après l’article 907 du Code de procédure civile N° Lexbase : L3973LUP.

En effet, ces dispositions concernent exclusivement la procédure avec mise en état, et devaient donc apparaître sous le paragraphe 4 relatif à « la procédure avec mise en état ».

D’autre part, le renvoi à l’article 906 du même code laisse entendre que le greffier adresse la déclaration d’appel à chacun des intimés, par lettre simple, avec indication de l’obligation de constituer avocat, uniquement en procédure avec mise en état.

En bref délai, le greffe n’adresse donc pas la déclaration d’appel.

Bien sûr, l’intimé recevra nécessairement la déclaration d’appel, puisque l’appelant devra la lui signifier s’il est défaillant.

Mais il est tout de même préférable que l’intimé soit informé de cette procédure d’appel dès sa formation, ce qui laisse le temps de constituer avocat immédiatement.

C’est un loupé !

Cependant, en pratique, nous ne pensons pas que ce qui peut être vu comme une erreur de rédaction sera préjudiciable puisque, vraisemblablement, les greffes maintiendront l’habitude qui est la leur d’adresser de manière systématique la déclaration d’appel aux intimés, quand bien même la procédure est à bref délai.

Mais une rectification sera la bienvenue.

2) La citation en appel

Dans sa substance, l’article 902 du Code de procédure civile est inchangé, si ce n’est désormais le renvoi au nouvel article 906, a priori anodin mais qui ne l’est pas tant que cela.

Nous pouvons éventuellement regretter que n’est toujours pas prévue une obligation de signification de la déclaration d’appel à l’intimé défaillant.

L’article 14 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1131H4N prévoit que « Nulle partie ne peut être jugée sans avoir été entendue ou appelée ». Et en appel, depuis que l’assignation a disparu, avec la réforme du 9 décembre 2009 (décret n° 2009-1524 du 9 décembre 2009 relatif à la procédure d'appel avec représentation obligatoire en matière civile N° Lexbase : L0292IGW), c’est la signification de la déclaration d’appel qui vaut citation (Cass. civ. 2, 24 mars 2022, n° 19-25.033, F-B N° Lexbase : A30697R4), non la signification des conclusions.

En l’absence d’un avis relatif à l’article 902 du Code de procédure civile, la partie appelante peut omettre de faire signifier la déclaration d’appel à l’intimé défaillant, alors même que les conclusions auraient été signifiées.

Pour cette raison, même si cette précision peut être regardée comme redondante avec l’article 14, l’article 902 du Code de procédure civile aurait pu obliger à faire signifier la déclaration d’appel au plus tard avec la signification des conclusions. Ce n’est pas prévu.

Cependant, les droits de l’intimé sont sauvegardés, puisque l’article 14 du Code de procédure civile édicte une règle d’ordre public devant être relevée d’office (Cass. civ. 2, 10 mai 1989, no 88-11.941 N° Lexbase : A3520AHT). La cour d’appel devra donc s’assurer que l’intimé a bien reçu signification de la déclaration d’appel.

3) La notification à l’avocat constitué entre-temps

L’article 902 du Code de procédure civile maintient par ailleurs l’obligation de notifier la déclaration d’appel à l’avocat constitué entre-temps.

La Cour de cassation a considéré que cette obligation de notification était sans objet dès lors qu’un avocat avait été constitué par la partie intimée (Cass. civ. 2, avis n° 15010, 12 juillet 2018, no 18-70.008 N° Lexbase : A9885XXE – Cass. civ. 2, 14 novembre 2019, no 18-22.167, F-P+B+I N° Lexbase : A6554ZYE – Cass. civ. 2, 14 novembre 2019, no 18-21.104, F-D N° Lexbase : A6578ZYB – Cass. civ. 2, 14 novembre 2019, no 18-22.811, F-D N° Lexbase : A6555ZYG).

Cette disposition est toutefois maintenue.

Nous ne pensons pas que le législateur ait entendu assortir cette obligation d’une sanction, ce qui au demeurant ne se justifierait pas véritablement.

Par conséquent, cette obligation relève de la clause de style, voire du bon usage, dans l’hypothèse où l’avocat constitué par l’intimé ne serait effectivement pas en possession de l’acte d’appel, ce qui peut parfois, mais rarement, arriver.

4) La notification en bref délai

En bref délai, l’appelant doit toujours procéder à la signification de la déclaration d’appel, mais dans un délai qui n’est plus de dix jours, mais de vingt jours (CPC, art. 906-1 al. 1er ).

En outre, « dans tous les cas », est joint à cette signification l’avis de fixation (CPC, art. 906-1 al. 3).

En pratique, parce que les avis de fixation contiennent déjà cette exigence, et qu’il apparaît conforme au principe de respect des droits de la défense d’y procéder, l’avis de fixation est joint à l’acte de signification. Cependant, le « en tout état de cause » dérange.

En effet, rien n’empêche une partie appelante de conclure avant l’avis de fixation (Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, n° 18-25.769, F-P+B+I N° Lexbase : A86273Y8 – Cass. civ. 2, 13 janvier 2022, n° 20-18.121, F-B N° Lexbase : A14937I7), et donc de signifier les conclusions et la déclaration d’appel sans pouvoir joindre un avis de fixation qui par définition n’existe pas.

Un « le cas échéant » aurait pu être préférable.

Un appelant, qui aura remis ses conclusions au greffe avant l’avis de fixation, devra-t-il attendre cet avis de fixation pour signifier la déclaration d’appel afin d’y joindre l’avis de fixation ? Mais alors, quelle mention porter dans l’acte de signification ? Quel délai court à l’égard de l’intimé ? Cela oblige-t-il l’appelant à signifier une seconde fois la déclaration d’appel, une fois en possession de l’avis de fixation ?

Notons cependant que cette disposition prévoyant de joindre l’avis de fixation n’est assortie d’aucune sanction, et que l’avis de fixation ne fait pas corps avec la déclaration d’appel.

Nous pourrions donc considérer que l’appelant qui ne joint pas l’avis de fixation, notamment parce que cet avis de fixation n’est pas intervenu, ne sera pas sanctionné.

Le texte édicterait une bonne pratique, non une obligation procédurale sanctionnée.

II. Les conclusions

A. La demande d’infirmation ou d’annulation

Si certains nourrissaient encore l’espoir d’un abandon de la jurisprudence issue de l’arrêt du 17 septembre 2020 (Cass. civ. 2, 17 septembre 2020, n° 18-23.626, FS-P+B+I N° Lexbase : A88313TA – Cass. civ. 2, 1er juillet 2021, n° 20-10.694, F-B N° Lexbase : A20054YW – Cass. civ. 2, 4 novembre 2021, n° 20-15.757, F-B N° Lexbase : A07267BI), ils seront déçus.

Le législateur inscrit dans le marbre cette obligation procédurale en ajoutant à l’article 954 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7253LED que « les conclusions comprennent (…) un dispositif dans lequel l’appelant indique s’il demande l’annulation ou l’infirmation du jugement ».

L’avocat rédacteur des conclusions devra donc être vigilant. Et l’avocat postulant, qui reste le signataire des conclusions qu’il n’a pas rédigées, devra faire preuve de la même vigilance, sauf à voir sa responsabilité engagée.

La sanction n’est pas reprise dans le texte, mais elle est connue : c’est l’option entre la confirmation du jugement et la caducité de la déclaration d’appel.

Et bien entendu, un appelant incident étant un appelant, il est concerné de la même manière par la mesure.

B. Les chefs du dispositif du jugement critiqués

L’article 954 du Code de procédure civile prévoit désormais que « les conclusions comprennent (…) un dispositif dans lequel l’appelant (…) énonce, s’il conclut à l’infirmation, les chefs du dispositif du jugement critiqués ».

Cette réforme est pour le moins inattendue car non seulement elle n’était ni prévue dans le projet de juin 2023, ni dans le projet de décret de fin 2023, mais en outre, elle revient sur la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. civ. 2, 3 mars 2022, n° 20-20.017, F-B N° Lexbase : A24677P3).

Alors que l’appelant pouvait se contenter de demander à la cour d’appel de « infirmer le jugement en toutes ses dispositions », il devra désormais lister les chefs du dispositif du jugement critiqués.

C’est une pratique plutôt généralisée, de sorte que cette réforme ne devrait pas avoir de conséquences trop désastreuses.

Mais le changement est néanmoins de taille. Et il y aura nécessairement des incidents dès lors que l’appelant, ou l’appelant incident, aura omis d’effectuer cette liste à la Prévert des chefs critiqués.

C’est un stress supplémentaire pour l’avocat qui ne devra oublier aucun chef. Car si la sanction n’est pas expressément prévue, il est aisé d’imaginer que le chef non énoncé dans le dispositif ne sera pas dévolu, de sorte que la cour d’appel n’aura pas à statuer sur la prétention résultant de ce chef. D’ailleurs, le chef non repris dans le dispositif en suite de la demande d’infirmation peut être vu comme un chef retranché au sens de l’article 915-2 alinéa 1er.

Au regard de cette obligation, il est permis de s’interroger sur l’utilité d’obliger l’appelant à établir une déclaration d’appel visant les chefs critiqués, puisque ces chefs devront en tout état de cause être énoncés dans le dispositif des conclusions.

En tout état de cause, il devient plus que nécessaire de rédiger une déclaration d’appel de la manière la plus propre possible.

Ainsi, au moment de remettre les conclusions au greffe, et de les notifier, l’avocat, surtout l’avocat postulant, pourra s’assurer que les chefs énoncés dans le dispositif des conclusions correspondent aux chefs indiqués dans la déclaration d’appel.

On cherchera où se trouve la simplification, alors que c’est un écueil supplémentaire pour l’avocat.

III. La procédure avec mise en état

A. Une mise en état et un CME autonomes

Jusqu’alors, pour appréhender les conditions de mise en état en appel, et les pouvoirs juridictionnels du conseiller de la mise en état, il fallait systématiquement se référer aux règles s’appliquant à la procédure de première instance, auxquels renvoie l’article 907 du Code de procédure civile N° Lexbase : L3973LUP.

Le décret, et c’est une avancée majeure pour une meilleure lisibilité, met fin à ces renvois ; et c’est heureux.

Si la première mouture de juin 2023 présentait quelques oublis, comme la tenue de l’audience d’incident, le décret a tout remis dans le bon ordre, et rien ne semble avoir été oublié dans l’opération de rapatriement.

Et au passage, les textes ont été précisés, pour s’adapter très précisément à la seule procédure d’appel.

B. Les pouvoirs juridictionnels du conseiller de la mise en état

Aux termes des articles 913 N° Lexbase : L7246LE4 et suivants du Code de procédure civile, le conseiller de la mise en état bénéficie des mêmes pouvoirs que le juge de la mise en état en première instance, et qui sont classiques : jonction et disjonction, pouvoirs en matière de communication de pièces, homologation de transaction, etc.

Tout y est !

… et même plus, car l’article 789 du Code de procédure civile N° Lexbase : L9322LTG devenu l’article 913-5 pour l’appel, a subi les transformations pour s’adapter aux spécificités de la procédure d’appel, l’article 913-5 ayant au passage absorbé l’article 914 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7247LE7.

Au-delà de son pouvoir classique en matière de caducité de la déclaration d’appel, d’irrecevabilité de l’appel, ou d’irrecevabilité des conclusions, il est expressément indiqué que :

  • les exceptions de procédure dont il a à connaître sont « les exceptions de procédure relatives à la procédure d’appel » ;
  • les incidents d’instance dont il a à connaître sont « les incidents mettant fin à l’instance d’appel ».

Quant aux fins de non-recevoir, la discussion qui pouvait encore avoir cours quant à la possibilité ou non de saisir le conseiller de la mise en état (CME) de certaines fins de non-recevoir qui touchaient au fond, elle n’a plus lieu d’être. Toutes les fins de fins de non-recevoir dont le conseiller de la mise en état a à connaître sont listées :

  • irrecevabilité de l’appel, avec principe de concentration des moyens tendant à l'irrecevabilité de l'appel ;
  • irrecevabilité des conclusions en application des articles 909 et 910 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7240LEU N° Lexbase : L7241LEW ;
  • irrecevabilité des actes de procédure en application de l'article 930-1 du code précité N° Lexbase : L7249LE9 ;
  • irrecevabilité des interventions en appel.

En conséquence, le conseiller de la mise en état n’a à connaître que des seules irrecevabilités purement procédurales, et relatives à la seule procédure d’appel.

Une prescription qui n’aurait pas été soumise au premier juge, quelle qu’en soit la raison, ne pourra en aucun cas relever du pouvoir du conseiller de la mise en état.

Il est à noter que le projet de juin 2023 envisageait d’étendre les pouvoirs du conseiller de la mise en état aux demandes nouvelles et à l’irrecevabilité de l’article 910-4 du Code de procédure civile N° Lexbase : L9354LTM devenu l’article 915-2 du Code de procédure civile. Il apparaît que cette extension était source de crispation, ce qui peut se comprendre aisément s’agissant des demandes nouvelles. D’une part, il était tout de même difficile, pour le conseiller de la mise en état, de relever d’office ces irrecevabilités ; d’autre part, il peut être contreproductif d’obliger le conseiller de la mise en état à se pencher sur le fond du dossier au stade de la mise en état, alors que la cour d’appel devra à nouveau apprécier le fond de l’affaire pour se prononcer au fond.

Le conseiller de la mise en état est toujours saisi par conclusions spécialement adressées, et il doit tenir une audience d’incident de manière à entendre les avocats, même lorsqu’il relève d’office dans le cadre de l’article 911 alinéa 3 du Code de procédure civile (anciennement 911-1 alinéa 2 N° Lexbase : L7243LEY) dès lors que l’avocat demande l’organisation d’une audience (Cass. civ. 2, 26 octobre 2023, n° 21-22315, FS-B N° Lexbase : A42911PM).

C. La mise en état

La procédure relève de la procédure ordinaire avec désignation d’un magistrat de la mise en état sauf si elle relève de droit de la procédure à bref délai, ou si le président ne décide de l’orienter en bref délai (CPC, art. 907 N° Lexbase : L3973LUP).

Hormis un rapatriement de tous les textes de première instance dans le chapitre propre à la procédure d’appel, la mise en état est inchangée.

S’il avait été question, dans le projet de juin 2023, d’allonger les délais pour la remise des conclusions au greffe, pour l’appelant et l’intimé, cette proposition n’a pas été reprise dans le décret. Et c’est tant mieux !

Sauf prorogation, le délai de remise des conclusions reste de trois mois (CPC, art. 908 N° Lexbase : L7239LET). Et la notification à l’avocat ou à la partie est enfermée dans le même délai qu’auparavant.

Une nouveauté cependant, prévue à l’alinéa 2 de l’article 911 du Code de procédure civile : les délais peuvent être réduits mais, surtout, ils peuvent aussi être allongés.

Cette possibilité est opportune. Par exemple, en matière de construction, certaines parties peuvent avoir intérêt à ce que certaines parties concluent au préalable, notamment lorsque celles-ci formeront un appel incident. À réception des conclusions de la partie appelante, l’intimé concerné pourra alors écrire au conseiller de la mise en état pour lui demander de proroger son délai pour conclure. Nous verrons si les avocats s’emparent de cette possibilité qui n’est pas anecdotique, mais au contraire de nature à coller à la vraie vie du dossier.

D. La force majeure

La force majeure n’est plus consacrée par un article distinct, l’actuel article 910-3, mais intégrée dans l’article concerné (l’article 906-2 pour le bref délai et l’article 911 pour la procédure avec mise en état), sans que son champ d’application ne soit élargi. Ainsi, la force majeure concerne la remise et la notification des conclusions, non la signification de la déclaration d’appel.

Cette force majeure est maintenant définie dans le code comme étant « une circonstance non imputable au fait de la partie et qui revêt pour elle un caractère insurmontable », ce qui est la définition issue de la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. civ. 2, 25 mars 2021, n° 20-10.654, F-P N° Lexbase : A67324MB).

E. La radiation pour défaut de diligence de l’article 912 du CPC

Comme auparavant, le conseiller de la mise en état peut arrêter un calendrier pour que les parties échangent des conclusions après expiration des délais initiaux pour conclure.

Dans les faits, les conseillers de la mise en état ne fixent pas ces « calendriers 912 ».

Une sanction, inexistante dans l’actuel article 912 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7245LE3, est ajoutée : le conseiller de la mise en état peut radier l’affaire pour défaut de respect du calendrier.

En application de l’article 383 du code précité N° Lexbase : L2268H4R, les parties pourront rétablir l’affaire en justifiant l’accomplissement des diligences.

Il est probable que les « radiations 912 » resteront rares.

F. La clôture partielle

La clôture partielle n’est pas une nouveauté en appel, car l’article 800, applicable à la procédure avec mise en état, prévoit une telle clôture.

Cependant, son rapatriement à l’article 914-2 pourrait lui donner une nouvelle jeunesse, et donner l’idée à certains conseillers de la mise en état d’en faire usage.

IV. La procédure ordinaire à bref délai

A. Un bref délai distinct de la procédure ordinaire avec désignation d’un conseiller de la mise en état

Pour une meilleure lisibilité, le code prévoit désormais un paragraphe propre à la « procédure à bref délai » et un paragraphe distinct sur la « procédure avec mise en état ».

Déjà, cela permet de comprendre, ce qui est souvent incompris, que le bref délai ou circuit court n’est pas à opposer au circuit ordinaire. Le bref délai est un circuit ordinaire, avec pour particularité qu’il est sans désignation d’un conseiller de la mise en état. C’est pour cette raison que le paragraphe 4 n’est pas intitulé « procédure ordinaire » mais « procédure avec mise en état », étant précisé qu’il aurait pu également être appelé « procédure avec désignation d’un conseiller de la mise en état ».

B. Le champ d’application du bref délai

Depuis le 31 juillet 2023, le bref délai concerne déjà l’appel du jugement partiel de l’article 807-2 du Code de procédure civile N° Lexbase : L3383MI7 (à distinguer du jugement partiel en matière prud’homal).

Avec le décret du 29 décembre 2023, l’ordonnance de protection entre dans la liste des décisions qui relèvent, de droit, du bref délai (CPC, art. 906 7°).

C. Le délai de remise au greffe des conclusions

En bref délai, le délai de remise des conclusions au greffe passe d’un mois à deux mois, tant pour l’appelant (CPC, art. 906-2 al. 1er) que pour l’intimé (CPC, art. 906-2 al. 2) et l’intervenant (CPC, art. 906-2 al. 4).

Cette augmentation profitera surtout à l’intimé, dès lors que l’appelant bénéficiait d’un délai dépendant du délai pour que l’affaire soit fixée, ce qui augmentait de fait le délai d’un mois.

Tout comme le conseiller de la mise en état en procédure avec mise en état, le président en bref délai peut non seulement réduire mais surtout allonger les délais de remise au greffe mais, semble-t-il, également les délais de notification (CPC, art. 906-2 al. 6). En circuit ordinaire, cette possibilité d’allonger les délais concerne la seule remise au greffe, non la notification des conclusions.

D. Les pouvoirs juridictionnels du président de chambre

1) Un pouvoir étendu et exclusif

Le décret confirme la jurisprudence quant au caractère exclusif des pouvoirs du président de chambre pour connaître des incidents prévus à l’article 906-3 du Code de procédure civile (Cass. civ. 3, 4 mars 2021, n° 19-12.564, F-P N° Lexbase : A01994KL.

Sans devenir l’équivalent d’un conseiller de la mise en état, le président se voit attribuer des compétences qui lui échappaient jusqu’alors.

Il connaît désormais de l’irrecevabilité de l’appel et des interventions en appel (CPC, art. 906-3 1°), ce qui était exclu auparavant, hormis l’irrecevabilité pour non-paiement du timbre fiscal (CPC, art. 964 N° Lexbase : L7256LEH).

En outre, il connaît des incidents mettant fin à l’instance (CPC, art. 906-3 4°). On pense notamment à la péremption, même si en pratique, la péremption n’affecte que rarement les procédures à bref délai qui par définition ne durent pas assez longtemps pour qu’aucune diligence ne soit effectuée dans un délai de deux ans (voir cependant : Cass. civ., 2 décembre 2021, n° 20-18.122, F-B N° Lexbase : A90897DY).

Mais cela permet aussi au président de se prononcer sur un désistement, voire même de constater l’extinction de l’instance du fait d’un accord.

Le président demeure compétent pour statuer sur la caducité de la déclaration d’appel (CPC, art. 906-3 2°) et l’irrecevabilité des conclusions et des actes de procédure (CPC, art. 906-3 3°).

2) Le président et les exceptions de procédure

Toutefois, il n’est pas prévu qu’à l’occasion d’une irrecevabilité d’appel, ou d’une caducité de déclaration d’appel, le président peut trancher toute question ayant trait à cette irrecevabilité ou à cette caducité.

La question se posera lorsqu’une partie intimée, qui n’a pas conclu dans son délai, argue de la nullité de l’acte de signification des conclusions. Cette nullité est une exception de procédure pour laquelle l’article 906-3 du Code de procédure civile ne prévoit pas une compétence au profit du président.

Pourtant, pour savoir si l’intimé est véritablement irrecevable à conclure, il faut bien que soit tranchée cette question de la nullité de l’acte de signification des conclusions. De plus, cette nullité aboutira à la caducité de la déclaration d’appel.

Même si le texte ne le prévoit pas, il apparaît néanmoins que le président doit nécessairement être compétent pour trancher toute exception de procédure, et d’une manière générale toute question de procédure, dès lors que de cette question dépend une sanction pour laquelle il dispose d’une compétence exclusive.

La problématique devient insoluble si, sur un incident d’irrecevabilité des conclusions, l’intimé doit faire trancher la question de la nullité par la cour d’appel, cette dernière n’ayant pas à connaître de la recevabilité des conclusions…

3) Le président et la révocation de la clôture

Si le président ne peut toujours pas prononcer la jonction, ce qui pourrait se révéler utile, il peut désormais, par renvoi de l’article 906-4 alinéa 1er à l’article 914-4, révoquer la clôture de l’instruction en cas de cause grave. Jusqu’alors, si le président prononçait la clôture de l’instruction, seule la cour d’appel, en bref délai, pouvait prononcer la révocation, ce qui obligeait à rouvrir les débats.

En revanche, faute de renvoi de l’article 906-4 à l’article 914-2 du code précité, le président ne peut pas prononcer une clôture à l’égard d’une partie.

E. Le dossier comprenant la copie des pièces

Improprement appelé « dossier de plaidoiries », ce qu’il n’est pas, le « dossier 912 » (du nom de l’article le prévoyant) consiste à remettre non pas les pièces, mais la copie des pièces, quinze jours avant l’audience.

Cette obligation est toujours prévue, mais à l’article 914-5, pour la procédure avec mise en état. Elle n’est assortie d’aucune sanction.

L’article 912 ne s’appliquait qu’à la procédure ordinaire avec désignation d’un conseiller de la mise en état, et était donc exclu pour le bref délai, mais également pour le jour fixe.

Sans l’ériger en obligation, l’article 906-5 laisse la possibilité au président de demander aux avocats de déposer (ce qui suppose une remise physique) les pièces.

Notons que le texte vise les pièces, non la copie des pièces, ce qui est peut-être un oubli du législateur. Mais cela est en réalité sans grande conséquence.

F. La passerelle ?

Il existait déjà une possibilité de passer de la procédure à bref délai à une procédure avec mise en état, par renvoi de l’article 905 N° Lexbase : L3386MIA à l’article 778 du Code de procédure civile N° Lexbase : L9316LT9.

Mais en pratique, cette passerelle restait inconnue.

L’article 906-4 du Code de procédure civile est autrement plus lisible, et nettement plus adapté à la procédure d’appel.

Déjà, cette passerelle suppose que les parties aient conclu. Cela est préférable, faute de quoi les parties auraient été confrontées à des difficultés quasi insolubles sur les délais pour la remise et la notification des conclusions.

Il arrive parfois que, par erreur, une affaire relevant d’un bref délai de droit soit orientée en procédure avec mise en état.

Compte tenu de la rédaction de l’article 778 in fine, il devait être considéré que cette désignation d’un conseiller de la mise en état avait alors pour effet de faire passer l’affaire du bref délai en procédure avec mise en état, avec toutes conséquences en termes de délais pour les conclusions, et des mentions à indiquer le cas échéant dans l’acte de signification des conclusions.

Tel qu’est rédigé l’article 906-4 du Code de procédure civile, il n’est pas certain que cette erreur d’orientation, qui existe en pratique, puisse avoir les mêmes effets dans cette « nouvelle » procédure d’appel.

Ne faut-il pas considérer que la désignation d’un conseiller, par erreur et avant expiration des délais pour conclure, dans une affaire qui relève de droit d’un bref délai, ne fait pas sortir cette affaire du bref délai ? La procédure resterait un bref délai, avec désignation d’un conseiller de la mise en état dépourvu de tout pouvoir juridictionnel.

Dans ces conditions, les avocats devront veiller à réagir immédiatement en cas de désignation prématurée – c’est-à-dire avant que les parties aient conclu – et donc erronée d’un conseiller de la mise en état dans une affaire relevant de droit du bref délai, en demandant au président de revenir sur cet avis de désignation.

L’avocat pourra rappeler au président que cette passerelle ne peut intervenir qu’après échange des conclusions.

Cela suppose évidemment que l’avocat détermine dès l’inscription de l’appel de quelle procédure relève l’affaire, sans attendre que la cour d’appel le lui précise.

V. Le renvoi de cassation

A. Le délai de notification de la déclaration de saisine

Tout comme pour le bref délai, le délai pour notifier la déclaration de saisine passe de dix jours à vingt jours, le point de départ de ce délai restant la date de la déclaration de saisine.

L’article 1037-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7045LEN a conservé le terme « signifiée » à l’alinéa 2, que la Cour de cassation a interprété comme étant une « notification » (Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, no 19-21.864, F-P+B+I N° Lexbase : A88013YM).

B. La notification des conclusions

L’alinéa 3 de l’article 1037-1 du code précité prévoit un délai de deux mois pour notifier les conclusions, sans prévoir de délai supplémentaire comme c’est le cas en bref délai ou en procédure avec mise en état.

Cependant, le cinquième alinéa renvoie désormais au cinquième alinéa de l’article 906-2 du même code qui prévoit un délai supplémentaire d’un mois à l’expiration du délai pour conclure.

Il existe donc une contradiction qu’il appartiendra à la jurisprudence de préciser.

Même s’il conviendra d’être prudent, et ne pas faire application de ce délai supplémentaire d’un mois, tant que la Cour de cassation n’aura pas pris position, nous pouvons raisonnablement imaginer que la Cour de cassation considèrera que ce délai s’applique, tant il paraît logique que la procédure sur renvoi de cassation suive en cela la procédure en circuit ordinaire.

C. L’extension du déféré

Que cela ait été voulu ou non par le législateur de 2017, le champ du déféré sur renvoi de cassation était curieusement limité (Cass. civ. 2, 5 octobre 2023, F-B, n° 22-16.906 N° Lexbase : A17101KK).

En renvoyant désormais au sixième alinéa de l’article 906-3, toute ordonnance du président rendue en application de l’article 1037-1 du code précité a autorité de chose jugée et est susceptible de déféré devant la cour d’appel dans le délai de quinze jours.

C’est donc une extension du champ du déféré qui est introduite sur renvoi de cassation.

VI. La dévolution

A. En procédure avec représentation obligatoire

1) Une dévolution fixée par la déclaration d’appel, et sous conditions par les conclusions

En application de l’article 901, 7° du Code de procédure civile, la déclaration d’appel contient « Les chefs du dispositif du jugement expressément critiqués auxquels l'appel est, sans préjudice du premier alinéa de l'article 915-2 du même code, limité, sauf si l'appel tend à l'annulation du jugement ».

C’est l’acte d’appel qui fixe la dévolution.

Cependant, l’article 915-2 du Code de procédure civile atténue cette affirmation puisqu’il prévoit que « L'appelant principal peut compléter, retrancher ou rectifier, dans le dispositif de ses premières conclusions remises dans les délais prévus au premier alinéa de l'article 906-2 et à l'article 908, les chefs du dispositif du jugement critiqués mentionnés dans la déclaration d'appel. La cour est saisie des chefs du dispositif du jugement ainsi déterminés et de ceux qui en dépendent. ».

Le législateur, sans l’interdire – et contrairement à ce qui avait été la position de la Cour de cassation qui exigeait une déclaration d’appel (Cass. civ. 2, 30 juin 2022, n° 21-12.720, F-B N° Lexbase : A8574783) – souhaite que la déclaration d’appel rectificative tombe en désuétude.

Sur le principe, pourquoi pas ?

C’est certainement une des grandes nouveautés du décret, en ce qu’elle ouvre cette possibilité, empreinte de souplesse.

Le risque serait de voir fleurir des déclarations d’appel vierge de tous chefs critiqués, l’appelant considérant qu’il sera toujours temps de préciser les chefs critiqués dans les conclusions elles-mêmes.

Et les avocats qui assurent la seule postulation, sans être en charge de la plaidoirie, et qui envisagent cette mission de postulation sous l’angle de la boîte aux lettres, seront tentés de laisser le soin au confrère rédacteur des conclusions de préciser la dévolution.

Cela étant, ce serait certainement prendre un grand risque.

Le principe semble demeurer une dévolution opérée par le seul acte d’appel, sans que la mention des chefs critiqués dans l’acte introductif de l’instance d’appel devienne une option.

D’ailleurs, le législateur utilise les termes « compléter », « rectifier ».

Plus précisément, « L'appelant principal peut compléter, retrancher ou rectifier (…) les chefs du dispositif du jugement critiqués mentionnés dans la déclaration d'appel ».

Mais est-ce à dire que la déclaration d’appel doit déjà contenir un embryon de chefs critiqués pour pouvoir la compléter ? Une telle exigence n’existe pas aujourd’hui, la partie ayant régularisé un acte d’appel sans chefs critiqués pouvant régulariser une déclaration d’appel rectificative qui s’incorpore à la précédente.

Mais l’article 915-3 permet seulement de compléter « les chefs du dispositif du jugement critiqués mentionnés dans la déclaration d'appel », ce qui suppose que ces chefs existent déjà dans l’acte d’appel, ce qui exclurait toute déclaration d’appel vide de tous chefs.

Prévoir qu’une telle déclaration d’appel, sans chefs, ne puisse être corrigée que par une déclaration d’appel rectificative, tandis que si seuls certains chefs sont manquants, l’appelant peut compléter par conclusions, consisterait à mettre en place une usine à gaz incompréhensibles, source de difficultés de procédure.

En définitive, si l’intention est louable, le risque de dérapage n’est pas nul, surtout qu’il existe un naturel chez l’avocat à adopter des pratiques apparemment simples mais risquées, comme le démontre l’utilisation à outrance de l’annexe pour mentionner les chefs critiqués.

Reporter sur les seules conclusions, la dévolution, est risqué.

Au surplus, pour l’intimé, c’est un mépris des droits de la défense.

Une partie, à réception de l’acte d’appel, peut comprendre si elle est ou non concernée par l’appel engagé ce qui peut conditionner l’opportunité de constituer avocat : une partie appelée en garantie par l’un des intimés peut avoir intérêt à différer une constitution, n’étant pas menacée par l’appel principal, et seulement par un hypothétique appel incident.

Pour cela, la position de la Cour de cassation quant à l’acte rectificatif paraissait la plus adaptée.

De plus, cela obligera les juges d’appel, pour apprécier la dévolution, à prendre en considération et l’acte d’appel et les conclusions.

Nous attendrons avec impatience que la Cour de cassation délimite les conditions de régularisation d’une déclaration d’appel incomplète, irrégulière.

2) Une rectification de la dévolution par conclusions

Reste en outre à savoir dans quelles conditions cette rectification sera effectuée.

L’article 915-2 du Code de procédure civile précise que cette rectification est opérée dans le dispositif.

Faut-il donc considérer que suffira la formule « infirme le jugement en ce qu’il a… » suivie des chefs critiqués ? Et alors, le dispositif qui demandera à la cour d’appel de « Infirmer le jugement en toutes ses dispositions » ne sera pas suffisant pour opérer dévolution sur le tout ?

Ou alors, le dispositif devra-t-il expressément préciser qu’il complète (ou rectifie) la déclaration d’appel des chefs critiqués, puis en les citant, comme cela doit être fait lorsque la régularisation est effectuée par une déclaration d’appel rectificative ?

Cette disposition, aussi séduisante qu’elle puisse être en apparence, pose de véritables questions.

Il ne saurait être trop conseillé de rédiger une déclaration complète, dès la formation de l’appel, sans compter sur un dispositif rectificatif de cet acte d’appel.

Et dans l’hypothèse où une déclaration d’appel serait incomplète quant aux chefs critiqués, il paraît opportun de la corriger au plus vite, ce qui justifierait de remettre une déclaration d’appel (rectificative) dont l’objet serait de corriger la précédente déclaration d’appel irrégulière, sans attendre de la corriger par des conclusions, avec le risque d’oublier.

Si le législateur entendait supprimer, de fait, la déclaration d’appel rectificative, nous pouvons douter que cet objectif sera atteint.

Mieux, l’appelant pourrait, par ce principe dit de sécurité que les avocats affectionnent particulièrement, régulariser d’une part un acte d’appel rectificatif, et d’autre part corriger dans le dispositif de ses conclusions.

Gageons que la déclaration d’appel rectificative a encore de beaux jours.

3) Le nettoyage de l’article 562 du CPC

L’article 562 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7233LEM est nettoyé.

Est supprimé le renvoi à cette notion nébuleuse et assez incompréhensible d’objet du litige indivisible.

Il était difficile de comprendre dans quels cas cette disposition pouvait s’appliquer, de sorte que sa suppression a le grand avantage de ne plus avoir à se poser la question.

Sinon, l’essence même de la dévolution est conservée.

Sous réserve de la jurisprudence particulière et opportuniste de la première chambre civile de la Cour de cassation, en matière de divorce (notamment Cass. civ. 1, 12 juillet 2023, n° 21-19.258, F-D N° Lexbase : A80021AM), la dévolution suppose que le chef soit effectivement critiqué en appel.

B. En procédure sans représentation obligatoire

La Cour de cassation avait fait preuve d’une souplesse bienvenue, pour les procédures sans représentation obligatoire.

La déclaration d’appel qui ne mentionne pas les chefs critiqués opère dévolution pour le tout (Cass. civ. 2, 9 septembre 2021, n° 20-13.662, FS-B+R N° Lexbase : A256044L – Cass. civ. 2, 29 septembre 2022, FS-B, n° 21-23.456 N° Lexbase : A34268LH).

Cette solution, pour opportune qu’elle soit, était toutefois contraire au texte, faisant fi de l’article 562 qui s’applique aussi à la procédure sans représentation obligatoire.

Cette souplesse est intégrée à l’article 933 6° du Code de procédure civile N° Lexbase : L8616LYR.

La déclaration d’appel doit indiquer les chefs critiqués. Mais si elle n’indique aucun chef, l’appel est alors général.

Il faut comprendre que cette dévolution pour le tout n’opère que si l’acte ne contient aucun chef.

Si la déclaration d’appel contient des chefs, alors la dévolution opère que de ces seuls chefs.

Toutefois, la procédure étant orale, il est permis de considérer que l’appelant pourrait alors régulariser une déclaration d’appel rectificative jusqu’à l’audience.

VII. L’irrecevabilité de l’appel après une caducité ou une irrecevabilité

L’irrecevabilité de l’article 911-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7243LEY est reprise à l’article 916, sans modification.

Ainsi, curieusement, une partie qui a essuyé une caducité de la déclaration d’appel pour un motif autre que le non-respect de l’article 902 N° Lexbase : L7237LER, 908 N° Lexbase : L7239LET du Code de procédure civile en procédure avec mise en état, ou 906-1 ou 906-2 en bref délai, pourra refaire un appel si elle est toujours dans le délai d’appel (Cass. civ. 2, 19 mai 2022, n° 21-10.422, F-B N° Lexbase : A41117XK).

Ainsi, une caducité pour absence de remise d’une requête au premier président sur un appel compétence laissera la possibilité à la partie de refaire un appel si le délai d’appel est ouvert.

VIII. La procédure sans audience

La récente réforme de la procédure en première instance avait introduit la procédure sans audience.

Celle-ci restait cantonnée à la seule procédure de première instance.

La réforme de décembre 2023 l’élargit à la procédure en appel.

Ce sont les articles 906-5 du Code de procédure civile pour le bref délai et 914-5 pour la procédure avec mise en état qui prévoient la possibilité pour le président (en bref délai) ou le conseiller de la mise en état (en procédure avec mise en état) « à la demande des avocats des parties, et après accord, le cas échéant, du ministère public, autoriser le dépôt des dossiers au greffe de la chambre à une date qu'il fixe, quand il lui apparaît que l'affaire ne requiert pas de plaidoiries ».

Un dépôt des dossiers au greffe sans plaidoirie est, même si le texte ne le dit pas, une procédure sans audience.

Si le texte prévoit une demande des avocats, en pratique, rien n’empêche le conseiller de la mise en état ou le président d’interroger les avocats pour savoir s’ils entendent demander un dépôt des dossiers sans plaidoiries.

Pour rappel, l’article L. 212-5-1 du Code de l'organisation judiciaire N° Lexbase : L0598LTC prévoyant la procédure sans audience concerne le seul tribunal judiciaire.

Le code de l’organisation judiciaire n’est pas modifié pour y faire entrer la procédure sans audience devant la cour d’appel.

Il est vrai que dans les faits, les dépôts de dossier à l’audience, sans présence des avocats, se sont généralisés. Cela permet donc d’entériner une pratique existante.

Cependant, le risque est que la distance s’accroisse davantage entre le juge et l’avocat.

C’est peut-être une disposition opportune, dans une certaine mesure, mais dont les avocats devront user avec parcimonie, au risque de créer une justice exclusivement virtuelle, et de faire disparaître de manière irrémédiable les derniers liens qui existent entre les juges et les avocats.

IX. En conclusion

D’aucuns rêvent d’une procédure simple, sans sanction, dans laquelle l’avocat se promènerait sans risquer de tomber dans un piège à chaque coin de rue.

Ce ne sera pas pour cette fois… et probablement pas pour les fois d’après, non plus, la simplicité ou la simplification étant un mythe qui continuera de nourrir les conversations.

