La lettre juridique n°968 du 14 décembre 2023

La lettre juridique - Édition n°968

Collectivités territoriales

[Focus] Agression des élus : comment se protéger ?

Lecture: 13 min

N7702BZB

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par Marlène Joubier, Avocat associée en droit pénal, Seban Avocats

Le 14 Décembre 2023

Mots clés : élus • agressions • constitutions de parties civiles • conseil juridique • assistance psychologique

Cet article fait partie du numéro spécial consacré à la protection du mandat des élus locaux, réalisé en collaboration avec Seban Avocats. Pour consulter le sommaire de ce numéro spécial, cliquez ici N° Lexbase : N7744BZT.


 

Face à l’accroissement et à l’aggravation des agressions tant physiques que verbales dirigées contre les élus notamment locaux, une réponse pénale s’impose face aux inquiétudes légitimes de nos serviteurs publics.

Dans cette optique, l’arsenal juridique s’enrichit régulièrement de nouvelles dispositions protectrices de leur engagement.

Si la loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019, relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique N° Lexbase : L4571LUT, avait facilité l’octroi de la protection fonctionnelle des élus, une récente modification législative – consensuelle - codifiée à l’article 2-19 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L6515MGE issue de la loi n° 2023-23 du 24 janvier 2023 N° Lexbase : L6259MGW, a encore davantage renforcé le soutien aux élus, nécessaire à un accomplissement serein de leur engagement public.

I. L'état des lieux

L’actualité s’est encore récemment fait l’écho de violences inouïes commises à l’encontre d’élus, du seul fait de l’exercice de leur mandat électif et de leur engagement politique.

Ces faits relevant principalement des qualifications de violences, d’outrages, d’injures ou de menaces entachent l’accomplissement serein de leur mandat et de leurs missions et accroissent leurs inquiétudes face à ces risques, allant parfois jusqu’à provoquer leur démission, plus par protection que par conviction.

Le rapport du 11 janvier 2023 de Mme Poussier-Winsback, députée rapporteur de la loi n° 2023-23 du 24 janvier 2023 auprès de l’Assemblée nationale - déposé au nom de la Commission des lois - a rappelé les données du ministère de l’Intérieur du 6 octobre 2022 au constat éloquent : « Au cours de l’année 2021, 1 720 atteintes aux élus ont été recensées, soit une augmentation de 35 % par rapport à l’année 2020. Les menaces, injures et outrages sont majoritaires (1 169 faits, soit 68 %) ; les atteintes aux biens représentent 22 % des atteintes (369 faits) et les violences caractérisées environ 10 % (165 faits). Plus de la moitié des atteintes concernent les maires et un peu moins d’un tiers concernent les députés » [1].

Ces actes physiques d’agression qui répondent à la définition de violences volontaires prévues par les dispositions des articles 222-7 N° Lexbase : L5528AIL et suivants du Code pénal mais également les propos injurieux ou menaçants ou encore les actes d’intimidation et les faits de harcèlement – y compris en ligne – méritent de faire l’objet d’une dénonciation systématique auprès de l’autorité judiciaire – figure incarnée par le Procureur de la République au stade du dépôt de plainte, afin d’espérer une réponse judiciaire, sinon efficace, à tout le moins cohérente.

II. Le dépôt de plainte

Le premier acte juridique à poser à la suite d’une agression qu’elle soit physique ou verbale réside dans le dépôt d’une plainte soit auprès d’un commissariat de police ou d’une gendarmerie, soit directement auprès du Procureur de la République près le tribunal judiciaire territorialement compétent.

Cette plainte qualifiée à ce stade de simple doit, en tout état de cause, être adressée au Parquet de la République par lettre recommandée avec accusé de réception afin de faire courir le délai de trois mois, prévu par les dispositions de l’article 85 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L7458LPW.

En effet, à l’issue de ce délai et dans l’hypothèse d’une inertie du Parquet de la République, l’élu pourra déposer une plainte avec constitution de partie civile entre les mains du Doyen des juges d’instruction près le tribunal judiciaire territorialement compétent.

Dans l’hypothèse où l’auteur des faits aurait pu être identifié et que les éléments de preuve rassemblés (extraits des caméras de vidéoprotection, attestation de témoins etc.) pour le confondre seraient suffisants, la délivrance d’une citation directe pourrait également être envisagée ; cette procédure est toutefois conditionnée par le dépôt d’une consignation de partie civile à la charge de l’élu victime.

La démarche opportune est donc à apprécier selon les circonstances procédurales et factuelles, afin de privilégier la voie d’action qui, bien que toujours trop lente, présente le plus de célérité ; la voie de la plainte avec constitution de partie civile échappe bien souvent à ce critère.

Précisons que le dépôt de plainte n’est pas soumis aux critères de recevabilité de la constitution de partie civile et ne s’y substitue pas.

III. Les constitutions de parties civiles

A. La constitution de partie civile de l’élu victime

En cas de citation de(s) auteur(s) d’infractions devant le tribunal correctionnel ou de police, l’élu dispose de la faculté de se constituer partie civile à l’audience de jugement dont il sera avisé en amont par les services du greffe.

La recevabilité de cette démarche est conditionnée par les critères figurant à l’article 2 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L9908IQZ qui dispose que « l'action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction ». S’agissant des postes de préjudices dont l’indemnisation peut être sollicitée, l’article 3 du même code N° Lexbase : L9886IQ9 précise que « l'action civile peut être exercée en même temps que l'action publique et devant la même juridiction. Elle sera recevable pour tous chefs de dommages, aussi bien matériels que corporels ou moraux, qui découleront des faits objets de la poursuite ».

Sur le fondement de ces deux articles combinés, un élu victime de faits de violences, de harcèlement, d’outrages ou d’injures dispose de la faculté de se constituer partie civile devant la juridiction pénale – tribunal correctionnel pour les délits et tribunal de police pour les faits qui revêtiraient une qualification contraventionnelle.

Sur le plan procédural, cette constitution de partie civile peut prendre la forme d’une comparution à l’audience de l’élu assisté ou non d’un conseil, de sa représentation par un avocat [2] ou par l’envoi d’une correspondance « par lettre recommandée avec avis de réception, par télécopie ou par le moyen d'une communication électronique parvenue au tribunal vingt-quatre heures au moins avant la date de l'audience », en vertu de l’article 420-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L7388LPC. Notons que « lorsqu'elle est faite avant l'audience, la déclaration de partie civile doit préciser l'infraction poursuivie et contenir élection de domicile dans le ressort du tribunal saisi, à moins que la partie civile n'y soit domiciliée » [3].

Il existe, par ailleurs, une autre possibilité de se constituer partie civile – peu usitée en revanche – qui consiste à formuler « avec l'accord du procureur de la République » des demandes de dommages et intérêts au cours de l'enquête de police, auprès d'un officier ou d'un agent de police judiciaire, qui en dresse procès-verbal. L’article 420-1 du Code de procédure pénale précise que « cette demande vaut constitution de partie civile si l'action publique est mise en mouvement et que le tribunal correctionnel ou de police est directement saisi ».

En tout état de cause, la constitution de partie civile doit formellement intervenir avant les réquisitions du ministère public à l’audience et ne peut intervenir, pour la première fois, en cause d’appel.

Il importe de joindre à toute demande indemnitaire, tout élément justifiant des préjudices subis. Dans l’hypothèse où l’élu n’en dispose pas au jour de l’audience, il peut solliciter le renvoi du dossier sur l’action civile – de droit lorsqu’il émane d’une partie civile, comme le prévoit l’article 464 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L9941IQA. En cas de violences ayant entrainé des dommages corporels, une expertise médico-légale peut être sollicitée du Tribunal, afin de déterminer l’ampleur du préjudice.

B. L'élargissement récent de la recevabilité des constitutions de parties civiles par la loi n°2023-23 du 24 janvier 2023 pour les infractions commises au préjudice d’un élu local

L’assemblée qui porte la voix des collectivités territoriales – le Sénat – a récemment renforcé le soutien et l’accompagnement des élus locaux, victimes d’agressions, dans le cadre de la procédure pénale, en élargissant les possibilités de constitutions de parties civiles devant le tribunal, au-delà de l’élu, première victime de l’infraction.

Ainsi, la loi n° 2023-23 du 24 janvier 2023 – adoptée à l’unanimité et sans modification par les députés – permet désormais aux associations d’élus, aux assemblées d’élus ainsi qu’aux collectivités locales de se constituer partie civile aux côtés de l’élu, victime de l’agression, sans se heurter à un risque d’irrecevabilité de leur constitution de partie civile. Les seules conditions requises sont : être reconnue d’utilité publique depuis au moins cinq ans, proposer dans ses statuts la défense des intérêts des élus et avoir l’accord de l’élu agressé. Jusqu’à présent, seules les associations départementales affiliées à l’Association des maires de France étaient recevables à y procéder.

Ainsi, l’article 2-19 du Code de procédure pénale prévoit désormais que peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile :

« 1° Pour les élus municipaux, l'Association des maires de France, toute association nationale reconnue d'utilité publique ou régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans dont les statuts se proposent d'assurer la défense des intérêts de ces élus et, sous les mêmes conditions, toute association départementale qui lui est affiliée ;

Pour les élus départementaux, l'Assemblée des départements de France ainsi que toute association nationale reconnue d'utilité publique ou régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans dont les statuts se proposent d'assurer la défense des intérêts de ces élus et, sous les mêmes conditions, toute association qui lui est affiliée ;

Pour les élus régionaux, territoriaux et de l'Assemblée de Corse, Régions de France ainsi que toute association nationale reconnue d'utilité publique ou régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans dont les statuts se proposent d'assurer la défense des intérêts de ces élus et, sous les mêmes conditions, toute association qui lui est affiliée ;

4° Au titre d'un de ses membres, le Sénat, l'Assemblée nationale, le Parlement européen ou la collectivité territoriale concernée. »

Cette avancée législative – précisée dans son application par la circulaire du 10 février 2023 [4] - permet dorénavant aux élus de sortir d’un certain isolement devant le tribunal qui devra également statuer sur d’éventuelles demandes indemnitaires corroboratives de celles que l’élu serait amené à solliciter lui-même, bien que l’octroi d’une indemnisation à une assemblée ou une association d’élus n’est pas évident. Par un arrêt en date du 5 avril 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a, en effet, cassé un arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait alloué à titre de dommages et intérêts un montant d’un euro à l’Assemblée nationale pour des faits de rébellion commis au préjudice d’un de ses agents – personne chargée d’une mission de service public – au motif que « le préjudice invoqué par l'Assemblée nationale ne pouvait résulter directement de l'infraction de rébellion reprochée au prévenu » ; la recevabilité de sa constitution de partie civile n’avait toutefois pas été remise en cause [5].