La procédure a toujours été périlleuse, même si les avocats ne s’en sont rendu compte qu’en 2012, date à laquelle ils ont été jetés dans le grand bain sans avoir nécessairement appris à nager.

Il y aura un avant et un après la réforme de 2023.

Et le grand apport de cette réforme est qu’il deviendra plus aisé de manipuler le Code de procédure civile.

Mais plus que jamais, l’avocat devra s’aventurer en appel en ayant pris soin de s’y former, faute de quoi la déclaration de sinistre ne sera jamais loin, l’erreur étant tapie dans l’ombre, prête à surgir au moment le plus inattendu.

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Procédure civile

[Panorama] Panorama de procédure civile 2023

Lecture: 38 min

N8602BZM

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par Etienne Vergès, Professeur à l’Université Grenoble Alpes, directeur scientifique Lexbase de la revue Droit privé et de l’ouvrage de procédure civile

Le 26 Avril 2024

Mots-clés : principes directeurs • concentration • prescription • preuve civile • péremption d’instance • homologation • transaction

L’actualité de la procédure civile au second semestre a été marquée par la publication du décret du 29 décembre 2023 qui a fait l’objet d’un commentaire détaillé dans cette revue. Nous nous concentrons donc sur l’actualité jurisprudentielle du mois de juillet au mois de décembre 2023, en opérant quelques retours en arrière lorsque cela s’avère nécessaire. Les grands thèmes de la procédure civile sont à l’honneur : les principes directeurs (principe de concentration), la prescription de l’action et la preuve. D’autres actualités importantes seront abordées à la fin de la chronique (la péremption d’instance, l’homologation d’une transaction).


 

Sommaire

I. Principes directeurs du procès : le principe de concentration

- Cass. com., 15 février 2023, n° 21-21.502, F-D
- Cass. civ. 2, 15 décembre 2022, n° 21-16.007, F-B
- Ass. plén., 14 avril 2023, n° 21-13.516

II. Prescription civile

  • Le délai de l’action en garantie des vices cachés

- Cass. mixte, 21 juillet 2023, quatre arrêts,  n° 21-15.809, n° 21-17.789, n° 21-19.936, n° 20-10.763, B+R

  • Point de départ du délai pour agir en restitution en cas de nullité d’une clause abusive (prêts libellés en franc suisse)

- Cass. civ. 1, 12 juillet 2023, n° 22-17.030, FS-D

  • Point de départ de la prescription d’un acte illicite ininterrompu

- Cass. civ. 1, 15 novembre 2023, n° 22-23.266

III. Preuve civile : production des pièces et mesures d’instruction

- Ass. plén. 22 décembre 2023, n° 20-20.648
- Cass. civ. 1, 6 décembre 2023, n° 22-19.285, FS-B
- Cass. soc., 20 décembre 2023, n° 21-20.904, FS-B
- Cass. com. 28 juin 2023, n°22-11.752, F-B

IV. Autres arrêts signalés

  • Sur la péremption d’instance

- Cass. civ, 21 décembre 2023, deux arrêts, n° 17-13.454, n° 21-20.034, FS-B

  • L’exécution d’un accord homologué

- Cass. civ. 2, 26 octobre 2023, n° 21-19.844, FS-B


Comme indiqué précédemment, le présent aperçu se focalise sur l'actualité jurisprudentielle, excluant la revisite du décret n° 2023-1391 du 29 décembre 2023 portant simplification de la procédure d'appel en matière civile N° Lexbase : L9662MK3 qui a déjà fait l'objet d'une analyse approfondie dans cette revue [1].

I. Principes directeurs du procès : le principe de concentration

Trois arrêts récents alimentent la jurisprudence, aujourd’hui abondante, qui définit progressivement le contenu et les contours du principe de concentration.

Le premier aborde une question nouvelle à propos du cautionnement (Cass. com., 15 février 2023, n° 21-21.502, F-D N° Lexbase : A43649DY). Dans cette espèce, une banque avait assigné en paiement la caution d’un prêt en se fondant sur un cautionnement consenti le 1er avril 2009. Toutefois, elle fut déboutée de sa demande, les juges ayant estimé que le cautionnement était inopposable à la caution. Fort d’un second acte de cautionnement conclu le 27 juillet 2011 entre les mêmes parties et portant sur le même prêt, la banque a agi une nouvelle fois contre la caution. Sa demande a été déclarée irrecevable par la cour d’appel en raison de l’autorité de la chose jugée de la première décision. Cette espèce est intéressante, car elle pose la question de l’application du principe de concentration des moyens à deux demandes formulées dans deux instances différentes, portant sur la même dette, mais fondées sur deux sûretés différentes. Pour défendre la dualité d’objets des deux demandes successives, la banque invoquait deux arguments. D’une part, elle prétendait que la seconde demande tendait à « l’exécution d’un contrat de cautionnement distinct » de celui qui fondait la première demande. En suivant cette argumentation, on aurait pu considérer que le changement de cautionnement provoquait une modification de l’objet du litige. D’autre part, la banque arguait que le premier jugement s’était limité à statuer sur l’inopposabilité du premier cautionnement. Selon cet argument, il fallait en déduire qu’elle ne s’était pas prononcée sur la demande en paiement de la dette par la caution.

Ces arguments sont balayés par la Chambre commerciale. Cette dernière reprend à son compte l’analyse faite par la cour d’appel, selon laquelle l’objet des deux actions exercées par la banque est identique : il s’agit du paiement par la caution de sommes dues au titre du prêt. Les deux cautionnements successifs représentaient alors deux moyens distincts pour un même objet. La banque avait déjà conclu les deux cautionnements (en 2009 et 2011) le jour où elle avait exercé sa première action en paiement (en 2014). Par conséquent, elle aurait dû présenter dans l’instance relative à cette demande tous les moyens de nature à la fonder. La solution est, somme toute, assez classique. Lorsqu’une partie demande l’exécution d’un contrat, l’objet de la demande porte sur ce qui doit être exécuté : un paiement ou une exécution en nature. Le contrat n’est que le fondement juridique de cette demande. Ce qui pouvait créer de la confusion dans cette espèce, c’est qu’un même prêt était garanti par deux cautionnements distincts, conclu entre les mêmes parties. Mais il faut reconnaître que dans les deux instances, la banque demandait à la caution de payer les échéances d’un seul et même prêt. L’objet du litige était donc le même. Seul le moyen changeait.

Le second arrêt, rendu cette fois par la deuxième chambre civile, est plus intéressant, car il porte sur la distinction entre les différents postes d’un préjudice corporel (Cass. civ. 2, 15 décembre 2022, n° 21-16.007, F-B N° Lexbase : A49708Z4). Lorsqu’une personne est victime d’un préjudice corporel, la question qui se pose est celle de savoir si les différents postes de préjudices allégués constituent autant d’objets distincts. En l’espèce, un enfant avait été victime d’un accident et son représentant légal avait sollicité la réparation des divers préjudices corporels. Dans cette première instance, le rapport d’expertise précisait que l’état de la victime était consolidé, mais qu’il devrait être réexaminé avant et après la puberté. À l’issue de la puberté, la victime présenta une nouvelle demande d’indemnisation pour des frais de prothèse pour la période postérieure à la fin de la puberté. Cette demande fut déclarée irrecevable par la cour d’appel. Selon les juges du second degré, les frais de prothèse étaient relatifs à un dommage futur et la victime aurait dû « solliciter qu'ils soient réservés ». En ne présentant pas une telle demande dès la première instance, la victime était irrecevable à les présenter dans une instance postérieure.

Cet arrêt invitait la Cour de cassation à préciser sa position sur deux questions importantes. Il s’agissait d’une part de savoir si l’obligation de concentration pouvait s’appliquer à tous les postes de préjudices issus d’un même accident. Il s’agissait d’autre part de s’interroger sur l’obligation de demander à ce que certains droits à réparation soient « réservés », dans l’attente d’une évaluation future. La deuxième chambre civile prend nettement position sur ces deux questions. Dans un premier temps, elle juge que la victime n’était pas tenue de « faire réserver ces droits ». La formule est heureuse. La réserve de droit est un concept trompeur, même s’il est utilisé en pratique. Un bref regard outre-Atlantique nous apprend que cette question a été tranchée avec beaucoup de bon sens par un juge québécois. Celui-ci à répondu à un plaideur qui souhaitait qu’une réserve de droit lui soit reconnue en justice : « une partie a des droits ou elle n'en a pas. » [2]. Si une partie dispose d’un droit à voir son préjudice réparé, il n’est nul besoin de voir ce droit réservé. Le droit existe par lui-même. C’est d’ailleurs ce que précise la Cour de cassation dans un second temps. Elle affirme ainsi que la victime « n'était pas tenue de présenter, au cours de la première instance, toutes les demandes fondées sur le dommage qu'elle avait subi ». Là encore, la formule mérite d’être saluée. On sait que le principe de concentration est pris dans une controverse jurisprudentielle qui oppose la stricte concentration des moyens et la conception plus large, qui consiste à obliger les parties à concentrer toutes les demandes fondées sur une même cause (par ex. Cass. civ. 1, 28 mai 2008, n° 07-13.266, FS-P+B+I N° Lexbase : A7685D87). La deuxième chambre civile défend la conception stricte du principe de concentration, mais certains de ses arrêts ont été marqués par une certaine ambiguïté[3]. Dans cette affaire, on aurait pu imaginer que la victime soit tenue de présenter, dès la première instance, l’ensemble des demandes d’indemnisations fondées sur l’accident qui en constituait la cause unique.

Telle n’est pas la solution adoptée dans cet arrêt. La deuxième chambre civile s’en tient à une conception classique de l’objet du litige, conforme à l’idée que cet objet est la chose des parties. Elle en déduit qu’une partie peut scinder ses prétentions et les faire juger au cours d’instances distinctes. Cette logique ne tient pas compte de l’impératif d’efficacité procédurale, car elle conduit certaines parties à démultiplier les procédures. Toutefois, dans l’espèce étudiée les faits devaient nécessairement conduire à une telle solution. L’expert avait précisé que la situation de la victime devrait être réexaminée à deux moments de sa vie, et les frais de prothèse, sur lesquels portait le litige, ne pouvaient être anticipés au cours de la première instance. Certes, il s’agissait bien d’un préjudice futur, mais dont l’évaluation ne pouvait avoir lieu qu’à l’issue de la puberté. On comprend bien ici que le courant jurisprudentiel qui tend à obliger les parties à concentrer leurs demandes n’est ni juste ni réaliste. La deuxième chambre civile semble monter la garde pour éviter que le principe de concentration ne se transforme en un instrument d’évacuation des litiges au détriment des droits des parties.

C’est précisément la protection des droits des parties qui a conduit l’assemblée plénière à rendre l’arrêt le plus marquant de l’année à propos du principe de concentration (Ass. plén., 14 avril 2023, n° 21-13.516 N° Lexbase : A02279P4). Il s’agissait ici de trancher une question de principe portant sur l’incidence de l’action de la victime au pénal sur l’instance civile qui devait conduire à trancher la question de la responsabilité civile de l’auteur de l’infraction. En l’espèce, une personne était décédée à la suite d’un accident de la circulation dont l’auteur avait été poursuivi pénalement pour homicide involontaire puis relaxé. Dans de telles circonstances, les victimes (ici l’épouse et les enfants de la personne décédée) avaient la possibilité de former une demande de dommages et intérêts devant le juge pénal en application de l’article 470-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L9931IQU. Cette disposition permet à la victime d’obtenir réparation devant le juge pénal sur le fondement des règles du droit civil (en l’espèce, la loi du 5 juillet 1985 N° Lexbase : L7887AG9 qui édicte un régime de responsabilité sans faute pour les accidents de la circulation). Tel n’était pourtant pas le cas en l’espèce, et le juge pénal avait rejeté l’action civile des victimes sur le seul fondement de la responsabilité pour faute. La question se posait donc de savoir si les victimes pouvaient agir au civil en se fondant sur le régime de la responsabilité du fait des accidents de la circulation.

En appliquant strictement le principe de concentration des moyens, la cour d’appel, saisie au civil, avait affirmé que la demande de réparation était irrecevable en application de l’autorité de la chose jugée. Selon les juges du second degré, la juridiction pénale avait statué définitivement sur l’action civile. La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel et rend une décision dont la motivation enrichie définit un nouveau régime spécial de l’article 470-1 du Code de procédure pénale qui consiste à distinguer deux situations.

Si la victime a demandé l’application de l’article 470-1 du Code de procédure pénale devant le juge pénal, elle doit présenter l'ensemble des moyens qu'elle estime de nature à fonder ses demandes. Si elle est déboutée de son action, elle ne pourra plus agir par la suite devant le juge civil en invoquant d’autres moyens pour obtenir la réparation des mêmes préjudices.

À l’inverse, si la victime n’a pas demandé l’application de l’article 470-1 du Code de procédure pénale devant le juge pénal, l’assemblée plénière juge que le principe de concentration des moyens de s’applique pas, car il priverait la victime de son droit d’option entre le juge pénal et le juge civil. Dès lors, l’action civile fondée sur les règles du droit civil demeure recevable. Dans une telle situation, peu importe que la partie civile au procès pénal ait déjà sollicité l’attribution de dommages et intérêt. Seul compte le fait que la victime n’ait pas invoqué l’article 470-1 du Code de procédure pénale devant le juge pénal.

Dans cette seconde situation, on peut parler d’une réelle exception au principe de concentration des moyens. Si la victime a sollicité la réparation de son préjudice sur le fondement de l’infraction devant le juge pénal, on aurait pu considérer qu’elle était tenue d’invoquer devant ce juge l’ensemble des fondements juridiques de nature à justifier sa demande, qu’il s’agisse de l’infraction (une faute pénale) ou de la loi de 1985 (une responsabilité sans faute). Mais la Cour de cassation rappelle dans son arrêt que le droit d’option a été créé pour « garantir le droit effectif de toute victime d'infraction d'obtenir l'indemnisation de son préjudice ». C’est cette volonté de projeter la victime qui conduit l’assemblée plénière à réserver à celle-ci un sort dérogatoire.

On retiendra de cet arrêt important que la victime qui agit devant le juge pénal peut formuler une demande de dommages et intérêts fondée sur l’infraction et conserver son action devant le juge civil sur le fondement des règles du droit civil, notamment les régimes de responsabilité sans faute.

II. Prescription civile

Plusieurs décisions majeures ont été rendues au cours du second semestre 2023 en matière de prescription de l’action.

  • Le délai de l’action en garantie des vices cachés

Quatre arrêts d’intérêt majeurs ont été rendus par la chambre mixte à propos de l’action en garantie des vices cachés (Cass. mixte, 21 juillet 2023, quatre arrêts,  n° 21-15.809 N° Lexbase : A85501BB, n° 21-17.789 N° Lexbase : A85491BA, n° 21-19.936 N° Lexbase : A85481B9, n° 20-10.763 N° Lexbase : A85511BC, B+R)

On sait que cette action peut être exercée dans les deux ans à compter de la découverte du vice. Ce point de départ permet théoriquement à la victime d’agir de nombreuses années après la vente, si le vice demeure caché durant toutes ces années. Pourtant, de nombreuses questions restaient en suspens à propos de cette action, de sorte que la Cour de cassation a rassemblé quatre affaires assez différentes afin de répondre de façon uniforme à ces différentes questions :

- le délai de deux ans est-il un délai de prescription ou de forclusion ?

- son point de départ est-il différent de celui du droit commun ?

- l’action en garantie est-elle également limitée par un délai butoir ?

- dans l’affirmative, quel est le point de départ de ce délai butoir ?

Chacun des quatre arrêts rendus fait l’objet d’une motivation enrichie dont nous retiendrons ici l’essentiel. Ainsi, la Cour affirme que « l'encadrement dans le temps de l'action en garantie des vices cachés ne peut plus désormais être assuré que par l'article 2232 du Code civil N° Lexbase : L7744K9P, de sorte que cette action doit être formée dans le délai de deux ans à compter de la découverte du vice sans pouvoir dépasser le délai butoir de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit, lequel est, en matière de garantie des vices cachés, le jour de la vente conclue par la partie recherchée en garantie ».

Cette formulation, très complète, renseigne d’abord sur la nature du délai de deux ans, qui est rattaché ici aux délais de prescription, par application de l’article 2232 Code civil. Pour retenir cette qualification, la haute juridiction s’en réfère à la volonté exprimée par le législateur. Elle cite ainsi plusieurs travaux préparatoires qui font allusion à « un délai de prescription pour l'action en garantie des vices cachés du code civil ». Elle se réfère également à la nécessité pour le consommateur de bénéficier d’un délai susceptible d’interruption ou de suspension pour que la garantie de ses droits soit assurée. Dans l’un des quatre arrêts (pourvoi n° 21-15.809), elle conclut explicitement que « le délai biennal prévu à l'article 1648, alinéa 1, du Code civil N° Lexbase : L9212IDK est un délai de prescription ».

La qualification de prescription signifie donc, de manière incidente, que le délai est susceptible d’être interrompu ou suspendu. Dans l’une des espèces (pourvoi n° 21-15.809), la Cour de cassation précise que le délai peut être interrompu par une assignation en référé (C. civ. art. 2241 N° Lexbase : L7181IA9) et qu’il peut, en outre, être suspendu lorsque le juge a fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès (C. civ. art. 2239 N° Lexbase : L7224IAS), cette suspension produisant son effet jusqu’au jour où la mesure a été exécutée (date du dépôt du rapport de l’expert).

La nature du délai étant précisée, encore fallait-il en définir le point de départ. Sur ce point, la réponse est donnée par l’article 1648 du Code civil N° Lexbase : L9212IDK, lequel précise que le délai de deux ans court à compter de la découverte du vice. Ce point de départ spécifique est, en réalité, conforme à celui prévu en droit commun. En effet, depuis la réforme de la prescription en 2008, le point de départ dit « glissant » court à compter du jour où celui qui agit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son action. Ainsi, la découverte du vice caché par l’acheteur correspond bien à cette définition du point de départ glissant.

Toutefois, la difficulté liée à ce point de départ réside dans le fait qu’il risque de prolonger la durée de la garantie indéfiniment. Si la chose vendue est viciée dès son origine, peu importe que le vice produise son effet tardivement, la garantie est due par le vendeur. Cette règle soulève d’inévitables difficultés, liées non seulement à la preuve du vice apparu tardivement, mais encore à la difficile distinction entre le vice originel et les effets dus à l’usure de la chose ou à son vieillissement. C’est ici qu’intervient de délai butoir de la prescription, prévu par l’article 2232 du Code civil N° Lexbase : L7744K9P. Selon cette disposition, les différents événements qui ont pour effet de déplacer, d’interrompre ou de suspendre le délai de prescription ne peuvent avoir pour effet de porter ce délai au-delà de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit. La Cour de cassation décide d’appliquer ce délai butoir à l’action en garantie des vices cachés. Elle affirme ainsi que « l'action en garantie des vices cachés est encadrée par le délai butoir de vingt ans de l'article 2232 du Code civil courant à compter de la vente conclue par la partie recherchée en garantie ». Cette formule a deux conséquences.

D’une part, la garantie des vices cachés est limitée à une durée totale de vingt années. Au-delà, l’acheteur ne peut plus s’en prévaloir, et ce, même si la découverte du vice est postérieure à cette durée. Pour justifier cette solution, la Cour de cassation explique, dans son communiqué, avoir recherché une conciliation entre le droit pour le consommateur d’agir lorsqu’il découvre tardivement le vice et « les impératifs de la vie économique », qui incitent à éviter que la garantie du vendeur puisse être recherchée indéfiniment.

D’autre part, la Cour de cassation apporte une précision essentielle pour déterminer le point de départ du délai butoir. L’article 2232 du Code civil fixe ce point de départ au jour de la naissance du droit. On imagine aisément que le droit de l’acquéreur naît au jour de l’achat. Toutefois, la situation se complique en présence d’une chaîne de contrats. Tel était le cas dans une des affaires soumises à la chambre mixte (pourvoi n° 20-10.763). En l’espèce, un client avait confié la construction d’un abri à un constructeur, lequel s’était procuré des plaques de fibrociment chez un fournisseur, qui avait acquis ces plaques chez un fabricant italien. Le produit qui présentait un vice avait donc fait l’objet de trois contrats successifs. Dans cette espèce, le client avait agi contre le constructeur. Par la suite, le fournisseur, puis le fabricant avaient été appelés dans la cause. La question se posait donc de savoir quel était le contrat qui constituait le point de départ du délai incompressible de vingt ans. La chambre mixte précise alors que ce délai court « à compter de la vente conclue par la partie recherchée en garantie ». Cela signifie que le point de départ varie en fonction du défendeur à l’action.

En définitive, la chambre mixte aboutit à un régime équilibré, qui combine le délai spécial de l’action en garantie des vices cachés et le droit commun de la prescription, tout en appliquant ce régime à la fois aux contrats civils, commerciaux et mixtes.

  • Point de départ du délai pour agir en restitution en cas de nullité d’une clause abusive (prêts libellés en franc suisse)

Un arrêt rendu au mois de juillet (Cass. civ. 1, 12 juillet 2023, n° 22-17.030, FS-D N° Lexbase : A54021AC) viens trancher la question du point de départ du délai de prescription dans un important contentieux relatif à des acquisitions immobilières financées par des prêts en franc suisse. Ce type de montage financier avait donné lieu à un important contentieux lié au fait que les emprunteurs avaient dû, en application du contrat, rembourser en une seule fois un capital dont la valeur avait fortement augmenté à la suite de la hausse du franc suisse. Dans l’espèce étudiée, un emprunteur qui devait faire face à l’obligation de payer l’intégralité du capital emprunté avait agi contre la banque pour faire reconnaître le caractère abusif des clauses de remboursement et de change et pour obtenir la restitution des sommes payées. La cour d’appel avait déclaré abusives les clauses en question, mais la banque considérait que l’action en restitution était prescrite. La question qui se posait devant la Cour de cassation était celle de savoir quel était le point de départ de la prescription de l’action en restitution, laquelle était fondée sur l’annulation d’une clause abusive par la cour d’appel. Deux solutions étaient envisageables. Soit la prescription commençait à courir au jour du contrat, soit le point de départ devait être fixé au jour où la clause était déclarée abusive. La Cour de cassation opte pour la seconde solution. Elle affirme que « le point de départ du délai de prescription quinquennale (…) de l'action, fondée sur la constatation du caractère abusif de clauses d'un contrat de prêt libellé en devises étrangères, en restitution de sommes indûment versées doit être fixé à la date de la décision de justice constatant le caractère abusif des clauses ». Pour justifier cette décision, la Cour de cassation s’appuie sur le droit de l’Union européenne et se réfère expressément à une décision de la CJUE (CJUE, arrêt du 9 juillet 2023, SC Raiffeisen Bank SA c/ JB, C-698/18 N° Lexbase : A80993QZ). Toutefois, la solution se comprend également au seul regard du droit français. En effet, l’action en restitution exercée par l’emprunteur dépend de la constatation en justice du caractère abusif de la clause sur laquelle repose cette demande de restitution. Dès lors, c’est bien à la date à laquelle le juge constate la nullité de la clause que le consommateur prend connaissance de son droit à restitution des sommes indûment versées. Cette décision, rendue dans un contentieux volumineux de prêts libellés en franc suisse vient apporter une réponse qui protège les consommateurs et qui devrait avoir beaucoup d’impact sur les procédures en cours.

  • Point de départ de la prescription d’un acte illicite ininterrompu

La dernière décision que nous retenons dans cette chronique concerne une question au croisement des prescriptions civile et pénale (Cass. civ. 1, 15 novembre 2023, n° 22-23.266 N° Lexbase : A37861ZA). Il s’agit de savoir si le point de départ de la prescription liée à un acte illicite doit être fixé à l’origine de la situation illicite ou lorsque celle-ci prend fin. Cette question s’applique en particulier à un acte de contrefaçon. Cet acte génère à la fois une réponse pénale et une réponse civile. Or, en matière pénale, la prescription de l’action publique à l’égard de ce type d’acte est retardée dans le temps en raison du caractère continu de l’infraction (cf. E. Raschel, ÉTUDE : Les causes d’extinction de l’action publique, 6-3. Le point de départ du délai de prescription de l’action publique, in procédure pénale, Lexbase N° Lexbase : E0144ZS7).

Ainsi, selon une jurisprudence constante, la prescription commence à courir au moment où l’infraction cesse. Dans l’espèce étudiée, une demande de réparation avait été formée par un sculpteur, en raison de la reproduction contrefaisante de l’une de ses œuvres. L’acte de contrefaçon avait été reconnu le 17 décembre 2008 par un arrêt irrévocable, mais l’infraction n’avait pas cessé. Le 5 mars 2021, l’artiste assigna en référé l’auteur de la contrefaçon afin de faire cesser le trouble manifestement illicite et d’obtenir une indemnisation provisionnelle.

La question se posait alors de savoir si l’action exercée devant le juge civil était prescrite. L’artiste faisait notamment valoir que l’action exercée afin de faire cesser une atteinte à la propriété intellectuelle n’était soumise à aucune prescription, puisque, selon le pourvoi, la propriété ne se prescrit pas par le non-usage. La Cour de cassation ne retient pas cette argumentation. En s’appuyant sur la règle du point de départ glissant, elle affirme que la date à laquelle le titulaire du droit d’auteur a connu les faits lui permettant d’exercer son action était la date à laquelle le caractère contrefaisant de l’œuvre exposée avait été reconnu en justice. Elle en déduit que l’action exercée devant le juge civil plus de douze années après cet arrêt était prescrite. Sous la forme d’un obiter dictum, la 1re chambre civile précise que cette solution s’impose « même si la contrefaçon s'inscrivait dans la durée ».

On en déduit qu’en matière civile, le caractère continu d’un acte ou d’une situation illicite n’a pas d’influence sur la prescription. Le point de départ n’est ainsi pas retardé comme c’est le cas en matière pénale. On retient également de cet arrêt que le point de départ de prescription n’est pas le jour où l’acte illicite a été accompli, mais le jour où l’illicéité est constatée par une décision de justice. Cette solution relève finalement d’un compromis favorable à la victime de l’acte pénalement répréhensible, laquelle peut agir d’abord au pénal pour que l’infraction soit constatée et ensuite au civil pour obtenir la réparation de son préjudice ou la cessation de la situation illicite.

III. Preuve civile : production des pièces et mesures d’instruction

L’année 2023 a été celle de la preuve civile. Plusieurs arrêts de principe ont été rendus et certains ont déjà été abondamment commentés. Nous signalons donc rapidement les arrêts fondamentaux qui ont déjà été présentés dans les revues Lexbase, pour nous attarder sur des arrêts moins commentés, mais tout aussi essentiels.

La preuve illicite ou déloyale a donné lieu à un revirement spectaculaire de jurisprudence de la part de l’assemblée plénière au mois de décembre dernier (Ass. plén. 22 décembre 2023, n° 20-20.648 N° Lexbase : A27172AU), commenté dans cette revue (L. Siguoirt, Nouvelle ère pour le droit à la preuve : la possible production ou obtention illicite ou déloyale des preuves en matière civile, Lexbase Droit privé, janvier 2024, n° 969 N° Lexbase : N7952BZK). En l’espèce, il s’agissait d’une affaire classique d’enregistrements clandestins dans le contentieux du licenciement. Selon une jurisprudence constante, ce type d’enregistrement était jugé déloyal et, à ce titre, écarté des débats (ou « irrecevable », la Cour de cassation utilisant plusieurs formules pour la même sanction). En la matière, même si la haute juridiction avait consacré, depuis 2012, l’existence d’un droit à la preuve, elle considérait dans le même temps que ce droit pouvait rencontrer des obstacles insurmontables, parmi lesquels le principe de loyauté de la preuve. Dans l’arrêt du 22 décembre 2023, l’assemblée plénière finit par reconnaître que « l'application de cette jurisprudence peut cependant conduire à priver une partie de tout moyen de faire la preuve de ses droits ». Elle en déduit que, désormais, « dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats ». Le juge saisi d’un contentieux sur une preuve illicite ou déloyale doit mettre en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence. Plus particulièrement, une preuve peut être admise aux débats à condition que sa production soit indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi.

La solution s’étend bien au-delà de la question des preuves déloyales, pour couvrir toutes les situations dans lesquelles une preuve peut présenter un caractère illicite. Il en est ainsi lorsqu’une preuve porte atteinte à une loi spéciale, mais encore à un principe général du droit.

Tel est le cas notamment du principe du secret professionnel de l’avocat qui a donné lieu à un arrêt très important rendu quelques jours avant celui de l’assemblée plénière, mais qui se situe dans la droite ligne que la jurisprudence trace désormais (Cass. civ. 1, 6 décembre 2023, n° 22-19.285, FS-B N° Lexbase : A6695174), déjà commenté, E. Vergès, Des perquisitions civiles dans les cabinets d’avocats : quand le secret professionnel de l’avocat ne résiste pas au droit à la preuve de son client, Lexbase Avocats, janvier 2024, n° 343 N° Lexbase : N7785BZD). En l’espèce, une société, qui avait confié certains dossiers à un avocat, recherchait la responsabilité de ce dernier pour détournement de clientèle. Dans ce contexte, la société avait sollicité des mesures d’instruction in futurum et le juge avait ordonné sur requête à un huissier de se rendre au cabinet d’avocat pour prendre connaissance de certains documents en lien avec le litige. La cour d’appel avait rétracté l’ordonnance en jugeant notamment que seul l’article 56-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L5195HZG permet la consultation et la saisie de documents détenus par un avocat au sein de son cabinet. Ce faisant, les juges du second degré considéraient que la mesure d’instruction était assimilable à une perquisition. Pourtant, la Cour de cassation prend le contre-pied de ce raisonnement et elle juge que « le secret professionnel de l'avocat ne constitue pas en lui-même un obstacle à  l'application des dispositions de l'article 145 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49, dès lors que les mesures d'instruction sollicitées, destinées à  établir la faute de l'avocat, sont indispensables à  l'exercice du droit à  la preuve du requérant, proportionnées aux intérêts antinomiques en présence et mises en œuvre avec des garanties adéquates ».

On en déduit de façon générale que les secrets juridiquement protégés - tels que le secret professionnel de l’avocat ou du banquier - ne sont plus des obstacles insurmontables à la recherche ou à la production d’une preuve en justice.

Cette généralisation de l’examen de nécessité et de proportionnalité de la preuve a donné lieu à un arrêt rendu au même moment par la chambre sociale à propos du secret médical (Cass. soc., 20 décembre 2023, n° 21-20.904, FS-B N° Lexbase : A844319L). En l’espèce, l’employée d’une clinique avait agi contre son employeur pour voir reconnaître en justice son statut de technicienne comptable et bénéficier des droits afférents à ce statut en application d’une convention collective. Pour établir la preuve des faits qu’elle alléguait, l’employée avait produit en justice des pièces issues de dossiers de patient et protégées par le secret médical. La question qui se posait devant la Cour de cassation était celle de savoir si la production de ces pièces couvertes par le secret médical était licite ou si, au contraire, elle pouvait constituer une faute grave de l’employée. La chambre sociale adopte ici une position de principe, selon laquelle « la production en justice de documents couverts par le secret médical ne peut être justifiée que lorsqu'elle est indispensable à l'exercice des droits de la défense et proportionnée au but poursuivi ». La formule est donc quasiment la même que celle retenue dans les deux arrêts présentés ci-dessus.

La Cour de cassation examine ensuite en détail la motivation de l’arrêt d’appel. En particulier, elle note que les documents produits comportaient le nom de patients, leurs pathologies, le nom de leur médecin traitant, la date de l’intervention chirurgicale et que l’employée n’établissait pas que l’absence d’anonymisation de ces pièces était indispensable pour justifier qu’elle exerçait effectivement des fonctions de technicienne comptable. Elle en déduit finalement que la Cour d’appel a pu retenir la faute de la salariée. En filigrane, on retiendra de cet arrêt que le droit à la preuve ne justifiait pas en l’espèce l’atteinte au secret médical, mais surtout que la salariée aurait pu produire ces preuves si les données identifiantes avaient été supprimées au préalable.

Dans le conflit entre droit à la preuve et secrets juridiquement protégés, les mesures d’instruction in futurum tiennent une place particulière. En effet, selon l’article 145 du Code de procédure civile, le juge peut ordonner une mesure qu’à la double condition qu’elle soit justifiée par un « motif légitime » et qu’elle soit « légalement admissible ». La question se pose de savoir comment articuler les critères de l’article 145 du Code de procédure civile avec l’examen de nécessité et de proportionnalité de la mesure. Un arrêt très pédagogique rendu par la chambre commerciale vient apporter une réponse claire dans le contentieux de la concurrence déloyale (Cass. com. 28 juin 2023, n°22-11.752, F-B N° Lexbase : A268297H). Les faits de l’espèce étaient très classiques. Une société soupçonnait des actes de déloyauté et de concurrence déloyale à l’égard d’un ancien salarié parti travailler dans une société concurrente. Elle a alors sollicité par requête une mesure d’instruction. Le juge ayant fait droit à la requête, la société concurrente en a demandé la rétractation et s’est pourvue en cassation contre l’arrêt qui a rejeté cette demande.

La Cour de cassation scinde son raisonnement en deux temps. S’agissant du motif légitime, elle approuve la Cour d’appel, soulignant à la fois que les juges du fond avaient un pouvoir souverain d’appréciation, mais examinant en détail la motivation de leur décision. Elle souligne ainsi que le demandeur à la mesure d’instruction avait « exposé de façon détaillée » le contexte de la requête, en expliquant notamment que l’ancien salarié avait tenté d’obtenir la liste des employés de l’entreprise avant son départ et sollicité plusieurs d’entre eux pour qu’ils viennent travailler dans la société concurrente. Elle relève encore que le recours à une ordonnance sur requête était nécessaire compte tenu du risque de dissimulation et de dépérissement des preuves, lesquelles constituaient pour l’essentiel des documents informatiques pouvant être facilement détruits. La haute juridiction, en reprenant ainsi les passages essentiels de l’arrêt d’appel, fournit une sorte de guide permettant d’expliciter le motif légitime dans ce type de contentieux. Il s’agit d’une part de l’existence d’un contexte faisant apparaître des soupçons, et d’autre part de l’explicitation du risque de dépérissement ou de dissimulation des preuves qui justifie de déroger au principe du contradictoire.

S’agissant du caractère légalement admissible de la mesure, la Cour de cassation abandonne l’appréciation souveraine et se livre à un véritable contrôle normatif du caractère nécessaire et proportionné de la mesure d’instruction. Elle note ainsi que la Cour d’appel a vérifié que les mesures ordonnées étaient « circonscrites dans le temps, dans leur objet et proportionnées à l’objectif ». En effet, les recherches étaient limitées aux documents en rapport avec les faits litigieux. Ces recherches étaient guidées par des mots-clés précis, tels que « centre de gestion », « centre de service » ou des noms propres de personnes impliquées dans le litige. La recherche portant sur des fichiers postérieurs à janvier 2019 était limitée dans le temps. Enfin, et de façon plus originale, la Cour de cassation fait référence au fait que l’autorisation donnée à l’huissier de pénétrer dans le domicile du défendeur en son absence était assortie d’une garantie par la présence de deux témoins. On retrouve ici une similitude avec le régime des perquisitions du Code de procédure pénale, qui conduit aujourd’hui à parler de « perquisitions civiles ». Cette similitude est confirmée par le fait que l’huissier avait été autorisé à « craquer » les mots de passe et les codes PIN. En définitive, la Cour de cassation approuve largement la cour d’appel, indiquant qu’elle a « légalement justifié sa décision ».

Cet arrêt est très riche, car il permet non seulement de comprendre comment la Cour de cassation distingue la condition du motif légitime et celle du caractère légalement admissible de la mesure d’instruction, mais également, car il donne de multiples précisions sur les critères qui conduisent la haute juridiction, soit à examiner avec une certaine distance l’appréciation souveraine du motif légitime par les juges du fond, soit à imposer un contrôle normatif lourd sur la légalité de la mesure.

IV. Autres arrêts signalés

Nous signalons ici d’autres arrêts qui méritent l’attention.

  • Sur la péremption d’instance

Deux arrêts rendus à la fin de l’année (Cass. civ, 21 décembre 2023, deux arrêts, n° 17-13.454 N° Lexbase : A8456193 , 21-20.034 N° Lexbase : A8458197, FS-B) apportent de nouvelles précisions sur le délai de péremption, notamment dans l’hypothèse où l’affaire a été radiée.

Dans l’une des affaires, une société partie au litige avait été dissoute, ce qui avait entraîné une interruption d’instance, puis une radiation.  Dans l’autre affaire, c’est le décès d’une des parties qui avaient entraîné l’interruption puis la radiation. La Cour de cassation juge qu’en de telles circonstances, à la suite de la radiation, « le délai de péremption recommence à courir à compter de la notification, par le greffe, ou de la signification, à la diligence d'une partie, de cette ordonnance de radiation, qui informe les parties des conséquences du défaut de diligences de leur part dans le délai de deux ans imparti ». Elle en déduit que si le dossier de la procédure ne comporte aucun élément permettant de justifier de la notification ou de la signification de l’ordonnance de radiation, le délai de péremption ne commence pas à courir.

L’information par les parties de la radiation et de ses conséquences doit être réalisée par le greffe. Toutefois, si une partie adverse souhaite sécuriser ses droits, et prendre date, elle peut, avant la notification par le greffe, signifier l’ordonnance de radiation aux autres parties. C’est alors cette signification qui fait courir le délai de péremption.

  • L’exécution d’un accord homologué

On signale un arrêt de la deuxième chambre civile (Cass. civ. 2, 26 octobre 2023, n° 21-19.844, FS-B N° Lexbase : A42771P4) à propos de la procédure d’homologation d’une transaction à l’initiative d’une seule partie. La Cour de cassation juge que cette homologation est régie par les articles 1565 N° Lexbase : L5924MBZ et suivants du Code de procédure civile qui visent, de façon plus générale, l’homologation des accords issus de procédures amiables extrajudiciaires (médiation, conciliation et procédure participative).

La deuxième chambre civile apporte plusieurs précisions. D’une part, la requête présentée en vue de l’homologation de l’accord n’est pas régie par le droit commun des requêtes (art. 493 et suiv.) et, par conséquent, l’ordonnance qui homologue l’accord n’est pas exécutoire au seul vu de la minute (CPC, art. 495 N° Lexbase : L6612H7Z). D’autre part, pour devenir exécutoire, cette ordonnance d’homologation doit, lorsqu’elle est rendue à la requête d’une seule partie, être notifiée conformément aux dispositions de l'article 503 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6620H7C, à la partie contre laquelle l'exécution est poursuivie.

En d’autres termes, la procédure d’homologation de l’accord ne suit pas le régime simplifié de l’ordonnance sur requête, mais le régime de droit commun des jugements. L’exécution forcée ne peut avoir lieu qu’à une double condition : d’une part, que le juge homologue l’accord, d’autre part, que l’ordonnance d’homologation soit notifiée à la partie adverse.


[1] Ch. Lhermitte, Réforme de la procédure d’appel : vous vouliez de la simplification, vous aurez de la lisibilité, Lexbase Droit privé, janvier 2024, n° 969 N° Lexbase : N7909BZX.

[2] Cour d’appel du Québec, Montréal (Ville de) c. Bergeron (2012 QCCA 2035). 

[3] Par ex. Cass. civ. 2, 1er juillet 2021, n° 20-11.706, F-B N° Lexbase : A20304YT . Dans cet arrêt, la deuxième chambre civile s’était ralliée à la position commune de la première et de la chambre commerciale, pour juger qu’une caution devait concentrer dans la même instance une demande de délais de paiement et une action en responsabilité contre son créancier, car les demandes portaient sur le même engagement de la caution.

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Procédure civile

[Chronique] Actualité de la procédure civile européenne et internationale (juillet à décembre 2023)

Lecture: 4 min

N8414BZN

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par Sâmi Hazoug – Maître de conférences à l’Université de Franche-Comté et Sylvie Pierre Maurice – Maître de conférences HDR à l’Université de Strasbourg

Le 26 Avril 2024

Mots-clés : CEDH • 6, § 1 • accès au juge • arrêt pilote • délais raisonnables • épuisement des voies de recours internes • exécution • grief manifestement mal fondé • incompatibilité avec la convention • mesures provisoires • modification du règlement de la Cour • procès équitable • radiation du rôle • tribunal indépendant et impartial établi par la loi • CJUE • Cour de cassation • action directe • assurances • avant-contrat • bail d’immeuble • centre des intérêts principaux • cession de créances • confusion de patrimoine • consommateur • contrat complexe • contrat de distribution exclusive • contrat de prestation de service • connexité • contrefaçon • Convention de La Haye du 15 juin 1955 • Convention de la Haye du 2 octobre 1973 • Convention de La Haye du 25 octobre 1980 •  déplacement illicite • extension de procédure • groupe de sociétés • lieu de l’accomplissement habituel du travail • matière civile et commerciale  • ordre public national • qualité de consommateur • quasi-injonction anti-procédures • Règlement « Bruxelles I » • Règlement « Bruxelles I bis » • Règlement CE no 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 « Bruxelles II bis » • Règlement UE no 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 « Insolvabilité » • résidence habituelle • signification

La présente chronique semestrielle propose un commentaire des arrêts marquants de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et de la Cour de cassation, au cours de la période courant de juillet 2023 à décembre 2023.

Extrêmement riche et variée, la présente cuvée est marquée autant par une série de modifications procédurales du règlement de la Cour européenne que par, ô rareté, deux condamnations de la France sur le fondement de l’article 6, § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Par ailleurs, la Cour a épinglé des dysfonctionnements judiciaires structurels et systémiques dans deux pays : les retards et les refus d’exécution de la Belgique, et plus grave, la partialité de la justice polonaise, ce qui a déclenché la procédure de l’arrêt pilote à l’égard des requêtes polonaises.

Il sera donc ici notamment question classiquement de l’état de droit en Pologne, du contentieux de la cessation anticipée de la fonction de magistrat, de la Covid 19, mais aussi de Lech Wałęsa, de C News, de la révolution de velours arménienne, de la guerre en Ukraine et de la jurisprudence administrative française « Czabaj ».

Au titre des solutions retenues par la CJUE et par la Cour de cassation peuvent être signalés le régime de l’action directe du cessionnaire d’une créance d’indemnisation, la précision des conditions d’extension d’une procédure d’insolvabilité pour confusion de patrimoine, la faculté de renvoi de l’affaire à une autre juridiction qui est celle du territoire sur lequel l’enfant a été illicitement déplacé ou encore l’affinement de la notion de contrat complexe.


 

Sommaire

I. Droit processuel et procédural devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)

A. La procédure devant la CEDH

1) Modifications procédurales

a) Modifications relatives aux mesures provisoires (article 39 modifié du règlement de la Cour)

- Cour plénière, 26 juin et 6 novembre 2023

- CEDH, 28 novembre 2023, Req. 40788/23, I.A. c/ France, mesure provisoire

b) Modifications relatives à la publicité des documents et au traitement des documents hautement sensibles (nouvel art. 44 F et art. 33 § 1 modifié du règlement de la Cour)

- Cour plénière, 25 septembre 2023 (décision de modifications), modifications entrées en vigueur le 30 octobre 2023

c) Modifications relatives à la récusation des juges de la CEDH (article 28 modifié du Règlement de la Cour)

- Cour plénière, 15 décembre 2023, (décision de modifications), modifications entrées en vigueur le 22 janvier 2024

d) Mise à jour des lignes directrices relatives à la procédure d’avis consultatif prévue par le Protocole n° 16 à la Convention

- pages « Avis consultatifs » et « Textes officiels » du site Internet de la Cour

2) Irrecevabilités tenant à la procédure : arrêt de grande chambre « Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse »

- CEDH, 27 novembre 2023, Req. 21881/20, Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse [GC]

3) Irrecevabilités tenant au fond

a) Le grief manifestement mal fondé (CESDH, art. 35, § 3, a)

- CEDH, 30 novembre 2023, Req. 60131/21, Société d’exploitation d’un service d’information C News c/ France

b) L’incompatibilité avec les dispositions de la convention (CESDH, art. 35, § 3, a)

- CEDH 7 décembre 2023, Req. 25240/20, Gyulumyan et autres c/ Arménie

4) Radiation du rôle (CESDH, art. 37 § 1 a)

- CEDH 23 novembre 2023, Req. 11706/13, Bryska et autres c/ Ukraine

B. Les garanties du procès équitable (CESDH, art. 6, § 1)

1) Le droit d’accès à un tribunal

- CEDH, 9 novembre 2023, Req.72173/17, Legros et 17 autres c/ France

- CEDH, 24 octobre 2023, Req. 25226/18, 25805/18, 8378/19 et 43949/19, Pająk et autres c/ Pologne

- CEDH, 24 octobre 2023, Req. 19371/22, Stoianoglo c/ République de Moldova

- CEDH, 10 octobre 2023, Req. 66292/14, Pengezov c/ Bulgarie

2) Le droit à un tribunal impartial établi par la loi

- CEDH, 9 novembre 2023, Req. 46131/19, Toivanen c/ Finlande

- CEDH, 14 décembre 2023, Req. 41236/18, Syndicat National Des Journalistes et autres c/ France

- CEDH, 23 novembre 2023, Req. 50849/21, Wałęsa c/ Pologne

3) Le droit à l’exécution d’une décision de justice et le droit à être jugé dans un délai raisonnable

- CEDH, 24 octobre 2023, Req. 41151/20, Altius Insurance Ltd c. Chypre

- CEDH, 5 septembre 2023, Req.13630/19, Van Den Kerkhof c/ Belgique

- CEDH, 18 juillet 2023, Req. 49255/22, Camara c/ Belgique

II. Compétence et exécution

A. Règlement CE n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 – Bruxelles I

1) Cession de créance – Assurance – Action directe – Compétence – Convention de La Haye du 15 juin 1955 (non) – Convention de la Haye du 2 octobre 1973 (oui)

- Cass. civ. 1, 12 juillet 2023, n° 21‑22.843, FS-D

2) Reconnaissance et exécution – Quasi-injonction anti-procédures – Ordre public national

- CJUE, 7 septembre 2023, aff. C- 590/21, Charles Taylor Adjusting Ltd c/ Starlight Shipping Co

1) Compétence – Employeur – Lieu de l’accomplissement habituel du travail

- Cass. Soc., 20 décembre 2023, n° 22-20.474, F-D

2) Contrefaçon – Contrat de distribution exclusive – Connexité

- CJUE, 7 septembre 2023, aff. C-832-21, Beverage City & Lifestyle GmbH c/ Advance Magazine Publishers Inc

3) Avant-contrat – Contrat de prestation de service (non)

- CJUE, 14 septembre 2023, aff. C-393/22, EXTÉRIA s.r.o. C/ Spravime, s.r.o.

4) Consommateur – Cocontractant – Groupe de sociétés

- CJUE, 14 septembre 2023, aff. C-821/21, NM c/ Club La Costa (UK) plc

5) Bail d’immeuble – Compétence exclusive – Contrat complexe (non)

- CJUE, 16 novembre 2023, aff. C- 497/22, EM c/ Roompot Service BV

C. Règlement CE n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 – Bruxelles II bis

1) Compétence en matière de responsabilité parentale – Déplacement illicite – Convention de La Haye du 25 octobre 1980

- CJUE, 13 juillet 2023, aff. C- 87/22, TT c/ AK

2) Résidence habituelle – Notion de « habituelle »

- CJUE, 6 juillet 2023, aff. C- 462/22, BM c/ LO

3) Saisine de la juridiction – Signification – Négligences (non)

- Cass. civ. 1, 22 novembre 2023, n° 21-25.874, FS-B

D. Règlement UE n° 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 – Insolvabilité

1) Extension de procédure – Centre des intérêts principaux – Confusion de patrimoine

- Cass. com., 13 septembre 2023, n° 22-12.855, F-B


I. Droit processuel et procédural devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)

Bilan interne. La CEDH a présenté sur son site une partie de son bilan statistique pour 2023. On y apprend que le nombre global de requêtes pendantes baisse de 4 %, passant de 76 650 à 71 450. En réalité, la diminution ne concerne que les requêtes pendantes devant les chambres et la grande chambre (- 48%). Celles devant les formations de comité et de juge unique augmentent respectivement de 38 % et 13 %.  La rationalisation procédurale et le filtrage des affaires sont bien en marche ! En 2023, 34 650 requêtes ont été attribuées à une formation judiciaire, ce qui représente une baisse globale de 24 % par rapport au chiffre de 2022, ce qui est toutefois à mettre en parallèle avec le nombre de requêtes ayant donné lieu au prononcé d’un arrêt, qui s’est élevé à 6 931, contre 4 168 en 2022, soit une hausse de 66 %. La Russie est loin devant en nombre de condamnations sur le fondement de la violation du procès équitable avec 138 condamnations sur un total de 256. L’Ukraine quant à elle est bonne dernière, s’agissant du nombre de condamnations fondées sur la longueur des procédures, avec 38 condamnations sur 94. L’Italie et la République de Moldova tiennent enfin les derniers rangs des pays, en termes d’exécution des décisions.

A. La procédure devant la CEDH

Une fois n’est pas coutume, notre période de référence concentre trois modifications procédurales au Règlement de la Cour. On notera également un important arrêt d’irrecevabilité émanant de la Grande Chambre et une décision sévère de radiation du rôle.

1) Modifications procédurales

a) Modifications relatives aux mesures provisoires (article 39 modifié du règlement de la Cour)

  • Cour plénière, 26 juin et 6 novembre 2023 - CEDH, 28 novembre 2023, Req. 40788/23, I.A. c/ France [disponible en ligne].

On rappelle l’importance des mesures provisoires visées par l’article 39 du Règlement de la CEDH pour la préservation des droits de l’homme et l’évitement des situations irréversibles qui empêcheraient les juridictions nationales et/ou la Cour de procéder dans de bonnes conditions à un examen des griefs de violation à la Convention. Les mesures provisoires s’appliquent en effet dans des circonstances exceptionnelles, lorsqu’il existe un risque imminent de dommage irréparable. Le contentieux le plus fourni reste celui de l’expulsion (v. pour une application récente, CEDH, 28 novembre 2023, Req. 40788/23, I.A. c/ France, mesure provisoire : la Cour a fait droit, à la demande d’un réfugié russe d’origine tchétchène arrivé en France en 2007 à la suite de persécutions de sa famille en Tchétchénie, de suspendre la mise en œuvre de son expulsion vers la Russie).

Afin d’améliorer l’efficacité de la procédure conduisant aux mesures provisoires, plusieurs propositions de modification de l’article 39 du règlement de la Cour ont été soumises aux parties contractantes pour observations écrites, conformément à l’article 116 du Règlement. La Cour plénière a également décidé de :

• divulguer l’identité des juges qui adoptent les décisions relatives aux mesures provisoires ;

• maintenir la pratique consistant à motiver les décisions relatives à l’article 39 du Règlement sur une base ad hoc et à publier des communiqués de presse lorsque les circonstances des affaires le requièrent ;

• rendre des décisions judiciaires formelles qui seront adressées aux parties ;

• maintenir la pratique établie consistant à surseoir à l’examen des demandes de mesures provisoires et à inviter les parties à fournir des informations lorsque la situation en cause ne revêt pas un caractère d’extrême urgence et que les informations fournies à la Cour par les parties ne sont pas suffisantes pour lui permettre d’examiner leurs demandes.

b) Modifications relatives à la publicité des documents et au traitement des documents hautement sensibles (nouvel art. 44 F et art. 33 § 1 modifié du Règlement de la Cour)

  • Cour plénière, 25 septembre 2023 (décision de modifications, entrées en vigueur le 30 octobre 2023) [disponible en ligne].

Consacrant les consultations entreprises depuis 2017 avec les parties contractantes sur le traitement des documents hautement sensibles, un nouvel article 44 F spécialement dédié à cette question a été ajouté aux règles générales de procédure du Règlement de la Cour (Titre II, chapitre I). Relatif à la publicité des documents, l'article 33, § 1 du Règlement, a été modifié afin de tenir compte de la nouvelle disposition.

On retiendra ainsi, aux termes de l’article 44 F 2, que « si, à un stade quelconque de la procédure, une Partie contractante estime que la divulgation d’un document déterminé à une partie ou au public porterait atteinte aux intérêts de sa sécurité nationale ou si le requérant estime qu’une telle divulgation porterait atteinte à l’un quelconque de ses intérêts qui serait tout aussi impérieux, la divulgation du document doit être écartée si la partie concernée le demande, et celle-ci a le droit de faire trancher la question conformément au présent article. Il n’est pas nécessaire de soumettre le document en question en même temps que la demande ». Il incombera ainsi à un comité de trois juges ne siégeant pas au sein de la chambre de statuer sur la recevabilité (article 44 F 4.) de cette demande.

c) Modifications relatives à la récusation des juges de la CEDH (article 28 modifié du Règlement de la Cour)

  • Cour plénière, 15 décembre 2023, (décision de modifications, entrées en vigueur le 22 janvier 2024) [disponible en ligne].

Faisant suite à de vastes consultations, l'article 28 du Règlement de la Cour a été réécrit en tenant compte de la pratique existante, afin de mettre en œuvre de façon rigoureuse le principe d’impartialité judiciaire. Il y est désormais inscrit les motifs pour lesquels un juge ne peut siéger dans une affaire donnée. En outre, la disposition a été accompagnée d’une instruction pratique sur la récusation des juges, publiée le 23 janvier sur le site de la Cour [disponible en ligne]. Enfin, afin que les parties identifient plus facilement les juges en amont de la présentation de leur requête, une liste complète des différentes formations judiciaires opérant au sein de chacune des cinq sections, avec la liste des juges uniques désignés par les États, est désormais disponible sur le site Internet de la Cour.

d) Mise à jour des lignes directrices relatives à la procédure d’avis consultatif prévue par le Protocole n° 16 à la Convention

  • pages « Avis consultatifs » et « Textes officiels » du site internet de la Cour  [disponible en ligne] ; Cour plénière, 25 septembre 2023, approbation de la mise à jour des lignes directrices

Enfin, il sera signalé, non pas une modification procédurale stricto sensu mais une mise à jour des lignes directrices en lien avec une précédente modification procédurale.

Rédigé le 10 octobre 2013, ratifié par vingt-deux États (dont la France) et entré en vigueur le 1er août 2018, le Protocole n° 16 vise à renforcer le dialogue entre les juridictions nationales et la CEDH, reposant sur le principe même de subsidiarité. Autrement dit, très concrètement, la Cour européenne peut jouer un rôle consultatif, offrant une expertise externe aux juges nationaux aux prises à des situations complexes. Le paradigme a changé : avant le Protocole n° 16, la Cour européenne ne pouvait être saisie qu’après l’épuisement des recours nationaux. Désormais, une haute juridiction nationale désignée par les États membres (la Cour de cassation et le Conseil d’État pour la France) peut solliciter un avis consultatif avant que la Cour ne soit officiellement saisie, facilitant ainsi une résolution plus rapide et efficace du litige. Plus précisément, les demandes d’avis consultatifs interviennent dans le cadre d’affaires pendantes devant les juridictions nationales désignées par les États membres ayant signé et ratifié le Protocole n° 16 à la Convention. On rappelle que la Cour dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour accepter ou non une telle demande et que les avis consultatifs qui sont rendus par la Grande Chambre sont motivés et non contraignants. Depuis 2018, la Cour a déjà reçu huit demandes d’avis consultatifs, dont deux émanant de la France (l’un du Conseil d’État, l’autre de la Cour de cassation), en a rejeté un et a rendu pour l’instant six avis consultatifs.

C’est dans ce contexte que le 18 septembre 2017, la Cour plénière a approuvé des lignes directrices visant à offrir aux juridictions concernées une assistance pour l’introduction et la poursuite des procédures prévues par le Protocole n° 16. Or, le 25 septembre 2023, la Cour plénière a approuvé une mise à jour de ces lignes directrices, intégrant notamment des éléments de pratique développés par la Cour en application du Protocole n° 16 et concernant la compétence de la Cour (§§ 6.3 et 7), le stade approprié pour soumettre une demande d’avis consultatif (§ 10), la forme et le contenu d’une demande d’avis consultatif (§§ 12, 13 et 14), ainsi que le prononcé de l’avis de la Cour (§ 32).

2) Irrecevabilités tenant à la procédure : arrêt de grande chambre « Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse »

  • CEDH, 27 novembre 2023, Req. 21881/20, Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse [GC] N° Lexbase : A679814K

Double irrecevabilité procédurale selon la grande chambre !

La requérante est une association de droit suisse regroupant l’ensemble des syndicats du canton de Genève et ayant pour but statutaire de défendre les intérêts des travailleurs et de ses organisations membres. Invoquant devant la Cour européenne l’article 11 CESDH (liberté de réunion et d’association), elle se plaint d’avoir été privée du droit d’organiser et de prendre part à des réunions publiques en raison des mesures adoptées par le gouvernement suisse dans le cadre de la lutte contre la Covid 19, du 17 mars au 30 mai 2020. Introduite devant la Cour européenne des droits de l’Homme un peu avant l’issue de cette période, le 26 mai 2020, la requête a été admise à la majorité de la chambre dans son arrêt du 15 mars 2022. Toutefois, le 10 juin 2022, le gouvernement suisse a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention ; le 5 septembre 2022, le collège de la Grande Chambre a accepté cette demande et l’audience a eu lieu le 12 avril 2023. Pour la première fois, devant cette formation solennelle, la requérante a invoqué, en sus de la violation de la liberté de réunion et d’association, un grief relatif à la liberté syndicale.

À l’unanimité, au §. 86, la Cour estime que ce grief est irrecevable pour tardiveté de la présentation de la requête (CESDH, art. 35, § 1, N° Lexbase : L4770AQQ, tel qu’en vigueur à l’époque des faits). On rappelle que selon cet article, la Cour « ne peut être saisie [que] dans un délai de quatre mois à partir de la date de la décision interne définitive ». La réduction du délai de saisine de la Cour de six à quatre mois après épuisement des voies de recours interne (Protocole n° 15, art. 4 ; Rapport explicatif, § 21-22 ; CESDH, art. 35, § 1 et 4 modifiés) est entrée en vigueur le 1er février 2022. Le nouveau délai de saisine ne s’applique toutefois qu’aux requêtes pour lesquelles la décision interne définitive contestée par une requête aura été rendue à partir du 1er février 2022. Or, dans notre espèce, sans avoir besoin de préciser l’historique de la procédure interne, la date de la requête présentée devant la Cour, le 26 mai 2020, deux ans avant le changement, suffit à expliquer que l’arrêt statue sur les articles 35, § 1 et 4, non encore modifiés par le Protocole n° 15 et sanctionne une requête présentée au-delà du délai de six mois.

Précisément, en quoi la présentation de ce nouveau grief était tardive ? Imparable, le raisonnement produit dans notre arrêt se divise en deux temps, reprenant des arrêts de principe de la Cour. Au § 84, dans un premier temps, la Cour rappelle la décision « Parrillo c/ Italie (CEDH, 27 août 2015, Req. 46470/11, Parrillo c/ Italie [GC], § 109-114 N° Lexbase : A3031NNL, ayant décidé que le délai de six mois commence à courir à partir du moment où la situation en cause a pris fin. Appliquant ce principe, la Cour retient au § 85 « qu’il incombait à la requérante d’introduire ce grief nouveau au plus tard six mois à compter du 30 mai 2020, date à laquelle l’ordonnance no 2 Covid-19 a cessé de s’appliquer ». Or, dans sa requête initiale, présentée dans ces délais, le grief sur la violation de la liberté syndicale n’apparaissait pas et a seulement été présenté lors de la procédure en grande chambre, après le 5 septembre 2022, soit plus de deux ans après l’expiration du délai de 6 mois.

Avant de conclure à une tardiveté du délai, la Cour prend soin, dans un second temps, aux paragraphes 81, 82 et 83, de vérifier si ce grief ne peut s’analyser comme des « arguments juridiques relatifs aux griefs initiaux qui ont été introduits dans le délai requis ou touchant des aspects particuliers de ces griefs ». En effet, appliquant les principes retenus dans deux arrêts (CEDH, 7 décembre 2004, Req. 36672/97, Kurnaz et autres c/ Turquie, [disponible en anglais] et CEDH, 25 mai 2004, Req. 48107/99, Paroisse gréco-catholique Sâmbăta Bihor c. Roumanie N° Lexbase : A02542IA, la Cour peut en cette occurrence examiner des allégations formulées après l’expiration du délai de six mois. Elle conclut toutefois (§ 83) que le grief portant sur la violation de la liberté syndicale « n’entend pas préciser ou étoffer le grief initialement soulevé sous le terrain de la liberté de réunion pacifique, mais vise à introduire un grief nouveau ». Présenté tardivement, le grief autonome est donc irrecevable.

En outre, à la majorité (12 voix contre 5), la grande chambre estime que le grief relatif à la liberté de réunion pacifique est irrecevable pour non épuisement des voies de recours internes. Si l’analyse produite par la grande chambre se conçoit, le fait même, pour cette formation solennelle, de revenir sur la recevabilité d’une requête déclarée recevable par la chambre un an avant peut paraitre surprenant, certains auteurs ayant pu parler à ce propos de « coup de théâtre » (J.-P. Marguénaud, Chronique CEDH : cinq arrêts retentissants concernant la France, D. Actualité 17 janvier 2024). La grande chambre ne fait certes qu’exploiter des prérogatives qui lui sont reconnues depuis l’arrêt de Grande Chambre « Azinas c/ Chypre » (CEDH, 28 avril 2004, Req. 56679/00, [GC] N° Lexbase : A9859DBR § 37 et 38) mais il faut noter la rareté de cette pratique.

La Cour relève que la requérante n’a pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention. Après une analyse détaillée du droit constitutionnel suisse (§ 150 à 153) et faisant application de notion autonome, la Cour précise qu’une contestation préjudicielle de constitutionnalité introduite dans le cadre d’un recours ordinaire dirigé contre un acte d’application des ordonnances fédérales représente une voie de recours directement accessible aux justiciables permettant d’obtenir, le cas échéant, une déclaration d’inconstitutionnalité. Très concrètement, l’association aurait dû commencer par demander une dérogation pour pouvoir organiser la manifestation envisagée et, en cas de refus, contester cette décision devant les juridictions nationales. Elle ajoute qu’aucune circonstance particulière ne dispensait la requérante d’épuiser cette voie de recours. La Cour rappelle enfin au § 160 le caractère subsidiaire de son rôle, qui doit jouer même en période de crise sanitaire : le caractère exceptionnel (§ 162), inédit et hautement sensible de la pandémie de la Covid-19 (§ 163), impliquait d’autant plus une intervention des autorités nationales.

3) Irrecevabilités tenant au fond

a) Le grief manifestement mal fondé (CESDH, art. 35, § 3, a)

  • CEDH, 30 novembre 2023, Req. 60131/21, Société d’exploitation d’un service d’information C News c/ France N° Lexbase : A02552IB

Les déboires de C News à la suite de propos d’un de ses chroniqueurs, incitant à la haine

Au cours de l’émission « Face à l’info » en 2019, un chroniqueur polémiste a tenu des propos relatifs à l’immigration, l’intégration des personnes d’origine étrangère, les banlieues et la place des musulmans en France, qui ont suscité plus de deux mille plaintes auprès du CSA. Par une décision du 27 novembre 2019, ce dernier met la société requérante en demeure de se conformer à la législation française, notamment à ce que ses programmes ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de mœurs, de religion ou de nationalité. Pour toute réponse, C News saisit le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de cette décision ; vaine tentative, rejetée dans une décision du 16 juin 2021. La société se tourne alors vers la CEDH, invoquant l’article 6, § 1 (droit à un procès équitable) en raison de l’insuffisance de la motivation de la décision et du CSA et du Conseil d’État, et également l’article 10 (liberté d’expression).  

Au § 16 de sa décision, la Cour a considéré que l’ensemble des questions que soulève la présente affaire doit être examiné sous l’angle de l’article 10 uniquement. En substance, la Cour souligne qu’eu égard à sa nature et à son objet, la décision litigieuse ne constitue pas une « sanction », au sens de l’article 10, § 2 de la Convention (§ 39 à 41) mais doit être regardée comme une condition à l’exercice de sa liberté d’expression, constitutive d’une ingérence au sens de l’article 10, § 2 de la Convention. La Cour en conclut que cette ingérence, de caractère mesuré, était proportionnée au but légitime poursuivi (§ 42), à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui et rejette la requête comme manifestement mal fondée (CESDH, art. 35, § 3 a) et 4). Notons que la Cour aurait pu tout aussi bien déclarer la requête recevable et conclure au fond sur la violation de l’article 10.

b) L’incompatibilité avec les dispositions de la convention (CESDH, art. 35, § 3, a)

Révolution de velours arménienne, réforme judiciaire et lutte contre la corruption, révocation de magistrats et accès au juge : l’article 6, § 1 s’applique-t-il ?

La présente affaire nécessite de rappeler le contexte historique et politique de la « révolution de velours arménienne » de 2018, au cours de laquelle de grandes manifestations conduisirent à un renversement pacifique du gouvernement et après laquelle le nouveau gouvernement s’engageant à lutter contre la corruption et réformer la justice est entré en conflit avec les autres pouvoirs et a sollicité l’intervention de la Commission de Venise, l’organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles, afin d’émettre des avis sur un ensemble de réformes du système judiciaire proposées, incluant un plan de départ volontaire à la retraite pour certains juges de la Cour constitutionnelle. En l’absence de départ volontaire, la fin du mandat de juge de la Cour constitutionnelle ne jouait que pour des juges ayant déjà exercé leurs fonctions pendant douze ans. Par ailleurs, la fin au mandat du président de la Cour constitutionnelle en poste était également suggérée mais tempérée : puisque ce dernier n’avait pas exercé ses fonctions pendant douze ans, il continuerait de siéger en tant que juge de cette cour.

Ces modifications ont été adoptées en juin 2020 par l’Assemblée nationale arménienne et sont immédiatement entrées en vigueur. Elles ont concerné les quatre requérants de notre espèce. Trois étaient juges à la Cour constitutionnelle arménienne depuis 13, 24 et 22 ans, en principe nommés à vie mais à qui, à la suite de la réforme, il avait été proposé une offre de départ anticipé à la retraite, dont le refus s’est soldé par la fin de leur mandat ; le quatrième était le président de cette cour, qui a été déchu de son mandat mais conservé comme juge.

Ces modifications de la Constitution n’ayant pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel en Arménie, les quatre magistrats révoqués ont introduit une requête devant la CEDH immédiatement après leur révocation, invoquant les articles 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) et 8 CESDH (droit au respect de la vie privée). La Cour considère qu’aucun de ces articles n’est applicable. On axera le commentaire sur l’inapplicabilité de l’article 6, § 1 CESDH. La cour applique les deux critères du test Vilho Eskelinen (CEDH, 19 avril 2007, Req. 63235/00, Vilho Eskelinnen c/ Finlande, [GC] N° Lexbase : A9491DU3, concernant le caractère civil du droit revendiqué : l’exclusion d’un recours motivé par des raisons objectives.

La Cour relève que même si leur requête concerne un droit « défendable » au regard de la législation arménienne, à savoir leur droit d’exercer leur mandat jusqu’à la retraite, leur accès à un tribunal a été exclu par le droit interne. Selon la Cour, l’exclusion était justifiée par des motifs objectifs, à savoir le statut spécial de la Cour constitutionnelle arménienne d’une part et l’application d’une révision de la Constitution qui s’inscrivait dans le cadre d’une réforme plus générale et qui n’était pas dirigée spécifiquement contre eux, d’autre part. Ce qui emporte finalement pleinement l’adhésion et exclut une mise en retraite arbitraire des juges, qui pourrait être ressentie comme une « exclusion des gêneurs » est la référence de la Cour aux différents avis émis par la Commission de Venise sollicitée lors de la réforme de la justice arménienne. Dans l’un de ces avis, adopté en 2020, la Commission de Venise a en particulier estimé qu’au cours des 25 dernières années, « l’Arménie s’[était] constamment efforcée d’améliorer les normes démocratiques et le respect de l’État de droit dans son droit constitutionnel ».

4) Radiation du rôle (CESDH, art. 37 § 1 a)

Comment accéder à la CEDH dans un pays en guerre connaissant l’interruption des services postaux internationaux ? Mise en place d’une communication électronique avec les requérants ukrainiens, obligation de ces derniers et sanction

À la suite de l’agression militaire russe contre l’Ukraine le 24 février 2022 ayant entrainé l’interruption des services postaux internationaux avec l’Ukraine, la Cour a dû adapter son mode de communication pour traiter des affaires concernant l’Ukraine. Ainsi, le 29 août 2022 elle a annoncé que « [l]a correspondance avec les requérants reprendra[it] dans la mesure du possible et des informations générales adressées à tous les requérants ser[aie]nt disponibles sur le site Internet de la Cour », affiché en anglais, en français (classique) et, chose notable et utile pour que l’information arrive à ses destinataires, en ukrainien. La Cour a ensuite décidé de communiquer avec les requérants par son système électronique de communication « eComms » en utilisant les adresses email fournies par les requérants. Par ailleurs, il a été décidé que les décisions adoptées par les juges uniques seraient uniquement notifiées aux requérants ayant fourni une adresse email et, lorsqu’aucune adresse email n’a été fournie, qu’elle informerait les requérants des décisions et arrêts adoptés par les formations judiciaires de chambre ou de comité par sa base de données Hudoc. Les communiqués de presse concernant les arrêts impliquant l’Ukraine sont ainsi disponibles en ukrainien. Pareilles décisions avaient été déjà adoptées à propos de requêtes présentées lors de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, événement qui avait déjà donné lieu à une interruption des services postaux internationaux.  

On le voit, la fourniture d’une adresse e-mail par les requérants ukrainiens, formalité au demeurant peu contraignante sauf à envisager l’illectronisme, est la clé de voute de ce « système D ». Or, en l’espèce, les quatre requérants ont introduit séparément une requête fondée sur la violation de nombreux articles de la Convention, notamment l’article 3 (prohibition de la torture), l’article 6 (droit au procès équitable), l’article 14 (prohibition de la discrimination) … en se contentant de fournir, dans leur formulaire, une adresse postale, à l’exclusion d’une adresse électronique. Au § 17 de sa décision, la Cour reprend la présomption simple formulée par elle pour la première fois dans le contexte de la guerre de Crimée dans la décision A. c/ Ukraine (CEDH, 31 janvier 2017, Req. 42289/09, A. c/ Ukraine, §§ 13-14, [disponible en anglais]. Ainsi, les requérants qui ne fournissent pas d’adresse électronique sont présumés avoir abandonné leur requête. Conséquemment, la Cour, à l’unanimité, décide de leur radiation du rôle. Ce faisant, la Cour prend garde à ne pas commettre ce qu’elle dénonce chez les États, à savoir un formalisme excessif, au regard notamment de la période de guerre. Elle vérifie d’abord l’absence de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme qui exigeraient la poursuite de l’examen des requêtes (§ 18). La Cour précise ensuite que la sanction n’a pas d’effet définitif puisque la Cour peut décider la réinscription au rôle d’une requête lorsqu’elle estime que les circonstances le justifient (§ 19). On ne peut toutefois s’empêcher de considérer cette appréciation comme sévère, certaines requêtes visant tout de même des actes de torture et la période de guerre n’étant guère propice aux échanges, bien qu’en forme simplifiée.

B. Les garanties du procès équitable (CESDH, art. 6, § 1)

1) Le droit d’accès à un tribunal

- Création prétorienne d’un nouveau délai de recours administratif contentieux et droit d’accès au juge : l’onde de choc européenne de la décision « Czabaj » du Conseil d’État français

Faisant application d’une notion autonome de « droit civils », la CEDH a intégré depuis longtemps le contentieux administratif individuel dans le champ d’application de l’article 6 §1 CESDH. Précisément, les 18 affaires jointes dans l’arrêt à commenter concernent des justiciables parties à un procès devant des juridictions administratives françaises, à différents stades de la procédure, certains devant des tribunaux administratifs, d’autres devant des cours administratives d’appel, d’autres enfin devant le Conseil d'État. Le point commun de ces différents plaideurs réside dans le fait qu’il leur a été imposé de façon immédiate un nouveau délai de recours contentieux, en application de la célèbre jurisprudence « Czabaj » (CE, ass., 13 juillet 2016, n° 387763, Dalloz actualité, 19 juillet 2016, obs. M.-C. de Montecler, AJDA 2016. 1479; ibid. 1629, chronique L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, AJFP 2016. 356, AJCT 2016. 572, obs. M.-C. Rouault, RDT 2016. 718, obs. L. Crusoé, RFDA 2016. 927, concl. O. Henrard, RTD com. 2016. 715, obs. F. Lombard). Rappelons que cette dernière pose le principe selon lequel, en l’absence de mention des voies et délais de recours dans une décision prise par l’administration, il n’est possible de la contester hors délai légal ou réglementaire que dans un « délai raisonnable » qui ne saurait, en règle générale, excéder un an à compter de la notification ou de la connaissance de la décision, sauf à justifier de circonstances particulières. Le Conseil d’État souhaitait ainsi faire obstacle à ce que certaines décisions administratives individuelles puissent être contestées indéfiniment et entendait sanctionner un usage excessif du droit au recours sans porter atteinte à la substance de ce droit. Il a été décidé qu’en l’absence d’une telle atteinte, la jurisprudence « Czabaj » s’appliquait à toutes les instances en cours, et quelle que soit la date des faits qui ont donné naissance au litige. Notons d’ailleurs que cette jurisprudence a été récemment étendue par Conseil d'État au recours en contestation de la validité d’un contrat administratif formé par un concurrent évincé (CE, 19 juillet 2023, Société Seateam aviation, n° 465308 N° Lexbase : A85291BI).

Invoquant l’article 6, § 1 (droit d’accès à un tribunal), les requérants se sont plaints devant la CEDH de l’application immédiate, en cours d’instance, de ce nouveau délai raisonnable de recours contentieux. Dans cet arrêt « Legros » (V. M. Brillat, Dalloz actualité, 29 novembre 2023, obs. M. Brillat, AJDA 2023. 2077, AJCT 2023. 589, tribune C. Otero), la CEDH, si elle ne remet pas en cause la création prétorienne d’une nouvelle condition de recevabilité des recours administratifs contentieux, condamne la France, à l’unanimité pour violation de l’article 6, § 1 (droit d’accès à un tribunal). Elle procède méthodiquement en deux temps annoncé au § 133, se prononçant tout d’abord sur la consécration, par voie prétorienne, d’un délai raisonnable de recours contentieux, puis examinant ensuite les conséquences de l’application de ce délai aux instances en cours. Aux termes d’une analyse approfondie du droit français et de la jurisprudence du Conseil d'État, la Cour retient au § 138 que « cette nouvelle règle de recevabilité touche non pas aux seules modalités d’exercice du droit au recours, ainsi que l’a estimé le Conseil d’État, mais est susceptible d’affecter sa substance même ». La Cour conclut toutefois à l’exclusion de « toute immixtion injustifiée dans l’exercice des fonctions juridictionnelles, de même que dans l’organisation juridictionnelle des États ». Au § 140, la Cour rappelle en effet que « l’évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire aux droits protégés par l’article 6 de la Convention et qu’elle n’a pas à se prononcer sur l’opportunité d’une telle évolution ». Elle constate ensuite au § 141 que la règle dégagée par la décision « Czabaj » répond à des buts légitimes d’assurer la bonne administration de la justice et le respect du principe de sécurité juridique. Ainsi, aux termes de son premier temps d’analyse, la Cour conclut au § 148 qu’en soi, alors même qu’elle est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, la jurisprudence « Czabaj » ne porte pas une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal.

En revanche, c’est l’étude approfondie et in concreto (§ 149) des conséquences de l’application de cette jurisprudence aux instances en cours qui entraine la violation de l’article 6, §, 1 CESDH. La Cour prend soin de relever aux §§ 163-164 qu’aucune autre erreur procédurale n’a été relevée, insistant sur le fait que l’application du nouveau délai de recours a bien constitué la seule cause d’irrecevabilité dans ces affaires et que cette application a pu être mobilisée tardivement, en appel ou en cassation. Elle conclut que l’imposition de ce nouveau délai, qui était pour les requérants « à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique » (§ 161), a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée. Il y a donc eu violation de l’article 6, § 1 de la Convention.