C. L'élargissement du champ des infractions concernées 

Le champ des infractions concernées par ces nouvelles possibilités de constitutions de parties civiles des assemblées et association d’élus a été élargi à l’ensemble des crimes et délits contre les personnes et contre les biens, aux atteintes à l’administration publique commises par les particuliers et aux infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse N° Lexbase : L7589AIW. Auparavant, l’article 2-19 du Code de procédure pénale ne permettait la constitution de partie civile que pour les infractions d’ « injures, d’outrages, de diffamations, de menaces ou de coups et blessures à raison de leurs fonctions ».

D. L'application aux infractions commises à l’encontre des proches des élus

La loi n° 2023-23 du 24 janvier 2023 a, par ailleurs, étendu la protection aux proches des élus en élargissant le champ d’application des constitutions de parties civiles des associations et assemblées pour les infractions commises au préjudice du « conjoint, du concubin, du partenaire d’un pacte civil de solidarité, des ascendants ou descendants en ligne directe et de toute autre personne vidant habituellement » à son domicile « en raison des fonctions exercées par l'élu ou de son mandat »[6].

IV. L’automaticité de la protection de la collectivité pour les élus victimes d’agressions

L’article L. 2123-35 du Code général des collectivités territoriales N° Lexbase : L4227MGN relatif à la protection par la collectivité des élus, victimes d’agressions, dispose : « Le maire ou les élus municipaux le suppléant ou ayant reçu délégation bénéficient, à l'occasion de leurs fonctions, d'une protection organisée par la commune conformément aux règles fixées par le Code pénal, les lois spéciales et le présent code.

La commune est tenue de protéger le maire ou les élus municipaux le suppléant ou ayant reçu délégation contre les violences, menaces ou outrages dont ils pourraient être victimes à l'occasion ou du fait de leurs fonctions et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté. (…)

La commune est subrogée aux droits de la victime pour obtenir des auteurs de ces infractions la restitution des sommes versées à l'élu intéressé. Elle dispose en outre aux mêmes fins d'une action directe qu'elle peut exercer, au besoin par voie de constitution de partie civile, devant la juridiction pénale ».

À ce titre, toutes les communes sont tenues de souscrire un contrat d’assurance visant à couvrir les coûts résultant de la mise en œuvre de cette protection (conseil juridique, assistance psychologique, etc.). Dans les communes de moins de 3 500 habitants, le montant de cette souscription fait l’objet d’une compensation par l’État.

Afin d’éviter l’inertie des autorités judiciaires et faciliter, sinon la priorité, à tout le moins la célérité du traitement de leur plainte, il importe que les élus mettent en œuvre les moyens d’action à leur disposition et bénéficient de l’accompagnement et du soutien des associations qui les entourent et des assemblées auxquelles ils appartiennent, devant les juridictions pénales.


[1] Rapport enregistré à l'Assemblée nationale le 11 janvier 2023.

[4] Circulaire Crim 2023 – 03 / H2 – 10 février 2023.

[5] Cass. crim. 5 avril 2016, n° 15-80.917, F-D N° Lexbase : A1730RC3.

[6] CPP, art. 2-19.

newsid:487702

Contentieux de la Sécurité sociale

[Brèves] Censure de l’arrêt se fondant uniquement sur un rapport d’expertise non contradictoire

Réf. : Cass. civ. 2, 30 novembre 2023, n° 21-25.640, F-B N° Lexbase : A022217D

Lecture: 2 min

N7767BZP

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par Laïla Bedja

Le 14 Décembre 2023

► Lorsqu'une partie à laquelle un rapport d'expertise est opposé n'a pas été appelée ou représentée au cours des opérations d'expertise, le juge ne peut refuser d'examiner ce rapport, dès lors que celui-ci a été régulièrement versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire des parties ; il lui appartient alors de rechercher s'il est corroboré par d'autres éléments de preuve ; c’est à tort qu’une cour d’appel s’est fondée uniquement sur un rapport d’expertise issu d’opérations d’expertise auxquelles la caisse n’a pas été régulièrement appelée pour reconnaître le caractère professionnel d’une maladie et faire droit à l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.

Les faits et procédure. Par décision du 9 juin 2009, une caisse primaire d'assurance maladie a pris en charge au titre de la législation professionnelle la maladie déclarée par M. X, salarié de la société Y, puis, par décision du 2 mars 2016, son décès survenu le 27 novembre 2015.

Le 27 février 2017, la veuve de la victime a adressé une nouvelle déclaration de maladie professionnelle, diagnostiquée en 2015, que la caisse a refusé de prendre en charge au motif que cette maladie est la même que celle déclarée le 19 janvier 2009, déjà indemnisée. La veuve de la victime, et leurs quatre enfants, ont saisi d'un recours une juridiction chargée du contentieux de la Sécurité sociale aux fins de reconnaissance du caractère professionnel de la maladie déclarée en 2017 et de la faute inexcusable de l'employeur.

En cause d’appel. Pour dire que la maladie déclarée le 27 février 2017 était distincte de la maladie déclarée le 19 janvier 2009, la cour d’appel se fonde sur les conclusions, claires et dépourvues d'ambiguïté, du rapport de l'expert désigné par la cour.

La caisse, reprochant à la cour de se fonder sur le rapport d’expertise alors qu’elle n’a pas été appelée aux opérations d’expertise, forme un pourvoi en cassation.

La décision. Énonçant la solution précitée, la Haute juridiction casse et annule l’arrêt rendu par la cour d’appel en violation de l’article 16 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1133H4Q.

newsid:487767

Douanes

[Brèves] Suisse : suppression des droits de douane sur les produits industriels à compter du 1er janvier 2024

Lecture: 1 min

N7737BZL

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par Marie-Claire Sgarra

Le 21 Décembre 2023

La suppression des droits de douane sur les produits industriels entrera en vigueur le 1er janvier 2024 en Suisse.

Le Conseil fédéral a fixé la date d’entrée en vigueur de cette mesure au 1er janvier 2024, afin que les coûts de mise en œuvre pour les opérateurs économiques et l’administration soient aussi bas que possible. Tous les acteurs concernés auront ainsi suffisamment de temps pour procéder aux adaptations techniques et organisationnelles nécessaires.

Le projet prévoit, outre la suppression des droits de douane, la simplification de la structure du tarif des douanes pour les produits industriels, ce qui permettra de réduire encore la charge administrative.

Les produits concernés par la suppression des droits de douane industriels. En Suisse, les produits industriels comprennent l’ensemble des biens, à l’exception des produits agricoles (produits agricoles transformés et aliments pour animaux inclus) et des produits de la pêche [en ligne].

Que doivent faire les entreprises pour se préparer à la suppression des droits de douane sur les produits industriels au 1er janvier 2024 ? Le tarif d’usage suisse Tares sera adapté en conséquence. Les entreprises concernées devront reprendre les données de base adaptées de l’Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières (OFDF) [en ligne].

À noter. La suppression des droits de douane industriels n’engendrera aucun changement dans les procédures douanières.

Consulter [en ligne] l’étude « L'impact de la suppression des droits de douane industriels sur les prix à la consommation » sur le site du Conseil fédéral.

 

 

 

newsid:487737

Droit rural

[Jurisprudence] Le coup de grâce au droit de préférence des voisins de parcelles boisées

Réf. : Cass. civ. 3, 28 septembre 2023, n° 22-15.576, FS-B N° Lexbase : A20561IY

Lecture: 16 min

N7728BZA

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par Christophe Gourgues, Notaire, Président de la section droit rural et environnement de l’Institut d’Etudes Juridiques du CSN

Le 13 Décembre 2023

Mots-clés : droit de préemption • droit de préférence • droit de priorité • bois et forêts • parcelle boisée • voisin • offre de vente • renonciation à la vente

À défaut de disposition législative le précisant, la notification ou l'affichage du prix et des conditions de la vente projetée ne vaut pas offre ferme de vente au profit du bénéficiaire du droit de préférence prévu à l'article L. 331-19 du Code forestier, de sorte que l'exercice de ce droit par le propriétaire d'une parcelle boisée contiguë ne prive pas le vendeur de la liberté de renoncer à la vente.

Par cet arrêt tant attendu du 28 septembre 2023 sur la qualification de la nature juridique de la notification faite aux voisins de parcelles boisées de faible superficie, la Cour de cassation a achevé de confirmer l’inefficacité de ce dispositif. Imaginé il y a bientôt quinze ans en vue de lutter contre le morcellement de la forêt, les droits de préemption des collectivités et de préférence des voisins doivent être revus pour atteindre l’objectif fixé.


 

Soucieux de lutter contre le morcellement de la forêt privée en vue d’améliorer sa gestion et son efficacité dans la lutte contre le réchauffement climatique, le Législateur avait imaginé en 2010 un dispositif instaurant un droit de préférence « en cas de vente d’une propriété classée au cadastre en nature de bois et forêts et d’une superficie totale inférieure à 4 hectares » au profit des propriétaires voisins, aujourd’hui codifié aux articles L. 331-19 N° Lexbase : L7077LQ8 et suivants du Code forestier. Fruit d’amendements parlementaires issus des discussions lors de la loi de modernisation de l'agriculture et de la pêche adoptée le 27 juillet 2010 [1], ce dispositif, aussi louable soit-il, n’est que le reflet d’un lobbying et n’a jamais fait l’objet d’étude d’impact ni d’évaluation de son application. La rédaction des textes régissant ce droit de préférence et ses exceptions, plus que maladroite, le rend difficilement applicable aujourd’hui encore, malgré les modifications et améliorations qu’il a pu connaître au fil du temps.