- Contentieux de la cessation des fonctions de magistrat et droit d’accès au juge

Nous avons déjà évoqué plus haut la décision « Gyulumyan » (CEDH 7 décembre 2023, Req. 25240/20, Gyulumyan et autres c/ Arménie [disponible en anglais]), relative à la révocation anticipée de juges de la Cour constitutionnelle arménienne. On rappelle que cette requête a achoppé sur une irrecevabilité de fond tenant à son incompatibilité avec les dispositions de la Convention, l’exclusion de l’accès au juge par le droit interne ayant été considérée comme justifiée par des motifs objectifs (v. supra, I. A. 3) b)).

Trois arrêts de chambre visés dans notre période de référence concernent sans surprise la Pologne (abaissement de l’âge de la retraite des juges) et par ailleurs la République de Moldova (suspension de la fonction de procureur général) et la Bulgarie (suspension de la fonction de président de cour).

On l’a vu tout au long des précédentes éditions de cette chronique, le contentieux interne de la cessation des fonctions de magistrat alimente le contentieux européen sur la violation de l’accès au juge. On rappelle à ce propos l’attachement de la CEDH au principe d’indépendance de la justice et le lien qu’elle opère entre ce principe et le statut des magistrats. Cité à plusieurs reprises dans ces colonnes et visé dans les arrêts qui suivent, l’arrêt de principe « Grzeda » (CEDH, 15 mars 2022, Req. 43572/18, Grzęda c/ Pologne [GC] N° Lexbase : A02017RU, souligne ainsi le « lien qui existe entre l’intégrité du processus de nomination des juges et la garantie de l’indépendance de la justice » (§ 345).

« La Cour redit que, compte tenu de la place éminente qu’occupe la magistrature parmi les organes de l’État dans une société démocratique et de l’importance qui s’attache à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle doit être particulièrement attentive à la protection des membres du corps judiciaire contre les mesures susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie » :  issue du § 196 de l’arrêt de principe Ramos Nunes de Carvalho e Sá c/ Portugal, (CEDH, 6 novembre 2018, Req. 55391/13, 57728/13 et 74041/13, [GC] N° Lexbase : A5220YKK cette formule est rappelée dans les trois affaires commentées, dans la première, au § 197 ; dans la deuxième, au § 37 ; dans la troisième au § 48.

  • CEDH, 24 octobre 2023, Req. 25226/18, 25805/18, 8378/19 et 43949/19, Pająk et autres c/ Pologne N° Lexbase : A28001PE

Continuum des précédentes affaires concernant la Pologne, provoquées par la réforme contestée de la justice opérée en 2017 et 2018, cette affaire a pour particularité de mettre en cause l’application d’une loi de 2016 abaissant l’âge de la retraite des juges de 67 à 60 ans pour les femmes et de 67 à 65 ans pour les hommes et subordonnant la continuation de l’exercice de la fonction de juge, au-delà du nouvel âge de départ à la retraite à l’autorisation du ministre de la Justice et à celle du Conseil national de la Magistrature (CNM), dont on sait qu’il est composé de magistrats inféodés au pouvoir exécutif. La loi ne précisait pas par ailleurs si la décision ministérielle relative à la prolongation de l’exercice des fonctions de juge était susceptible de recours.

Cette loi a considérablement affecté le destin professionnel des quatre requérantes, toutes juges polonaises âgées de 60 ans lors de la promulgation de la loi. Souhaitant travailler au-delà du nouvel âge légal, elles s’adressèrent au ministre de la Justice, lequel leur opposa un refus non motivé. L’une d’entre elle s’adressa également au CNM, sans succès, recueillant un refus motivé de manière stéréotypée et succincte. Deux requérantes se sont abstenues de contester les décisions ministérielles rendues en leur défaveur, au motif qu’il n’y avait aucun recours effectif pour ce faire. Une autre requérante a invité le ministre de la Justice à lui indiquer les recours au moyen desquels elle pouvait contester sa décision, lequel lui a répondu que sa décision était insusceptible de recours. Une autre attaqua néanmoins la décision du ministre devant la Cour suprême, qui déclara son recours irrecevable. Estimant ne pas avoir disposé d’un recours juridictionnel interne pour contester le refus du ministre de la Justice et du CNM, les quatre magistrates polonaises saisirent la Cour européenne en violation de l’article 6, § 1 CESDH (droit d’accès à un tribunal). Trois d’entre elles alléguèrent en sus l’incompatibilité de la loi sur les retraites avec le principe de la non-discrimination fondée sur le sexe et l’âge.

Dans son arrêt de chambre, la Cour retient à la majorité une double violation, de l’article 6, § 1 et de l’article 8 CESDH. A ce dernier titre, la Cour relève avec justesse au § 259 que « les différences biologiques entre les hommes et les femmes et les éventuelles considérations liées au rôle de ces dernières dans la société n’ont pas de répercussions sur l’aptitude des uns ou des autres à exercer des professions intellectuelles ».

Concernant la violation de l’article 6§1 CESDH, sur lequel nous axerons ce bref commentaire, la Cour commence par vérifier la recevabilité de la requête et indique que cette disposition est pleinement applicable à l’affaire. La révocation prématurée de la fonction de magistrat intègre bien la notion autonome de « droits civils » (§ 110 à 119) en application de l’arrêt de principe « Vilho Eskelinnen » (§ 132) (CEDH, 19 avril 2007, Req. 63235/00, Vilho Eskelinnen c/ Finlande, [GC] N° Lexbase : A9491DU3, relatif aux fonctionnaires et de l’arrêt « Baka » (CEDH, 23 juin 2016, Req. 20261/12, Baka c/ Hongrie, [GC] N° Lexbase : A0939RUC visant directement les magistrats (v. S. Hazoug et S. Pierre Maurice, Chronique de procédure civile européenne et internationale, Lexbase Droit privé, juillet 2022, n° 914, N° Lexbase : N2202BZL, spec. I. B. 1). Ensuite, la Cour reconnait à la majorité une violation du droit d’accès à un tribunal. Elle commence par énoncer la nécessité du principe d’indépendance de la justice. La Cour considère que les juges doivent pouvoir jouir d’une protection contre l’arbitraire des pouvoirs législatif et exécutif, et que seul un contrôle de la légalité de la mesure litigieuse, opéré par un organe judiciaire indépendant, peut assurer l’effectivité d’une telle protection. La Cour juge en l’espèce que les décisions ont été constitutives d’une immixtion arbitraire et irrégulière du représentant de l’autorité exécutive et de l’organe subordonné à celle-ci dans la sphère d’indépendance et d’inamovibilité des juges. En effet, le cadre juridique national ne protégeait pas les requérantes contre la cessation arbitraire de leurs fonctions de juge. Elle dit enfin que, dès lors qu’il est question de cessation anticipée des fonctions de juge, il devrait y avoir des raisons sérieuses propres à justifier une absence exceptionnelle de contrôle juridictionnel. Or, le Gouvernement n’en a fourni aucune à la Cour en l’espèce (§198). Elle conclut que les requérantes ont subi une atteinte à la substance même de leur droit d’accéder à un tribunal.

Nommé procureur général en Moldavie en 2019 pour un mandat de sept ans, le requérant a été suspendu de ses fonctions en 2021, après que des mesures pénales ont été engagées contre lui. Plus précisément, un député président de la Commission parlementaire de sécurité nationale, de défense et d’ordre public, saisit le Conseil supérieur des procureurs (CSP) d’une plainte concernant le requérant, auquel il reprochait des faits susceptibles d’être à l’origine de plusieurs infractions graves d’abus de pouvoir, de corruption passive, de faux et d’excès de fonctions. Il sollicita le CSP afin qu’il désigne, conformément aux dispositions du code de procédure pénale moldave, un procureur chargé d’enquêter sur les faits allégués et un procureur du parquet anticorruption fut effectivement chargé d’enquêter sur les faits allégués. Le requérant ne fut entendu ni par ce procureur ni par le CSP. Le procureur anti-corruption engagea alors des poursuites pénales contre le requérant pour cinq infractions présumées et, le jour même, en application de la loi moldave sur le ministère public, le procureur général fut suspendu de ses fonctions. Quinze jours plus tard, le procureur suspendu contesta devant une cour d’appel moldave la décision du CSP chargeant le procureur d’enquêter sur les faits allégués par le député ; la cour rejeta la demande comme irrecevable. Le requérant forma un recours contre cette décision devant la Cour suprême de justice, qui rejeta le recours. La suspension de ses fonctions dura plus de deux ans, impliquant l’impossibilité de percevoir les traitements correspondants et, en 2023, la Présidente de la République de Moldavie signa un décret mettant fin définitivement aux fonctions de procureur général occupées par le requérant. Le procureur déchu se tourna alors vers la Cour européenne en invoquant une violation de l’article 6, § 1 CESDH, (violation du droit d’accès au tribunal) ainsi que l’article 13 (droit à un recours effectif). La Cour ne répondra que sur la violation de l’article 6, § 1, qu’elle reconnait à l’unanimité. En effet, au § 59, la Cour observe que le grief soulevé par le requérant sous l’angle de l’article 13 est « en substance identique à celui qu’il a formulé sur le terrain de l’article 6, § 1 ».

Après certaines considérations sur l’indépendance de la justice (v. supra), la Cour rappelle au § 52 le caractère relatif du droit d’accès à un tribunal, pouvant « être soumis à des limitations, pour autant que celles-ci ne restreignent ni ne réduisent l’accès des justiciables au juge d’une manière ou à un point tels qu’il s’en trouve atteint dans sa substance même » et devant poursuivre un but légitime. Aux § 53 et 54, la Cour articule sa position équilibrée : si la mesure de suspension, en soi, peut en principe être justifiée par la qualité de procureur général, maitre des poursuites pénales, des garanties procédurales doivent néanmoins être mises en place pour s’assurer que le mécanisme de suspension n’est pas utilisé de manière arbitraire. Or, la Cour constate au § 55 « que le requérant n’a bénéficié d’aucune forme de protection judiciaire relativement à la mesure de suspension de fonctions qui l’a visé », ce qui constitue une atteinte à la substance même du droit pour le requérant d’accéder à un tribunal.

On citera à la suite de l’affaire « Stoianoglo » l’affaire « Pengezov c/ Bulgarie », qui concerne également la suspension temporaire d’une durée d’environ deux ans sans maintien de salaires des fonctions de magistrat en raison de poursuites pénales (ici une mise en examen pour des irrégularités prétendument commises dans le cadre de ses fonctions antérieures). On signalera toutefois trois différences majeures entre les deux affaires : le requérant était ici président de cour et non procureur ; il avait été relaxé des faits qui lui étaient reprochés et surtout, il avait saisi la CEDH sur le fondement de l’article 6, §, 1 CESDH certes, mais en visant non l’accès au juge mais plus généralement le droit à un procès équitable. Il exposait que le CSM et la Cour administrative suprême n’avaient pas satisfait aux exigences d’indépendance et d’impartialité énoncées à l’article 6, § 1 de la Convention, n’avaient pas suffisamment motivé leurs décisions et alléguait que la Cour administrative suprême n’avait pas opéré un contrôle juridictionnel d’une étendue suffisante sur la décision du CSM de le suspendre de ses fonctions.

La Cour reconnait à l’unanimité la violation de l’article 6, § 1 CESDH (droit à un procès équitable) en ce qui concerne l’étendue insuffisante du contrôle juridictionnel opéré par la Cour administrative suprême mais rejette une telle violation en ce qui concerne l’indépendance et l’impartialité de la Cour administrative suprême.

La CEDH constate que la Cour administrative suprême n’a pas procédé à un contrôle d’une étendue suffisante. On retrouve le même constat effectué dans l’arrêt « Stoianoglo c/ République de Moldova » (v. supra), servant à justifier la violation de l’article 6, §1 CESDH, selon lequel la suspension « n’avait pas été entourée de garanties procédurales suffisantes » (§. 55). La suspension n’était pas fondée sur des motifs pertinents et suffisants pour la justifier ; elle n’était donc pas proportionnée à l’objectif légitime poursuivi (à savoir, garantir l’intégrité de la justice et préserver la confiance du public dans l’institution judiciaire).

Quid alors, en cas de manquement d’un ou deux éléments au tryptique énoncé ?  Si, par exemple, le magistrat dispensait des activités (d’enseignement ou de conférences) non rémunérées, s’il publiait régulièrement sans être payé ? Le doute serait certainement moins objectivé.

- État de droit en Pologne : enfin un arrêt pilote !

L’arrêt, de cent-douze pages, est majeur.

Non pas que les faits sont originaux et la solution inédite : il s’agit d’une énième contestation d’une décision « politique » prise par la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques, juridiction polonaise fantoche à la botte de l’exécutif du Pis (v. S. Hazoug et S. Pierre-Maurice, Chronique de procédure civile européenne et internationale, Lexbase Droit privé, février 2023, n° 934 N° Lexbase : N4259BZR, spéc. II. B, 9 c) et d), à qui la Cour n’a cessé de dénier la qualité de « tribunal indépendant et impartial établi par la loi », notamment dans l’arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek (CEDH, 8 novembre 2021, Req. 49868/19 et Req. 57511/19, Dolińska-Ficek et Ozimek c/ Pologne), étudié dans ces colonnes (v. S. Hazoug et S. Pierre-Maurice, Chronique de procédure civile européenne et internationale, Lexbase Droit privé, février 2022, n° 894 N° Lexbase : N0369BZP N° Lexbase : N0369BZP), ibid, juillet 2022, n° 914 N° Lexbase : N2202BZL) et cité pour application dans l’arrêt «  Wałęsa  ».

Il est certain en revanche que la personnalité du requérant et le contexte politique polonais des années 80, que son seul nom évoque, rendent l’affaire très particulière. Il s’agit de Lech Wałęsa, ancien dirigeant du syndicat Solidarność (« Solidarité »), prix Nobel de la paix en 1983 et ancien président de la Pologne (1990-1995). Son passé politique et son hostilité notoire au parti Pis au pouvoir lui ont valu une sorte d’acharnement judiciaire, manifesté par l’exhumation, par un procureur général, évidemment nommé par la chambre basse Diet, d’une affaire terminée depuis neuf ans, que Lech Wałęsa avait gagnée et qu’il a finalement perdue, à la suite de cette révision forcée.

Précisons le contexte hautement politique de l’affaire : alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle de 2000, M. Wałęsa déclara, conformément au processus électoral, ne pas avoir collaboré avec les services secrets communistes, ce qui fut validé par les tribunaux et une instance ad hoc mais contesté à la télévision par un ancien compagnon de lutte. M. Wałęsa assigna son ancien ami en justice, demandant des excuses et des dommages-intérêts à verser à une association. Il est débouté en première instance mais victorieux en appel en 2011. L’ami refusa toujours de s’excuser et exerça en vain des recours devant la Cour suprême, en cassation en révision. À la suite de la réforme de la justice polonaise de 2017-2018, un « recours extraordinaire » a été introduit, relevant de la compétence de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême. Le procureur général s’empressa alors d’appliquer le nouveau dispositif et forma un recours extraordinaire contre l’arrêt définitif qui avait été rendu en faveur de monsieur Wałęsa . Il s’agissait selon le procureur de « faire respecter le principe d’un État démocratique régi par la prééminence du droit et mettre en œuvre les principes de la justice sociale ». Sans surprise, la chambre annula l’arrêt de la cour d’appel de 2011, faisant référence aux articles 8 et 10 CESDH, non sans quelque ironie puisque depuis 2022, la Cour Suprême de Pologne se déclare non tenue par les arrêts de la CEDH et non sans mauvaise foi car il était objectivement difficile de retenir que des sanctions sévères et disproportionnées avaient été infligées à l’ancien ami diffamant, alors même que l’unique sanction retenue était des excuses, qu’il s’était refusé à faire ! En public, le Procureur général se réjouit : « nous avons attendu des années, mais la vérité a finalement triomphé ».

L’affaire est alors portée devant la CEDH. par M. Wałęsa, qui invoque une violation de l’article 6, § 1, soutenant que la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques n’est pas un « tribunal indépendant et impartial, établi par la loi », que l’un des juges avait fait preuve de partialité et que le recours extraordinaire litigieux avait méconnu le principe de la sécurité juridique. Et, plus étonnamment, par son ancien ami, qui fort de sa victoire dans son pays et sans aucun sens des réalités et du ridicule, saisit la Cour européenne d’une violation de l’article 10 de la Convention pour avoir été sommé de publier des excuses (qu’on rappelle, il n’a jamais faites) ! Sa requête fut heureusement rayée du rôle de la Cour à la suite d’une déclaration unilatérale du gouvernement polonais en 2021 par laquelle celui-ci s’engageait à résoudre les questions soulevées par le grief en question, ce qui n’est tout de même pas sans poser question…

À l’unanimité, la Cour a reconnu une violation de l’article 6, §, 1 concernant tant le droit de M. Wałęsa à un tribunal indépendant et impartial établi par la loi que le manquement au principe de la sécurité juridique. Elle a condamné la Pologne à verser au requérant la somme de trente mille euros pour préjudice moral.

Nous reviendrons uniquement ici sur la violation de la sécurité juridique. La Cour estime qu’en l’espèce, le procureur général a fait usage de ses pouvoirs exceptionnels pour former un recours simplement parce qu’il était en désaccord avec l’issue de la procédure. Il a fait usage de ce recours comme d’un « appel ordinaire déguisé », après une très longue durée (9 ans) où l’arrêt avait acquis force de chose jugée et un caractère irrévocable. Pour la Cour, c’est une chose que d’avoir des opinions fortes et hostiles à l’égard de ses adversaires politiques, mais c’en est une autre que de les imposer par le biais du mécanisme judiciaire de l’État, en usant de ses pouvoirs exceptionnels conférés par la loi pour remettre en cause le caractère définitif d’un jugement défavorable à un allié politique. L’autorité publique a abusé de la procédure judiciaire au service de ses propres opinions et visées politiques sans aucune circonstance substantielle et impérieuse.

C’est surtout l’application de la procédure de l’arrêt pilote dans cette affaire (article 61 du règlement de la Cour) qui est marquante. Il est vrai qu’on l’attendait tant les affaires polonaises identiques se multipliaient. C’est peut-être la mise en cause de façon particulièrement excessive de la personnalité importante de Lech Wałęsa qui a motivé l’application d’une telle procédure. On le rappelle, cette procédure révèle l’existence d’un problème structurel ou systémique susceptible de donner lieu à l’introduction d’autres requêtes analogues, ici sur l’impartialité de la justice polonaise. Le diagnostic de la défaillance systémique est posé en cinq points, relevant…

  • un vice dans la procédure de nomination des juges impliquant le Conseil national de la magistrature, telle qu’établie en vertu de la loi modificative de 2017 ;
  • le manque d’indépendance qui en résulte de la part de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême ;
  • la compétence exclusive de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême pour les affaires dans lesquelles il est reproché un manque d’indépendance à un juge ou à une juridiction ;
  • les vices de la procédure de recours extraordinaire tels que constatés dans le présent arrêt ;
  • la compétence exclusive de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême pour le traitement des recours extraordinaires.

Après le diagnostic, le traitement : la Cour dit que, pour mettre un terme aux violations systémiques de l’article 6, § 1, la Pologne doit prendre les mesures législatives et autres appropriées pour mettre son ordre juridique national en conformité avec les exigences d’un « tribunal indépendant et impartial établi par la loi » et avec le principe de la sécurité juridique.

En outre, la Cour applique strictement la procédure de l’arrêt pilote en décidant que les affaires similaires qui n’ont pas encore été communiquées au Gouvernement seront reportées de douze mois à compter de la date du prononcé du présent arrêt dans l’attente de l’adoption de mesures générales par l’État polonais. Les affaires qui ont déjà été notifiées seront, elles, examinées et feront l’objet d’un arrêt.

Voilà qui risque de tarir à moyen terme notre rubrique polonaise…

3) Le droit à l’exécution d’une décision de justice et le droit à être jugé dans un délai raisonnable

Les condamnations fondées sur le procès équitable dans un délai raisonnable sont moins nombreuses qu’à l’accoutumée. On citera rapidement un arrêt concernant Chypre pour faire le focus sur deux affaires belges.

- Treize ans pour juger une affaire classique de rupture de contrat : délai non raisonnable de justice !

La Cour a retenu la violation du délai raisonnable de jugement (§ 91) dans une affaire en rupture de contrat qui aura duré plus de treize ans, sur deux niveaux de procédure, devant le tribunal de district de Nicosie et devant la Cour suprême chypriote. Faisant usage des critères antérieurement mis en place, la Cour envisage tout d’abord au § 89 le critère de complexité de l’affaire, en concluant à son absence, même si elle admet une relative difficulté en première instance liée à la multiplication des mesures provisoires ordonnées. Elle envisage ensuite le comportement du requérant, qui a effectivement contribué à plusieurs reprises à retarder la procédure de première instance, sans considérer qu’il s’agit là d’un facteur significatif de stagnation.

- Les problèmes systémiques du tribunal francophone de Bruxelles épinglés deux fois, une fois !

Après presque huit années de procédure, deux niveaux de juridiction et bien des péripéties et des stagnations judiciaires, un litige contractuel en vente immobilière, sans complexité particulière, est toujours pendant devant le tribunal de première instance francophone de Bruxelles. L’action en nullité de la vente est introduite en 2015 devant ce tribunal et est rejetée en 2017 par le tribunal, qui désigne toutefois un expert. Un appel est interjeté. En 2018, alors que l’affaire était en état d’être plaidée en appel, le requérant est informé par le greffe de la cour d’appel de Bruxelles que son dossier figure sur une liste d’attente et qu’il ne peut pas promettre une fixation de date avant mars 2026. Le requérant s’adresse alors, sans succès, au premier Président de la cour d’appel afin de lui demander de revoir la date des plaidoiries. Il adressa en outre une plainte au Conseil supérieur de la Justice qui admet que les délais auxquels le requérant était confronté reflètent un « dysfonctionnement de l’ordre judiciaire ». Il met également en demeure le ministre de la Justice de prendre les mesures nécessaires pour réduire le temps excessif d’attente. En 2021, la cour d’appel de Bruxelles déclare l’appel des défendeurs non fondé et confirme le premier jugement rendu en 2017. Elle renvoie ensuite l’affaire devant le tribunal francophone de Bruxelles devant lequel l’audience a dû être reportée à fin 2023 en raison de la carence en juges, situation difficile reconnue par le greffe.

À l’unanimité, la Cour admet une violation de l’article 6, § 1 pour délais non raisonnables de procédure. A titre préliminaire, elle réaffirme l’importance d’une justice administrée sans des retards propres à en compromettre l’efficacité et la crédibilité. Elle rappelle ensuite au § 104 qu’elle a déjà conclu, à de nombreuses reprises, à une violation de l’article 6, § 1 de la Convention en raison de la durée excessive de procédures civiles devant les juridictions de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles. Selon elle, la longueur d’une procédure civile devant une juridiction de Bruxelles n’est pas propre au cas présent mais relève d’un problème structurel auquel l’État belge doit remédier. Il a, en vertu de l’article 46 CESDH, toute liberté pour ce faire.

Il n’est pas inutile de rappeler, ce que le gouvernement belge défendeur a d’ailleurs amplement mis en avant dans son mémoire (§§ 114 et 115), que la Belgique a reçu en 2022 des demandes de protection internationale en augmentation de 42 % par rapport à 2021 et que ce même État a accueilli 65 000 ressortissants ukrainiens, entrainant une saturation du réseau d’accueil belge et une priorisation de l’accueil des réfugiés vulnérables.

C’est dans ce contexte que fut rejetée la demande en vue d’obtenir une place dans le réseau d’accueil émanant de M. Camara, ressortissant guinéen arrivé sur le territoire belge le 12 juillet 2022. Sans solution d’hébergement et invoquant un risque imminent d’atteinte grave et irréversible à sa dignité humaine, M. Camara saisit huit jours après son arrivée le tribunal du travail francophone de Bruxelles, qui ordonna 2 jours après (le 22 juillet) au réseau d’assurer l’hébergement du requérant sous peine d’astreinte. Devenue définitive le 29 août 2022, la décision n’a pourtant été exécutée que plus de 3 mois après, et encore, pas spontanément par la Belgique mais en application d’une mesure provisoire de la Cour EDH, obtenue en ce sens le 31 octobre 2022 à la demande de M. Camara.

Rendu à l’unanimité, cet arrêt de condamnation de la Belgique sur le fondement de l’article 6§1 CEDH est équilibré : tout en reconnaissant la situation difficile à laquelle l’État belge était confronté (§ 116), la Cour fait primer « le principe de prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États parties » (§117) et la sécurité juridique. Tout comme dans l’arrêt « Van Den Kerkhof c/ Belgique » (v. supra), elle ajoute que les circonstances de la présente affaire ne sont pas isolées et qu’elles révèlent « une carence systémique des autorités belges d’exécuter les décisions de justice définitives relatives à l’accueil des demandeurs de protection internationale » (§ 118). Elle considère même que ces dernières ont opposé non pas un « simple » retard mais plutôt un refus caractérisé de se conformer aux injonctions du juge interne qui a porté atteinte à la substance même du droit protégé.

S. P.M.

II. Compétence et exécution

A. Règlement CE no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 – Bruxelles I

1) Cession de créance – Assurance – Action directe – Compétence – Convention de La Haye du 15 juin 1955 (non) – Convention de la Haye du 2 octobre 1973 (oui)

Il est permis de faire l’économie de l’exposé détaillé d’une procédure complexe, comportant un pourvoi principal, deux pourvois incidents et un désistement partiel, pour s’en tenir à l’essentiel. Il s’agissait en l’occurrence, sans grande originalité, de contrats conclus entre plusieurs sociétés concourant à la fabrication d’un fermenteur. L’entrepreneur principal, société française tout comme le maître d’ouvrage, sous-traita la fabrication à une autre société et commanda des tubes en acier à une société allemande. Lors de la mise en service, des dysfonctionnements survinrent, appelant un accord transactionnel entre l’acquéreur, les sous-traitants et leurs assurances, stipulant une cession des créances du premier. Au titre de celle‑ci, la société allemande et ses assureurs furent assignés en France par les cessionnaires. La Cour d’appel de Douai admit sa compétence, mais rejeta l’action directe intentée. Ces deux aspects seront discutés devant la Cour de cassation, seul le dernier point appellera cassation de la décision.

Concernant la compétence, la première salve d’arguments d’inégale valeurs, portait principalement sur la qualification, contractuelle ou délictuelle, de l’obligation cédée, ainsi que sur l’application de la Convention de La Haye du 15 juin 1955. De façon pleinement convaincante, la Cour de cassation rappelle qu’il résulte des articles 11, § 2, 9 et 10 du Règlement Bruxelles I que lorsque l’action directe est possible, la personne lésée peut attraire devant le tribunal du lieu de son domicile ou, en matière d’assurance de responsabilité, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit, l’assureur domicilié sur le territoire d’un État membre. Cette possibilité n’était en réalité, aucunement discutée. La possibilité de l’action directe au sens de l’article 11, § 2 est déterminée par la règle de conflit du juge saisi et c’est à ce stade que les divergences s’étaient cristallisées. La compétence étant tributaire du droit applicable au fond, il fallait s’intéresser à ce dernier. De façon subtile, la Cour de cassation élude la question de la qualification contestée de l’obligation. Elle considère que c’est à juste titre que les juges d’appel avaient recherché la détermination de la loi applicable dans la Convention de La Haye du 2 octobre 1973 régissant la loi applicable à la responsabilité du fait des produits pour les dommages causés aux personnes et aux biens. Celle-ci, en effet, ne distingue pas selon la nature de la responsabilité encourue. Ici la Cour de cassation se limite à relever que la créance cédée était celle du tiers lésé contre les assureurs du fournisseur. Qu’il s’agisse d’une créance d’indemnisation rattachée à la responsabilité du fournisseur suffisait à appeler l’application de la Convention de 1973, sans s’intéresser à sa nature, contractuelle ou délictuelle, question au demeurant inopérante puisque le texte appliqué n’en tient pas compte. Il n’y a pas lieu, comme l’avaient fait les juges du fond, de qualifier préalablement l’obligation. Mais en ce qu’il exclut expressément de son champ les dommages causés au bien lui­‑même, l’application pourrait étonner, puisque c’est bien le fonctionnement du fermenteur, bien final dont les tubes n’étaient qu’une composante, qui était en cause. La lecture de la décision critiquée permet d’éclairer cet aspect. Il y est en effet précisé que « ces derniers [les tubes en acier], assemblés dans le cadre d'un échangeur, qui a ensuite été intégré à la cuve et rattaché au réseau de canalisation de l'entreprise, le tout constituant le fermenteur, sont donc des produits distincts, et la limitation du champ, prévue à l'article 2, sous la notion de « dommage causé au produit lui-même », s'entend des dommages causés aux tubes eux-mêmes, et non au fermenteur ».

La Cour de cassation poursuit en justifiant l’exclusion de la Convention de La Haye du 15 juin 1955 permettant la détermination de la loi applicable en matière de vente d’objets mobiliers corporels à caractère international au motif que son article 5§4 écarte de son champ d’application les effets de la vente à l’égard de toutes personnes autres que les parties. L’argument est imparable : l’obligation cédée découlait en effet du rapport extracontractuel entre la victime et le sous‑traitant que n’unissait aucun contrat de vente.

Les autres arguments, portés cette fois par le second moyen du pourvoi incident, étaient plus pertinents. Ils seront écartés par une substitution de motif. De la qualité de professionnel de l’assurance du cessionnaire, était déduite par le demandeur l’impossibilité de saisir les juridictions du lieu du fait dommageable ou du domicile de la victime. Dans un premier temps, la Cour de cassation rappelle l’exclusion de l’assureur cessionnaire de la saisine des fors institués au bénéfice de l’assuré partie faible, au titre de la jurisprudence de la CJUE (CJUE, 27 février 2020, aff. C-803/18, Balta N° Lexbase : A48903G9 spéc. pts 27 et 28. En réalité, la CJUE s’intéressait dans cette décision à la question d’une clause attributive de juridiction opposée à l’assuré. Le fondement de l’exclusion est plus à rechercher dans l’arrêt « Paweł Hofsoe C/ LVM », CJUE, 31 janvier 2018, aff. C-106/17, Paweł Hofsoe C/ LVM N° Lexbase : A9474XBI, spéc. pts 37 à 46). Dans un deuxième temps, elle se réfère à la jurisprudence du juge communautaire retenant qu’une telle demande est néanmoins susceptible d’être introduite devant la juridiction du fait dommageable ou celle où il risque de se produire (not. CJUE, 21 octobre 2021, aff. C-393/20, T. B. c/ G. I. A/S N° Lexbase : A54797A8 spéc. pt. 50 et jurisprudence citée, v. S. Hazoug et S. Pierre-Maurice, Chronique de procédure civile européenne et internationale, Lexbase Droit privé, février 2022, n° 894  N° Lexbase : N0369BZP). La demande pouvait dès lors être portée devant la juridiction du lieu de survenance du dommage à condition de relever de la matière délictuelle. C’est cette vérification qui est opérée dans un dernier temps, en rappelant les contours de cette notion autonome. En l’occurrence, faute d’engagement librement consenti entre le maître d’ouvrage et le fournisseur de tubes, la qualification contractuelle était exclue. Il s’agissait alors de matière délictuelle dont pouvait connaître la juridiction saisie. Conséquemment, l’exception d’incompétence avait été écartée à bon droit, mais uniquement en ce que la juridiction était celle de la survenance du dommage et non car elle constituait celle du domicile de la victime.

Enfin, sur la question de la recevabilité de l’action directe, la Cour de cassation va procéder de façon bienvenue, par voie d’exposé pédagogique. Les juges du fond en avaient retenu l’admission par le droit français applicable, avant d’en prononcer l’irrecevabilité au motif que l’article 115 du Code des assurances allemand ne l’autorise que dans des cas limités, ne correspondant pas à l’espèce. L’arrêt déféré, dont la rigueur doit être salué, n’avait évidemment pas retenu une application cumulative de lois nationales distinctes. Avec justesse, il y était fait application de la solution consacrée en matière d’action directe consistant à la retenir si elle est admise par la loi applicable à l’obligation ou par celle régissant le contrat d’assurance. Cette dernière peut‑elle jouer au titre du contrat d’assurance lorsque l’action aura été retenue par application de la loi applicable à l’obligation ? C’est à cette délicate question d’articulation ou d’exclusion qu’il est répondu. Au titre de la première solution, il peut être soutenu que la soumission de l’assureur à un régime plus souple que celui procédant du contrat qu’il a conclu, n’est pas nécessairement la meilleure des solutions. Aussi les juges du fond avaient-ils considéré que la loi du contrat d’assurance « retrouve compétence exclusive pour régenter le régime de l'assurance, à savoir les conditions de la garantie de l'assureur, les exceptions opposables par ce dernier et les conditions de condamnation de celui-ci au paiement de l'indemnité réclamée par la victime », analyse condamnée par le présent arrêt. La Cour de cassation replace cette dernière loi dans un cadre plus restreint en énonçant qu’elle ne peut faire obstacle à l’admission de l’action directe si la loi de l’obligation principale l’autorise. Elle ne peut être invoquée que dans ses dispositions qui régissent les relations entre l’assureur et l’assuré. Dit autrement, si elle existe aux yeux d’un droit et n’existe pas selon un autre, elle devra être retenue sans être déclarée irrecevable par application du second. Pour autant, une déchéance procédant du droit du contrat devrait pouvoir être opposée. L’exerçant de l’action directe ne se trouve pas préservé de tout rejet pour mal‑fondé, voire pour irrecevabilité.

2) Reconnaissance et exécution – Quasi-injonction anti-procédures – Ordre public national

Le Brexit n’aura pas empêché la circulation des décisions britanniques comme en atteste le présent arrêt, encore que celle en question ne produira probablement pas effet. La Cour aura préalablement pris soin de s’assurer de l’application du Règlement Bruxelles I à l’aune de l’accord de retrait du Royaume-Uni. Dans le cadre d’une procédure dense engendrée par le naufrage d’un navire, des accords transactionnels avaient été conclus entre propriétaires, armateurs et assureurs, accords homologués par le juge anglais. Les propriétaires saisirent cependant une juridiction grecque en réparation de divers préjudices non couverts par les transactions conclues. Les assureurs visés par ces actions se tournèrent alors vers le juge anglais, arguant d’une violation des transactions. La High Court y fit droit en condamnant les propriétaires au paiement d’une indemnité liée à la procédure engagée en Grèce, ainsi que les dépens supportés en Angleterre. La décision du juge de première instance grec faisant droit à la demande des assureurs de reconnaissance et d’exequatur partiel, est infirmée à hauteur d’appel au motif que « les décisions dont la reconnaissance et l’exécution étaient sollicitées contenaient des  “quasi” injonctions anti-procédure  de nature à faire obstacle à ce que les intéressés puissent saisir un juge en Grèce, en violation de l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, ainsi que de l’article 8, paragraphe 1, et de l’article 20 de la Syntagma (Constitution) ». L’Areios Pagos (Cour de cassation grecque) saisie, se tourne vers la Cour de justice pour savoir si l’ordre public de l’État requis pouvait faire obstacle à une telle demande.

L’on sait le rejet catégorique de la Cour des injonctions anti-procédures, soit l’interdiction faite par une juridiction à une partie, sous peine de sanction, d’introduire ou de poursuivre une action devant une juridiction étrangère. Une telle interdiction porte une ingérence dans la compétence de la juridiction étrangère, incompatible avec les textes communautaires. L’exclusion de telles mesures du bénéfice de la circulation des décisions communautaires avait déjà été nettement posée par l’arrêt « Turne » (CJUE, 27 avril 2004, aff. C-159/02, Gregory Paul Turne c/ FelixFareedIsmailGrovit N° Lexbase : A9855DBM) : « la convention doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose au prononcé d’une injonction par laquelle une juridiction d’un État contractant interdit à une partie à la procédure pendante devant elle d’introduire ou de poursuivre une action en justice devant une juridiction d’un autre État contractant, quand bien même cette partie agit de mauvaise foi dans le but d’entraver la procédure déjà pendante » (arrêt Turner préc., pt. 31). Mais ici, tel n’était pas l’objet des ordonnances de la High Court. Néanmoins, même si elles n’ont pas pour objet d’interdire à une partie d’introduire ou de poursuivre une action devant une juridiction étrangère, elles pourraient avoir pour effet de dissuader des parties de saisir les juridictions grecques ou de maintenir devant elles une action ayant le même objet que celles entamées devant les juridictions du Royaume-Uni. Cette similitude d’effet, faute d’identité d’objet conduit la Cour à y voir, suivant en cela l’analyse de son avocat général, des quasi-injonctions anti‑procédures. Reste que la méconnaissance du droit communautaire ne suffit pas à elle seule à permettre au juge national de refuser la reconnaissance d’une décision émanant d’un autre État membre (pt. 29, déjà CJUE, 28 avril 2009, aff. C‑420/07, Apostolides N° Lexbase : A5561EG3, pt 60). C’est vers les voies de recours qu’il faudra alors se tourner.

L’admission s’impose-t-elle alors du moins dans un premier temps, faisant fi de la réserve de l’ordre public du for saisi ? La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas d’en définir le contenu, n’ayant qu’à en vérifier les limites (pt. 33 et jurisprudence citée). À ce titre, il est considéré que la reconnaissance et l’exécution de telles décisions sont susceptibles d’être incompatibles avec l’ordre public de l’ordre juridique de l’État membre requis, dans la mesure où ceux-ci sont de nature à porter atteinte au principe fondamental, dans un espace judiciaire européen reposant sur la confiance mutuelle, selon lequel chaque juridiction se prononce sur sa propre compétence (pt 39). La conclusion s’impose alors : « une juridiction d’un État membre peut refuser de reconnaître et d’exécuter une décision d’une juridiction d’un autre État membre pour cause de contrariété avec l’ordre public, dès lors que cette décision entrave la poursuite d’une procédure pendante devant une autre juridiction de ce premier État membre, en ce qu’elle accorde à l’une des parties une indemnité pécuniaire provisoire au titre des dépens que celle-ci supporte en raison de l’engagement de cette procédure, au motif, d’une part, que l’objet de ladite procédure est couvert par un accord transactionnel, conclu licitement et validé par la juridiction de l’État membre qui a prononcé ladite décision, et, d’autre part, que la juridiction du premier État membre, devant laquelle a été intentée la procédure litigieuse, n’est pas compétente en raison d’une clause attributive de juridiction exclusive » (pt 41). Il appartiendra à la juridiction saisie, de motiver le refus au titre d’une atteinte son ordre public, sans craindre une censure. Qu’on se le dise, l’entrave à la saisine d’un juge, qu’elle soit directe ou indirecte, ne relève pas de l’esprit des textes communautaires. La solution vaut bien évidemment sous l’empire du Règlement Bruxelles I bis N° Lexbase : L9189IUU.

B. Règlement UE n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 - Bruxelles I bis

1) Compétence – Employeur - Lieu de l’accomplissement habituel du travail

Au titre de l’article 21 du Règlement : « 1. Un employeur domicilié sur le territoire d’un État membre peut être attrait :

a) devant les juridictions de l’État membre où il a son domicile ; ou

b) dans un autre État membre :

  1. devant la juridiction du lieu où ou à partir duquel le travailleur accomplit habituellement son travail ou devant la juridiction du dernier lieu où il a accompli habituellement son travail; ou
  2. lorsque le travailleur n’accomplit pas ou n’a pas accompli habituellement son travail dans un même pays, devant la juridiction du lieu où se trouve ou se trouvait l’établissement qui a embauché le travailleur ».

Le caractère « habituel » d’accomplissement du travail appelle‑t‑il des explications ? Il faut le croire, puisque la CJUE a eu l’occasion d’en préciser l’acception déjà sous l’empire du Règlement Bruxelles I, considérant que la notion de lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail « doit être interprétée comme visant le lieu où, ou à partir duquel, le travailleur s’acquitte de fait de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur » (CJUE, 14 septembre 2017, aff. C-168/16, et C-169/16, Sandra Nogueira c/ Crewlink Ireland Ltd N° Lexbase : A5462WRQ pt 59). Pour autant, la présente affaire nécessitait­‑elle un arrêt de la Cour de cassation, fut-il inédit ? Le lecteur en jugera. Une personne résidant en France avait été engagée par une société luxembourgeoise, avant d’être licenciée pour faute grave. L’ancien salarié saisit alors le Conseil de Prud’hommes de Bordeaux devant lequel une exception d’incompétence fut soulevée par la défenderesse. Cette exception déclarée non fondée en appel, un pourvoi est formé au soutien duquel était notamment soutenu qu’entre mai 2019 et février 2020, le salarié avait passé dix-huit jours au Luxembourg, temps de déplacement inclus. Ce dont il s’évinçait qu’il n’avait pas accompli son travail dans un même pays et ne pouvait donc attraire son employeur que devant la juridiction du lieu d’établissement qui l’avait embauché. La chambre sociale, rappelle l’interprétation donnée par la CJUE dans son arrêt « Markt » (CJUE, 25 février 2021, aff. C-804/19, BU c/ Markt24 GmbH N° Lexbase : A07844IU, pt 40), à savoir celle déjà dégagée dans sa décision « Nogueira e.a » : le lieu d’acquittement de l’essentiel de ses obligations est celui de l’accomplissement habituel du travail. Elle fait ensuite état des constatations des juges du fond, notamment la désignation dans le compte rendu d’un séminaire du salarié comme commercial de la société pour les secteurs Centre, Paris Ile-de-France et Sud-Ouest, que le salarié versait aux débats plusieurs documents attestant d'une exécution de ses missions quasi exclusivement sur le territoire français, dont, notamment, le fichier clients de la société dont il ressortait qu'à l'exception de trois clients résidant en Espagne et d'un autre, en Belgique, la totalité de la clientèle était domiciliée en France, un tableau du chiffre d'affaires réalisé par le salarié qui ne concernait que des clients résidant en France, les extraits de son compte bancaire d'avril 2019 à mars 2020 démontrant que la grande majorité des opérations y figurant étaient effectuées en France.

La mission du salarié était bien accomplie pour l’essentiel en France. La condition de la compétence de la juridiction française était remplie, la cour d’appel n’était pas tenue, selon la formule consacrée, de suivre les parties dans le détail de leur argumentation.

2) Contrefaçon – Contrat de distribution exclusive ­Connexité

  • CJUE, 7 septembre 2023, aff. C-832/21, Beverage City & Lifestyle GmbH c/ Advance Magazine Publishers Inc N° Lexbase : A89941ET

L’existence d’un contrat de distribution exclusive suffit-elle à caractériser un lien de connexité au sens de l’article 8, 1) du Règlement ? On sait que le seul risque de divergences des solutions à venir, ne suffit pas à caractériser la connexité requise. Cette divergence, et c’est plus l’inconciliabilité qui est à vérifier que la seule divergence en réalité, doit s’inscrire dans le cadre d’une même situation de fait et de droit (CJUE, 21 mai 2015, aff. C-352/13, Cartel Damage Claims (CDC) Hydrogen Peroxide SA c/ Akzo Nobel NV N° Lexbase : A2385NI8, pt 20 et jurisprudence citée). En matière de contrefaçon de dessin et modèle, la protection européenne uniforme suffit à admettre l’identité de situation de droit. La Cour l’avait clairement admis dans son arrêt Nintendo, du moins lorsqu’il est question de protéger le droit exclusif d’utiliser le dessin ou modèle communautaire et d’interdire aux tiers toute utilisation non autorisée (CJUE, 27 septembre 2017, aff. C-24/16 et C-25/16, Nintendo Co. Ltd c/ BigBen Interactive GmbH N° Lexbase : A0354WTB, pt 49). Dans la même décision, il avait été considéré, faisant application d’une solution antérieurement dégagée (CJUE, 13 juillet 2006, aff. C‑539/03, Roche Nederland BV e.a. c/ Frederick Primus N° Lexbase : A4766DQL, pt 34), que le cas où des sociétés défenderesses appartenant à un même groupe ont agi de manière identique ou similaire, conformément à une politique commune qui aurait été élaborée par une seule d’entre elles, devait être regardé comme étant constitutif d’une même situation de fait (arrêt Nintendo préc., pt 51). Qu’il s’agisse en l’espèce de protection de marque n’appelait pas en soi une solution différente quant à l’identité de situation de droit. C’est ce qui résulte de la présente décision.

En l’occurrence, une société de droit polonais établie en Pologne, dont le gérant est établi à Cracovie, produisait une boisson sous la dénomination « Diamant Vogue ». Une société de droit allemand, liée à la première par un contrat de distribution exclusive, était en charge de la commercialisation en Allemagne. Les deux sociétés n’avaient pas d’autre lien et n’appartenaient pas au même groupe. Or, une société établie à New York était titulaire de plusieurs marques de l’Union européenne contenant l’élément verbal « Vogue ». S’estimant victime de faits de contrefaçon de ses marques, elle engagea contre les sociétés allemande et polonaise et leurs gérants respectifs, une action en cessation sur l’ensemble du territoire de l’Union ainsi qu’en fourniture d’informations, reddition de comptes et constatation de l’obligation d’indemnisation devant le tribunal des marques de l’Union européenne compétent pour le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie où était domicilié le gérant de la société allemande, mis en cause en sa qualité de représentant.

L’extension de la compétence à la société polonaise et à son gérant supposait l’existence d’un rapport si étroit qu’il y ait un intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément. Ce qui était à vérifier à l’égard du représentant allemand, considéré comme étant le potentiel « défendeur d’ancrage ». S’agissant de l’identité de situation de droit, la Cour rappelle la solution posée dans son arrêt « Nintendo » et considère la condition satisfaite, sous réserve de vérification par les juges nationaux (pts 29 à 31). En revanche, pour l’identité de situation de fait, elle est bien plus nuancée. Si elle conclut en considérant que « plusieurs défendeurs domiciliés dans différents États membres peuvent être attraits devant la juridiction du domicile de l’un d’eux saisie, dans le cadre d’une action en contrefaçon, de demandes formées contre l’ensemble de ces défendeurs par le titulaire d’une marque de l’Union européenne lorsqu’il leur est reproché une atteinte matériellement identique à cette marque commise par chacun, dans le cas où ces défendeurs sont liés par un contrat de distribution exclusive », c’est bien d’une possibilité dont il est question. Elle prend soin dans le corps de la décision, de rappeler l’exigence d’une identité de situation de fait pour laquelle l’étude des relations contractuelles est un élément à prendre à compte, sans être nécessairement déterminant (pts 37 à 41). Elle en déduit la probabilité de l’existence d’une telle situation, en prenant néanmoins soin d’en renvoyer la vérification aux juges nationaux (pt 43). Elle ne manque pas ensuite de rappeler le caractère dérogatoire d’une telle extension méconnaissant la compétence de principe du for du défendeur, et impose au juge national la vérification de l’absence d’artifice tendant au contournement de la compétence de principe. Ce dernier devra ainsi s’assurer que les demandes dirigées contre le seul des codéfendeurs dont le domicile justifie la compétence de la juridiction saisie n’aient pas pour objet de satisfaire de manière artificielle aux conditions d’application de l’article (pt 45).

En somme, les relations contractuelles, y compris des contrats d’exclusivité, si elles sont à prendre en compte, ne permettent pas à elles-seules de caractériser l’identité de situation de fait nécessaire à l’admission d’une extension de compétence au titre de la connexité. Il conviendra de vérifier s’il existe un risque d’inconciliabilité de décisions. Loin de tout dogmatisme, la Cour fait montre d’une prudence salutaire. Comme elle l’écrit, reprenant l’analyse de son avocat général, le « lien de connexité des demandes concernées tient principalement à la relation existante entre l’ensemble des faits de contrefaçon commis plutôt que des liens organisationnels ou capitalistiques entre les sociétés concernées » (pt 37).

La connexité ne saurait devenir le principe au seul motif qu’existent des relations d’affaires.

3) Avant-contrat – Contrat de prestation de service (non)

L’avant-contrat est un contrat, mais n’est pas le contrat définitif. Voilà ce qui résulte du présent arrêt dont l’apport ne se limite heureusement pas au rappel de ce qui confine à une évidence. Il sera relevé que le juge tchèque à l’origine du renvoi, avait pressenti la réponse apportée, et souhaitait une confirmation qu’il a obtenue. Un accord avait été conclu entre une société de droit tchèque et une autre se trouvant en Slovaquie, comportant notamment, outre l’obligation de conclure ce contrat dans le futur, certaines modalités contractuelles ainsi que l’engagement, de la part de la défenderesse au principal, de payer une avance d’un montant de 20 400 euros, hors taxe sur la valeur ajoutée, et, en cas de non-respect de cette obligation, une pénalité contractuelle d’un montant égal à celui de cette avance. Un désaccord intervint et le paiement de la pénalité fut réclamée. Le juge tchèque se considéra compétent par application de l’article 7, 1), a. du Règlement. Ce que contestait la société défenderesse, se prévalant de la compétence spécifique consacrée pour les contrats d’entreprise. Après avoir rappelé que la demande relève bien de la matière contractuelle, le caractère autonome de cette notion, et le caractère dérogatoire des règles de compétence spéciale, la Cour procède à une vérification qu’il est utile de rapporter.

Il ressort de sa jurisprudence que la notion de « services », au sens dudit article 7, point 1, sous b), second tiret, implique que la partie qui les fournit effectue une activité déterminée en contrepartie d’une rémunération (not. arrêts, CJUE, 23 avril 2009, aff. C‑533/07, Falco Privatstiftung c/ Gisela Weller-Lindhorst N° Lexbase : A5567EGB pt 29, et CJUE, 15 juin 2017, aff. C‑249/16, Saale Kareda c/ Stefan Benkö [LXB= A6817WHX], pt 35). Deux conditions sont dès lors à remplir, d’une part, l’exercice d’une activité déterminée et d’autre part, l’existence d’une rémunération en contrepartie.

En ce qui concerne le premier critère, il requiert l’accomplissement d’actes positifs, à l’exclusion de simples abstentions. Il a ainsi déjà été jugé que cela correspondait à la prestation caractéristique fournie par la partie qui, en assurant une telle distribution, participe au développement de la diffusion des produits concernés (not., arrêts, CJUE, 19 décembre 2013, aff. C‑9/12, Corman-Collins SA c/ La Maison du Whisky SA N° Lexbase : A8094KR9, pt 38, et CJUE, 14 juillet 2016, aff. C‑196/15, Granarolo SpA c/ Ambrosi Emmi France SA N° Lexbase : A2153RXZ, pt 38). Or, selon la Cour, l’avant-contrat ne nécessite l’accomplissement d’aucun acte positif. Ce dont il est permis de ne pas être pleinement convaincu.

En revanche, il est vrai que le second critère ne pouvait être rempli, à savoir celui de la rémunération accordée en contrepartie d’une activité, même si cette rémunération ne saurait être entendue au sens strict du versement d’une somme d’argent. Ainsi a‑t‑il déjà été admis que le fait de bénéficier d’un ensemble d’avantages représentant une valeur économique pouvait être considérée comme étant constitutif d’une rémunération (not. en ce sens, arrêts du 19 décembre 2013, Corman-Collins, préc., pt 39, et du 14 juillet 2016, Granarolo, préc., pt 40). L’avant-contrat dont il était question n’induisait aucun paiement d’une rémunération. D’en déduire alors que l’obligation de paiement de la pénalité contractuelle ne saurait relever de la notion de « fourniture de services », au sens de l’article 7, point 1, sous b), second tiret, du règlement Bruxelles I bis s’imposait. La Cour précise encore, que cette conclusion n’est pas remise en cause par l’argument tiré du fait que l’obligation de paiement de la pénalité contractuelle serait intimement liée au contrat de franchise qui devait être conclu et en vertu duquel il serait possible de déterminer le lieu où les services concernés auraient dû être fournis. Cette analyse heurterait l’exigence d’interprétation stricte des règles de compétence spéciales prévues par le règlement Bruxelles I bis, mais également des objectifs de prévisibilité et de sécurité juridique (pts. 37 à 40).

La réponse, complète, suffisait à répondre à la question posée. La Cour prend toutefois soin, probablement pour d’autres figures contractuelles, de rappeler que l’article 7, point 1, sous c), du règlement Bruxelles I bis prévoit que « le point a) s’applique si le point b) ne s’applique pas ». Élargir le champ d’application de l’article 7, point 1, sous b), second tiret, du règlement Bruxelles I bis, de manière à y inclure tout avant‑contrat relatif à la conclusion future d’un contrat de fourniture de services, reviendrait à contourner l’intention du législateur de l’Union à cet égard et affecterait l’effet utile de cet article 7, point 1, sous c) et a) (pts 42 et 43).

L’affaire est entendue, un contrat préparatoire, n’est pas le contrat final. Pour autant, il conviendra tout de même de vérifier si le contrat préparatoire en question ne constitue pas une exécution partielle du contrat envisagé. Auquel cas, il pourrait échapper au giron de la compétence de la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande, pour intégrer celui le lieu d’un État membre où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis ou le lieu d’un État membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées.

4) Consommateur Cocontractant – Groupe de sociétés

Au titre de l’article 18, 1) du Règlement Bruxelles I bis, l’action intentée par un consommateur contre l’autre partie au contrat peut être portée soit devant les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel est domiciliée cette partie, soit, quel que soit le domicile de l’autre partie, devant la juridiction du lieu où le consommateur est domicilié. Qui est exactement cette autre partie lorsque le consommateur est également lié à d’autres sociétés du groupe, néanmoins tiers au contrat source du litige ? On doit cette très intéressante interrogation au juge espagnol, dans une espèce où un consommateur britannique résidant au Royaume-Uni avait conclu par le biais de la succursale en Espagne d’une société établie également au Royaume-Uni, un contrat, contenant une clause attributive de juridiction désignant les tribunaux d’Angleterre et du pays de Galles, portant sur des droits d’utilisation à temps partagé de logement touristique n’ayant pour objet ni un droit réel immobilier, ni un droit au bail. La personne assigna son cocontractant et d’autres sociétés du groupe auxquelles il était également contractuellement lié, mais qui étaient étrangères à ce contrat. Des questions de droit applicable ne relevant pas de la présente chronique, étaient également soulevées. Sur la compétence, le juge espagnol posa une question préjudicielle ainsi libellée :

« 1) Dans les cas de contrats conclus par des consommateurs auxquels s’applique l’article 18, paragraphe 1, du [règlement Bruxelles I bis], est-il conforme à ce règlement de considérer que l’expression “l’autre partie au contrat” figurant à ladite disposition inclut uniquement la personne qui a signé le contrat, de telle sorte qu’elle ne peut pas inclure des personnes, physiques ou morales, autres que celles l’ayant effectivement signé ?

2) Au cas où il serait considéré que l’expression “l’autre partie au contrat” comprend uniquement la partie qui a effectivement signé le contrat, dans les cas de figure où tant le consommateur que “l’autre partie au contrat” sont domiciliés hors d’Espagne, est-il conforme à l’article 18, paragraphe 1, du [règlement Bruxelles I bis] de considérer que l’on ne saurait déterminer la compétence internationale des juridictions espagnoles au motif que le groupe d’entreprises auquel appartient “l’autre partie au contrat” comprend des sociétés domiciliées en Espagne qui n’ont pas participé à la signature du contrat ou qui ont signé d’autres contrats que celui dont la nullité est demandée ?

3) Dans l’hypothèse où “l’autre partie au contrat”, visée à l’article 18, paragraphe 1, du [règlement Bruxelles I bis], établit qu’elle est domiciliée au Royaume-Uni conformément à l’article 63, paragraphe 2, de ce règlement, est-il conforme à cette disposition de considérer que le domicile ainsi établi circonscrit le choix pouvant être exercé conformément à cet article 18, paragraphe 1 ? En outre, est-il conforme à cet article [63, paragraphe 2,] de considérer qu’il ne se limite pas à établir une simple “présomption de fait”, que cette présomption n’est pas renversée si « l’autre partie au contrat” exerce des activités hors du territoire où se trouve son domicile, et qu’il n’incombe pas à “l’autre partie au contrat » d’établir qu’il existe une correspondance entre son domicile tel que déterminé conformément [audit article 63, paragraphe 2,] et le lieu où elle exerce ses activités ? ».

Les actions ayant été introduites avant la fin de la période de transition prévue par l’accord de retrait, la solution était à rechercher au sein du Règlement européen.

Après avoir rappelé la finalité protectrice et le caractère dérogatoire des règles de compétence des articles 17 à 19, la Cour renvoie à la solution dégagée dans son arrêt « Primera Air Scandinavia » (CJUE, 26 mars 2020, aff. C‑215/18, Libue Králová c/ Primera Air Scandinavia A/S N° Lexbase : A24823K7)). Les parties au litige attraites sur le fondement de ces règles de compétence doivent être les parties au contrat. Ce qui implique la conclusion du contrat litigieux avec ses contradicteurs (Primera Air Scandinavia préc., pts 58 à 65). Il en résultait nécessairement l’exclusion des sociétés du groupes tierces au contrat.

L’appartenance à un même groupe ne suffit pas à étendre les règles dérogatoires de compétence. À l’appui de cette exclusion, la Cour rappelle l’inexistence d’un tel critère dans le texte. Seul l’article 17, 2) prévoit un critère alternatif de rattachement ne comprenant pas l’appartenance à un groupe de société. Elle ajoute qu’une solution contraire irait à l’encontre de l’objectif de prévisibilité (pts 56 et 57). La solution peut aisément se comprendre lorsque l’on sait les difficultés d’appréhension soulevées par la notion de groupe de sociétés. À un privilège étendu au bénéfice du consommateur, c’est la prévisibilité des fors compétents qui a été, et la solution s’entend, préférée. 

Quant à la domiciliation de l’autre partie, il est précisé, d’une part, que l’article 63, paragraphes 1 et 2, du règlement Bruxelles I bis doit être interprété en ce sens que la détermination, conformément à cette disposition, du domicile de l’« autre partie au contrat », au sens de l’article 18, paragraphe 1, de ce règlement, ne constitue pas une limitation du choix pouvant être exercé par le consommateur. Dis autrement, l’article 63 n’établissant aucune hiérarchie entre les trois critères qu’il vise, il appartient au consommateur de choisir parmi ces derniers afin de déterminer la juridiction compétente conformément à l’article 18, paragraphe 1. D’autre part, de façon prévisible, il est répondu que les précisions apparaissant à l’article 63, 2) concernant le siège statutaire, ne sont pas de simples présomptions. La preuve contraire n’est donc pas admise (pts 62 à 67).

5) Bail d’immeuble – Compétence exclusive – Contrat complexe (non)

L’exclusivité suppose la simplicité ! Résulte de l’article 24, 1) la compétence exclusive, sans considération du domicile des parties, des juridictions de l’État membre où l’immeuble loué est situé. Qu’en est‑il lorsque la location comprend d’autres prestations ? Dans la présente espèce, une personne domiciliée en Allemagne avait loué un bungalow au Pays-Bas, pour la période allant du 31 décembre 2020 au 4 janvier 2021 pour un groupe de neuf personnes, provenant de plus de deux foyers familiaux différents. Or intervint la pandémie, limitant selon la législation néerlandaise l’accueil d’une seule famille et au maximum deux personnes d’un autre foyer familial.  Le séjour n’ayant pas été effectué, un remboursement partiel intervint. À l’assignation de la société néerlandaise introduite devant une juridiction allemande, fut opposée une exception d’incompétence au titre de la compétence exclusive des juridictions néerlandaises. La juridiction d’appel saisit la Cour de justice d’une question préjudicielle, en demandant si le contrat en question devait être qualifié de contrat complexe, faisant échec au mécanisme de la compétence exclusive invoquée. Elle précisait que les prestations supplémentaires envisageables en l’occurrence sont l’offre, sur la page Internet de la défenderesse au principal, d’une variété de bungalows, équipés de manière différente, la réservation du bungalow pour le client, l’accueil sur place de ce dernier avec la remise des clés, la fourniture de linge de lit et la réalisation d’un nettoyage en fin de séjour. Mais surtout elle faisait état d’une divergence entre la position d’une partie de la doctrine considérant que des prestations accessoires mineures telles que l’entretien du bien concerné ou le nettoyage de celui-ci, la fourniture de linge de lit ou l’accueil sur place du client revêtiraient une « moindre importance », de sorte qu’il ne serait pas certain qu’elles suffisent pour retenir l’existence d’un contrat complexe, et la position adoptée par la Cour fédérale de justice. Selon cette dernière juridiction, la qualification d’un contrat au sens du texte invoqué dépend de la question de savoir si l’organisateur professionnel de voyages s’engage lui-même à mettre à disposition l’usage d’un logement dont il n’est pas le propriétaire. Dans une telle situation, cette disposition ne serait pas applicable. En revanche, si cet organisateur professionnel de voyages n’intervient qu’en tant qu’intermédiaire à un bail conclu avec le propriétaire de ce logement, ladite disposition serait applicable. En substance il s’agissait de connaître les critères de qualification d’un contrat complexe.

Classiquement, la Cour rappelle le caractère dérogatoire et donc limitatif de cette disposition. Elle poursuit, en rappelant aussi qu’elle avait déjà jugé que devait être qualifié de contrat complexe, celui portant, outre la location, sur un ensemble de prestations de service telles que des informations, la réservation du voyage et l’accueil sur place (CJUE, 26 février 1992, aff. C-280/90, Elisabeth Hacker c/ Euro-Relais GmbH N° Lexbase : A9375AUR, pts 3, 14 et 15). Résulte des solutions antérieurement rendues, la nécessité d’une appréciation de la relation contractuelle concernée « dans son ensemble et dans son contexte » (pt 34) pour la qualification d’un contrat portant sur un ensemble de prestations de service.

Comment y procéder ? La juridiction nationale, car c’est à elle qu’il reviendra de qualifier le contrat, devra en premier lieu, examiner si les prestations de services supplémentaires concernées, fournies en plus de la cession de l’usage du logement de vacances qui fait l’objet de ce contrat, confèrent audit contrat un caractère complexe (pt 38). Tel serait notamment le cas lorsque ces services sont proposés contre un prix global dans les mêmes conditions que ceux offerts aux clients d’un complexe hôtelier échappant à l’application de l’article 24, point 1, premier alinéa. En revanche, une prestation accessoire n’influera pas nécessairement sur la qualification. Il conviendra en effet de l’analyser dans son contexte. Les prestations de nettoyage en fin de séjour et de mise à disposition de linge ne permettent pas en soi une requalification du contrat. Tel n’est pas le cas des services d’information et de conseil, de réservation et d’accueil qui font partie, avec la cession de l’usage, de l’offre proposée par un professionnel de tourisme contre un prix global constituant des services qui sont généralement fournis dans le cadre d’un contrat complexe d’organisation de séjour (pts 40 et 41). En second lieu, la juridiction de renvoi devra également examiner en quelle qualité l’organisateur de voyages concerné intervient dans la relation contractuelle. Ainsi, s’il le fait en tant que professionnel du tourisme et propose, dans le cadre d’un séjour organisé, la mise à disposition de services supplémentaires en considération desquels l’offre est acceptée, une telle circonstance peut constituer un indice de la nature complexe de ce contrat (pts 42 et 43). En l’occurrence, la proposition d’une location d’une offre de séjour dans un parc de vacances, contre un prix global reflétait l’importance de l’ensemble des prestations proposées dans le parc. Ce qui, selon la Cour, milite en la faveur de l’exclusion du contrat du champ d’application de la compétence exclusive.

C. Règlement CE no 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 - Bruxelles II bis

1) Compétence en matière de responsabilité parentale – Déplacement illicite – Convention de La Haye du 25 octobre 1980

De façon tristement habituelle, les saisines des juridictions de différents États ont été multipliées dans cette affaire où la mère slovaque avait déplacé les enfants d’Autriche où ils résidaient, en Slovaquie, sans l’accord du père. Il y a lieu de relever que ces derniers, quoique domiciliés en Autriche, étaient scolarisés en Slovaquie où ils se rendaient quotidiennement, et qu’ils ne maîtrisaient pas la langue allemande. Le juge autrichien va poser deux questions portant sur la mise en œuvre du renvoi régi par de l’article 15 du Règlement.

D’une part, la question était de savoir si le juge compétent au fond pouvait demander à la juridiction d’un autre État membre avec lequel l’enfant a un lien particulier qu’il estime mieux placée pour connaître de l’affaire, d’exercer sa compétence, même lorsque l’enfant a acquis sa résidence habituelle sur le territoire de cet autre État membre en raison d’un déplacement illicite. En somme, il s’agissait de savoir si la juridiction compétente au titre de l’article 10 qui consacre sous diverses conditions la compétence des juridictions de l'État membre dans lequel l'enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour illicites, pouvait user de la faculté de renvoi à une juridiction mieux placée pour connaître de l'affaire posée par l’article 15, 1).

La Cour, après avoir relevé l’absence d’exclusion, considère, à juste titre, que dans une telle hypothèse, l’État membre avec lequel l’enfant aura un lien particulier sera le plus souvent celui sur le territoire duquel il a été déplacé illicitement. Partant, exclure que cet article 15 s’applique dans cette situation priverait d’une grande partie de son effectivité la faculté dont une juridiction compétente pour statuer sur le fond au titre de l’article 10 dudit règlement dispose, en vertu de l’article 15, de demander le renvoi de l’affaire à une juridiction d’un autre État membre mieux placée pour en connaître (pt 44). Elle poursuit en rappelant l’exigence de prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour en déduire que le renvoi doit être motivé par cette considération. Ainsi, si la juridiction compétente au fond parvient à la conclusion que le renvoi de l’affaire à une juridiction d’un autre État membre est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant, elle ne devra pas y procéder (pts 45 à 50). Enfin, elle précise qu’est sans incidence le fait que la juridiction vers laquelle l’affaire pourrait être renvoyée ait ordonné des mesures provisoires par application de l’article 20, puisque ce texte n’attribue pas compétence au fond. Cette précision est apportée, pour distinguer le présent cas de celui où les juridictions saisies des deux États membres seraient compétentes au fond, auquel cas le renvoi au titre de l’article 15 est exclu (CJUE, 4 octobre 2018, aff. C-478/17, IQ c/ JP N° Lexbase : A5568YEX).

D’autre part, il était demandé si les trois conditions posées par l’article 15 (l’existence d’un lien particulier entre l’enfant et l’autre État membre, que la juridiction de ce dernier soit mieux placée pour connaître de l’affaire, et que le renvoi serve l’intérêt supérieur de l’enfant, en ce sens qu’il ne risque pas de préjudicier à sa situation) se suffisaient à elles‑mêmes ou s’il y avait lieu de tenir compte de circonstances telles que, et c’était le cas ici, l’existence d’une procédure de retour de l’enfant engagée en vertu de l’article 8 de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 et qui n’a encore fait l’objet d’aucune décision définitive. La réponse apportée est nuancée. La Cour considère que l’existence d’une demande de retour fondée sur la Convention de La Haye de 1980, n’ayant pas fait l’objet d’une décision définitive dans l’État membre dans lequel l’enfant concerné a été déplacé illicitement par l’un de ses parents, ne saurait faire obstacle, en tant que telle, à ce que soit exercée la faculté de demander le renvoi prévu à l’article 15. Mais ce, avant de préciser que cette circonstance doit cependant être prise en compte par la juridiction compétente pour déterminer si les trois conditions requises par cette disposition pour procéder au renvoi de l’affaire à une juridiction de l’autre État membre sont satisfaites (pt 59). L’existence de la procédure n’a pas à être prise en compte en soi, comme élément exogène s’ajoutant au respect du régime de l’article 15, mais elle ne saurait pour autant être ignorée puisqu’il y a lieu de l’intégrer dans les conditions de mise en œuvre de la faculté de renvoi.

La Cour expose, pour finir, la méthode de cette prise en compte. On en retiendra, sans être exhaustif, d’une part, que la juridiction qui envisage de procéder à un tel renvoi doit s’assurer que celui-ci est de nature à apporter une valeur ajoutée réelle et concrète pour l’adoption d’une décision relative à l’enfant, par rapport à l’hypothèse de son maintien devant elle. Dans ce cadre, elle peut tenir compte, entre autres éléments, des règles de procédure de l’autre État membre, telles que celles applicables à la collecte des preuves nécessaires au traitement de l’affaire. En revanche, la juridiction compétente ne devrait pas prendre en considération, au titre d’une telle évaluation, le droit matériel de cet autre État membre devant être appliqué par la juridiction de ce dernier, dans l’hypothèse où l’affaire lui serait renvoyée (pt 63). Il est ajouté que le fait que la juridiction vers laquelle le renvoi est envisagé ait rendu des mesures provisoires, est un élément à prendre en compte, à la lumière des éléments portés à sa connaissance par les intéressés : ladite juridiction peut être mieux à même d’appréhender l’ensemble des circonstances factuelles entourant la vie et les besoins de l’enfant concerné et de prendre, compte tenu du critère de proximité, les décisions appropriées à son égard (pt 66). Sur le terrain des délais, il est ajouté que lorsqu’une demande de retour fondée sur les stipulations de la convention de La Haye de 1980 a été introduite auprès des autorités compétentes de l’État membre dans lequel l’enfant concerné a été déplacé illicitement, aucune juridiction de cet État membre ne saurait être considérée comme étant la « mieux placée » pour connaître de l’affaire, au sens de l’article 15, avant que le délai de six semaines, prévu à l’article 11 de cette convention et à l’article 11 de ce Règlement, ne soit écoulé. En outre, le retard substantiel pris par les juridictions dudit État membre pour statuer sur cette demande de retour est susceptible de constituer un élément en défaveur du constat selon lequel ces juridictions seraient mieux placées pour statuer sur le fond du droit de garde (pt 67).

D’autre part, et la précision est d’importance, même s’il ne s’agit que d’un élément parmi d’autres. L’intérêt du parent privé illicitement de ses enfants doit être pris en compte. En effet, lorsque le renvoi prévu à l’article 15, risque, de manière manifeste, de priver le parent demandant le retour de l’enfant de la possibilité de faire valoir ses arguments d’une façon effective devant la juridiction vers laquelle il est envisagé d’effectuer ce renvoi, ce risque ferait obstacle au constat selon lequel cette juridiction serait « mieux placée » pour connaître de l’affaire. La privation illicite d’un parent de ses enfants est un élément à prendre en compte, ce qui est bien souvent oublié.

2) Résidence habituelle – Notion de « habituelle »

La résidence habituelle nourrit encore bien des interrogations. Un ressortissant allemand et une ressortissante polonaise s’étaient mariés en Pologne où ils vécurent avec leurs enfants jusqu’au mois de juin 2012. Le 27 octobre 2013, l’époux engageant une procédure de divorce devant une juridiction allemande, faisant valoir qu’il s’y était établi. L’épouse opposa une exception d’incompétence soutenant que son conjoint avait conservé une résidence habituelle en Pologne durant la majeure partie de l’année 2013. La demande de l’époux est rejetée, la solution est maintenue en appel au motif qu’il n’avait pas démontré qu’il justifiait d’une telle résidence habituelle en Allemagne tout au long des six mois précédant cette date. Ce n’est plus ici la question de l’existence d’un domicile habituel dans un autre État qui fonde la solution, mais le défaut de preuve de l’existence d’un tel domicile sur le territoire de l’État de la juridiction saisie pendant six mois. La Cour fédérale de justice posa alors, en 2022, la question préjudicielle suivante :

« Le délai d’attente d’un an ou de six mois, prévu à l’article 3, paragraphe 1, sous a), cinquième et sixième tirets, du Règlement (CE) no 2201/2003, dit "Bruxelles II bis" N° Lexbase : L0159DYK, ne commence‑t-il à courir pour le demandeur qu’à partir du moment où [ce dernier] justifie de sa résidence habituelle dans l’État membre de la juridiction saisie, ou suffit-il à cet effet qu’il existe, au point de départ dudit délai, une résidence simple du demandeur dans l’État de la juridiction saisie et que cette résidence acquière un caractère habituel seulement au cours du délai précédant l’introduction de la demande de divorce ? ».

La réponse à cette question ne peut se faire, comme le rappelle justement la Cour de justice, qu’en tenant compte des impératifs et de l’équilibre à assurer entre la mobilité des personnes à l’intérieur de l’Union européenne, notamment en protégeant les droits du conjoint qui a quitté l’État membre de la résidence habituelle commune, et, d’autre part, la sécurité juridique, en particulier celle de l’autre conjoint. Ce qui avait déjà conduit à rejeter l’assimilation de la simple résidence, à la résidence habituelle (CJUE, 25 novembre 2021, aff. C‑289/20, IB N° Lexbase : A92757CI, pt 46). L’absence, dans le Règlement d’une définition ou d’un renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer le sens et la portée de la notion de « résidence habituelle » et, en particulier, de celle de « résidence », impose la recherche d’une interprétation autonome et uniforme, en tenant compte du libellé et du contexte des dispositions mentionnant celles-ci ainsi que des objectifs de ce règlement (pt 26). Le libellé n’exclut pas la possibilité d’une résidence qui ne serait devenue habituelle qu’au courant du délai en question. Le contexte conduit cependant à un résultat inverse. En effet, il n’y a pas lieu de retenir une interprétation différente de la résidence au sein de la même disposition. Or l’article 3, paragraphe 1, sous a), deuxième tiret, retient la compétence de la juridiction de l’État membre sur le territoire duquel se trouve la dernière résidence habituelle des époux dans la mesure où l'un d'eux y réside encore. La Cour relève que l’usage de l’expression « y réside encore », figure dans les versions de cette disposition établies dans les langues officielles de l’Union au moment de l’adoption de ce même règlement, à l’exception de la version en langue allemande, implique un lien de continuité temporelle entre cette résidence et la « dernière résidence habituelle des époux ». L’époux étant resté sur le territoire de l’État membre concerné, y conserve sa propre résidence habituelle, sans que cela soit infirmé par la version en langue allemande de ladite disposition (pt 30 et 31). Une autre lecture, permettant de retenir le lieu de la résidence devenue habituelle en cours de délai, ne saurait garantir la sécurité juridique (pt 32).

Il est vrai qu’une installation à titre habituel au lieu d’une simple résidence, pourrait ouvrir la porte à un dévoiement du critère de compétence. L’exigence d’une résidence habituelle depuis au moins six mois immédiatement avant l’introduction de la demande, ne constitue pas, en outre, une charge disproportionnée supportée par le demandeur de nature à le dissuader de se fonder sur ce critère de compétence (pt 36). La Cour en déduit que l’époux qui entend se prévaloir de cette disposition doit nécessairement justifier d’une résidence habituelle dans l’État membre de la juridiction saisie dès le début de la période minimale de six mois.

Il faudra donc veiller à vérifier la durée écoulée depuis l’établissement dans la résidence devenue habituelle, avant de saisir le juge.

3) Saisine de la juridiction – Signification – Négligences (non)

Aux termes de l’article 8, 1) de ce texte « Les juridictions d'un État membre sont compétentes en matière de responsabilité parentale à l'égard d'un enfant qui réside habituellement dans cet État membre au moment où la juridiction est saisie ». Nul besoin de s’interroger sur le moment de cette saisine, puisque l’article 16 y répond et précise en son 1), a) qu’ « une juridiction est réputée saisie:

a) à la date à laquelle l'acte introductif d'instance ou un acte équivalent est déposé auprès de la juridiction, à condition que le demandeur n'ait pas négligé par la suite de prendre les mesures qu'il était tenu de prendre pour que l'acte soit notifié ou signifié au défendeur ».