Outre cette complexité de mise en œuvre, ce droit de préférence complète le mille-feuille des droits de préemption en milieu rural mais surtout entrave et ralentit les ventes de parcelles boisées de faible superficie. Il doit également faire face à la méfiance des vendeurs qui redoutent souvent qu’un voisin avec lequel ils se trouvent être en délicatesse exerce son droit. Parmi les difficultés théoriques et pratiques récurrentes du texte figure la qualification juridique de la notification faite par le vendeur aux voisins. La doctrine et la jurisprudence sont divisés et ont longtemps hésité sur les effets de cette notification (I). La Cour de cassation a désormais tranché cette question au service de la forêt, de la lutte contre son morcellement et du réchauffement climatique. La pratique notariale n’a cessé de dénoncer les méfaits de ces textes et réclame, en vain, une modification de ce dispositif. Les Hauts magistrats, par cet arrêt du 28 septembre 2023, ont confirmé la nécessité de réforme (II).

I. La fin des débats

Face au silence du texte sur la nature juridique de la notification faite aux voisins, le débat doctrinal n’a pas permis de déterminer une position unanime (A) permettant d’éclairer l’application pratique de ce droit de préférence. La question n’avait jusqu’à présent pas dépassé le stade des juridictions du second degré de sorte que la jurisprudence n’était pas fixée (B).

A. Une doctrine divisée

Dès 2010, lors de l’adoption du texte instaurant ce droit de préférence au profit des voisins de petites parcelles boisées, la doctrine s’est interrogée sur la portée de la notification faite aux voisins. Le texte initial (C. for., art. L. 514-1, aujourd’hui abrogé) précisait que  « Le vendeur est tenu de notifier aux propriétaires des parcelles contiguës visées au premier alinéa le prix et les conditions de la cession projetée ».  Cette formule n’a pas été modifiée par les différents correctifs successifs apportés à ce dispositif et a été reprise mot pour mot par l’article L. 331-19 du Code forestier N° Lexbase : L7077LQ8, aujourd’hui en vigueur. À défaut de précision complémentaire du texte, il était permis de s’interroger sur le fait de savoir si cette notification valait offre de vente ou pas. Cette interrogation ne concernait pas uniquement la doctrine puisque la réponse à cette question théorique permettait d’apporter une réponse ô combien pratique et très souvent rencontrée notamment dans les offices notariaux. En effet, nombreux étaient les vendeurs à vouloir savoir s’ils pourraient renoncer à leur projet de vente, quand bien même un voisin aurait exercé son droit de préférence.

D’aucuns, appliquant les principes généraux du droit des obligations, considéraient que la notification contenait la désignation et le prix, de sorte qu’il y avait accord sur la chose et sur le prix dès que le voisin exerçait son droit. En conséquence, la rencontre des volontés formait le contrat, de sorte que le vendeur était lié à son voisin qui avait exercé son droit de préférence [2]. Dit autrement, pour les tenants de cette théorie, la notification valait offre de vente et son acceptation par un voisin rendait la vente parfaite. Une question ministérielle avait même précisé que la notification « constitue donc une offre au sens de l'article 1101 du Code civil N° Lexbase : L1190ABP [NDA : dans sa version antérieure à 2016]. Elle crée ainsi un engagement juridique définitif qui peut engager la responsabilité du vendeur en cas de refus de vente. » [3] Le ministre n’est toutefois pas allé jusqu’au bout de la réflexion puisqu’il ne précise pas que le voisin pourrait également assigner le vendeur en vue d’obtenir la réalisation forcée de la vente.

D’autres, au contraire, estimaient que la notification ne constituait qu’une simple invitation à entrer en négociation et que par conséquent le vendeur pouvait retirer son projet de vente [4] même si un voisin avait exercé son droit. Le fait que le vendeur puisse choisir le cocontractant lorsque plusieurs voisins exercent leur droit de préférence constituait le principal argument des tenants de ce raisonnement.

Ces deux théories se retrouvaient également en jurisprudence.

B. Une jurisprudence discordante

Les décisions rendues par les juridictions du premier et du second degré étaient tout aussi divergentes que la doctrine.

Les premières décisions, tant judiciaires qu’administratives, ont d’abord considéré que la notification ne valait pas offre de vente [5] et ont admis que le vendeur pouvait retirer son projet de vente. La cour d’appel de Versailles a de son côté admis que l’offre pouvait être modifiée tant qu’aucun destinataire de la notification n’avait exercé son droit [6]. Ce n’est que plus récemment que la cour d’appel de Grenoble a admis que la notification faite aux voisins constituait une offre de vente [7], alors même que cette même cour d’appel avait affirmé le contraire quelques années auparavant.

La question de la nature juridique de la notification adressée aux voisins de parcelles boisés contiguës vient d’être soumise à la Cour de cassation. Dans un arrêt du 28 septembre 2023, les Hauts magistrats ont tranché la controverse et mis un terme à toutes ces hésitations. Dans l’affaire soumise, un vendeur refusait de vendre les parcelles boisées à un voisin qui avait exercé son droit de préférence en application de l’article L. 331-19 du Code forestier. Ce dernier a alors assigné le vendeur en réitération de la vente et en paiement de dommages-intérêts. La cour d’appel de Grenoble avait condamné le vendeur « à régulariser par acte notarié au profit [du voisin] la vente de la parcelle [boisée] dans les conditions précisées dans la réquisition d’instrumenter (…) ainsi que dans le courrier de notification ».

Le vendeur ne s’avouait pas vaincu. Il a donc formé un pourvoi contre cet arrêt et a obtenu gain de cause. La Cour de cassation a affirmé que « à défaut de disposition législative le précisant, la notification ou l'affichage du prix et des conditions de la vente projetée ne vaut pas offre ferme de vente au profit du bénéficiaire du droit de préférence, de sorte que l'exercice de ce droit par le propriétaire d'une parcelle boisée contiguë ne prive pas le vendeur de la liberté de renoncer à la vente. » Les Hauts magistrats s’en tiennent donc à la lettre du texte et estiment inutile d’appliquer la théorie de la formation des contrats lorsque la loi ne l’a pas clairement précisé. Cette analyse est à notre sens à souligner et a le mérite de la clarté et du bon sens. La loi se suffit à elle-même lorsqu’elle pose les principes et il n’y a pas lieu à interpréter les choses claires. Conservons les interprétations lorsque la loi n’a pas expressément prévu une situation ou pour les conventions des parties lorsqu’elles sont obscures.

La Cour de cassation avait déjà affirmé qu’une notification ne valait pas offre de vente si la loi ne le prévoyait pas expressément en matière de droit de préemption de l’indivisaire [8]. Il résulte de cette jurisprudence désormais bien établie que ne valent offre de vente que les notifications faites au locataire d’un bien à usage d’habitation (loi n° 89-462 du 6 juillet 1989, art. 15 N° Lexbase : L8461AGH ; loi n° 75-1351 du 31 décembre 1975 N° Lexbase : L6321G9Y, art. 10), au fermier (C. rur., art. L. 412-8 N° Lexbase : L4062AE8), ou encore à la SAFER lorsque le bien figurant dans la notification est préemptable, en vertu de l’article L. 143-8 du Code rural N° Lexbase : L1860KGY qui renvoie aux conditions d’exercice du droit de préemption du fermier, ainsi que les DIA destinées à purger un droit de préemption urbain (C. urb., art. L. 213-7 N° Lexbase : L7389ACN).

Il faut par conséquent conclure de cette position prise par la Cour de cassation que toutes les notifications adressées en application des sections 5 et 6 du Titre III du Livre III du Code forestier, quels que soient les termes utilisés (préférence ou préemption), ne valent pas offre de vente puisque ces textes ne le précisent pas. En d’autres termes, les notifications adressées aux voisins (C. for., art. L. 331-19 N° Lexbase : L7077LQ8) ou à la commune (C. for., art. L. 331-24 N° Lexbase : L1544MIZ) permettant de purger un droit de préférence mais aussi les notifications destinées à purger le droit de préemption des communes (C. for., L. 331-22 N° Lexbase : L7350LUR) ou de l’État (C. for., L. 331-23 N° Lexbase : L7351LUS) ne valent pas offre de vente. Nul besoin de mettre en avant la sémantique pour attribuer aux notifications une force juridique que la loi ne leur accorde pas. Point d’intérêt général non plus à mettre en avant, que ce soit pour le droit de préemption de l’État ou de la commune. Quand bien même un intérêt général pourrait être trouvé pour l’exercice du droit de préemption des collectivités en forêt, il n’en demeure pas moins que lorsque la préemption peut être exercée dans l’intérêt général (comme par exemple en matière de DPU ou de SAFER) et que la loi précise que la notification vaut offre de vente, le titulaire du droit de préemption doit motiver sa décision de préemption selon des motifs encadrés par la loi. Or aucune préemption exercée par la commune ou par l’État lors de la vente d’une propriété classée au cadastre en nature de bois et forêts et d’une superficie totale inférieure à quatre hectares ne doit être motivée. Dit autrement, il ne peut être porté atteinte au droit du propriétaire de choisir son cocontractant que dans des cas limitativement énumérés par la loi, sous réserve que le juge puisse contrôler la réalité de l’intérêt général.

En tout état de cause, la Cour de cassation vient affaiblir le droit de préférence des voisins et confirmer par là-même le faible intérêt de ce dispositif pourtant louable mais difficile à mettre en œuvre eu égard aux maladresses de rédaction.II

II. L’invitation à une nécessaire réflexion globale sur les outils permettant de lutter contre le morcellement de la forêt

La complexité inutile de ces textes (A) appelle une nécessaire simplification du droit (B) dans l’intérêt de la forêt privée française et de ses propriétaires.

A. Une inutile complexité

Dès son instauration en 2010, ce dispositif de lutte contre le morcellement de la forêt privée française était voué à l’échec compte tenu notamment de l’absence d’approche globale des ventes de propriétés classées au cadastre en nature de bois et forêts dans le cadre de la lutte contre le morcellement de la forêt privée. Ses promoteurs vantaient sa simplicité quand les juristes dénonçaient sa complexité et accusaient les premiers de ne voir que l’arbre qui cache la forêt.

En premier lieu, ce dispositif est le fruit d’un amendement parlementaire qui a fait l’objet de compromis entre les deux chambres. D’une rédaction maladroite, ce dispositif a, dès son entrée en vigueur, plongé la pratique notariale dans un grand désarroi. Face à des problématiques juridiques inédites, des réponses ministérielles, au lieu de clarifier le contexte, sont venues troubler la situation. Le dispositif initial a subi des retouches nécessaires mais insuffisantes. D’une application pratique délicate, le droit de préférence des voisins a favorisé le blocage de dossiers de vente de petites parcelles boisées, entraînant, à juste raison, un certain mécontentement des propriétaires forestiers. Le dispositif aujourd’hui en vigueur s’apparente à un mille-feuille de droits de préemption et de préférence qui impose une grande technicité et une très bonne connaissance des différents mécanismes et de leur hiérarchie pour parvenir à la vente d’une petite parcelle boisée, nécessitant souvent plus de six mois pour purger les différents droits de priorité. Pour n’en citer que quelques-uns, la vente d’une propriété classée au cadastre en nature de bois ne peut être réalisée qu’après la purge du droit de préemption de la commune si le bien vendu ne dispose pas de document de gestion durable et est compris dans le périmètre d’un plan de protection des forêts contre les incendies en vertu de l’article L. 131-6-1 du Code forestier N° Lexbase : L1499MID, du droit de préemption de l’État ou de la commune, parfois du droit de préemption du département au titre des espaces naturels sensibles, du droit de préférence des voisins et de la commune. L'opération nécessite enfin une notification à la SAFER au moins deux mois avant la vente avec l’indication obligatoire de l’identité de l’acquéreur tel qu’il figure dans l’acte de vente. Si rien n’interdit de purger tous ces droits en même temps, il semble que le délai de réponse du titulaire d’un droit subséquent ne puisse être décompté avant qu’il ait connaissance de la renonciation par le titulaire du droit prioritaire. En pratique, ces différents droits sont purgés successivement, dans l’espoir de l’exercice d’un droit de préemption par un des titulaires prioritaires permettant d’éviter la purge des droits subséquents.

Ensuite, les promoteurs du droit de préférence des voisins ont sous-estimé l’aspect psychologique des propriétaires. Ils ont préféré mettre en avant l’intérêt général de la lutte contre le morcellement de la forêt plutôt que de prendre en compte la réalité du terrain. Lorsqu’un propriétaire se décide à vendre, ce qui n’est pas toujours acquis tant ces propriétaires sont attachés à leurs parcelles boisées pour des raisons familiales, historiques ou culturelles et qui représentent parfois pour eux un espace de liberté, d’évasion et de bien-être, il souhaite à tout le moins pouvoir choisir le futur propriétaire de ses parcelles. En tout état de cause, il ne souhaite pas être contraint de les vendre à un voisin avec qui il ne s’entend pas et avec qui il est en délicatesse. Ne souhaitant pas être confrontés à la situation et ne sachant pas si la vente pourrait être retirée, les propriétaires préféraient la plupart du temps, lorsqu’ils redoutaient qu’un voisin exerce son droit de préférence, renoncer à leur projet de vente. Si besoin en était, pour les plus sceptiques notamment, l’arrêt commenté nous démontre combien le ressentiment peut être grand et la détermination à ne plus vendre considérable.

B. Une nécessaire simplification du droit

Sans aller jusqu’à penser que la Cour de cassation a rendu ce 28 septembre 2023 un arrêt de provocation du Législateur, il n’en demeure pas moins que ce dernier est fortement invité à réformer en profondeur ce dispositif. Cela lui permettra de démontrer sa réelle volonté de lutter contre le morcellement de la forêt, d’augmenter les surfaces faisant l’objet d’une gestion durable, de lutter contre les incendies, d’augmenter la capacité de stockage du carbone et plus généralement d’améliorer la lutte contre le réchauffement climatique. Le Législateur doit saisir cette occasion pour mener une réflexion globale qui doit impérativement être menée à l’aune de la simplification du droit. Concilier l’ensemble de ces objectifs nécessite une abrogation pure et simple des droits de priorité prévus aux articles L. 331-19 N° Lexbase : L7077LQ8 à L. 331-24 et à l’article L. 131-6-1 N° Lexbase : L1499MID et de créer un droit de préemption unique au profit d’un organisme à déterminer, chargé de réaliser des réserves foncières et des opérations d’aménagement forestier. Cet organisme pourrait également se voir confier l’exercice du droit de préemption au titre des espaces naturels sensibles pour le compte du département. Le droit d’information de la SAFER serait ainsi sans objet, l’organisme chargé de recevoir les déclarations d’intention d’aliéner se chargerait d’assurer la transparence du marché des forêts. Pour assurer la sécurité de ses missions, il va sans dire que le nouveau texte devra impérativement préciser que la notification qui lui sera adressée vaut offre de vente.

Il est certain que cela nécessite un grand courage politique mais le temps des discours et des bonnes volontés doit désormais laisser place aux actions concrètes. La forêt souffre trop des demi-mesures qui lui sont imposées faute de réelle volonté politique. Il est indispensable de donner à la forêt française les moyens des ambitions que les décideurs publics lui assignent.

 

[1] Loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010 de modernisation de l'agriculture et de la pêche N° Lexbase : L8466IMI.

[2] Voir notamment : Ch. Gourgues, Droit de préférence des propriétaires de terrains boisés : JCP N 2010, n° 41, 1323. – J.-F. Férec, Le droit de préférence des propriétaires des terrains boisés : Bull. Cridon Paris, 15 mai 2011, n° 10

[3] QE n° 92781, de M. Verchère JO AN 11 janvier 2011, page 158.

[4] Voir notamment :  S. Besson, H. Bosse-Platière, S. De Los Angeles et B. Travely, Droits de préférence forestiers : ma préférence à moi !  JCP N 2019, n° 8-9, 1123.

[5] CA Orléans, 25 mars 2013, n° 12/1681 N° Lexbase : A8910KAA. TA Limoges, 4 octobre 2018, n° 1601035.

[6] CA Versailles, 23 novembre 2017, n° 16/00988 N° Lexbase : A3518W3P.

[7] CA Grenoble, 22 juin 2021, n° 19/02306 N° Lexbase : A83054WI.

[8] Cass. civ. 1, 9 février 2011, n° 10-10.759, FS-P+B+I N° Lexbase : A9584GSR.

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[Brèves] Convention de forfait jours : nombre de jours de repos au titre de l’année 2024

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N7747BZX

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par Lisa Poinsot

Le 17 Janvier 2024

► Chaque année, pour les conventions de forfait jours, il est nécessaire de calculer le nombre de jours de repos auxquels les salariés vont pouvoir prétendre.

Rappel. La convention individuelle de forfait en jours est un document écrit qui formalise les conditions permettant au salarié de travailler dans le cadre d'un forfait en jours.

Peuvent conclure une convention individuelle de forfait en jours sur l'année :

  • les cadres qui disposent d'une autonomie dans l'organisation de leur emploi du temps et dont la nature des fonctions ne les conduit pas à suivre l'horaire collectif applicable au sein de l'atelier, du service ou de l'équipe auquel ils sont intégrés ;
  • les salariés dont la durée du temps de travail ne peut être prédéterminée et qui disposent d'une réelle autonomie dans l'organisation de leur emploi du temps pour l'exercice des responsabilités qui leur sont confiées.

Les conditions applicables au salarié sont fixées :

  • soit par un accord collectif d'entreprise ou d'établissement ;
  • soit par une convention ou un accord de branche (C. trav., art. L. 3121-63 N° Lexbase : L6652K9A).

Nombre de jours travaillés. Le salarié en forfait jours est tenu de travailler un certain nombre de jours dans l'année. La convention ou l'accord collectif prévu détermine le nombre de jours travaillés dans la limite de 218 jours (C. trav., art. L. 3121-64 N° Lexbase : L7344LHH).

Jours de repos. Afin de ne pas dépasser le nombre de jours travaillés fixés dans leur convention, les salariés bénéficient de jours de repos. Le nombre de jours de repos varie d’une année sur l’autre en fonction notamment des jours fériés qui tombent sur des jours pouvant être travaillés.

Pour l’année 2024, les salariés en forfait jours peuvent bénéficier de 9 jours de repos (hypothèse d’un salarié ayant un forfait de 218 jours travaillés, travaillant du lundi au vendredi et cumulant cinq semaines de congés payés).

En effet, l’année 2024 compte 366 jours, auxquels il faut retirer les jours fériés tombant un jour travaillé (10), les samedis et les dimanches  (104) et les jours de congés payés (25) = 227 jours travaillés.

Pour un salarié ayant conclu un forfait annuel de 218 jours travaillés, le nombre de jours de repos en 2024 sera de 227-218 = 9 jours.

Pour aller plus loin :

  • v. infographie, INFO070 : Infographie, Convention de forfait en jours, Droit social N° Lexbase : X9516AP7 ;
  • v. formulaires, MDS0064 : Modèle relatif au forfait annuel en jours, Droit du travail N° Lexbase : X5496APA ;
  • v. ÉTUDE : Le temps de travail des cadres et les conventions de forfait, La mise en œuvre des conventions de forfait annuel en jours, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E4318EX9.

 

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Notaires

[Focus] Fiscalité des transmissions patrimoniales : successions et donations internationales

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par Antoine Le Roux Notaire associé - Maxime Loriot, Doctorant en droit international privé

Le 14 Décembre 2023

Mots-clés : successions • donations • conventions fiscales • notaire • résidence fiscale

Si le législateur européen a harmonisé l’aspect civil des transmissions patrimoniales par le Règlement du 4 juillet 2012, dit « Règlement successions » (Règlement (UE) n° 650/2012 du Parlement européen et du Conseil, 4 juillet 2012, relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l'exécution des décisions, et l'acceptation et l'exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d'un certificat successoral européen N° Lexbase : L8525ITW), il n’existe à l’heure actuelle pas de règlement à vocation universelle en cas de succession internationale relatif à la fiscalité. Chaque État est souverain pour fixer les recettes fiscales de son budget.

Le présent article a pour objectif d’apporter des éclaircissements relatifs au traitement des transmissions patrimoniales dans un contexte international, en rappelant à la fois les règles de territorialité de l’impôt français ainsi que les méthodes d’élimination des doubles impositions, tant dans l’ordre interne qu’à l’échelon international par le jeu des conventions internationales régissant la matière.

Préalablement à l’étape de la planification patrimoniale, le notaire est tenu de déterminer la résidence fiscale du contribuable dans un contexte international.


 

I. Les outils de qualification de la résidence fiscale

Les critères retenus pour la détermination du domicile fiscal sont définis au sein du Code général des impôts. L’article 4 B du CGI N° Lexbase : L6146LU8 prévoit une série de rattachements alternatifs de nature à caractériser le domicile fiscal.