En l’espèce, l’époux avait déposé une requête le 28 mai 2019, à fin de saisine du juge aux affaires familiales du tribunal judiciaire de Nantes pour qu’il statue sur les modalités d'exercice de l'autorité parentale. Le 17 mars 2020, l’épouse saisit une juridiction allemande aux mêmes fins. Pour vérifier si la résidence habituelle de l’enfant se situait en France au moment de la saisine de la juridiction française, les juges du fond se placèrent non à la date du dépôt de la requête, mais à celle de l’assignation de l’épouse. Ce, au motif que le demandeur avait commis de graves négligences en s'abstenant d'aviser le greffe en temps utile de la nouvelle adresse de son épouse en Allemagne et d'informer celle-ci de la procédure en cours avant l'assignation qu'il lui a fait délivrer le 18 septembre 2020. Or la signification était bien intervenue, appelant alors la prise en compte de la date du dépôt de la requête comme acte introductif d’instance. À ce titre, l’arrêt déféré est cassé sans ménagement pour violation de la loi. La Cour de cassation considère également qu’en l'absence de doute raisonnable quant à l'interprétation du droit de l'Union européenne, il n'y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle. C’est l’absence d’information de la partie adverse qui est à retenir, et non les seuls retards.

D. Règlement UE n° 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 – Insolvabilité

1) Extension de procédure – Centre des intérêts principaux – Confusion de patrimoine

L’arrêt sous commentaire fait une stricte application de solutions déjà dégagées, qu’il convenait de transposer. La Cour de cassation rappelle, d’abord, que le précédent Règlement (no 1346/2000 du Conseil du 29 mai 2000, relatif aux procédures d'insolvabilité N° Lexbase : L6914AUM) ne contenait pas de règle de compétence se référant expressément à l'extension, au motif d'une confusion des patrimoines, d'une procédure d'insolvabilité ouverte dans un État membre à une société dont le siège statutaire est situé dans un autre État membre. La Cour de justice, saisie par la Cour de cassation française avait posé que « doit être interprété en ce sens que dans l'hypothèse où une société, dont le siège statutaire est situé sur le territoire d'un État membre, est visée par une action tendant à lui étendre les effets d'une procédure d'insolvabilité ouverte dans un autre État membre à l'encontre d'une autre société établie sur le territoire de ce dernier État, la seule constatation de la confusion des patrimoines de ces sociétés ne suffit pas à démontrer que le centre des intérêts principaux de la société visée par ladite action se trouve également dans ce dernier État. Il est nécessaire, pour renverser la présomption selon laquelle ce centre se trouve au lieu du siège statutaire, qu'une appréciation globale de l'ensemble des éléments pertinents permette d'établir que, de manière vérifiable par les tiers, le centre effectif de direction et de contrôle de la société visée par l'action aux fins d'extension se situe dans l'État membre où a été ouverte la procédure d'insolvabilité initiale » (CJUE, 15 décembre 2011, aff. C-191/10, Rastelli Davide e C. Snc c/ Jean-Charles Hidoux, agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Médiasucre international N° Lexbase : A2893H8N).

En l’absence de règle de compétence en la matière dans le Règlement de 2015, il y avait lieu de transposer la même solution. Or les juges du fond s’étaient limités à la caractérisation d’une confusion de patrimoine, élément insuffisant à l’établissement du lieu du centre des intérêts principaux. C’est ce que relève la Cour de cassation avant de rappeler qu’il faut, reprenant la formule de l’arrêt de la Cour de justice, procéder à une appréciation globale de l'ensemble des éléments pertinents permettant d'établir que, de manière vérifiable par les tiers, le centre effectif de direction et de contrôle de la société se trouvait en France et non au lieu de son siège statutaire en Allemagne. Elle précise en outre, que le juge doit procéder d’office à la vérification de sa compétence. Si l’extension de procédure souffrait d’un manque de base légale, l’extension d’interprétation d’un Règlement à un autre est d’une parfaite rectitude juridique.

S.H.

newsid:488414

Procédure civile

[Brèves] Revirement de jurisprudence : quid de la recevabilité de la preuve déloyale ?

Réf. : Ass. plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648, B+R N° Lexbase : A27172AU

Lecture: 3 min

N7857BZZ

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 27 Mars 2024

Dans un procès civil, des moyens de preuve déloyaux peuvent être présentés au juge dès lors qu’ils sont indispensables à l’exercice des droits du justiciable. Toutefois, la prise en compte de ces preuves ne doit pas porter une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux de la partie adverse (vie privée, égalité des armes, etc.).

Faits et procédure. Dans cette affaire, un employeur a licencié un salarié pour faute grave. Ce dernier a contesté son licenciement devant le conseil des prud’hommes. Pour apporter la preuve de cette faute, l’employeur a soumis au juge l’enregistrement sonore capturé au cours d’un entretien informel, au cours duquel le salarié a tenu des propos ayant conduit à sa mise à pied. Cet enregistrement avait été réalisé à l’insu de l’employé.

La cour d’appel (CA Orléans, 28 juillet 2020, n° 18/00226 N° Lexbase : A97963RA a déclaré cette preuve irrecevable, compte tenu du fait que l’enregistrement avait été réalisé de façon clandestine. Aucune autre preuve ne permettant de démontrer la faute commise par le salarié, la cour d’appel a jugé que ce licenciement était sans cause réelle et sérieuse. L’employeur a formé un pourvoi en cassation.

Dans cette affaire, un employeur avait licencié un salarié en présentant un enregistrement audio obtenu à l’insu de ce dernier, lors duquel le salarié tenait des propos justifiant sa sanction. La Cour d’appel avait jugé que cet enregistrement, obtenu à l’insu du salarié, rendait le licenciement sans cause réelle et sérieuse. L’employeur s'est pourvu en cassation, et c’est ainsi que l’Assemblée plénière a rendu sa décision le 22 décembre 2023.

La solution. Énonçant le principe susvisé, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation casse et annule l’arrêt rendu par la cour d’appel.

Il convient de relever que cette solution constitue un revirement de jurisprudence et s’inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.

La Cour de cassation répond à la nécessité de ne pas priver un justiciable de la possibilité de faire la preuve de ses droits, lorsque la seule preuve disponible pour lui suppose, pour son obtention, une atteinte aux droits de la partie adverse.

L’arrêt d’appel ayant écarté les enregistrements clandestins au motif qu’ils avaient été obtenus de manière déloyale est donc censuré.

La Cour de cassation renvoie l’affaire devant une autre cour d’appel. Cette dernière devra vérifier, d’une part, que les enregistrements étaient indispensables pour prouver la faute grave du salarié, d’autre part, que l’utilisation de ces enregistrements réalisés à l’insu du salarié ne portent pas une atteinte disproportionnée à ses droits fondamentaux.

Pour aller plus loin : 

  • lire le communiqué de presse de la Cour de cassation ;
  • lire aussi Dossier spécial « La preuve en droit du travail : évolutions et nouveautés », Lexbase Social, mai 2023, n° 945 N° Lexbase : N5361BZL ;
  • v. E. Vergès, ÉTUDE : La preuve civile, in Procédure civile (dir. É. Vergès), Lexbase N° Lexbase : E9329B4B ;
  • v. ÉTUDE : L’instance prud’homale, L’administration de la preuve lors d’un procès prud’homal, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E7851ESL ;
  • v. également ÉTUDE : La cause réelle et sérieuse de licenciement pour motif personnel, Les modes de preuve de la cause réelle et sérieuse, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E6441ZKR ;
  • Lire le commentaire de L. Siguoirt, Nouvelle ère pour le droit à la preuve : la possible production ou obtention illicite ou déloyale des preuves en matière civile, Revue de droit privé, janvier 2024, n° 969 N° Lexbase : N7952BZK.

 

 

newsid:487857

Procédure civile

[Brèves] Procédure d’appel : publication du décret de simplification !

Réf. : Décret n° 2023-1391, du 29 décembre 2023, portant simplification de la procédure d'appel en matière civile N° Lexbase : L9662MK3

Lecture: 2 min

N7852BZT

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 27 Mars 2024

Un décret du 29 décembre 2023, publié au Journal officiel du 31 décembre 2023 attendu et annoncé depuis de nombreux mois par la Chancellerie vient simplifier et clarifier les dispositions relatives à l'appel et à la procédure d'appel et notamment, celles relatives à la procédure d'appel ordinaire avec représentation obligatoire.

Réorganisation structurée. Le présent décret restructure la sous-section 1 de la section I du chapitre Ier du sous-titre Ier du titre VI du livre II du Code de procédure civile relative à la procédure ordinaire avec représentation obligatoire devant la cour d'appel.

Il opère un partage clair entre les dispositions qui relèvent de la procédure à bref délai et celles qui relèvent de la procédure avec mise en état.

Il procède, en outre, à l'autonomisation des dispositions relatives à la procédure d'appel en supprimant, notamment, les renvois aux dispositions applicables au tribunal judiciaire.

Simplification et clarté. L'un des objectifs majeurs de ce décret est de simplifier et de clarifier et d’assouplir le contenu de la déclaration d'appel en permettant l'extension du périmètre de l'effet dévolutif dans les premières conclusions.

Par ailleurs, les délais pour conclure dans la procédure à bref délai sont augmentés à deux mois et le texte permet l'augmentation par le magistrat compétent de l'ensemble des délais pour conclure dans les procédures avec mise en état et à bref délai.

Nouvelles dispositions et précisions. Le décret définit les pouvoirs du président de la chambre saisie ou du magistrat désigné par le premier président dans la procédure à bref délai et clarifie ceux du conseiller de la mise en état.

Il crée une invitation systématique des parties à conclure une convention de procédure participative aux fins de mise en état en appel.

Par ailleurs, il redéfinit le périmètre de l'effet dévolutif de l'appel en supprimant le critère de l'indivisibilité de l'objet du litige.

Coordinations. En complément, le décret effectue diverses coordinations dans le Code des procédures civiles d'exécution, le Code de commerce et le Code de la consommation.

Entrée en vigueur. Le décret entrera en vigueur le 1er septembre 2024 et sera applicable aux instances d'appel introduites à compter de cette date, ainsi qu’aux instances reprises devant la cour d'appel à la suite d'un renvoi après cassation lorsque la juridiction de renvoi est saisie à compter de cette même date.

Pour aller plus loin : à noter que le présent décret fait l’objet d’un commentaire approfondi rédigé par Christophe Lhermitte, avocat au barreau de Rennes, dans la revue Lexbase Droit privé, janvier 2024, n° 969 N° Lexbase : N7909BZX.

newsid:487852

Procédure civile

[Brèves] Quid de l’augmentation des délais de procédure pour une société étrangère représentée en France par un mandataire général ?

Réf. : Cass. civ. 2, 21 décembre 2023, n° 21-21.140, F-B N° Lexbase : A27202AY

Lecture: 3 min

N7915BZ8

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 27 Mars 2024

► Il résulte de la combinaison des articles 643 et 645 du Code de procédure civile que lorsqu'une demande est portée devant une juridiction qui a son siège en France métropolitaine, les délais de comparution, d'appel, d'opposition, de recours en révision et de pourvoi en cassation sont augmentés de deux mois pour les personnes qui demeurent à l'étranger dans tous les cas où il n'est pas expressément dérogé à cette règle ; demeure à l'étranger, au sens du premier de ces textes, une société dont le siège social est à l'étranger, même si elle est représentée en France par un mandataire général domicilié sur le territoire national ainsi qu'elle y est tenue par les articles L. 362-1 et R. 362-2 du Code des assurances.

Les faits et procédure. Dans cette affaire, dans un litige opposant des époux à une société de bâtiment, un tribunal de grande instance a condamné l’assurance de cette dernière à payer aux demandeurs une certaine somme. La société d’assurance a interjeté appel à l’encontre du jugement. Par ordonnance, le conseiller de la mise en état a déclaré irrecevable l’appel. L’appelante a déféré cette ordonnance à la cour d’appel.

Le pourvoi. La demanderesse fait grief à l'arrêt (CA Paris, 19 mai 2021, n° 20/14528) d’avoir confirmé l’ordonnance entreprise et d’avoir déclaré son appel irrecevable. Elle fait valoir la violation par la cour d’appel de l’article 643 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6758LEZ.

En l’espèce, pour déclarer irrecevable l’appel, l'arrêt a retenu qu’une société d'assurance britannique immatriculée à Gibraltar est tenue, aux termes des articles L. 362-1, alinéa 2 N° Lexbase : L3665I8A, et R. 362-2 N° Lexbase : L5661I88 du Code des assurances, d'être représentée devant les juridictions françaises par un mandataire général dont le domicile et la résidence doivent être situés sur le territoire français, et qu'elle ne peut se prévaloir de l'augmentation du délai prévu à l'article 643 du Code de procédure civile bénéficiant aux personnes qui demeurent à l'étranger.

Solution. Énonçant la solution susvisée, au visa des articles 643 et 645 N° Lexbase : L6807H7A Code de procédure civile, la Cour de cassation censure le raisonnement de la cour d’appel. La Haute juridiction énonce que la cour d’appel a méconnu les dispositions des articles précités, relevant que la société d'assurance britannique immatriculée à Gibraltar bénéficiait du délai augmenté de deux mois prévu à l'article 643 du Code de procédure civile. Elle casse et annule, en toutes ses dispositions l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris et renvoie l’affaire.

Pour aller plus loin : v. S. Dorol, ÉTUDE : Le déroulement de l’instance : computation des délais in Procédure civile (dir. É. Vergès), Lexbase N° Lexbase : E9606B4K.

 

newsid:487915

Procédure civile

[Brèves] Demandes d’indemnité spéciale de licenciement et de dommages et intérêts : actualité sur la notion de demande nouvelle en cause d’appel

Réf. : Cass. soc., 13 mars 2024, n° 21-25.827, FS-B N° Lexbase : A05132UK

Lecture: 2 min

N8809BZB

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par Lisa Poinsot

Le 27 Mars 2024

La demande de dommages-intérêts formée devant la cour d'appel par le salarié aux fins d'indemnisation des conséquences de son licenciement en raison d'une inaptitude consécutive à un accident du travail ou une maladie professionnelle tend aux mêmes fins que celle, soumise aux premiers juges, qui vise à obtenir le paiement des indemnités légales propres à la rupture du contrat par l'employeur à raison de son inaptitude au poste.

Faits et procédure. Un salarié saisit la juridiction prud’homale afin d’obtenir des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse en raison du non-respect par l’employeur de son obligation de reclassement. Il soutient que son inaptitude a une origine professionnelle et sollicite ainsi le versement de l’indemnité spéciale de licenciement égale au double de l’indemnité légale de licenciement en application de l’article L. 1226-14 du Code du travail.

La cour d’appel (CA Lyon, 21 octobre 2021, n° 18/05409 N° Lexbase : A786949C) considère qu’il s’agit d’une prétention nouvelle en appel qui ne tend pas aux mêmes fins que celles soumises aux juges de première instance, de sorte qu’elle déclare la demande en paiement de l’indemnité spéciale attachée à la qualification de licenciement pour inaptitude professionnelle.

La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale de la Cour de cassation casse et annule la décision d’appel en application des articles 564 et 565 N° Lexbase : L6718H7X du Code de procédure civile.

La Haute juridiction considère que la demande d’indemnité spéciale de licenciement est recevable.

Pour aller plus loin : v. F. Seba, ÉTUDE : L’appel, L’effet relatif de l’appel quant à l’étendue du litige, in Procédure civile (dir. É Vergès), Lexbase N° Lexbase : E114203P.

newsid:488809

Professions libérales

[Point de vue...] Les professions juridiques face à l’intelligence artificielle générative : un nouveau défi à relever

Lecture: 18 min

N8773BZX

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par Céline Gravière, Avocate au barreau de Bordeaux, Médiatrice, Membre d'honneur de l'AAPPE, Membre de Bordeaux Médiation

Le 27 Août 2024

Mots-clés : intelligence artificielle génératives • professions juridiques • éthique • innovation • responsabilité professionnelle

L'intelligence artificielle représente un vecteur de transformation du métier d'avocat, promettant une évolution significative dans la prestation de services juridiques, à condition que son intégration soit gérée de manière éthique et responsable.


 

Beaucoup de bruit pour rien… La petite application « I-avocat » a suscité beaucoup d’émoi chez les avocats en ce début d’année 2024. Il faut dire que l’entreprise ayant développé l’application avait choisi d’adopter une communication provocante puisqu’elle se targuait sur les réseaux sociaux de pouvoir remplacer un avocat ! Un recours a été formé et l’application a battu en retraite pour revenir sous une identité en apparence moins offensive envers la profession : désormais téléchargeable sur les plateformes d’application sous « I-legal », plateforme proposant un chat d’information juridique.

En réalité, I-avocat n’apportait rien de vraiment nouveau sous le soleil de l’intelligence artificielle générative, mais a eu le mérite de susciter des discussions sur le sujet au-delà d’un cercle d’initiés. L’enjeu est de taille, car dans un monde juridique en constante évolution, l'intégration de l'intelligence artificielle (IA) représente à la fois une révolution et un défi majeur pour la profession d'avocat. L'automatisation des processus, l'analyse prédictive des dossiers, offrent sans aucun doute des avantages indéniables en termes de gain de temps et de ressources. Cependant, cette innovation technologique interpelle directement sur l'avenir de la profession, questionnant la place de l'avocat dans un environnement où l'IA peut accomplir des tâches jusqu'alors réservées aux humains. Les craintes ne sont pas seulement liées à une potentielle déshumanisation du conseil juridique ou à la perte d'emplois, mais touchent également à des questions d'éthique, de confidentialité, et de qualité du service juridique offert.

Si l’IA générative offre de formidables opportunités et innovations pour les professions juridiques (I), elles devront toutefois mesurer les défis et les risques que présente l’adoption de cette technologie (II).

I. L’intégration de l’IA générative dans les pratiques juridiques : opportunités et innovations

Pour l'avocat moderne, la compréhension et l'adoption de l'intelligence artificielle sont déjà devenues des compétences incontournables (A). Les avantages et les applications pratiques de l’IA générative devraient rapidement convaincre les réfractaires à l’innovation (B).

A. Compréhension et adoption de l’IA par les avocats

La base de l'intelligence artificielle et son adoption progressive par le milieu juridique ouvrent de nouveaux horizons pour la profession (1). Cette adoption est motivée par plusieurs facteurs, dont l'amélioration de l'efficacité et la précision dans le travail juridique (2).

1) Définition et principes de fonctionnement de l’intelligence artificielle générative

S’il n’est pas question ici de prétendre à une présentation technique et scientifique complète de ce qu’est l’intelligence artificielle générative, il nous est apparu incontournable d’en donner une définition simple et d’en présenter les principes de fonctionnement, pour mieux l’appréhender et en faciliter l’adoption.

Le terme d’intelligence artificielle remonte aux années 50. Pour le Parlement européen, l’IA correspond à tout outil utilisé par une machine afin de « reproduire des comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité ». L'intelligence artificielle (IA) est une simulation de l'intelligence humaine, introduite dans une machine conçue pour rendre service à l'humain.

L'intelligence artificielle générative (IA générative) est une branche de l’intelligence artificielle qui se concentre sur la création de modèles et d’algorithmes capables de générer des données, des images, des textes ou des sons de manière autonome. Les “LLM” pour “Large Langage Model” ou modèles de langage de grande taille constituent la base algorithmique d’applications comme ChatGPT, Mistral (le challenger français) ou Gemini, l’IA mise en ligne par Google pour remplacer Bard. Ces avancées technologiques ont été permises notamment par les travaux sur le Deep Learning et les réseaux de neurones artificiels.

Pour résumer simplement les choses [1], l’IA générative apprend à partir d’immenses quantités de données existantes pour ensuite générer de nouveaux contenus. Elle peut s’utiliser dans de nombreux domaines : marketing, art et design, développement de logiciels, juridique, etc.

Dans le domaine juridique, l'IA se manifeste principalement à travers des applications de “machine learning” ou apprentissage automatique et des outils de traitement automatique du langage naturel. Ces types d’IA sont employées pour analyser les jurisprudences et les documents légaux, prédire les issues de procès, automatiser la rédaction de documents juridiques et faciliter la recherche de précédents jurisprudentiels.

Il existe aujourd’hui de nombreux outils et le marché ne cesse d’évoluer pour tenter de proposer aux praticiens des “supers-assistants”. Les gains de temps donc de ressources entrevues suscitent – ou devraient susciter – un réel intérêt des praticiens.

2) L’adoption de l’IA générative par les cabinets d’avocats

Les avocats se montrent pour beaucoup intéressés ou à tout le moins intrigués par les performances annoncées. Nombreux se sentent bousculés et rejettent l’innovation, au prétexte que rien ne pourra les remplacer. C’est certainement conclure un peu vite et nier une réalité : l’IA générative est capable d’accomplir des travaux juridiques de qualité et certains considèrent qu’il peut remplacer un collaborateur junior.

En réalité, l’IA générative n’échappe pas au comportement traditionnel des consommateurs face à l’innovation, qui identifie cinq grands groupes :

  • les précurseurs, premiers à acheter les nouveaux produits ;
  • les visionnaires, convaincus de l’innovation et qui achètent rapidement ;
  • la majorité précoce qui attend les premiers retours d’expérience pour se décider à acheter ;
  • la majorité tardive qui attend les signes de popularité et une grande diffusion des produits pour acheter ;
  • les retardataires, qui sont les derniers à adopter une innovation.

La différence tient sans doute dans le fait que le rythme d’émergence, de diffusion et donc d’adoption des outils liés à l’IA générative est très rapide et que les professionnels du droit doivent rapidement passer à l’action s’ils ne veulent pas se retrouver dans le wagon des retardataires…

Il ressort d’une enquête publiée en octobre 2023 que près de quatre professionnels du droit sur cinq estiment que les outils d’IA générative renforceront leur efficacité ; 85 % expriment des préoccupations éthiques quant à l’impact de l’IA générative sur leur pratique et parmi les 19 % d’utilisateurs actuels au sein des professions juridiques, plus de la moitié l’utilisent comme un outil d’aide à la rédaction . Près de 49 % toutefois utilisent ou prévoient de l’utiliser dans leur travail [2] .

Il est à penser que le gain de temps que peut offrir l’IA et les outils en voie de diffusion chez les grands éditeurs juridiques vont accélérer l’adoption de l’IA génératives au sein des professions juridiques. En effet, la quête d'efficacité, la réduction des coûts et l'amélioration de la qualité des services juridiques sont au cœur de la dynamique d'adoption de l’IA générative, poussant les cabinets à intégrer l'IA dans leurs pratiques. L'amélioration de l'efficacité et de la productivité grâce à l'IA permet aux avocats de mieux répondre aux besoins de leurs clients.  L'IA peut automatiser de nombreuses tâches répétitives et chronophages, telles que la recherche juridique, la rédaction de documents juridiques et la gestion des dossiers clients. Cela permet aux avocats de se concentrer sur des tâches plus stratégiques et à plus forte valeur ajoutée, qu’il s’agisse de missions juridiques ou de dégager du temps pour l’amélioration de la relation client. C'est dans ses applications pratiques que l'on mesure véritablement l’impact de l’IA sur la profession.

B. Applications pratiques de l’IA dans le domaine juridique

L'automatisation des processus juridiques offre des gains d'efficacité significatifs, notamment dans la gestion des documents et l'analyse contractuelle (1). Par ailleurs, l'IA assiste les avocats dans la définition de leurs stratégies judiciaires grâce à l'analyse prédictive (2).

1) Automatisation et accélération des processus juridiques : gestion et analyse documentaire

L'IA générative peut faciliter l’automatisation de tâches répétitives, comme la création de documents standardisés tels que des contrats, des baux, des lettres et des assignations. Toutefois, les professionnels structurés disposent déjà de logiciels permettant de fusionner des documents à partir d’une base de modèles rédigés et vérifiés par les professionnels et dont ils n’auront pas forcément intérêt de confier la rédaction à des outils d’IA. En revanche, l’IA générative peut rédiger des mails de réponses simples aux clients par exemple. Ou encore, elle peut être utilisée pour faciliter la création de dossiers, à partir de l’analyse de documents relatifs aux clients, simplifiant la création des parties.

Outre l’amélioration des outils de recherche juridique, utilisés de longue date par les professionnels du droit, l'IA peut être utilisée pour analyser des documents afin d'identifier les clauses clés d’un contrat, les risques potentiels et les points de négociation : l'IA peut aider les parties à négocier des accords en identifiant les points de convergence et en suggérant des solutions mutuellement acceptables. L’IA générative peut convertir des textes longs en tableaux en quelques secondes, facilitant le traitement des informations et la diffusion d’informations facilement utilisables au plan opérationnel.

2) Soutien à la décision stratégique et analyse prédictive

L'IA générative offre aux juristes des outils révolutionnaires pour affiner leur stratégie juridique. Grâce à l'analyse de données historiques des tribunaux, l'IA peut prédire les chances de succès d'une action en justice, éclairant ainsi la prise de décision et optimisant les chances de victoire. De plus, l'IA s'avère un précieux allié pour évaluer les risques juridiques potentiels liés à une transaction ou une décision. En identifiant et en analysant les points faibles d'un cas, l'IA permet aux juristes d'anticiper les obstacles et de minimiser les dangers.

En résumé, l'IA générative se présente comme un atout majeur pour les juristes, leur permettant d'affiner leur stratégie juridique, de prendre des décisions éclairées et d'augmenter leurs chances de succès. Si les avantages de l'IA sont manifestes en termes d'efficacité et d'accès à l'information, ils s'accompagnent de défis et de considérations éthiques non négligeables.

II. Les défis éthiques et pratiques de l’intégration de l’IA dans le secteur juridique

La méfiance des professionnels du droit à l’égard de l’utilisation de l’IA concerne essentiellement l’IA générative. En effet, ce ne sont pas les progrès de l’IA en matière de recherche juridique, en quelque sorte transparents pour les utilisateurs, qui suscitent de l’inquiétude, mais bien la remise en question du rôle unique de l’avocat. Plutôt que de rester dans une posture de déni et de rejet de cette innovation majeure, il importe de cerner les défis légaux, éthiques et pratiques à prendre en compte pour garantir une utilisation responsable et bénéfique de cette technologie.

A. Les défis légaux et éthiques posés par l’IA générative

Les limites de l’IA générative dans la qualité du contenu restitué sont parfois apparues de manière criante. Au-delà, le modèle économique qui sous-tend l’utilisation de ces technologies posent des questions écologiques, au regard de l'importance des ressources en energie et en eau nécessaires à l’utilisation de ces technologies (1). Au-delà des défis éthiques, et de manière plus “réflexe” les juristes auront à éviter les écueils juridiques liés à l’utilisation de l’IA générative (2).

1) Les défis éthiques

L'utilisation de l'IA dans le domaine juridique soulève plusieurs questions éthiques. Tout d’abord, sur la production de contenu, l’existence de biais algorithmiques, qui peuvent conduire à la reproduction de biais présents dans les données d’apprentissage et à des propositions de contenu discriminatoires.

Plus grave, le système d’apprentissage de « ChatGPT » a impliqué l’embauche de milliers de travailleurs à travers la planète pour entraîner l’IA à bien répondre, pour écarter les contenus haineux et violents, ce qui n’a pas été sans conséquence pour la santé mentale de ces employés. C’est ainsi que des Kenyans payés deux dollars de l’heure ont dû modérer des milliers de contenus violents [3].

Par ailleurs, au plan écologique et sociétal, l’émergence de l’IA pose question sur une utilisation de manière massive, car elle influe de manière colossale la consommation énergétique et l’émission de gaz à effet de serre, déjà largement impactées par les usages numériques. Si rien n’est fait, l’empreinte carbone du numérique évaluée en 2020 à 2.5% pourrait tripler d’ici à 2050 pour atteindre 49,4 millions de tonnes équivalent CO2 [4]. L’utilisation de l’IA générative est également gourmande en eau. 6,4 milliards de litres d'eau, ou 2 500 piscines olympiques [5]: c'est la consommation d'eau de Microsoft en 2022, soit une augmentation de 34 % par rapport à 2021. Chez Google, la hausse est de 20 % sur la même période, d'après les rapports de responsabilité environnementale respectifs de ces firmes, cités par les journalistes de l'agence Associated Press (AP). Des voix s’élèvent pour la prise en compte de ces enjeux pour rendre possible un usage de l’IA plus respectueux des ressources environnementales [6].

Enfin, l’IA présente des risques d’être utilisée pour créer de manière massive de faux contenus et manipuler l’opinion publique, ou encore diriger des attaques sur les systèmes d’information. Les risques liés à la cybersécurité n’ont sans doute jamais été aussi importants.

Au-delà de ces enjeux éthiques, l’utilisation de l’IA soulève nombre de questions juridiques.

2) Les défis juridiques

L’existence des biais et des risques d’atteintes aux droits fondamentaux avait poussé la Défenseure des droits et la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme à plaider, dès avril 2021, pour la prise en compte des droits fondamentaux et du droit de la non-discrimination par le Règlement européen sur l’Intelligence artificielle alors en cours de discussion[7].

Par ailleurs, l'utilisation de l'IA implique la collecte et le traitement de grandes quantités de données sensibles comme base d’apprentissage, a soulevé des questions de respect de la vie privée et de sécurité des données utilisées. À cet égard, une directive de 2019 a introduit une exception pour la fouille de textes et de données. Elle permet de collecter des contenus publics sans obtention du consentement des auteurs, y compris pour une utilisation commerciale, à condition que les auteurs aient pu s’opposer à cette utilisation. Quant aux éventuelles violations des droits d’auteur au travers d’“œuvres” générées au moyen d’une IA générative, elles devront faire l’objet d’une analyse au cas par cas, qui dépendra de la réglementation locale applicable [8].

Récemment, l’Union européenne qui avait, dès après le déploiement de ChatGPT fait rapidement le choix d'encadrer le développement de l’IA, a adopté un règlement européen en date du 2 février 2024. Il s’agit de la première loi sur l’intelligence artificielle dans le monde [9], avec pour objectif affiché d’être “une solution pour l’utilisation digne de confiance des grands modèles d’IA” [10]. Le règlement vise notamment à compléter le RGPD, qui protège déjà largement l’utilisation des données par les IA, du moins en théorie.

Enfin, ne peut être éludée la question de la responsabilité des juristes utilisateurs de l’IA pour produire des contenus. Ces derniers le sont à partir de requêtes, nommées “prompts”. L’IA va ensuite écrire la réponse la plus probable, à partir du corpus de données sur lequel il a fondé son apprentissage. Qui dit probabilité, dit risque d’erreurs ou même de réponses purement et simplement inventées, qu’on a nommées “hallucinations”. C’est ce qui a valu à un avocat américain des poursuites pour avoir cité à l’appui d’un dossier des jurisprudences inventées par ChatGPT. Certains ont pensé un temps qu’il suffirait de demander à Chat-GPT de ne pas inventer pour qu’il se cantonne à des réponses vérifiées, mais cela ne fonctionne pas si simplement. Il s’agit d’une limite de la puissance de l’IA générative, qu’il faut prendre en compte dans son usage. Il en ressort que seuls des experts d’un sujet peuvent tirer réellement avantage de l’utilisation de l’IA, car ils vont être en mesure de détecter les erreurs contenues dans les textes générés, sauf à engager leur responsabilité professionnelle. Ce n’est cependant pas forcément le défi le plus difficile à relever, tant les praticiens du droit sont déjà particulièrement attentifs à produire des contenus de qualité. C’est peut-être le défi de l’intégration technologique qui sera, pour certains, le plus difficile à relever.

B. Les défis de l’intégration technologique

L'adoption de nouvelles technologies peut rencontrer une résistance de la part des professionnels du droit qui sont habitués à des méthodes de travail traditionnelles. La peur de l'inconnu, le manque de compréhension des technologies d'IA et la crainte de voir son métier transformé peuvent freiner l'innovation.

Les avancées numériques de ces vingt dernières années n'ont pas toutes été correctement intégrées dans les pratiques des avocats, à dire vrai pas toujours correctement soutenus par des logiciels professionnels, voire entravés par des systèmes obsolètes comme le RPVA. Or, l’IA générative constitue pour beaucoup une révolution comparable à l’arrivée d'internet.

Les juristes ont donc un défi technologique majeur à relever pour intégrer dans leurs pratiques professionnelles l’usage de l’IA générative, sans rien sacrifier à leur déontologie et avec responsabilité.

Seule la formation aux nouveaux outils pourra faciliter la montée en compétence indispensable à l’adoption de l’IA générative. Pour la majorité des utilisateurs, cela passera par une utilisation adaptée de leurs logiciels de recherche ou de gestion de dossiers. En effet, les éditeurs cherchent actuellement à adapter les fonctionnalités de leurs logiciels pour intégrer l’usage de l’intelligence artificielle. Aller un peu plus loin en se formant de manière plus générale au fonctionnement de l’IA générative constituera cependant sans nul un avantage concurrentiel.

Conclusion

En conclusion, l'intelligence artificielle générative représente un défi majeur pour les professions juridiques, mais également une opportunité d'innovation et d'amélioration de leurs pratiques. La collaboration entre les professionnels du droit et les développeurs d’IA sera un levier indéniable pour favoriser l’intégration de l’IA dans les pratiques juridiques.

Au-delà, la révolution de l’IA générative chez les juristes s’inscrit dans une mutation plus globale des professions juridiques, qui doivent “se préparer aujourd’hui à être les juristes de demain” [11].

À retenir

  • L'IA générative est une technologie en plein essor qui permet de créer de nouveaux contenus à partir de données existantes.
  • Elle offre de nombreuses opportunités pour les professions juridiques, mais soulève également des défis éthiques et juridiques importants.
  • La clé pour relever ces défis est se former et de mettre en place des solutions informatiques et des mesures organisationnelles appropriées pour faciliter l’intégration dans la pratique des études et cabinets d’avocats.

[1] Pour une définition plus complète, Questions-réponses, Intelligence artificielle : le cadre juridique européen de l’IA en 5 questions [en ligne].

[2] LexisNexis dévoile une enquête sur l'IA générative et son impact sur la transformation des métiers du droit, octobre 2023.

[3] ChatGPT : Sama, l'entreprise "éthique" derrière les scandales de modération au Kenya, janvier 2023 [en ligne]. 

[4] Référentiel des usages numériques, Le pôle numérique, Arcep, Arcom [en ligne].

[5] N. Michaels, 6,4 milliards de litres pour Microsoft : l'IA générative a-t-elle fait exploser la consommation d'eau des géants de la tech ?, GEO, septembre 2013 en [en ligne].

[6] R. Scheier adapté par R. Fléchaux, Développement durable: 4 pistes pour une IA plus vertueuse, février 2024 [en ligne].

[7] Règlement européen sur l’intelligence artificielle : la Défenseure des droits et la CNCDH, en lien avec leurs homologues européens, appellent à la nécessaire prise en compte des droits fondamentaux et du principe de non-discrimination, novembre 2023 [en ligne]. 

[8] E. Malroux, Quelles régulations pour la conception des IA génératives ? Dossier IA générative de Linc, laboratoire d’innovation numérique de la CNIL [en ligne].

[9] Intelligence artificielle : le cadre juridique européen de l'IA en 5 questions (vie-publique.fr), février 2024 [en ligne].

[10] Bâtir l’avenir numérique de l’Europe : loi sur l'IA, site de la commission européenne [en ligne]. 

[11] Comment se préparer aujourd’hui à être le juriste de demain, propos recueillis par Nathalie Hantz, janvier 2024 [en ligne].

newsid:488773

Surendettement

[Brèves] L’effet interruptif de prescription de la décision de recevabilité au bénéfice de la procédure de surendettement des particuliers

Réf. : Cass. civ. 2, 8 février 2024, n° 22-14.528, F-B N° Lexbase : A91412KR

Lecture: 2 min

N8432BZC

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par Vincent Téchené

Le 20 Mars 2024

► Le créancier qui recherche l'exécution d'un titre notarié ne peut, à compter de la décision de recevabilité du débiteur au bénéfice de la procédure de surendettement des particuliers, interrompre la prescription en diligentant une procédure d'exécution et il ne saurait lui être imposé d'introduire une action au fond afin de suspendre la prescription.

Faits et procédure. Par acte notarié du 20 mai 2009, une banque a consenti un prêt à une société, garanti par un cautionnement solidaire.

Le 28 janvier 2014, une commission de surendettement a déclaré recevable la demande de la caution et, le 30 septembre 2015, un tribunal d'instance a homologué les mesures préconisées par cette commission prévoyant un moratoire de paiement des dettes pendant 24 mois, le temps de vendre un bien immobilier.

La banque a fait délivrer un commandement de payer valant saisie immobilière le 12 novembre 2018.

Le 13 mai 2020, un tribunal judiciaire a déclaré recevable une nouvelle demande, déposée le 26 février 2019 par la caution, de traitement de sa situation de surendettement. Par jugement du 8 décembre 2021, ce tribunal, saisi de la contestation de l'état du passif de la débitrice, a dit la créance de la banque prescrite. Selon les juges du fond, au regard d'une déchéance du terme intervenue en janvier 2013, la prescription quinquennale était acquise en janvier 2018, à défaut de fait interruptif se déduisant de la procédure de surendettement.

Cette dernière a donc formé un pourvoi en cassation.

Décision. La Cour de cassation rappelle qu’il résulte de l'article L. 331-3-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L9813INR, dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-672 du 26 juillet 2013 N° Lexbase : L9336IX3, que la décision de recevabilité de la demande de traitement de la situation de surendettement emporte suspension et interdiction des procédures d'exécution diligentées à l'encontre des biens du débiteur.

Ainsi, en statuant comme il l’a fait, alors que le créancier qui recherche l'exécution d'un titre notarié ne peut, à compter de la décision de recevabilité du débiteur au bénéfice de la procédure de surendettement des particuliers, interrompre la prescription en diligentant une procédure d'exécution et qu'il ne saurait lui être imposé d'introduire une action au fond afin de suspendre la prescription, le tribunal a violé le texte visé.

newsid:488432

Surendettement

[Brèves] Prise en compte des dettes professionnelles dans l’appréciation de la situation de surendettement depuis la loi sur l’entrepreneur individuel : la Cour de cassation précise l’entrée en vigueur

Réf. : Cass. civ. 2, 8 février 2024, n° 22-18.080, F-B N° Lexbase : A91482KZ

Lecture: 3 min

N8430BZA

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par Vincent Téchené

Le 20 Mars 2024

► La loi n° 2022-172 du 14 février 2022, publiée au Journal officiel du 15 février 2022, ne comporte, en ce qui concerne son article 10, aucune disposition transitoire. Ce texte qui prévoit désormais la prise en compte des dettes professionnelles dans la situation de surendettement est donc applicable à compter du 16 février 2022 et en cours d'instance, même si les débats se sont tenus antérieurement.

Faits et procédure. Par un jugement du 11 avril 2022, des créanciers ont formé un recours contre la décision d'une commission de surendettement des particuliers ayant déclaré recevable la demande d’un débiteur tendant au traitement de sa situation financière.

Un pourvoi a été formé.

Décision. La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa des articles 1er, 2 du Code civil et L. 711-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L3720MBE, dans sa rédaction issue de l'article 10 de la loi n° 2022-172 du 14 février 2022 N° Lexbase : L3215MBP.

Elle relève que la loi du 14 février 2022, publiée au Journal officiel du 15 février 2022, ne comporte, en ce qui concerne son article 10, aucune disposition transitoire. Ce texte est donc applicable à compter du 16 février 2022.

Or, pour déclarer le débiteur irrecevable au bénéfice de la procédure de surendettement, le jugement retient que l'article L. 711-1 du Code de la consommation interdit de prendre en compte les dettes professionnelles pour l'appréciation de la situation de surendettement.

Dès lors, pour la Haute juridiction, en statuant ainsi, en appliquant les dispositions de l'article L. 711-1 du Code de la consommation dans leur rédaction antérieure à la loi du 14 février 2022, alors que ces dispositions étaient applicables dans leur rédaction issue de la loi du 14 février 2022, en cours d'instance, le jugement attaqué ayant été rendu le 11 avril 2022, postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi précitée, même si les débats se sont tenus antérieurement, le juge a violé les textes visés.

Observations. L’éligibilité à la procédure de surendettement ne tenait pas compte des dettes professionnelles ayant ainsi pour effet pour effet que certaines catégories d’entrepreneurs se retrouvent privées de toute solution d’apurement de leur passif si elles ne sont pas par ailleurs éligibles aux procédures collectives.

Par exemple un gérant de SARL, qui ne relève pas des procédures collectives dans la mesure où il n’exerce pas personnellement d’activité commerciale, était susceptible d’être exclu de tout dispositif de traitement de son endettement si celui-ci était exclusivement de nature professionnelle.

La loi n° 2020-734 du 17 juin 2020 N° Lexbase : L4230LXX, notamment relative à diverses dispositions liées à la crise sanitaire, est intervenue, à travers son article 39,  pour modifier l’article L. 741-2 du Code de la consommation N° Lexbase : L4506LX8 et ainsi autoriser l’effacement des dettes professionnelles.

Aussi, pour rendre pleinement opérante l’évolution intervenue en 2020, et combler un vide juridique, la loi du 14 février 2022 réformant le statut de l’entrepreneur individuel a élargi les conditions d’éligibilité au surendettement des particuliers en prévoyant que les dettes professionnelles soient prises en compte et a modifié l’article L. 711-1 du Code de la consommation en conséquence.  

La loi a repoussé l’entrée en vigueur de nombre de ses dispositions, au premier lieu desquelles le nouveau statut de l’entrepreneur individuel et avec lui l’adaptation du droit des entreprises en difficulté qui sont applicables depuis le 15 mai 2022. En revanche, l’entrée en vigueur de l’article 10 modifiant l’article L. 711-1 précité n’est pas repoussée. C’est bien le constat que fait ici la Cour.

Pour aller plus loin : v. Ch. Lebel, L’entrepreneur individuel et les procédures de surendettement, in dossier spécial « La réforme de l'entrepreneur individuel par la loi du 14 février 2022 », Lexbase Affaires, mars 2022, n° 709 N° Lexbase : N0767BZG.

 

newsid:488430

Voies d'exécution

[Textes] Le juge de l’exécution et les clauses abusives contenues dans le titre exécutoire

Réf. : TJ Paris, JEX, 11 janvier 2024, deux jugements, n° 20/81791 N° Lexbase : A32602D4, n° 23/00185 N° Lexbase : A32582DZ

Lecture: 23 min

N8752BZ8

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par Bertrand Jost, Docteur en droit, Maître de conférences à l'Université Sorbonne Paris Nord

Le 29 Mars 2024

Mots-clés : clauses abusives • juge de l’exécution • contrôle • compétence • autorité de chose jugée

Lorsque l’exécution forcée est fondée sur un acte notarié exécutoire, le juge de l’exécution est compétent pour contrôler le caractère abusif des clauses du contrat (illustration). En revanche, lorsque l’exécution forcée est fondée sur une décision de justice, le juge de l’exécution peut-il contrôler le caractère abusif des clauses du contrat si le premier juge ne l’a pas fait ? La Cour de cassation est saisie pour avis, même si elle a déjà répondu à cette question.


 

 

1. Que le droit de l’Union européenne ait autorité sur le droit national, c’est une chose que l’on ne discute plus guère. L’arrêt fondateur de la ci-devant Cour de justice des communautés européennes, « Costa c/ E.N.E.L », énonce « qu’issu d’une source autonome, le droit [dérivé] ne pourrait […] se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire, et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même » [1]. Dans la hiérarchie des normes, donc, la loi nationale est primée par le droit de l’Union, primaire ou dérivé. On sait que s’ensuivent des contrôles de conventionnalité qui peuvent entraîner ponctuellement la neutralisation de la première au profit du second, et que la Cour de cassation, alignée sur la Cour de justice [2], impose aux juges du fond de relever d’office certaines règles communautaires si elles ne sont pas spontanément invoquées par les parties [3], et modifie sa propre jurisprudence en fonction [4].

2. Deux jugements rendus par le juge de l’exécution du tribunal judiciaire de Paris le 11 janvier 2024 viennent illustrer le souci d’effectivité du droit de l’Union européenne en matière de clauses abusives [5]. Dans les deux cas, il était question de prêts de sommes d’argent non remboursés, l’établissement de crédit mettant en œuvre les voies d’exécution afin d’obtenir son dû après avoir activé des clauses permettant la déchéance du terme. Dans les deux cas, la question du caractère abusif de ces clauses et, partant, de la validité d’une partie du contrat, était posée : on sait en effet que la Cour de cassation a récemment illustré que de telles clauses sont susceptibles d’être illicites au regard du droit de la consommation, selon leurs modalités [6].

Les espèces, pour le reste, divergent, et les enseignements des jugements diffèrent. Le premier [7], rendu à propos d’un titre exécutoire notarié, est principalement relatif à l’étendue de la compétence du juge de l’exécution (I) ; le second [8], rendu à propos d’un titre exécutoire juridictionnel, est principalement relatif au rapport entre le juge de l’exécution et l’autorité de chose jugée (II). L’un et l’autre ont ceci de remarquable qu’ils surviennent au stade de l’exécution forcée : la validité du contenu du contrat est (ou serait) appréciée in extremis.

I. Contrôle du caractère abusif d’une clause et compétence du juge de l’exécution

3. Dans la première affaire, la banque est munie de deux actes notariés, revêtus de la formule exécutoire. La principale question est celle de la compétence du juge de l’exécution pour apprécier la validité des negotiums justifiant les poursuites. L’article L. 213-6 du Code de l’organisation judiciaire N° Lexbase : L7740LPD dispose que « le juge de l'exécution connaît […] des difficultés relatives aux titres exécutoires et des contestations qui s'élèvent à l'occasion de l'exécution forcée, même si elles portent sur le fond du droit à moins qu'elles n'échappent à la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire ». Sa compétence est, sur ce point, exclusive [9], ce qui interdit toute prorogation [10].

4. Nécessité d’un contrôle. Il est certain qu’un contrat dont l’instrumentum est un acte notarié peut être affligé de causes de nullité, qu’elles relèvent du contrôle subjectif du contrat (une partie peut avoir commis une erreur, été victime d’un dol voire d’une violence, excédé le périmètre de sa capacité juridique malgré la vigilance du notaire) ou du contrôle objectif (le contenu du contrat peut être incertain ou illicite). Le risque est d’autant plus grand que le notaire n’est pas muni d’un pouvoir de supervision clairement défini à l’égard de la validité des actes qu’il instrumente : devoir de conseil mis à part, il « ne fait qu’identifier des engagements dont il n’a pas la maîtrise » [11] (ce que rappelle au demeurant le jugement [12]) alors qu’il les revêt de la formule exécutoire [13] et leur donne le « privilège d’action parée » [14].

Par ailleurs, les droits nés d’un tel contrat peuvent être prescrits, cédés, compensés – sans prétendre à l’exhaustivité. Tout cela a, bien sûr, une incidence décisive sur les voies d’exécution qui en procèdent.

Dès lors, deux observations s’ensuivent : il faut, d’abord et c’est l’évidence, qu’un juge connaisse des difficultés relatives à tout ou partie de ces contrats qui sont exécutoires sans décision de justice [15] ; il est logique, ensuite, que ce juge soit celui de l’exécution puisque c’est à ce stade que les difficultés se manifesteront.

5. Compétence du juge de l’exécution. Au lendemain de la création du juge de l’exécution [16], la Cour de cassation eut néanmoins une interprétation restrictive de sa compétence : en 1995, elle est d’avis qu’il « ne peut se prononcer sur la nullité d'un engagement résultant d'un acte notarié exécutoire, invoquée en raison de l'absence prétendue d'une des conditions requises par la loi pour la validité de sa formation » [17], mais ne développe guère le raisonnement qui lui permet de parvenir à cette conclusion malgré l’article L. 311-12-1 (devenu L. 213-6 N° Lexbase : L7740LPD) du Code de l’organisation judiciaire. Il s’en suivait alors que, pour toutes les difficultés relatives au « soubassement contractuel » [18] de l’exécution forcée, des questions préjudicielles et, partant, des sursis à statuer étaient nécessaires.

En 2009, toutefois, survient le revirement espéré : encourt la cassation la décision d’un juge de l’exécution qui refuse de contrôler la validité des actes notariés au motif qu’il n’en a pas la compétence [19]. Le titre exécutoire n’est plus, pour les juges de l’exécution, un « monument intouchable » [20]. Dans la répartition des compétences – car c’est bien de compétence qu’il est question, et non de pouvoir juridictionnel, contrairement à ce que peut laisser croire la rédaction du jugement, – le juge de l’exécution connaît de façon exclusive de la validité des actes notariés exécutoires et, plus généralement, de toutes les difficultés relatives à leur exécution [21]. Il est donc parfaitement cohérent que le réputé non-écrit, qui sanctionne les clauses abusives en lieu et place d’une nullité partielle, soit également entre ses mains [22]. À cet égard, la décision rendue par le juge de l’exécution parisien semble à l’abri de toute critique.

6. Le contrôle au cas d’espèce. En va-t-il de même du contrôle exercé en l’espèce ? L’emprunteur avait été défaillant à l’égard de l’un de ses emprunts, et encourait pour cette raison la déchéance du terme. Le contrat, toutefois, bien qu’il imposât au prêteur de mettre en demeure son cocontractant avant d’invoquer la clause, laissait le préavis à sa discrétion. Pour cette seule raison, la clause est qualifiée d’abusive. Toutefois, la banque invoquait un argument qui ne manquait pas d’intérêt : à la suivre, il fallait prendre en compte la manière dont la clause avait été mise en œuvre. Or pas moins de quatre mises en demeures avaient été adressées à l’emprunteur, la première en octobre 2021 et la dernière en novembre 2022, la déchéance du terme n’ayant été prononcée qu’en décembre 2022. C’est dire qu’en réalité, le consommateur avait eu amplement le temps de régler les impayés. Las ! Le juge prend uniquement en compte l’aspect discrétionnaire du préavis, qui, pourtant, a peut-être été de facto plus favorable au consommateur que s’il avait été préfix en vertu de la convention de prêt. A donc été exercé un contrôle essentiellement formel du déséquilibre contractuel, au détriment de l’appréciation concrète des circonstances de la cause. La formulation de la clause prime sa mise en œuvre.

Cette approche se peut comprendre. Sur le plan théorique d’abord, contempler les circonstances de l’exécution pour qualifier la clause aurait été contradictoire avec l’idée que la licéité de cette dernière doit être appréciée lors de la conclusion du contrat (ce qu’exige l’article L. 212-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L3278K9B) car il est, malgré les particularités du réputé non-écrit, question de validité [23]. De plus, puisque le contrat est un acte de prévision, il importe que l’une des parties ne soit pas laissée dans l’ombre de l’arbitraire de l’autre, même si cette dernière pourrait faire un usage tout à fait mesuré de ses prérogatives contractuelles, en despote éclairé [24].

Sur le plan pratique, ensuite, une approche aussi formelle incitera les banques échaudées à prévoir dans leurs contrats des délais explicites et raisonnables – huit jours étant insuffisants, à suivre la jurisprudence de la Cour de cassation [25] – afin que les clauses de déchéance du terme ne soient pas réputées non écrites. Il faut cependant bien cerner l’exacte portée concrète de ces débats. Même si la clause est qualifiée d’abusive et neutralisée, l’inexécution d’un contrat de prêt reste susceptible d’être sanctionnée par la résolution, qui conduirait au remboursement anticipé du capital et des intérêts échus, ainsi qu’au versement d’une indemnité forfaitaire [26]. Le prêteur perdra cependant, en raison de l’éradication de la clause, le bénéfice de l’indemnité conventionnelle. De surcroît, quittant le périmètre du titre exécutoire, il ne pourra pas engager directement les poursuites sur le patrimoine de l’emprunteur défaillant. Les clauses trop imprécises dans leur formulation sont donc à éviter !

II. Contrôle du caractère abusif d’une clause et autorité de chose jugée

7. Bien plus complexe est la seconde affaire. Dans la première, le prêteur disposait d'un acte notarié exécutoire; il disposait ici d’une ordonnance portant injonction de payer, contre laquelle n’avait été formée aucune opposition par le débiteur. La créance ayant été cédée à une société de recouvrement, ce dernier est confronté, plus de quinze ans après le procès, à l’exercice des procédures civiles d’exécution à son encontre [27].

Se pose alors la question du caractère abusif de la clause de « résiliation » conventionnelle du contrat devant le juge de l’exécution. On comprend qu’en l’espèce le déséquilibre soit caractérisé, la stipulation permettant la résolution sans préavis du contrat pour inexécution [28], ce qui rend le capital, les intérêts échus et la pénalité conventionnelle aussitôt exigibles.

Mais si le juge de l’exécution exerçait le contrôle attendu de lui, cela impliquerait de sa part l’annulation (ou la modification), en dehors des voies de recours prévues à cet effet, de l’ordonnance portant injonction de payer – ce que demandait d’ailleurs le débiteur.

8. Autorité de la chose jugée. Une telle décision pourrait se heurter à l’autorité de la chose jugée dont le titre exécutoire est revêtu. On sait qu’un juge ne peut – hors des voies de recours – connaître de nouveau des mêmes prétentions (objet et cause) entre les mêmes parties prises en les mêmes qualités [29]. Et pour le juge de l’exécution spécifiquement, l’article R. 121-1 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L8665LYL dispose qu’il « ne peut ni modifier le dispositif de la décision de justice qui sert de fondement aux poursuites, ni en suspendre l'exécution ».

En l’espèce, toutefois, la subtilité est que les premiers juges n’ont pas tranché la question du caractère abusif des clauses. Et l’opposition du débiteur étant irrecevable en raison de son caractère tardif, ils ne le feront jamais.

Se pose donc principalement la question du périmètre de la chose jugée. Les moyens de défense que le débiteur n’a pas soulevés dans une première instance sont-ils soumis à l’autorité négative qui la recouvre ? La bilatéralisation de la jurisprudence « Césaréo » [30] répond à cette question : le défendeur doit soulever tous les moyens de défense utiles dès la première instance [31] et, selon la première chambre civile, formuler même à cette occasion toutes ses demandes reconventionnelles [32] ! Or invoquer le caractère réputé non écrit d’une clause de déchéance du terme face aux exigences du créancier prêteur qui n’a pas encore été payé est, de façon relativement certaine, une défense au fond comme peut l’être l’exception de nullité lorsque celui qui l’invoque ne cherche qu’à esquiver tout ou partie du contrat, sans rechercher un avantage supplémentaire [33].

Dès lors, la question du caractère abusif de la clause ne saurait être soulevée utilement devant le juge de l’exécution, car elle se heurterait à l’autorité de chose jugée de la première décision : il fallait s’en prévaloir devant le juge ayant rendu l’ordonnance portant injonction de payer, grâce à l’opposition permettant le rétablissement du contradictoire, ce qui n’a pas été le cas.

9. Indifférence du caractère non contradictoire de l’ordonnance rendue par le premier juge. Au demeurant, le fait que la première instance ait été non contradictoire n’est pas déterminant, dès lors que le débiteur a bénéficié d’une voie de recours pour rétablir cette exigence cardinale du procès. La situation serait similaire si le débiteur avait, dans une instance contradictoire, omis de soulever la question devant les premiers juges, puis n’avait pas formé de pourvoi pour leur reprocher de n’avoir pas relevé la question d’office.

10. Exigences supranationales. À ce stade, les choses sont assez claires. C’est sans compter sur les exigences de la Cour de justice de l’Union qui, pour assurer la protection du consommateur et l’éviction des clauses abusives, a refusé que l’autorité de chose jugée fasse obstacle au contrôle par le juge de l’exécution dans une affaire très similaire à la nôtre quoique italienne [34].

Le juge de l’exécution de Paris, pris entre le marteau européen et l’enclume de l’autorité de chose jugée, choisit de saisir la Cour de cassation pour avis : peut-il contrôler la validité des clauses du contrat sous-jacent à une décision de justice ? Et dans l’affirmative, que peut-il faire à l’égard de cette décision ?

Étant donné la position de la Cour de justice de l’Union européenne, la question posée peut sembler rhétorique. Ite, missa est ? Sans doute car, en réalité, même si le juge de l’exécution parisien semble l’ignorer, la position de la Cour de cassation est déjà arrêtée, du moins sur le premier volet : la deuxième chambre civile, dans un arrêt rendu le 13 avril 2023, a énoncé que « lorsqu'il est saisi d'une contestation relative à la créance dont le recouvrement est poursuivi sur le fondement d'un titre exécutoire relatif à un contrat, le juge de l'exécution est tenu, même en présence d'une précédente décision revêtue de l'autorité de la chose jugée sur le montant de la créance, […] pour autant qu'il dispose des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet, d'examiner d'office si les clauses insérées dans le contrat conclu entre le professionnel et le non-professionnel ou consommateur ne revêtent pas un caractère abusif » [35].

Osons malgré tout apporter quelques éléments de discussion, théoriques d’abord, pratiques ensuite.

11. Éléments théoriques. Sur le plan théorique, d’abord, on peut soutenir que le souci d’effectivité du droit de l’Union ne doit pas se transformer en impérialisme. Que le juge national ait le devoir de relever d’office les règles relatives aux clauses abusives, il n’y a là rien que de très naturel si on considère qu’elles sont d’ordre public et que les législateurs (national et européen) tiennent particulièrement à ce qu’elles soient appliquées, malgré l’ignorance, les oublis ou les manœuvres des justiciables. Que l’omission par un juge d’une telle règle puisse être sanctionnée par la réformation ou l’annulation grâce aux voies de recours, on peut s’en féliciter. En revanche, que les règles procédurales et, notamment, l’autorité de chose jugée dont le rôle pacificateur est essentiel, soient redéfinies dans le cas particulier des clauses abusives pour assurer spécifiquement l’effectivité du droit de l’Union, on peut s’en émouvoir.

Il n’est pas excessif, en effet, d’énoncer que la Cour de justice de l’Union veut mettre en place un système de contrôle des clauses abusives que l’on peut qualifier de total : toutes les échappatoires doivent être verrouillées [36]. Le juge saisi le premier – ainsi que les juges saisis après lui grâce aux voies de recours, le cas échéant – doit étudier d’office le caractère abusif des clauses dans les contrats de consommation présentés devant lui ; et s’il y manque, le juge de l’exécution prendra le relais au stade de l’exécution forcée de la décision !

Mais où s’arrêter ? Si le juge de l’exécution lui-même manque à son devoir de contrôle d’office, le consommateur pourrait-il saisir de nouveau un autre juge pour contester aussi bien le titre exécutoire que les voies d’exécution exercées contre lui, au motif que l’autorité de chose jugée ne doit pas faire obstacle à la protection qui lui est due contre les clauses abusives ? Et si le consommateur exécute spontanément la première décision de justice, peut-il ensuite saisir un juge car il a découvert qu’il a été victime de clauses abusives ?

De plus, si la porte est entrouverte avec les clauses abusives, qui peut dire où s’arrêtera le mouvement de rétractation de l’autorité de la chose jugée dans le droit de consommation ? Par capillarité, faudra-t-il s’interroger de façon plus générale sur l’incidence du caractère d’ordre public des règles de droit à l’égard du périmètre de la chose jugée ? Autrement dit et plus concrètement, faudra-t-il refuser que les décisions soient définitives tant que ces règles n’auront pas été scrupuleusement respectées ? Et, dans cette éventualité, faudra-t-il distinguer entre l’ordre public national et les règles européennes [37] ?

Peut-être faut-il prendre garde à ne pas « confondre la substance et la procédure » [38], même si les deux sont indéfectiblement liées. Si la prohibition des clauses abusives est substantielle, l’autorité de chose jugée est procédurale. S’il faut réviser le périmètre de la seconde (et l’on sait que la jurisprudence « Césaréo » ne fait pas l’unanimité), n’est-ce pas indépendamment de la première ? N’est-ce pas, autrement dit, à l’égard de l’ensemble des justiciables qu’il faut le faire, pour des considérations de bonne justice, et non au seul profit des consommateurs confrontés à des clauses abusives ? Or, à cet égard, veut-on vraiment qu’un défendeur puisse contester en dehors des voies de recours une décision en se fondant sur un nouveau moyen de droit, qu’il aurait pourtant pu invoquer en défense dès le premier procès ? Le trop n’est-il pas l’ennemi du bien ?

Par ailleurs, si l’on se félicite volontiers de l’existence d’un droit protecteur en matière de consommation, où les rapports de force sont structurellement inégaux, il faut sans doute se garder que celui-ci ne devienne définitivement un « droit de classe », c’est-à-dire un corpus de règles qui permette au consommateur de bénéficier de règles avantageuses en toutes circonstances, aussi bien dans la détermination des droits que dans leur réalisation. Un certain équilibre est nécessaire – et notamment au cours du procès, l’égalité devant la justice étant tout de même un principe fondamental de notre société. Où l’on retrouve de nouveau cette inquiétude d’une confusion entre le droit substantiel et le droit procédural : si le premier peut être déséquilibré au profit d’une catégorie de personnes, ne faut-il pas que le second soit égalitaire ?

On peut tout de même se rassurer sur un point : le juge de l’exécution (puisque, à ce stade, c’est de lui qu’il s’agit) ne pourrait être un degré de juridiction supplémentaire (car c’est bien ce dont il est question) qu’en l’absence de contrôle effectivement exercé par les premiers juges ; en aucun cas, il ne pourrait substituer son appréciation à celle des juges dont la décision sert de titre exécutoire, si ceux-ci avaient déjà contrôlé le caractère abusif des clauses [39]. Mais, puisque l’effectivité de sa protection prime les considérations procédurales, quid si le consommateur découvre que le premier juge (ou le juge de l’exécution) n’a pas respecté une jurisprudence bien établie dans son appréciation de la clause et que les délais des voies de recours sont épuisés ? Faut-il alors écarter l’autorité de chose jugée, et non plus se contenter d’en restreindre le périmètre ?

12. Éléments pratiques. Sur le plan pratique, ensuite : s’il se confirme que la Cour de cassation prend le parti d’une protection renforcée des consommateurs en dépit de l’autorité de chose jugée, quelles seront les conséquences ?

Le cas d’espèce ayant donné lieu à la saisine pour avis est particulièrement exemplaire. L’ordonnance servant de titre exécutoire au créancier a été rendue à une époque où les règles de l’Union sur les clauses abusives n’avaient pas encore acquis leur autorité actuelle ; plus exactement, la Cour de cassation, que personne ne venait alors contredire, interdisait aux juges du fond de relever d’office les règles protectrices des consommateurs [40]. Les règles procédurales ont changé [41] mais les décisions déjà irrévocables à ce moment étaient, jusqu’à récemment, protégées : d’une part, à leur égard, valaient les règles procédurales en vigueur à leur époque (c’est encore le cas), et, d’autre part, le périmètre de l’autorité de la chose jugée empêchait de les remettre en cause hors des voies de recours (ce n’est plus le cas). Le revirement de jurisprudence en cours permettra de discuter de nouveau, en dehors des voies de recours, la validité des clauses du contrat (les décisions récentes assurant le succès du débiteur en matière de déchéance du terme). Que de procès susceptibles d’être rouverts ! Tant de décisions que l’on croyait définitives, d’un seul coup ébranlées ! Où l’on voit que l’autorité de chose jugée est une matière volatile, qui doit être manipulée avec précaution [42]. Si l’on peut envisager (non sans de sérieuses réticences) que le juge de l’exécution soit un degré supplémentaire de juridiction en l’état actuel du droit et à droit constant (car les premiers juges auraient dû relever d’office le caractère abusif des clauses), on peine réellement à l’admettre lorsque les premiers juges n’étaient tenus de rien [43] ! Et dans tous les cas, que restera-t-il de la foi des créanciers dans leurs titres exécutoires juridictionnels [44] ?

Au demeurant, même si le créancier a tardé à réaliser ses droits, c’est bien le débiteur qui n’a pas formé opposition dans les délais [45]. Autrement dit, si la question des clauses abusives n’a pas été traitée, c’est, avant tout, de son fait ! Il serait excessif de prétendre que le droit français laisse les consommateurs sans défense ; il leur revient de profiter des voies de recours qui leur sont offertes et dont ils sont informés [46]. La question revient, lancinante : faut-il multiplier les planches de salut ? Où s’arrêter ? Rappelons que la Cour de justice a énoncé que « le principe d’effectivité [de la protection communautaire] ne saurait néanmoins aller jusqu’à suppléer intégralement […] la passivité totale du consommateur concerné » [47]. Ne faudrait-il pas se référer plutôt à sa passivité face aux voies de recours ?

13. C’est pour toutes ces raisons qu’on peut espérer que la Cour de cassation saisira l’occasion d’engager la discussion avec la Cour de l’Union européenne. Qui vivra verra !

À retenir

  • Lorsque le créancier dispose d’un contrat notarié en guise de titre exécutoire, le juge de l’exécution contrôle la présence de clauses abusives.
  • Si le titre exécutoire est une décision de justice n’ayant pas tranché sur le caractère abusif des clauses contenues dans un contrat, le juge de l’exécution exerce ce contrôle.
  • Dans un contrat de prêt entre professionnel et consommateur, est abusive la clause qui prévoit une déchéance du terme automatique, ainsi que celle qui ne prévoit pas un préavis prédéterminé suffisant.

[1] CJCE, 15 juillet 1964, aff. 6/64, Flaminio Costa c/ E.N.E.L., Recueil de la jurisprudence de la Cour, p. 1160.

[2] Pour les clauses abusives dans les contrats de consommation, v. CJCE, 4 juin 2009, aff. C-243/08, Pannon GSM Zrt c. Erzsébet Sustikné Győrfi N° Lexbase : A9620EHR, spéc. n° 32 (alors que la Cour avait, auparavant, reconnu la faculté pour le juge de relever d’office ce moyen de droit : CJCE, 27 juin 2000, aff. C-240/98 et C-244/98, Océano Grupo Editorial et Salvat Editores c/ Rocío Murciano Quintero, spéc. n° 26 N° Lexbase : A5920AYW).

[3] Pour les clauses abusives, la règle est aujourd’hui inscrite dans la loi (C. conso, art. R. 632-1 al. 2 N° Lexbase : L0942K9R). Adde Cass. civ. 1, 29 mars 2017, n° 15-27.231, FS-P+B+I N° Lexbase : A6069UMQ, Bull. civ. 2017.I.92, n° 77 ; n° 16-13.050, FS-P+B/R/I N° Lexbase : A6072UMT, Bull. civ. 2017.I.93, n° 78, à propos d’arrêts rendus par des cours d’appel avant la réforme. Sur ce point, v. infra, n° 6. Adde J.-D. Pellier, Retour sur l’office du juge en matière de crédit à la consommation, AJ contrat 2020.469. Également, à propos des textes relatifs à la responsabilité du fait des produits défectueux (Cass. mixte, 7 juillet 2017, n° 15-25.651 N° Lexbase : A8305WL8, Bull. civ. Mixte 2017.5, n° 2, RTD civ. 2017.829, obs. Usunier, RTD civ. 2017.872, obs. Jourdain, RTD civ. 2017.882, obs. Gautier, JCPG 2017.1355, n° 9, obs. Libchaber, CCC 2017/11, comm. n° 219, note Leveneur) ou à la garantie de conformité (Cass. civ. 1, 19 février 2014, n° 12-23.519, F-D N° Lexbase : A7696MER, Gaz. Pal. 2014.1735, note Mayer).

[4] Par exemple, à propos du rôle exonératoire de la faute de la victime en matière de transports ferroviaires (Cass. civ. 1, 11 décembre 2019, n° 18-13.840, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A6762Z7L, Bull. civ. 2019/12.236, RTD civ. 2020.119, obs. Jourdain, JCPG 2010.10, note Delebecque, CCC 2020/3, comm. n° 37, note Leveneur).

[5] Directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs N° Lexbase : L7468AU7.

[6] Cass. civ. 1, 22 mars 2023, n° 21-16.476, F-D N° Lexbase : A22519ZE, Bull. civ. 2023/3, p. 321 et 380 (à propos d’une clause de d’exigibilité anticipée en cas de non-respect d’une échéance, sans mise en demeure ni préavis) et Cass. civ. 1, n° 21-16.044, F-D N° Lexbase : A22879ZQ, Bull. civ. 2023/3, p. 383 (à propos d’une clause de résolution/résiliation pour inexécution, mise en œuvre après mise en demeure mais au terme d’un préavis de huit jours, considéré comme insuffisant), D. 2023.1877, obs. Synvet, RTD com. 2023.430, obs. Legeais, CCC 2023/5, comm. n° 89, note Bernheim-Desvaux, Dalloz actu. 29 mars 2023, obs. Hélaine.

[7] TJ Paris, JEX, 11 janvier 2024, n° 23/00185 N° Lexbase : A32582DZ.

[8] TJ Paris, JEX, 11 janvier 2024, n° 20/81791 N° Lexbase : A32602D4.

[9] COJ, art. L. 213-6 N° Lexbase : L7740LPD « le juge de l’exécution connaît, de manière exclusive », etc. ; CPCEx, art. R. 121-1 al. 1er N° Lexbase : L8665LYL « en matière de compétence d'attribution, tout juge autre que le juge de l'exécution doit relever d'office son incompétence ».

[11] R. Perrot, note sous Cass. avis, 16 juin 1995, n° 09-50.008, RTD civ. 1995.693. 

[12] TJ Paris, JEX, 11 janvier 2024, n° 23/00185, p.7 : « La loi n’impose pas au notaire de s’assurer de l’absence de clauses abusives dans les contrats qu’il reçoit en la forme authentique ».

[13] Et en fait, par conséquent, des titres exécutoires (CPCEx, art. L. 111-3, 4° N° Lexbase : L3909LKY).

[14] A. Leborgne, Droit de l’exécution, Voies d’exécution et procédures de distribution, Dalloz, 3e éd., 2019, n° 432.

[15] Sur ce point, v. CJUE, ord. 14 novembre 2023, aff. C-537/12 et C-116/13, Banco Popular Espanol SA et Banco de Valencia SA N° Lexbase : A27852SX, spéc. n° 60.

[16] Loi n° 91-650 du 9 juillet 1991, portant réforme des procédures civiles d’exécution (art. 7) N° Lexbase : L9124AGZ, entrée en vigueur le 1er janvier 1993 (art. 97).

[17] Cass. avis, 16 juin 1995, n° 09-50.008 N° Lexbase : A7379CHR, Bull. civ. avis, 1995.6, n° 9, RTD civ. 1995.691, obs. Perrot ; Adde Cass. avis, 14 février 1997, n° 09-60.014 N° Lexbase : A4012CH3, Bull. civ. avis, 1997.1, n° 2.

[18] R. Perrot, ibid.

[19] Cass. civ. 2, 18 juin 2009, n° 08-10.843 N° Lexbase : A2954EIA, Bull. civ. 2009.II.153, n° 165, RTD civ. 2009.577, obs. Perrot, D. 2009.2525, obs. Avena-Robardet, JCPG 2009.191, note Desdevises et Mérand, JCPE 2010.1036, n° 3, obs. Simler, RDBF 2009/5, comm. n° 155, note Legeais.

[20] R. Perrot, note sous Cass. civ. 2, 9 septembre 2010, n° 09-16.538, F-P+B N° Lexbase : A9576E88, Procédures 2010/9, comm. n° 373.

[21] Cass. civ. 2, 9 septembre 2010, n° 09-16.538, F-P+B, Bull. civ. 2010.II.133, n° 149, Procédures 2010/11, comm. n° 373, note Perrot, RDBF 2020/6, comm. n° 228, note Piedelièvre (encore à propos d’un prêt notarié).

[22] Sur ce sujet, v. S. Gaudemet, La clause réputée non écrite, th. Paris 2, Economica, 2006, préf. Y. Lequette.

[23] Cependant, il n’est pas rare que les circonstances ultérieures permettent de purger un acte (ou une clause) de ses vices, même sans manifestation de volonté explicite en ce sens… Ainsi, notamment, l’acte conclu par un incapable peut-il être consolidé par la démonstration du profit retiré (C. civ, art. 1151 N° Lexbase : L0862KZX).

[24] Au demeurant, d’autres outils auraient pu être exploités, par exemple pour sanctionner la déloyauté dans l’usage des prérogatives contractuelles (v. par exemple Cass. com., 10 juillet 2007, n° 06-14.768, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A2234DXZ Bull. civ. 2007.IV.217, n° 188, Les Maréchaux, RTD civ. 2007.773, obs. Fages, CCC 2007/12, comm. n° 294, note Leveneur, D. 2007.2839, note Stoffel-Munck, D. 2007.2844, note Gautier, JCPG 2007.II.10154, note Houtcieff). Adde L. Molina, La prérogative contractuelle, th. Paris 1, LGDJ, 2022, préf. L. Aynès, spéc. n° 285 et s.

[25] Cass. civ. 1, 22 mars 2023, n° 21-16.044, FS-B N° Lexbase : A06929KT, Bull. civ. 2023/3, p. 383, précité.

[26] Pour les crédits immobiliers, C. conso, art. L. 313-51 N° Lexbase : L3281K9E ; pour les crédits à la consommation, C. conso, art. L. 312-39 N° Lexbase : L3280K9D.

[27] Depuis 2008, le délai de prescription des décisions de justice exécutoires est de dix ans (CPCEx, art. L. 111-4, al. 1er N° Lexbase : L5792IRX). Or la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 N° Lexbase : L9102H3I, portant réforme de la prescription en matière civile, est applicable aux prescriptions en cours au jour de son entrée en vigueur (celle-ci ayant eu lieu le 19 juin 2008, lendemain de sa publication au JORF). À compter de ce jour, le prêteur avait donc dix ans pour agir en exécution de l’ordonnance portant injonction de payer. Le jugement évoque toutefois des actes interruptifs de prescription, ce qui explique que les voies d’exécution aient pu être engagées en janvier 2019 puis en octobre 2020, plus de quinze ans après la décision de justice.

[28] Comp. supra, n° 2.

[29] C. civ, art. 1355 N° Lexbase : L1011KZH.

[30] Ass. Plén., 7 juillet 2006, n° 04-10.672, Bull. civ. AP 2006.21, n° 8, D. 2006.2135, note Weiller, RDI 2006.500, obs. Malinvaud, RTD civ. 2006.825, note Perrot, Dr. et proc. 2006.348, obs. Fricero, JCPG 2006.I.183, n° 15, obs. Amrani Mekki. Adde P. Mayer, Réflexions sur l’autorité négative de chose jugée, Mél. Héron, LGDJ, 2008, p. 331 ; C. Bouty, Rép. Proc. Civ. Dalloz, V° Chose jugée, mars 2018, n° 635 et s. et n° 626 ; A. Posez, Le principe de concentration des moyens, ou l’autorité retrouvée de la chose jugée, RTD civ. 2015.283.

[31] Cass. com., 20 févr. 2007, n°05-18.322, Bull. civ. 2007.IV.52, n° 49, Procédures 2007/6, comm. n°1 28, note Perrot.

[32] Cass. civ. 1, 1er juillet 2010, n° 09-10.364, F-P+B+I N° Lexbase : A5810E3L Bull. civ. 2010.I.141, n° 150 (nullité d’un contrat et responsabilité) ; Cass. civ. 1, 12 mai 2016, n° 15-13.435, F-P+B+I N° Lexbase : A6869RNQ, Bull. civ. 2016.I.120, n° 107 (à propos d’une injonction de payer n’ayant fait l’objet d’aucune opposition). La troisième chambre civile n’a pas la même approche de la question : v. par exemple, Cass. civ. 3, 17 juin 2015, n° 14-14.372, FS-P+B N° Lexbase : A5145NL7 Bull. civ. 2015.III.57, n° 59 (nullité et restitutions).

[33] Conformément à l’article 64 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1267H4P. Adde Ass. Plén., 22 avril 2011, n° 09-16.008 N° Lexbase : A1066HP8, Bull. civ. AP 2011.22, n° 4, D. 2011.1870, note Deshayes et Laithier, RTD civ. 2011.795, obs. Théry.

[34] CJUE, 17 mai 2022, aff. C-693/19 et C-831/19, SPV Projekt 1503 Srl, n° 50 et s., spéc. n° 68, D. 2022.1162, obs. Poissonnier, D. 2023.616, obs. Poillot, D. 2023.1282, obs. Pellier. Le même jour, des décisions allant dans le même sens étaient rendues pour d’autres pays de l’Union (Espagne, Roumanie), comme le rappellent les juges du Tribunal judiciaire de Paris.