Est ainsi considéré comme résident fiscal français toute personne qui remplit l’un des critères suivants :

  • avoir en France son foyer ou à défaut, son lieu de séjour principal ;
  • exercer en France une activité professionnelle à titre principal (salariée ou non) ;
  • avoir en France le centre de ses intérêts économiques.

Le foyer ou lieu de séjour principal

D’une part, le foyer s’entend comme le lieu où les intéressés habitent normalement, c'est-à-dire le lieu de la résidence habituelle, à condition que cette résidence en France ait un caractère permanent.

En jurisprudence, les juges du Conseil d’État [1] ont défini la notion de foyer comme le lieu où le contribuable habite normalement et a le centre de ses intérêts familiaux, sans qu’il soit tenu compte des séjours effectués temporairement ailleurs en raison des nécessités de la profession ou de circonstances exceptionnelles. Le juge ne tiendra pas compte des séjours effectués à l’étranger temporairement s’ils ont un caractère exceptionnel ou sont justifiés par des motifs d’ordre professionnel.

Le lieu du séjour principal du contribuable ne peut déterminer son domicile fiscal que dans l’hypothèse où celui-ci ne dispose pas de foyer [2]. Il se définit comme le lieu où le contribuable y séjourne au moins six mois au cours d’une année déterminée.

L’activité professionnelle

Par principe, doivent être également considérées comme ayant leur domicile en France les personnes qui exercent en France une activité professionnelle, salariée ou non, à moins qu'elles ne justifient que cette activité y est exercée à titre accessoire. En cas d’exercice de plusieurs activités, le juge est tenu d’identifier l’activité à laquelle il consacre le plus de temps.

Pour les salariés, le domicile est fonction du lieu où ils exercent effectivement et régulièrement leur activité professionnelle.

Pour les mandataires sociaux d'une société dont le siège social ou le siège de direction effective est situé en France, cette situation implique, en principe, l'exercice en France du mandat social.

Pour les professionnels indépendants, le domicile est déterminé en France si le contribuable a un point d’attache fixe et s’il y exercice son activité à titre principal.

La notion d’intérêts économiques

La notion d’intérêts économiques renvoie au lieu où les contribuables ont effectué leurs principaux investissements, où ils possèdent le siège de leurs affaires, d'où ils administrent leurs biens. Ceci peut être également le lieu où les contribuables ont le centre de leurs activités professionnelles ou d'où ils tirent, directement ou indirectement, la majeure partie de leurs revenus. S’ils possèdent plusieurs activités ou sources de revenus, on prend en compte le centre de ses intérêts où il tire la majeure partie de ses revenus.

Pour les titulaires de mandats sociaux au sein de plusieurs sociétés dont les sièges sociaux ou de direction effective respectifs sont situés dans différents pays, le centre des intérêts économiques est recherché, selon les circonstances propres à chaque espèce, en tenant compte des liens entre les mandats sociaux exercés.

En jurisprudence [3], le Conseil d’État a récemment jugé que le fait de percevoir ses retraites en France peut rendre le contribuable résident fiscal français alors même qu’il pensait avoir transféré sa résidence fiscale à l’étranger, et ainsi le rendre imposable sur ses revenus mondiaux en France.

II. Le traitement fiscal des transmissions patrimoniales en droit interne

Il est utile de rappeler que le dépôt d’une déclaration de succession est nécessaire lorsque le de cujus  a eu son domicile fiscal en France, où lorsque des héritiers ou légataires ont leur domicile en France, et dans tous les cas, lorsque le de cujus laisse à son décès des biens situés en France.

Cette déclaration de succession doit être déposée à la recette des impôts du domicile du défunt, et à défaut de domicile fiscal en France, auprès de la recette des non-résidents [4].

Le délai pour l’enregistrement de la déclaration de succession est défini à l’article 641 du CGI N° Lexbase : L7673HLR. Ce délai dépend du lieu du décès et non du lieu de situation du domicile du de cujus ou des héritiers, ce qui n’est pas sans poser certaines difficultés lorsque la reconstitution du patrimoine situé à l’étranger est difficile à mener.

Le délai de droit commun est de 6 mois lorsque le de cujus est décédé en France métropolitaine. Il est d’un an dans tous les autres cas à l’exception de certains cas en cas de décès dans les Départements de Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion [5] où le délai est ramené à 6 mois lorsque le défunt est décédé dans le département dans lequel il était domicilié.

En conséquence, le délai est de 6 mois lorsque le de cujus est décédé en France, alors que le de cujus était domicilié à l’étranger ou ses héritiers.

A. Les règles de territorialité de l’article 750 ter du CGI

En droit français, la fiscalité internationale des successions et des donations est essentiellement régie par les règles de territorialité posées par l’article 750 ter du Code général des impôts N° Lexbase : L9528IQX.

L’application de l’article 750 ter du CGI est conditionnée à l’absence de conventions internationales applicables, en raison de la primauté des conventions internationales sur le droit interne [6].

En l’absence de conventions internationales, l’article 750 ter du CGI envisage trois situations déterminées :

  • le défunt ou donateur a son domicile fiscal en France ;
  • le défunt ou donateur a son domicile fiscal en France au jour de la mutation et l'a eu également pendant au moins six ans au cours des dix années précédant celle-ci ;
  • l'héritier, le donataire ou le légataire n'a pas son domicile fiscal en France au jour de la mutation ou ne l'a pas eu pendant au moins six ans au cours des dix années précédant celle-ci.

Le défunt ou donateur a son domicile fiscal en France

Si le défunt ou le donateur a son domicile fiscal en France au sens de l’article 4B du Code général des impôts, l’ensemble du patrimoine immobilier et mobilier du défunt sera taxable en France, peu importe qu’il soit situé en France ou à l’étranger (CGI, art. 750 ter, 1°).

Ainsi, sont notamment imposables en France les fonds publics, créances, valeurs mobilières françaises ou étrangères ainsi que les biens meubles corporels ou incorporels, biens immeubles situés hors de France.

L’ayant droit ou donataire a son domicile fiscal en France au jour de la mutation et l'a eu également pendant au moins six ans au cours des dix années précédant celle-ci

Depuis le 1er janvier 1999, les biens situés hors de France sont également imposables en France lorsque l'héritier ou le légataire a son domicile fiscal en France et a été domicilié en France pendant au moins six années au cours des dix dernières années précédant celle au cours de laquelle il reçoit les biens.

Le bénéficiaire de la transmission à titre gratuit doit répondre aux conditions cumulatives suivantes :

  • l'héritier, le donataire ou le légataire doit être fiscalement domicilié en France au jour du fait générateur des droits de mutation à titre gratuit.
  • l’héritier, le donataire ou le légataire doit avoir eu son domicile fiscal en France pendant au moins six années au cours des dix dernières années précédant celle au cours de laquelle il reçoit les biens.

L'héritier, le donataire ou le légataire n'a pas son domicile fiscal en France au jour de la mutation ou ne l'a pas eu pendant au moins six ans au cours des dix années précédant celle-ci

Les droits de mutation à titre gratuit seront dus à raison des biens meubles et immeubles, situés en France, possédés directement ou indirectement, au sens de l’article 750 ter, 2° du CGI.

B. Les outils d’élimination des doubles impositions en droit interne

Traditionnellement, les États estiment que lorsqu’un bien est situé sur son territoire et qu’il est détenu par un non-résident, sa transmission à titre gratuit est imposable dans cet État. Ce principe aboutit toutefois à un mécanisme de double imposition dans la mesure où l’État de la résidence du contribuable se reconnaît également, le plus souvent, le droit d’imposer.

Néanmoins, afin de favoriser les transmissions patrimoniales dans un contexte international, le droit français offre des solutions permettant de limiter les phénomènes de doubles impositions.

Le droit français prévoit un mécanisme de crédit d’impôt à l’article 784 A du CGI N° Lexbase : L8193HLZ. Selon ce mécanisme, l’impôt acquitté hors de France, pour les biens situés à l’étranger, est imputable sur l’impôt dû en France à raison de ces mêmes biens.

La notion d’impôt acquitté « hors de France » s’entend non seulement de l’impôt effectivement acquitté à l’étranger mais également dans les collectivités d’outre-mer.

Ce crédit d’impôt est applicable uniquement lorsque le défunt/donateur est domicilié en France [7] ou lorsque l’héritier, légataire ou donataire est domicilié en France et l’a été pendant six ans au cours des dix dernières années [8].

Le montant des droits de mutation à titre gratuit acquitté, le cas échéant, hors de France est imputable sur l'impôt exigible en France. Lorsqu’il est imputable, l’impôt étranger est limité au montant de l’impôt français sur les biens meubles ou immeubles situés hors de France. Ce principe de plafonnement du crédit d’impôt est conforme à la pratique internationale et à la pratique française en matière de crédit d’impôt : on ne peut déduire plus que montant de l’impôt qui aurait été dû en France à raison de ces biens situés à l’étranger !

De même, l’impôt étranger acquitté à raison de biens situés en France n’est pas imputable sur l’impôt français.

En conséquence, un contribuable peut être amené à devoir acquitter une partie de limpôt étranger si celui-ci est supérieur à limpôt en France et risque d’être taxé deux fois lorsque le droit étranger est compétent pour taxer l’intégralité de la succession.

En pratique, le contribuable dépose à la recette des impôts un formulaire n° 2740, accompagné d’une attestation de l’administration fiscale étrangère afin de pouvoir bénéficier du crédit d’impôt.

C. Les enjeux fiscaux des donations réalisées à l’étranger

Il peut arriver qu’une donation soit régularisée à l’étranger selon les règles de fond et de forme du droit étranger. Or, à la différence des actes notariés français qui ont date certaine, les actes produits à l’étranger n’ont pas fiscalement date certaine et ne sont pas opposables à l’administration fiscale [9].

Dans l’hypothèse où l’une des parties a pour projet de changer sa résidence habituelle et de déménager en France ou d’investir une partie de la donation en France, le notaire est tenu de conseiller aux parties de révéler spontanément à l’administration fiscale française les dons manuels effectués à l’étranger.

Cette révélation en France de la donation régularisée à l’étranger présente deux avantages majeurs :

  • faire courir les délais de renouvellement des abattements fiscaux : délai de prescription de 15 ans en matière de mutation à titre gratuit et rappel fiscal de 15 ans prévu par l’article 784 du CGI.
  • écarter la présomption de propriété de l’usufruitier en cas de décès posée par l’article 751 du CGI.

Par ailleurs, une donation portant sur des biens situés dans plusieurs pays présente plusieurs difficultés d’un point de vue fiscal.

Si le donateur est domicilié à l’étranger, seuls les biens situés en France seront soumis aux droits de mutation à titre gratuit en France.

Toutefois, si le donateur est domicilié en France, la donation sera soumise aux droits de mutation à titre gratuit en France sur l’ensemble du patrimoine mondial, objet de la donation.

À cette taxation en France, des droits de mutation à titre gratuit (DMTG) sont susceptibles d’être dus sur les biens situés à l’étranger. Ceci aboutit à une double taxation en France et à l’étranger avec comme seul correctif le crédit d'impôt de l’article 784 A du CGI N° Lexbase : L8193HLZ.

III. Les conventions fiscales internationales : Le palliatif à la double imposition

La France a conclu avec un certain nombre de pays des conventions fiscales en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôt sur les successions et plus rarement sur les donations.

Ces conventions conclues par la France en matière de succession ou donation ont pour objet :

  • de définir la notion de domicile,
  • de répartir les biens imposables entre les États,
  • de préciser les mécanismes permettant d'éliminer les doubles impositions,
  • de répartir le passif successoral,
  • de poser le principe de la non-discrimination entre nationaux des États contractants,
  • de fixer des règles d'assistance mutuelle entre États.

A. L’importance de la définition du domicile fiscal

La question de la territorialité de l’impôt est une notion essentielle en matière de fiscalité internationale il a été indiqué ci-dessus. C’est également l’objet des conventions fiscales internationales : définir les règles de territorialité de l’impôt pour éviter un phénomène de double imposition.

Il est avant tout essentiel de définir le domicile fiscal en matière internationale. Il est fréquent que des personnes ayant des éléments d’extranéité (double nationalité, biens situés à l’étranger) aient plusieurs domiciles. Il est également possible qu’au regard de deux pays, cette même personne soit considérée par chaque État comme ayant son domicile fiscal dans cet État.

L’objet de la convention est donc de définir le domicile fiscal prépondérant afin de pouvoir appliquer les règles de territorialité de l’impôt conformément aux dispositions des conventions fiscales.

Dans la grande majorité des conventions fiscales sur les successions, les règles de détermination du domicile fiscal du de cujus sont identiques à celles prévues en matière d'impôt sur le revenu. La raison est très simple : dans la majorité des cas, une même convention traite à la fois la question de la non double imposition des revenus et de l’impôt sur les successions [10]. Pour la détermination du domicile fiscal, la plupart des conventions retiennent de préférence le concept de foyer permanent ou de « centre des intérêts vitaux », soit le lieu avec lequel les relations personnelles du défunt étaient les plus étroites [11].

Modèle OCDE

Les conventions fiscales définissent le domicile fiscal en leur article 4. Elles reprennent pour la plupart  la définition du domicile fiscal issue du modèle de convention fiscale de l’OCDE [en ligne], l’article 4 est le plus souvent rédigé comme suit :

1. Pour l'application de la présente Convention, le domicile d'une personne, au moment de son décès, dans un État contractant, est déterminé conformément à la législation de cet État.

2. Lorsque, selon la disposition du paragraphe 1, une personne avait son domicile dans chacun des États contractants, le cas est résolu d'après les règles suivantes :

a) Le défunt est considéré comme ayant son domicile dans l'État contractant où il disposait d'un foyer d'habitation permanent. Si le défunt disposait d'un foyer d'habitation permanent dans chacun des États contractants, le domicile est considéré comme se trouvant dans l'État contractant avec lequel ses liens personnels et économiques étaient les plus étroits (centre des intérêts vitaux) ;

b) Si l'État contractant où le défunt avait le centre de ses intérêts vitaux ne peut pas être déterminé, ou si le défunt ne disposait d'un foyer d'habitation permanent dans aucun des États contractants, le domicile est considéré comme se trouvant dans l'État contractant où le défunt séjournait de façon habituelle ;

c) Si le défunt séjournait de façon habituelle dans chacun des États contractants ou s'il ne séjournait de façon habituelle dans aucun d'eux, le domicile est considéré comme se trouvant dans l'État contractant dont le défunt possédait la nationalité ;

d) Si le défunt possédait la nationalité de chacun des États contractants ou s'il ne possédait la nationalité d'aucun d'eux, les autorités compétentes des États contractants tranchent la question d'un commun accord.

Le critère de la nationalité et de citoyenneté

Pour la quasi-totalité des conventions fiscales reprenant le modèle OCDE, le critère de la nationalité ou de la citoyenneté sera donc subsidiaire. Le critère de la nationalité sera retenu si l’on ne parvient pas à déterminer l’État dans lequel le défunt séjournait de manière habituelle, à défaut de foyer d’habitation permanent.

A contrario, la convention fiscale franco-américaine en date du 24 novembre 1974 [12] tendant à éviter les doubles impositions et à prévenir l'évasion fiscale en matière d’impôts sur les successions et sur les donations prévoit en son article 4 que la citoyenneté pourra dans un certain nombre de cas être retenue comme lien de rattachement du domicile fiscal.

B. L’obligation déclarative : les biens devant être déclarés

Une fois le domicile fiscal défini, permettant ainsi de déterminer le critère de rattachement principal du de cujus, il convient de s’interroger sur la teneur de la déclaration de succession. Quels biens doivent-être déclarés dans la déclaration de succession déposée en France. Dois-je déclarer les seuls biens imposables en France en vertu du jeu de la convention fiscale ou dois-je déclarer l’intégralité des biens dépendants de la succession ?

Il convient de se référer au droit commun de la fiscalité sur les successions ou donations.

L’article 800 I du Code général des impôts N° Lexbase : L6246LUU dispose : « Les héritiers, légataires ou donataires, leurs tuteurs ou curateurs, sont tenus de souscrire une déclaration détaillée et de la signer sur une formule imprimée fournie gratuitement par l'administration »

L’administration fiscale rappelle qu’ « en raison de la portée générale de l'article 800 du CGI (obligations de déclaration) et de l'article 802 du CGI N° Lexbase : L8297HLU (affirmation de sincérité), la déclaration de succession doit en principe indiquer la totalité des biens laissés par le défunt (BOI-ENR-DMTG-10-60-10 N° Lexbase : X6435ALW et BOI-ENR-DMTG-10-60-30 N° Lexbase : X6824ALC) même si ces biens ne sont pas soumis à l'impôt en France en application d'une convention internationale [13] ».

Néanmoins, il convient de distinguer les cas suivants :

Donateur ou défunt domicilié en France

Conformément à l’article 750 ter du CGI développé ci-dessus, et ce même en présence d’une convention fiscale, il convient de déclarer le patrimoine mondial quel que soit le domicile du bénéficiaire de la transmission (en France ou hors de France), à partir du moment où le donateur ou le défunt a son domicile fiscal en France.

Donateur ou Défunt et bénéficiaire non domiciliés en France

Conformément à l’article 750 ter 2° du CGI, lorsque le disposant et le bénéficiaire n’ont pas leur domicile en France au moins six ans au cours des dix dernières années, il conviendra alors de ne déclarer que les seuls biens situés en France.

Donateur ou Défunt non domicilié en France et bénéficiaire domicilié en France

Lorsque le bénéficiaire a eu son domicile en France au moins six ans au cours des dix dernières années, il convient alors de déclarer l’intégralité des biens qu’ils soient situés en France ou hors de France, sans considération du domicile du disposant.

Pour résumer :

  • lorsque le défunt et/ou l’héritier avaient leur domicile en France, il convient de porter sur la déclaration de succession l’inventaire du patrimoine mondial.
  • lorsque ni l’héritier, ni le défunt n’avaient leur domicile fiscal en France, il convient de ne déclarer que les seuls biens situés en France.

C. Le lieu de taxation des biens déclarés

Conformément au modèle de convention de l’OCDE, les biens sont soit imposés dans l’État de leur lieu de situation, soit rattaché à l’imposition dans l’État où le de cujus avait son domicile au moment du décès tel que déterminé ci-dessus.

Les biens imposés dans l’État de leur situation

Il s’agit principalement des biens immobiliers, des biens meubles corporels ou incorporels investis dans une entreprise commerciale, industrielle ou artisanale de tout genre possédant un établissement stable, ou rattachés à l’exercice d'une profession libérale, ainsi que les biens meubles corporels (y compris les meubles meublants), linge, objets ménagers ainsi que les objets et collections d’arts.

Les biens immobiliers

Sont considérés comme biens immobiliers les droits auxquels s'appliquent les dispositions du droit privé concernant la propriété foncière, ainsi que les droits d'usufruit sur les biens immobiliers, à l'exception des créances de toute nature garanties par gage immobilier.

Concernant les biens immobiliers, il est important de souligner que la définition de bien ou de droit immobilier dépend de la législation interne de l’État dans lequel est situé le bien en question.

En conséquence, un bien immobilier situé en France et détenu au travers d’une société de droit étranger, sera imposable en France si cette société est considérée, au regard des critères du droit français, comme une société à prépondérance immobilière.

Le conseil de faire acheter un bien immobilier par un client domicilié à l’étranger par le biais d’une société dont le siège social est situé dans l’État de son domicile, est donc sur le principe totalement inefficace.

Les biens meubles corporels ou incorporels investis dans une entreprise commerciale, industrielle ou artisanale ou à une entreprise ou fonds libéral.

Nous trouverons plusieurs types de rédaction sur ces biens mobiliers. Il convient donc d’être attentif et de bien lire la convention fiscale en question.

Exemple : article 6 de la convention fiscale franco-italienne [14]

« 1. Sauf lorsqu'il s'agit de biens visés aux articles 7 et 8, les biens mobiliers d'une entreprise

qui fait partie de la succession ou d'une donation d'une personne domiciliée dans un État,

qui appartiennent à un établissement stable situé dans l'autre État, sont imposables dans cet

autre État.

2. Au sens de la présente Convention, l'expression « établissement stable » désigne une installation fixe d'affaires où l'entreprise exerce tout ou partie de son activité.