[35] Cass. civ. 2, 13 avril 2023, n° 21-14.540 FS-B+R N° Lexbase : A02289P7, Bull. civ. 2023/4.186, 199, 233, D. 2023.1282, obs. Pellier, RTD civ. 2023.730, obs. Cayrol, à propos d’une clause prévoyant une monnaie de compte étrangère dans un contrat de prêt. Adde, en matière d’admission des créances dans une procédure collective, ce qui est un cas peut-être un peu particulier, Cass. com., 8 février 2023, n° 21-17.763, FS-B N° Lexbase : A97209BM Bull. civ. 2023/2.68, 166, 293, 384, n° 23, D. 2023.1715, n° 6, obs. Cagnoli, RTD civ. 2023.730, obs. Cayrol (cité par le jugement étudié).

[36] À ce propos, v. également CJUE, 4 mai 2023, aff. C-200/21, BRD Groupe Société Générale et Next Capital Solutions N° Lexbase : A70519SX, spéc. n° 42, Dalloz actu. 15 février 2024, obs. Hélaine : est contraire au droit communautaire la disposition nationale qui ne laisse au consommateur que quinze jours pour former opposition à l’exécution forcée et discuter le caractère abusif d’une clause devant le juge de l’exécution, même si ce consommateur dispose par ailleurs d’un recours supplémentaire et spécifique pour faire déclarer la clause abusive.

[37] Comp. R. Libchaber, obs. sous Cass, mixte, 7 juillet 2017, n° 15-25.651 N° Lexbase : A8305WL8, JCPG 2017.1355, n° 9.

[38] R. Libchaber, obs. préc., p. 2343.

[39] Cela ressort clairement des motifs de la CJUE dans la décision du 17 mai 2022 précitée (v. n°65). La Cour de cassation l’affirme d’ailleurs explicitement dans les décisions qu’elle a déjà rendues sur le sujet : Cass. com., 8 février 2023, n° 21-17.763, n° 23, précité ; Cass. civ. 2, 13 avril 2023, n° 21-14.540, précité, n° 23.

[40] Cass. civ. 1, 15 février 2000, n° 98-12.713 N° Lexbase : A3612AUC, Bull. civ. 2000.I.34, n° 49, D. 2000.275, obs. Rondey, RTD com. 2000.705, obs. Bouloc.

[41] Ce n’est qu’en 2008 que le législateur intervient pour briser cette jurisprudence et offrir aux juges du fond une faculté (loi n° 2008-3 du 3 janvier 2008 N° Lexbase : L7006H3U, dite « loi Châtel », modifiant l’article L. 141-1 anc. du Code de la consommation N° Lexbase : L1630K7I). La décision « Pannon » de la CJCE (v. supra, n° 1) ne date que de 2009 et l’article R. 632-1 du Code de la consommation de 2016 N° Lexbase : L0942K9R (décret n° 2016-884 du 29 juin 2016 N° Lexbase : L0525K9C). Quant à l’arrêt « Carteret », qui vient solennellement sous-entendre que le juge est tenu de relever d’office les règles d’ordre public, il ne date que de 2007 (Ass. Plén., 21 décembre 2007, n° 06-11.343 N° Lexbase : A1175D3W, Bull. civ. AP 2007.21, n° 10, D. 2008.1102, note Deshayes, JCPG 2008.II.10006, note Weiller, JCPG 2008.I.138, n° 9, obs. Amrani Mekki, RTD civ. 2008.317, obs. Gautier, RDI 2008.102, obs. Malinvaud, CCC 2008/4, comm. n° 92, note Leveneur, Procédures 2008/3, comm. n° 71, note Perrot).

[42] Rappelons, au demeurant, que sur le fondement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, le Conseil constitutionnel considère que « si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit […], c'est à la condition de poursuivre un but d'intérêt général suffisant et de respecter […] les décisions de justice ayant force de chose jugée » (décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, n° 21-22). Qu’en est-il des revirements de jurisprudence ? S’ils sont indéniablement rétroactifs lorsqu’ils concernent les règles substantielles, peut-on admettre qu’ils fragilisent les décisions de justice irrévocables lorsqu’ils concernent les règles procédurales (encore que la limite soit, dans leur cas, le caractère irrévocable de la décision et non l’octroi de la force de chose jugée – sur ce sujet, v, Ass. Plén., 2 avril 2021, n° 19-18.814, Bull. civ. AP 2021/4.83, D. 2021.1164, note Haftel, RTD civ. 2021.607, obs. Deumier) ? À l’heure où la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence est à l’honneur (quoiqu’elle soit encadrée : F. Terré et N. Molfessis, Introduction générale au droit, Dalloz, 15e éd., 2023, n° 602), on peut sérieusement en douter. Peut-être est-ce sur ce point qu’il aurait fallu interroger la Cour de cassation.

[43] Sachant, au demeurant, que la jurisprudence « Césaréo » (2006), et surtout sa bilatéralisation en 2007 (v. supra, n° 8), auront rassuré le créancier dans un premier temps sur le périmètre de la chose jugée ! En termes de sécurité juridique, on admettra que ce n’est guère idéal, même si nul n’a droit à une jurisprudence figée…  

[44] Et comment la position de la Cour de justice s’accorde-t-elle avec la protection des « biens » par la Cour européenne des droits de l’Homme ? On sait que celle-ci protège les espérances légitimes des justiciables qui se trouvent en situation juridiquement irrégulière durable (CEDH, 30 novembre 2004, Req. 48939/99, Oneryildiz c/ Turquie N° Lexbase : A0928DE4; 27 novembre 2007, Req. 21861/03, Hamer c. Belgique N° Lexbase : A8567DZC) ; que dire de celles des créanciers qui se trouvent en situation durable régulière ?

[45] On peut raisonnablement penser que le créancier avait procédé correctement à la signification de l’ordonnance : avant la réforme de 2022 (décrets n° 2021-1322 du 11 octobre 2021 N° Lexbase : L4794L83 et n° 2022-245 du 25 février 2022 N° Lexbase : L5564MBP), le créancier ne pouvait obtenir l’apposition de la formule exécutoire que s’il justifiait de cette formalité (CPC, art. 1422 anc. N° Lexbase : L6364H7T ; Adde . Brahic-Lambrey, Rép. Proc. Civ., V° Injonction de payer, septembre 2013, n° 64 et s.), et l’ordonnance qui n’aurait pas été signifiée dans les six mois aurait été non avenue (CPC, art. 1411 al. 2 anc., règle toujours d’actualité). Toutefois, dans l’hypothèse où l’ordonnance n’aurait pas été signifiée à personne, le délai d’opposition aurait couru à compter du premier acte remplissant cette condition formelle (CPC, art. 1416 N° Lexbase : L6356H7K). À lire le jugement, c’est donc au plus tard en janvier 2019 (date de délivrance du premier commandement de payer) que le débiteur aurait eu connaissance de l’ordonnance. Or l’opposition n’a été formée qu’en novembre 2020 ! Désormais, l’ordonnance est signifiée alors qu’elle est déjà recouverte de cette formule (CPC, art. 1410 N° Lexbase : L5419L89 et 1411 N° Lexbase : L5922MBX).

[46] En matière d’injonction de payer, le débiteur est en effet informé de la possibilité qui lui est ouverte de former opposition, et les délais sont aménagés lorsque l’ordonnance ne lui a pas été signifiée à personne (CPC, art. 1413 N° Lexbase : L5418L88 et 1416 N° Lexbase : L6356H7K).

[47] CJUE, 1er octobre 2015, aff. C-32/14, ERSTE Bank Hungary Zrt c. Attila Sugár N° Lexbase : A8521NRZ, n° 62.

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Voies d'exécution

[Le point sur...] La réforme du droit OHADA du recouvrement

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par Claire Séjean-Chazal, Professeur à l'Université Sorbonne Paris Nord, Membre du comité scientifique de la revue Lexbase Contentieux et recouvrement

Le 16 Avril 2024

Mots-clés : OHADA • acte uniforme • AUPSRVE • procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution


 

Le 17 octobre 2023, à Kinshasa, le Conseil des Ministres de l’OHADA [1] a adopté un nouvel acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution (AUPSRVE) [2]. Ce nouveau texte, entré en vigueur le 16 février 2024 et applicable aux procédures ouvertes à compter de cette date, abroge pour l’avenir les règles issues du précédent AUPSRVE du 10 avril 1998.

Cette réforme est notable à plus d’un titre. Elle l’est tout d’abord à raison de son intérêt évident pour les praticiens, qui scrutent déjà les nouveaux articles. Rien d’étonnant, quand on sait que c’est le plus usité des onze actes uniformes, et qu’à lui seul il est à l’origine de plus de 70 % du contentieux porté devant la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (CCJA). Cet engouement, peu habituel pour le droit de l’exécution, s’explique vraisemblablement par le fait que l’efficacité du recouvrement est une pierre d’angle de la réussite de l’objectif de l’OHADA, à savoir « garantir la sécurité juridique des activités économiques, afin de favoriser l'essor de celles-ci et d'encourager l'investissement » [3]. Or, sans la garantie de procédures de recouvrement efficaces et sûres, il ne peut y avoir de véritable développement de l’investissement.

Cette réforme est notable également par le défi d’harmonisation qu’elle a su relever, dans une matière pour laquelle on sait que les États sont souvent peu enclins à abandonner leur souveraineté. C’est cette difficulté de rechercher, et de trouver, un accord entre les dix-sept États-membres qui explique en grande partie que l’ancien AUPSRVE n’avait pas fait jusqu’ici l’objet d’une révision, contrairement à la plupart des autres actes uniformes. Cela explique également que le processus de réforme ait été particulièrement long, alors qu’il avait été entamé il y a longtemps en raison des critiques de la pratique et du développement de jurisprudences contra legem.

Les objectifs affichés par cette réforme sont de faciliter davantage les procédures de recouvrement des créances commerciales dans les États-membres de l'OHADA, en offrant une réglementation plus claire, des procédures plus rapides et plus efficaces. Sans prétendre à l’exhaustivité, irréaliste dans le cadre de ces colonnes, la présente étude se propose de présenter quelques mesures phares répondant aux objectifs affichés de sécurité (I), de célérité (II) et d’efficacité (III) de ce nouveau droit du recouvrement, tout en envisageant les préoccupations déjà soulevées, alors que l’AUPSRVE vient à peine d’entrer en vigueur.

I. Sécurité

La sécurité juridique est un des objectifs fondamentaux des droits de tradition continentale, qui y répondent notamment par la technique de la codification. Cela se traduit par des dispositions écrites, au sein d’un plan organisé, avec le cas échéant des définitions, et l’énoncé de règles de principe qui permettront de résoudre des questions issues de dispositions particulières. Le nouvel AUPSRVE se conforme à cette technique législative, par la consécration d’un chapitre préliminaire, intitulé « dispositions communes ».

Ce chapitre, en son article 1er, détermine textuellement le champ d’application de l’acte, ce qui n’avait pas été fait dans le précédent. Positivement, l’acte « s’applique aux procédures d’injonction de payer et d’injonction de délivrer ou de restituer, aux saisies conservatoires et aux voies d’exécution » ; négativement, il ne s’applique pas « aux saisies de navires ou d’aéronefs [… au] recouvrement des créances publiques ; [aux] mesures conservatoires prévues par d’autres actes uniformes ». L’article 1-1, quant à lui, donne une liste de définitions des termes utiles à l’application de l’acte, tel que « cahier des charges », « jour ouvrable », « signification », ou encore « tiers saisi ».

Des « Dispositions générales » se retrouvent également en tête du Livre II sur les voies d’exécution.

Au sein de ces dispositions communes, il faut souligner que certaines posent de nouvelles règles uniformes, là où il était jusqu’à présent renvoyé aux droits nationaux. Un tel renvoi était nécessairement cause d’insécurité en raison du risque de divergences dans l’application des procédures communes. Ainsi, les nouveaux articles 1-9, 1-10 et 1-11 déterminent désormais de manière unifiée les modalités de la signification à personne. De la même manière, le nouvel article 51 donne une liste de biens uniformément considérés comme insaisissables dans tous les États-membres. Le recul du renvoi aux lois nationales ne peut être qu’un facteur de sécurité juridique [4].

Quant au nouvel article 30, il a vocation à réduire la forte insécurité liée au contentieux nombreux et changeant relatif aux immunités d’exécution. Cette disposition consacre textuellement la faculté de renonciation au bénéfice de l’immunité, qui n’était que jurisprudentielle [5]. Mais surtout, elle s’efforce de donner une définition des personnes bénéficiant de l’immunité, comme étant « les personnes morales de droit public », consacrant ainsi la jurisprudence « Togo Telecom » [6]. Elle accompagne cette définition d’une liste non exhaustive de personnes morales considérées comme publiques (État, collectivités territoriales, établissements publics). Pourtant, derrière ces progrès, des insécurités demeurent. En effet, l’absence de la notion d’« entreprise publique » inquiète. La liste n’étant pas exhaustive, cet « oubli » signifie-t-il que les entreprises, constituées sous une forme de droit privé, mais au capital desquelles prend part une personne morale de droit public, pourront désormais bénéficier de l’immunité d’exécution ? La stabilité récente de la jurisprudence de la CCJA [7] laisse espérer que ce ne sera pas le cas, sous peine de voir renaître une insécurité liée à la volonté discrétionnaire des États.

Pour finir, évoquons le nouvel article 1-16. Il consacre, à titre de principe directeur encadrant les vices de forme [8], les règles « pas de nullité sans texte » et « pas de nullité sans grief », cette dernière n’existant jusqu’alors que dans le cadre de la saisie immobilière [9]. Ainsi, le juge ne sera plus un « distributeur automatique de nullité » [10], et devra vérifier l’existence réelle d’un préjudice avant d’anéantir un acte de procédure. Décourageant les actions dilatoires, cette mesure devrait également s’avérer gage de célérité.

II. Célérité

La célérité est une des principales promesses faites par l’AUPSRVE, dans le but de remédier aux statistiques selon lesquelles il faudrait 180 jours pour être payé sur le continent africain.

À ce titre, on peut relever que la réforme consacre l’équivalence des formes papier et électronique des actes [11], ainsi que la possibilité, aux côtés de la traditionnelle signification papier, d’une signification par voie électronique [12]. Au-delà de la modernisation, cette faculté de dématérialisation des procédures vise vraisemblablement à les simplifier et les accélérer, afin d’éviter notamment la lenteur d’une signification papier à personne. Cependant, cette innovation paraît unanimement utopique à l’heure actuelle, compte tenu de la réalité de terrain de la zone OHADA.

Mais surtout, pour accélérer les procédures, de profondes innovations ont été faites en terme de délai dans l’ensemble de l’acte uniforme. C’est le cas en particulier dans la procédure d’injonction de payer, dont nombre de praticiens se détournent actuellement en raison de sa lenteur. Chaque étape de cette procédure est désormais assortie d’un délai, nouveau ou raccourci : l’article 5 prévoit que le magistrat doit rendre « l’ordonnance dans les trois jours de sa saisine » ; le nouvel article 8 instaure ensuite un délai de dix jours pour payer ou former opposition à compter de la signification de ladite ordonnance (contre quinze auparavant [13]) ; la tentative de conciliation doit alors être intentée dans les quinze jours suivants la désignation du juge chargé de cette mission [14] ; en cas d’échec de la conciliation entraînant une décision rendue au fond, le délai d’appel passe de trente à quinze jours à compter du prononcé de la décision, et le greffe doit transmettre le dossier « à la juridiction d’appel compétente dans un délai de dix jours à compter de la signification qui lui a été faite de l’acte d’appel » [15] ; la juridiction d’appel doit enfin se prononcer dans les « deux mois à compter de la première audience qui ne peut se tenir plus d’un mois à compter de la réception du dossier » [16]. Quoique ces nouveautés paraissent aller dans le sens d’une célérité accrue des procédures, quelques points peuvent faire douter de cette réalité. En premier lieu, dans un délai, la durée n’est rien sans son point de départ ; or quand le point de départ d’un délai, qui se veut court, est « la désignation du juge », la réalité du terrain peut faire craindre que la procédure ne soit que théoriquement accélérée. En second lieu, aucune disposition ne prévoit de sanction lorsqu’un juge ne respectera pas les délais qui lui sont impartis par les textes. Une sanction professionnelle n’est pas une piste envisageable utilement, car, à l’image des dispositions pénales, elle serait laissée à la discrétion des États-membres et aboutirait potentiellement à une sanction à dix-sept vitesses… Le Docteur Emmanuel Douglas Fotso plaide en faveur de la transposition de la jurisprudence de la CCJA rendue en matière de saisie immobilière, selon laquelle à expiration du délai la juridiction est réputée dessaisie, ce qui implique que tout arrêt rendu au-delà dudit délai est nul et de nul effet [17]. Si cette jurisprudence a le mérite de proposer une sanction, elle ne permet pas de faire respecter l’exigence de célérité. A l’inverse, considérer que le défaut de décision équivaut à un rejet implicite permettrait de respecter l’objectif poursuivi, mais au détriment d’une bonne administration de la justice.

On l’aura compris, pour ce qui est de la célérité, les innovations textuelles ne suffisent pas à rassurer. Dans l’attente de pouvoir déterminer ce que pourront concrètement faire les magistrats, mais également de connaître une éventuelle position de la CCJA, la pratique risque de continuer à se détourner de la procédure d’injonction de payer. À défaut, ils pourront espérer un recouvrement efficace grâce aux nouvelles saisies consacrées dans le nouvel AUPSRVE.

III. Efficacité

Pour que le recouvrement soit fructueux, il faut permettre au créancier d’aller chercher la valeur là où elle se trouve dans le patrimoine de son débiteur. Ceci implique à la fois de s’adapter à l’évolution et à la réalité des fortunes. Pour y parvenir, le nouvel AUPSRVE consacre de nouvelles saisies spéciales, répondant à ces deux desseins.

Tout d’abord, parmi ces nouvelles saisies, certaines s’adaptent simplement à l’évolution des fortunes, comme c’est généralement le sens des réformes des procédures civiles d’exécution, en organisant des procédures propres à certains biens. Ainsi, les articles 152-16 à 152-26 organisent la saisie des biens placés dans un coffre-fort ; les articles 236 et suivants, sur la saisie des droits d’associés et valeurs mobilières, sont étendus aux autres titres négociables ; un nouveau titre VII bis voit le jour, organisant aux articles 245-1 et suivants une procédure spéciale relative à la saisie du fonds de commerce, dont la valeur peut désormais servir à désintéresser un créancier en dehors de l’existence d’un nantissement.

Les autres nouvelles saisies sont, quant à elles, consacrées dans le but de permettre au droit OHADA de s’éloigner du droit français, qui a pu paraître (trop ?) longtemps son modèle, et de s’adapter aux réalités du continent africain. Voit ainsi le jour la possibilité, au sein de la saisie-attribution, de saisir des « avoirs en monnaie électronique dont le débiteur peut disposer en effectuant un retrait, un paiement ou un transfert » [18], objet dont le chapitre préliminaire donne la définition à l’article 1-1, soulignant de ce fait sa nouveauté. Sont ainsi officiellement saisissables les monnaies proposées par les opérateurs téléphoniques, qui remportent un franc succès en pratique.

Mais surtout, le nouvel AUPSRVE consacre la possibilité pour un créancier de saisir le bétail, à titre conservatoire ou exécutoire. Après une définition, à l’article 1-1, de ce qu’il faut entendre par « bétail » au sens de l’AUPSRVE, ce ne sont pas moins de vingt-cinq articles qui organisent le régime applicable à la saisie de ces animaux ayant une valeur marchande, que ceux-ci soient entre les mains du débiteur ou d’un tiers, qu’ils doivent être déplacés pour le pâturage malgré leur indisponibilité, qu’ils donnent lieu à un croît, ou encore que leur entretien rende nécessaire la saisie concomitante de pailles, fourrages ou de grains.

À peine entré en vigueur, le nouvel acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution suscite déjà des craintes quant à l’application de certaines innovations. Il faudra donc prêter attention à la pratique des créanciers (ou de leurs conseils), aux diligences des magistrats nationaux, et aux positions de la CCJA. Dans cette attente, n’oublions pas de saluer le travail d’harmonisation et de modernisation proposé par le législateur OHADA.


[1] Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires.

[2] Publié au journal Officiel de l'OHADA le 15 novembre 2023.

[3] Préambule du Traité relatif à l’harmonisation du droit des affaires en Afrique, Port-Louis, 17.10.1993.

[4] Une même évolution se retrouve dans les régimes spéciaux. Par exemple, toute décision rendue sur opposition dans la procédure d’injonction de payer est désormais susceptible d’appel, alors que l’ancienne version de l’article 15 renvoyait au droit national des Etats parties.

[5] L. Pongo-Wonya, Les immunités d’exécution à la lumière de la jurisprudence de la jurisprudence de la CCJA, Ohada.com, Ohadata D-23-06.

[6] CCJA, 1ère ch., n° 43-2005, 7 juillet 2005.

[7] V. notamment CCJA, 1ère ch., n° 060/2022, 3 mars 2022 : « le seul fait pour une société privée de bénéficier des subventions de l’Etat, ne lui confère pas le bénéfice de l’immunité. Aucune société ne peut être à la fois anonyme et personne de droit public. Le fait qu’une société soit investie d’une mission de service public et que l’Etat ait une participation au capital ne change en rien sa nature de société anonyme donc de droit privé soumise, comme telle aux conditions d’exécution des sociétés de droit privé ».

[8] Pour les vices de fond, l’article 28-4 AUPSRVE n’impose pas de justifier d’un grief pour obtenir la nullité.

[9] Anc. art. 297 al.2.

[10] G.S. Tsetsa, Regards sur la réforme de la saisie immobilière en droit OHADA, Ohada.com, Ohadata D-23-23.

[11] AUPSRVE, art. 1-5.

[12] AUPSRVE, art. 1-8.

[13] Délai repris à l’article 10 AUPSRVE, qui prévoyait précédemment un délai de quinze jours.

[14] AUPSRVE, art. 12.

[15] AUPSRVE, art. 15 al.6

[16] AUPSRVE, art 15 al.7.

[17] CCJA, 2Ch., n° 96/2022, 9 juin 2022.

[18] AUPSRVE, art. 153.

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Voies d'exécution

[Le point sur...] Le tarif : qui pourra l’arrêter - épisode 2 - Avocats praticiens de saisie immobilière, organisez sans attendre la remontée de vos données !

Réf. : Arrêté du 23 août 2023 fixant les tarifs réglementés de postulation des avocats en matière de saisie immobilière, de partage, de licitation et de sûretés judiciaires N° Lexbase : L5728MIY

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par Aude Alexandre Le Roux, avocat associé AARPI Trianon Avocats, secrétaire-adjoint de l’AAPPE

Le 26 Avril 2024

Mots-clés : tarifs • tarifs réglementés • avocat • émoluments • droit proportionnel • postulation • saisie immobilière • partage • licitation • sûretés judiciaires • remontée des données

Les tarifs réglementés de postulation des avocats en matière de saisie immobilière, de partage, de licitation et de sûretés judiciaires ont été reconduits pour une nouvelle période de deux ans par un arrêté du 23 août 2023. Parallèlement, les travaux autour de l’élaboration du tarif définitif se poursuivent. Une remontée des données comptables des cabinets exerçant en ces matières se précise.


 

Après des années qui se suivent sans bouleversement majeur sur la question de l’élaboration du tarif des avocats, l’année 2023 a apporté avec elle quelques éléments quant à la grande collecte des données qui s’imposera prochainement aux praticiens. 

Avant d’en préciser les contours, un bref rappel s’impose.

La loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques dite « loi Macron » N° Lexbase : L4876KEC, publiée au journal officiel du 7 août 2015, a opéré un bouleversement majeur en abrogeant, le tarif de postulation issu du décret n° 60-323 du 2 avril 1960 portant règlement d'administration publique et fixant le tarif des avoués N° Lexbase : L2132G8H.

Ce tarif avait initialement été fixé pour les avoués de première instance et maintenu de façon artificielle par l’article premier du décret du 25 août 1972 (n° 72-784) le rendant applicable à la profession d’avocat. Son caractère provisoire était expressément rappelé et devait prendre fin dès la fixation d’un tarif de postulation et des actes de procédure.

Il aura donc fallu attendre des décennies avant que la loi précitée ne vienne bouleverser ce fragile équilibre.

Modification d’importance donc mais également consécration du principe de la fixation d’un tarif régissant les droits et émoluments perçus par l’avocat au titre des prestations effectuées en matière de saisie immobilière, de partage, de licitation et de sûretés judiciaires.

Si une réforme apparaissait particulièrement nécessaire au regard de l’ancienneté du tarif des anciens avoués de première instance et de son inadéquation avec l’économie contemporaine, celle-ci n’est toujours pas finalisée.

De nombreux acteurs se sont mobilisés dès le mois d’août 2015 afin de parvenir à la rédaction du nouveau projet de tarif dont était chargée la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) dans les délais escomptés. Le chantier s’annonçait immense et les objectifs ambitieux : prendre en compte « les coûts pertinents du service rendu » tout en fixant « une rémunération raisonnable définie sur la base de critères objectifs » et ce, à l’échelle de l’exercice de la profession d’avocat intervenant en matière de saisie immobilière, licitation-partage et de sûretés judiciaires.

I. L’élaboration d’un tarif à durée limitée

Face à l’ampleur de la tâche, il était fait le choix d’un tarif à durée limitée dans l’attente de disposer des éléments nécessaires à l’écriture du tarif « définitif ».

  • Historique des arrêtés

Près de deux ans après la promulgation de la loi Macron, le décret n° 2017-862 du 9 mai 2017 relatif aux tarifs réglementés de postulation des avocats en matière de saisie immobilière, de partage, de licitation et de sûretés judiciaires N° Lexbase : L2641LEK était enfin publié.

L’arrêté du 6 juillet 2017 N° Lexbase : L2200LGL, publié au journal officiel le 14 juillet 2017, fixait le tarif des avocats pour une période de deux années, comprise entre le 1er septembre 2017 et le 1er septembre 2019, avec entrée en vigueur au 1er septembre 2017.

En ces matières, l’ancien tarif demeure donc applicable pour les procédures initiées avant le 1er septembre 2017.

Cette durée initiale de validité de deux ans avait laissé imaginer qu’il permettrait d’obtenir l’ensemble des données nécessaires à la rédaction du tarif définitif, cet objectif ambitieux allait vite être démenti tant la tâche s’avérait complexe à organiser.

Si les travaux se sont poursuivis, ce délai s’est avéré bien trop court pour que les différents interlocuteurs puissent se coordonner.

Un nouvel arrêté du 8 août 2019 N° Lexbase : L8704LRS était dès lors publié au journal officiel du 30 août 2019 qui reprenait la majeure partie du tarif fixé par l’arrêté du 6 juillet 2017, tout en le reconduisant pour une nouvelle période de deux années.

Il contenait toutefois deux précisions d’importance.

La première découlait directement de l’évolution de l’article L. 322-1 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L7313LPK résultant de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice N° Lexbase : L6740LPC, consacrant la possibilité de recourir à la vente de gré à gré jusqu’à l’ouverture des enchères, en cas d’accord exprès entre le débiteur saisi, le poursuivant et l’ensemble des créanciers inscrits. Cette faculté ainsi gravée dans le marbre mettait ainsi fin à un débat doctrinal controversé sur la possibilité de vendre les biens saisis de gré à gré alors que cette forme de vente n’était pas prévue au Code des procédures civiles d’exécution qui, seul, envisageait la vente amiable autorisée par le juge de l’exécution.

Ainsi, l’arrêté du 8 août 2019 mettait fin à une nouvelle série d’interrogations quant à la perception de l’émolument proportionnel par l’avocat dans l’hypothèse d’une vente de gré à gré, alors que celui-ci n’était expressément prévu que dans le cadre de vente amiable judiciaire et modifiait l’article A. 444-191 du Code de commerce N° Lexbase : L8761LRW.

Plus de place au doute sur cette question, en cas de vente de gré à gré avec mainlevée du commandement, l’avocat poursuivant la vente perçoit l'émolument proportionnel perçu par les notaires en application de l'article A. 444-91 du même Code N° Lexbase : L3314LWN.

La seconde concernait la distribution du prix de vente. L’arrêté du 8 août 2019 modifiait l’article A. 444-192 N° Lexbase : L3314LWN en précisant que lors d’une procédure de distribution du prix de vente d’un immeuble et en présence d’un seul créancier admis à faire valoir ses droits sur le prix de vente, l’émolument serait réduit de moitié. Contre toute attente, la formulation « lorsqu'il n'est pas fait de répartition entre plusieurs créanciers, un seul d'entre eux étant en mesure de percevoir un versement, cet émolument est réduit de moitié » allait donner lieu à de nouvelles difficultés auprès de certains praticiens, nous y reviendrons.

Cette nouvelle période biennale de reconduction du tarif devait, en outre, permettre de recueillir des données auprès des avocats praticiens et de faire évoluer le tarif dans les objectifs fixés initialement dans une recherche évidente de compétitivité.

La crise sanitaire liée à la Covid-19 et l’arrêt brutal de l’activité de nombreux cabinets d’avocats aura balayé ce projet.

C’est donc de nouveau en pleine période estivale, que l’arrêté du 2 août 2021 N° Lexbase : L5426L74 était publié au journal officiel du 15 août 2021, reconduisant le tarif jusqu’au 31 août 2023.

Outre la nouvelle prorogation, deux nouvelles modifications avaient été apportées.

La formulation de l’alinéa 2 de l’article 444-192 du Code de commerce, telle qu’issue de l’arrêté du 8 août 2019 est de nouveau modifiée. L’article modifié renvoyait désormais expressément aux dispositions de l’article L.331-1 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L5893IRP régissant la procédure de distribution en présence d’un créancier unique, mettant ainsi un point final aux difficultés d’interprétation précédemment évoquées.

Enfin, les remises qui peuvent être consenties par les avocats sur leurs émoluments proportionnels, telles que prévues à l’article L. 444-2 N° Lexbase : L3474LZP et dans les conditions fixées à l’article A. 444-202 du Code de commerce N° Lexbase : L5493L7L, applicables uniquement sur les tranches d’assiette supérieures ou égales à 100 000 euros passaient de 10 à 20 %.

L’arrêté du 23 août 2023 publié au journal officiel du 29 août 2023 n’a pas cette fois, apporté de modification d’ajustement ni de modification d’importance, signe que le tarif provisoire établi fonctionne. Il est de nouveau reconduit pour une nouvelle période de deux ans. L’article A. 444-187 du Code de commerce N° Lexbase : L5811MI3 est modifié et prévoit désormais que les émoluments sont applicables jusqu’au 31 août 2025.

Les « anciens » tarifs demeurent applicables :

  • les tarifs fixés par l'arrêté du 6 juillet 2017 restent applicables aux instances ouvertes à partir du 1er septembre 2017 et jusqu'au 31 août 2019 inclus ;
  • les tarifs fixés par l'arrêté du 8 août 2019 restent applicables aux instances ouvertes à partir du 1er septembre 2019 et jusqu'au 31 août 2021 inclus ;
  • les tarifs fixés par l'arrêté du 2 août 2021 restent applicables aux instances ouvertes entre le 1er septembre 2021 et jusqu'au 31 août 2023 inclus.

II. Vers l’établissement d’un tarif définitif

La reconduction du tarif jusqu’au 31 août 2025 devrait permettre cette fois une évolution notable des travaux autour de l’élaboration du tarif des avocats intervenant en matière de saisie immobilière, de partage, de licitation et des sûretés judiciaires.

Rappelons que l’objet poursuivi par la loi du 6 août 2015 dite « loi Macron » ayant supprimé l’ancien tarif de postulation devra assurer la couverture des « coûts pertinents du service rendu » tout en fixant « une rémunération raisonnable définie sur la base de critères objectifs » et ce, à l’échelle de l’exercice de la profession d’avocat intervenant en matière de saisie immobilière, licitation-partage et de sûretés judiciaires.

L’élaboration de ce tarif passera donc nécessairement par une remontée des données comptables auprès des praticiens concernés telle que prévue à l’article R. 444-20 du Code de commerce N° Lexbase : L2447LGQ.

Après avoir été exclus du dispositif fixés par l’arrêté du 11 août 2018 relatif au recueil de données et d'informations auprès de certains professionnels du droit, les avocats ont été intégrés aux professionnels concernés par le décret n° 2020-179 du 28 février 2020 relatif aux tarifs réglementés applicables à certains professionnels du droit N° Lexbase : L2437LW8.

Ce décret a défini les modalités de détermination de taux de résultat moyen sur la base duquel le tarif devra être fixé en application de l’article L. 444-2 du Code de commerce N° Lexbase : L3474LZP et précise les modalités de collecte des données transmises annuellement par les instances professionnelles nationales.

Concernant les avocats, l’échéance de la remontée des données avait initialement été fixée à l’année 2023. Sur l’impulsion du groupe de travail « saisie-immobilière » de la commission Règles et Usages auprès du Conseil National des Barreaux, il a consécutivement été sollicité que l’année civile concernée par la remontée soit 2024 puis 2025 afin de permettre aux avocats de s’organiser.

La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a soumis le 30 octobre 2023 au Conseil national des barreaux un projet de décret définissant le dispositif de collecte des données des avocats réalisant des prestations de saisie immobilière et de licitation judiciaire.

Afin que la remontée des données soit la plus significative possible, seuls les avocats ayant perçu au cours de l’année civile concernée des émoluments correspondant à cinq prestations de saisie immobilière et de vente sur licitation devraient être tenus de faire remonter leurs données.

Il est donc temps que les cabinets qui se savent déjà concernés par cette remontée se mobilisent afin de s’organiser pour l’effectuer.

Cette remontée devra être scrupuleusement suivie par les praticiens concernés. Tout d’abord car à défaut d’y déférer des amendes administratives sont prévues par l’article L. 444-6 du Code de commerce N° Lexbase : L2496LDS à savoir de 3 000 euros part avocat et de 15 000 euros par structure. Mais surtout car il est primordial que le nouveau tarif qui sera écrit soit représentatif au regard des exigences posées par la loi Macron en corrélation avec la réalité économique de ces procédures et de leur coût de gestion pour les cabinets et du niveau de technicité nécessaire à leur mise en œuvre.

Concernant les procédures diligentées par un avocat dit plaidant et un postulant, la remontée des données sera effectuée auprès de l’avocat postulant qui a, seul, vocation à percevoir des émoluments, le partage d‘émoluments étant interdit.

Les collaborateurs libéraux devraient également être concernés par cette obligation de remontée des données dès lors qu’ils auront perçu des émoluments au titre de cinq prestations de saisie immobilière et de vente sur licitation au cours de l’année civile.

Dans l’attente du décret précisant le champ des avocats concernés par cette obligation de remontée et de l’arrêté explicitant précisément quelles données devront être communiquées il est déjà possible de s’organiser.

Dans un premier temps une demande auprès des éditeurs de logiciels des cabinets est nécessaire afin de les sensibiliser sur cette remontée qui s’annonce.

En toute hypothèse, il sera nécessaire que la facturation permette de distinguer dans le chiffre d’affaires : la part d'encaissements relative aux émoluments, de celle relative aux honoraires et aux remboursements de débours.

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Voies d'exécution

[Pratique professionnelle] Infographies sur la procédure de saisie immobilière

Réf. : INFO548, La procédure de saisie immobilière jusqu'à l'audience d'orientation, Voies d'exécution N° Lexbase : X2040CRY ; INFO810, La procédure de saisie immobilière de l'audience d'orientation à l'audience d'adjudication, Voies d'exécution N° Lexbase : X2041CRZ.

Lecture: 1 min

N8760BZH

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 23 Avril 2024

Pour accéder à l'infographie, INFO548, La procédure de saisie immobilière jusqu'à l'audience d'orientation, Voies d'exécution N° Lexbase : X2040CRY.

Pour accéder à l'infographie, INFO810, La procédure de saisie immobilière de l'audience d'orientation à l'audience d'adjudication, Voies d'exécution N° Lexbase : X2041CRZ.

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Voies d'exécution

[Brèves] Liquidation d’astreinte : précisions des obligations du juge autorisant une saisie

Réf. : Cass. civ. 2, 21 décembre 2023, n° 21-22.127, F-B N° Lexbase : A844419M

Lecture: 2 min

N8043BZW

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 27 Mars 2024

Il incombe au juge de liquider, en principal et intérêt, le montant de la créance pour laquelle il autorise la saisie des rémunérations.

Les faits et procédure. Dans cette affaire, un jugement contradictoire datant de 1989 a condamné solidairement plusieurs parties à payer à une société, une certaine somme avec des intérêts conventionnels. En décembre 2018, ledit jugement a été signifié à l’une des parties, puis la société a sollicité la saisie des rémunérations de cette partie. Par jugement du 21 novembre 2019, un tribunal a rejeté les fins de non-recevoir soulevées par le débiteur et ordonnée la saisie des rémunérations.

Le pourvoi. Le demandeur fait grief à l'arrêt (CA Paris, 4 février 2021, n° 20/00706 N° Lexbase : A78434E9) d’avoir ordonné « par confirmation du jugement, la saisie de ses rémunérations en paiement des condamnations solidaires mises à sa charge par le jugement du 20 février 1989 et signifié le 12 décembre 2018 et, infirmant de ce chef le jugement entrepris, de fixer la créance de la société à la somme principale de 53 809,46 euros, de dire que sont dus les intérêts au taux de 13,05 % sur la somme de 53 047,22 euros, à compter du 25 octobre 1988 jusqu'au 11 août 1994, du 18 janvier 2011 au 17 octobre 2011 et du 6 mars 2013 au 6 mars 2018 et que devront s'imputer les paiements d'un montant total de 56 445,61 euros en fonction de leur date de paiement, d'abord sur les intérêts non prescrits, puis sur le capital ». Il fait valoir la violation par la cour d’appel des articles 12 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1127H4I, R. 3252-19 N° Lexbase : L4486IAE et R. 3252-22 N° Lexbase : L4480IA8 du Code du travail.

Solution. Énonçant la solution susvisée, au visa des articles 12 du Code de procédure civile, R. 3252-19, et R. 3252-22 du Code du travail, la Cour de cassation censure le raisonnement de la cour d’appel. Elle relève que la cour d’appel n’a pas procédé à cette liquidation. La Haute juridiction casse et annule, en toutes ses dispositions l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris.

Pour aller plus loin : ÉTUDE : La prévention des difficultés d’exécution : l’astreinte, in Voies d’exécution (dir. N. Fricero et G. Payan), Lexbase N° Lexbase : E338843U.

 

 

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