3. L'expression « établissement stable » comprend notamment :

a) Un siège de direction ;

b) Une succursale ;

c) Un bureau ;

d) Une usine ;

e) Un atelier ;

f) Une mine, un puits de pétrole ou de gaz, une carrière ou tout autre lieu d'extraction

de ressources naturelles ;

g) Un chantier de construction ou de montage dont la durée dépasse douze mois.

[…]

« 6. On ne considère pas qu'une entreprise d'un État a un établissement stable dans l'autre État du seul fait qu'elle y exerce son activité par l'entremise d'un courtier, d'un commissionnaire général ou de toute autre intermédiaire jouissant d'un statut indépendant, à condition que ces personnes agissent dans le cadre ordinaire de leur activité.

7. Les biens mobiliers qui font partie de la succession ou d'une donation d'une personne domiciliée dans un État et servent à l'exercice d'une profession libérale ou d'autres activités de caractère indépendant, qui appartiennent à une base fixe située dans l'autre État, sont imposables dans cet autre État ».

Exemple 2 : article 29 de la convention fiscale franco-libanaise [15]

« 1. Les biens meubles corporels ou incorporels laissés par un défunt résident de l'un des deux États contractants au moment de son décès et investis dans une entreprise commerciale, industrielle ou artisanale de tout genre sont soumis à l'impôt sur les successions suivant la règle ci-après :

a) Si l'entreprise ne possède un établissement stable que dans l'un des deux États contractants, les biens ne sont soumis à l'impôt que dans cet État ; il en est ainsi même lorsque l'entreprise étend son activité sur le territoire de l'autre État sans y avoir un établissement stable ;

b) Si l'entreprise a un établissement stable dans chacun des deux États contractants, les biens sont soumis à l'impôt dans chaque État dans la mesure où ils sont affectés à un établissement stable situé sur le territoire de cet État.

2. Les dispositions du paragraphe 1 ne sont pas applicables aux investissements effectués par le défunt dans les sociétés à base de capitaux (sociétés anonymes, sociétés en commandite par actions, sociétés à responsabilité limitée, sociétés coopératives, sociétés civiles soumises au régime fiscal des sociétés de capitaux) ou sous forme de commandite dans les sociétés en commandite simple ».

Les biens meubles corporels

Par biens meubles corporels, on désigne les meubles meublants, les véhicules, les bijoux, les collections, les œuvres d’arts ainsi que les espèces monétaires. Le principe est d’imposer ces meubles corporels en France au titre des droits de mutation à titre gratuit uniquement que lorsqu'ils s'y trouvent situés. Cette règle de taxation se justifie pour des raisons évidentes de commodité, l'État sur le territoire duquel les meubles corporels se trouvent situés étant le mieux placé pour connaître l'existence de ces biens et fixer leur valeur au jour du décès.

Il convient néanmoins de souligner que cette solution s'écarte toutefois de celle retenue par le modèle de convention de l'OCDE selon lequel, à défaut d'être expressément qualifiés de biens imposables dans l'État du lieu de situation, les biens meubles corporels sont imposables dans l'État du domicile du défunt, à l'exception toutefois des meubles rattachés de manière permanente à un bien immobilier.

Les navires et aéronefs sont traités quant à eux distinctement. Dans certaines conventions, ils sont imposés dans l’État du lieu de leur immatriculation (ex : la convention franco-libanaise), et pour d’autres conventions fiscales, ils sont imposables dans l'État où le siège de direction effective de l'entreprise est situé (ex : la convention franco-italienne)

Les biens imposés dans l’État du dernier domicile du de cujus

Les biens ne relevant pas d’une imposition dans l’État du lieu de situation sont imposés dans l’État du dernier domicile du défunt, avec quelques variantes suivant les différentes conventions. Il s’agit notamment des biens incorporels ou d’une partie d’entre eux lorsque l'imposition des fonds de commerce, licences, marques de fabrique et droits d'exploitation est attribuée à l'État du lieu de situation.

Sont notamment dans l’État du domicile du défunt les comptes bancaires, les comptes-titres, les brevets, les créances…

Les valeurs mobilières et droits assimilés auxquels ne s'applique pas la notion d'établissement stable sont également imposables dans l'État du domicile du défunt.

Il convient néanmoins d’être très attentif et de relire la convention concernée, car certaines conventions, notamment celle signée avec les États-Unis, retiennent des critères différents, en rajoutant un critère de rattachement avec la citoyenneté.

D. Les correctifs

La répartition des biens imposables entre l'État du lieu de situation et celui du domicile du défunt et l'attribution corrélative du droit d'imposer n'évitent les doubles impositions que pour autant que les règles définissant le lieu de situation s'appliquent simultanément à chacun des États contractants. Tous les États n’ont pas la même définition des biens et droits immobiliers, notamment quand ces derniers sont détenus par une société à prépondérance immobilière.

Pour calculer l'impôt dû dans chacun des États contractants, les conventions fiscales signées par la France vont appliquer pour certaines d’entre elles l’application du taux effectif moyen quand d’autres vont retenir le mécanisme de l’imputation.

L’application du taux effectif moyen

Certaines conventions prévoient que chaque État contractant conserve le droit de calculer l’impôt sur les biens réservés à son imposition exclusive d’après la convention, mais d’après le taux moyen qui serait applicable s’il était tenu compte de l’ensemble des biens qui seraient imposables d’après sa législation interne, c’est-à-dire en application de l’article 150 ter du CGI en ce qui concerne la France. C’est notamment le cas de la convention fiscale franco-libanaise.

Il convient alors d’établir une double liquidation.

Une première liquidation qui tient compte du patrimoine mondial lorsque le défunt ou l’héritier avait son domicile en France au sens de l’article 4B du CGI afin de calculer le taux moyen. Le BOFiP définit parfaitement bien la pratique du taux effectif moyen[16].

Une fois le taux effectif moyen établi, il convient d’établir la seconde liquidation portant sur une masse composée des seuls biens réservés à l’imposition exclusive de l’État conformément à la répartition d’imposition définie aux termes de la convention fiscale applicable, et d’appliquer après application de l’abattement le taux effectif moyen défini à l’issue de la première liquidation.

Néanmoins, il faut être prudent concernant le périmètre de l’application du taux effectif moyen. En effet, par exception, certaines conventions ne prévoient l'application de la règle du taux effectif qu'à l'égard des non-résidents [17] quand d’autres ne prévoient l’application du taux effectif moyen qu’à l’égard des résidents [18].

Du point de vue français, la règle du taux effectif s'applique aux redevables des droits de mutation à titre gratuit, quel que soit leur domicile. Il n'y a en effet, du côté français, aucune restriction à son application à l'égard des personnes n'ayant pas leur domicile fiscal en France, lorsque le défunt ou le donateur avait leur domicile en France. 

L'application du principe de l’imputation.

D’autres conventions fiscales vont retenir le principe de l’imputation. Le système de l'imputation (ou du crédit d'impôt) trouve à s'appliquer lorsque les droits de succession sont applicables dans les deux États contractants. La double imposition est évitée par l'imputation du montant de l'impôt dû dans un État sur l'impôt exigible dans l'autre État.

L'imputation est effectuée dans les conditions et selon les modalités prévues par la convention.

Ce mécanisme de l’imputation peut avoir pour conséquence de limiter in fine la volonté initiale d’éviter la double imposition lorsque deux États ont une fiscalité sur les mutations à titre gratuit très différentes.

Tel est le cas des successions franco-italiennes.

Article 11 de la convention franco-italienne prévoit :

« 1. Lorsque le défunt ou le donateur, au moment du décès ou de la donation, était domicilié dans un État, cet État déduit de l'impôt calculé selon sa propre législation un montant égal à l'impôt payé dans l'autre État sur les biens qui, à l'occasion du même événement et conformément aux dispositions de la présente Convention, sont imposables dans cet autre État. Toutefois, le montant de la déduction ne peut pas dépasser la quote-part de l'impôt du premier État, calculé avant la déduction, correspondant aux biens à raison desquels la déduction doit être accordée.

2. Pour calculer l'impôt sur les biens qu'il est en droit d'imposer conformément à la Convention, l'État autre que celui dans lequel était domicilié le défunt au moment du décès ou le donateur au moment de la donation peut tenir compte de l'ensemble des biens que sa législation interne lui permettrait d'imposer ».

La fiscalité italienne étant beaucoup plus favorable que la fiscalité française (abattement de 1 000 000 d’euros en ligne directe pour l’Italie contre 100 000 euros en France), cela revient bien souvent à imposer les biens situés en Italie en France, lorsque le défunt ou l’héritier a son domicile en France.

En définitive, il convient donc d’être extrêmement attentif aux éléments d’extranéité qui peuvent exister, que cela soit par le lieu de situation des biens, par la domiciliation du défunt ou de l’héritier ou donataire, et d’avoir une lecture très précise des conventions fiscales préalablement à l’élaboration de la déclaration de succession ou de l’acte de donation.

 

[1] CE Contentieux, 3 novembre 1995, n° 126513 N° Lexbase : A6488ANM ; CE 3° et 8° ch.-r., 27 juin 2018, n° 408609 N° Lexbase : A1651XUP.

[2] CE 9° et 10° ssr., 21 octobre 2011, n° 333898 N° Lexbase : A8335HYD.

[3] CE 9° et 10° ssr., 17 juin 2015, n° 371412, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5371NLI.

[4] Recettte des non-résidents : 10 rue du Centre, 93465 Noisy-le-Grand Cedex.

[5] CGI, art. 642 N° Lexbase : L2573IYX : le délai est porté à 2 ans à compter du jour du décès lorsque le de cujus est décédé ailleurs qu’à Madagascar, à l’Ile Maurice, en Europe ou en Afrique.

[6] Article 55 Constitution 4 octobre 1958 ; CJCE, 15 juillet 1964, aff. C-6/64, Flaminio Costa c/ E.N.E.L., quest. préj. N° Lexbase : A6401AUM.

[7] CGI. art. 750 ter, 1°.

[8] CGI. art. 750 ter, 3°.

[9] BOI-ENR-DG-20-10-20120912 n° 180 N° Lexbase : X5978ALY.

[10] ex : Autriche, Espagne, Liban, États francophones d'Afrique.

[11] Belgique, Finlande, Grande-Bretagne, Suisse, États francophones.

[12] Modifiée par l’avenant signé le 8 décembre 2004.

[13] BOI-ENR-DMTG-10-50-70 N° Lexbase : X5979ALZ.

[14] Convention entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République italienne en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôts sur les successions et sur les donations et de prévenir l'évasion et la fraude fiscales en date du 20 décembre 1990 N° Lexbase : E1687EUZ.

[15] Convention entre la France et le Liban tendant à éviter les doubles impositions et à établir des règles d'assistance administrative réciproque en matière d'impôts sur le revenu et d'impôts sur les successions (ensemble un protocole) du 24 juillet 1962 N° Lexbase : E3933EXX.

[16] BOI-ENR-DMTG-10-50-70.

[17] Conventions fiscales signées avec l'Autriche, la Belgique, l'Italie et la Suède. 

[18] Conventions fiscales signées avec le Bahreïn, les Émirats arabes unis, Koweït, Oman et le Qatar.

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[Focus] Intelligence artificielle : un outil pas comme les autres !

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par Olivia Rault-Dubois, Avocate associée, cabinet Fidal

Le 13 Décembre 2023

Mots-clés : intelligence artificielle • salariés • CSE • GEPP • charte informatique

Le lancement de la version test de ChatGPT, le 30 novembre 2022, par Open AI, a créé une véritable onde de choc. Pour la première fois, chacun a pris conscience de la possibilité qu'il avait de converser en langage naturel sur n’importe quel sujet avec une intelligence artificielle générative. L’engouement a été immédiat et alors qu’on vient de fêter son premier anniversaire, ChatGPT enregistre désormais plus de 100 millions d’utilisateurs actifs hebdomadaires.


C’est en 1956, lors de la conférence de Dartmouth, que le terme intelligence artificielle (IA) est apparu. Pour le Parlement européen, l’IA correspond à tout outil utilisé par une machine afin de « reproduire des comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité ». L'intelligence artificielle (IA) est une simulation de l'intelligence humaine, introduite dans une machine conçue pour rendre service à l'humain. Il manque cependant à l'IA certaines caractéristiques de l'intelligence humaine : la sensibilité, la conscience et la volonté. Schématiquement, les IA peuvent être classées en trois catégories en fonction de leur capacité à résoudre les problèmes :

  • l’IA étroite ou faible permet d’effectuer une tâche spécifique, de manière automatique, mais dans le strict respect de son paramétrage ;
  • l’IA générale ou forte aurait une conscience, éprouverait des sentiments et serait en capacité de prendre des décisions en totale autonomie. Elle fonctionnerait comme un cerveau humain ;
  • la super IA dépasserait l’intelligence humaine.

Si les deux dernières catégories d’IA sont encore du domaine de la fiction, les outils intégrant l’IA étroite sont nombreux dans notre quotidien. Ils permettent d’effectuer des calculs, traiter des volumes importants de données, rédiger des rapports analytiques, faire des prédictions fondées sur les bases de données auxquelles ils ont accès, converser en langage naturel avec des clients.

La technologie de l’IA progresse extrêmement rapidement et la dernière avancée est bien évidemment l’IA générative, qui permet la création de contenus originaux sous forme de  textes, d’images, de vidéos ou de sons imitant les œuvres humaines. L'IA générative repose sur l’utilisation de modèles d'apprentissage automatique fondés sur de grandes quantités de données (Machine Learning) pour générer du contenu cohérent et contextuellement pertinent en réponse à la requête de l’utilisateur (« prompt »).  De nombreux outils existent sur le marché, quelques exemples : ChatGPT 4 et sa version Turbo, annoncée le 7 novembre 2023, encore plus puissante et dotée de nouvelles fonctionnalités, Claude, Bard, etc. pour ce qui concerne la création de textes ; Dall-E,  Midjourney, Stable diffusion, etc. pour la création d’images.

L’IA a été qualifiée par Bill Gates comme la plus grande révolution depuis l’ordinateur personnel et comme ce dernier, elle va certainement s’imposer dans les entreprises aux côtés ou à la place des salariés. Dès lors, quelles sont les modalités juridiques de mise en place des outils dotés d’IA ? (I.) Quels garde-fous mettre en œuvre afin d’éviter les dérives ? (II.)

I. Modalités juridiques de mise en place d’outils dotés d’IA

A. Information-consultation du comité social et économique (CSE)

S'il est envisagé de mettre en place au sein de l'entreprise des outils dotés d'intelligence artificielle, le réflexe immédiat est d'informer et consulter le CSE au titre de l'introduction de cette nouvelle technologie.

En effet, au titre de ces attributions générales, le CSE, dans les entreprises d'au moins 50 salariés, est obligatoirement consulté en cas d'introduction de nouvelles technologies [1].

Avant l’ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017 N° Lexbase : L7629LGN, le champ d’intervention du CE semblait plus restrictif dans la mesure où il n’était consulté qu’en cas de projet important d'introduction de nouvelles technologies susceptibles d'avoir des conséquences sur l'emploi, la qualification, la rémunération, la formation ou les conditions de travail [2].

Désormais, seule l’introduction de nouvelles technologies emporte l’obligation de consulter le CSE.  

Mais comment se définit une nouvelle technologie ? Dans un arrêt du 2 juillet 1991 [3], concernant le CE, mais transposable au CSE, la cour d’appel de Paris a jugé que « la notion de "nouvelles technologies" ne doit pas s'apprécier abstraitement, mais de façon concrète en recherchant notamment dans le cadre de l'entreprise concernée, si la technique dont l'utilisation est envisagée présente, indépendamment du fait qu'elle est déjà largement employée dans le secteur d'activité considéré, un caractère suffisamment novateur par rapport à celle précédemment utilisée […] ».

L’IA générative peut sans nul doute être qualifiée de nouvelle technologie dans la plupart des entreprises tant son développement est récent. Outre la consultation du CSE au titre de l’introduction d’une nouvelle technologie, dans la majorité des cas, l’introduction de l’IA au sein de l’entreprise constituera un aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail [4]. Dans ces hypothèses, la consultation du CSE voire du CSE central et des CSE d’établissements portera aussi sur ces thèmes ou d’autres encore selon les impacts identifiés.

Le CSE pourra recourir à un expert, comme l’y autorise l’article L. 2315-94 du Code du travail N° Lexbase : L6764L7N, en cas d'introduction de nouvelles technologies ou de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, dans le cadre de ces consultations ponctuelles.

Qu’en sera-t-il de la consultation sur les orientations stratégiques ? Selon le niveau de déploiement de l’IA dans l’organisation de l’entreprise, le CSE devra être consulté au titre des orientations stratégiques. En effet, l’article L. 2312-24 du Code du travail N° Lexbase : L9906LLH dispose que « le comité social et économique est consulté sur les orientations stratégiques de l'entreprise, définies par l'organe chargé de l'administration ou de la surveillance de l'entreprise, et sur leurs conséquences sur l'activité, l'emploi, l'évolution des métiers et des compétences, l'organisation du travail, le recours à la sous-traitance, à l'intérim, à des contrats temporaires et à des stages. Cette consultation porte, en outre, sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, sur les orientations de la formation professionnelle et sur le plan de développement des compétences ».

Comment articuler cette consultation avec les consultations ponctuelles ? Dans un arrêt du 21 septembre 2022 [5], la Chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que les  consultations ponctuelles n'étaient pas subordonnées au respect préalable par l'employeur de l'obligation de consulter le CSE sur les orientations stratégiques de l'entreprise. La temporalité des consultations sera donc différente.

B. Gestion prévisionnelle des emplois et des parcours professionnels (GEPP)

L’introduction de l’IA dans l’entreprise va modifier les métiers et les organisations. Il est donc impératif d’anticiper ces évolutions par une politique RH volontariste et adaptée permettant à chaque salarié de trouver sa place. Cela s’inscrit dans l’obligation légale d’adaptation des salariés à leur poste de travail qui incombe à tout employeur. Ce dernier doit ainsi veiller au maintien de la capacité des salariés à occuper un emploi, au regard notamment de l'évolution des emplois, des technologies et des organisations. Pour cela, iI peut proposer des formations qui participent au développement des compétences, y compris numériques [6].

En outre, les entreprises et groupes d’au moins 300 salariés et certaines entreprises de dimension communautaire doivent négocier sur la gestion des emplois et des parcours professionnels tous les 3 ans [7]. Les entreprises non assujetties à cette obligation peuvent néanmoins engager une telle démarche.

Les accords de GEPP ont pour objet d'anticiper les évolutions prévisibles des emplois et des métiers liées aux mutations économiques et technologiques au regard des orientations stratégiques de l’entreprise.

La GEPP doit ainsi permettre de trouver un équilibre entre la mise en adéquation des ressources et des compétences en développant l'évolution professionnelle et l'employabilité des salariés notamment via la formation continue.

La GEPP va ainsi constituer un élément essentiel pour accompagner les entreprises qui déploient l’IA dans leurs métiers. C’est un enjeu crucial pour bien négocier ce virage technologique dans les meilleurs conditions pour l’entreprise et les salariés.

Une étude de l'Organisation internationale du travail [8] révèle que l'impact le plus important de l’IA générative ne sera probablement pas la destruction d'emplois, mais plutôt les changements potentiels de la qualité des emplois. L’IA ne remplacera pas le salarié, mais le complètera. Il conviendra donc que le salarié soit à même de l’utiliser au mieux de ses capacités. Pour cela, la formation des salariés est impérative. En effet, la rédaction d’une requête sur Google est bien différente de celle d’un  « prompt » sur un agent conversationnel avancé (type ChatGPT). Certaines règles doivent être respectées afin d’obtenir une réponse ciblée et pertinente et ainsi, permettre la meilleure optimisation de l’outil. Le salarié comme l’entreprise gagneront ainsi en efficacité et en performance.

Afin que cette synergie soit efficace et donc efficiente, il est d’ores et déjà nécessaire au sein de chaque entreprise d’identifier les évolutions potentielles de chaque métier du fait de l’introduction de l’IA, d’adapter le référentiel métiers et d’élaborer un plan d’action s’appuyant en particulier sur la formation.

En parallèle de la procédure juridique, il sera opportun de mettre en place un processus de conduite du changement. En effet, plus que n’importe quel outil, l’IA en particulier générative fait naître de nombreuses craintes chez les salariés et est donc susceptible d’entraîner des conséquences au titre des risques psycho-sociaux. Il est vrai que la mutation technologique est si rapide et exponentielle qu’il n’est pas encore possible de déterminer quels en seront les impacts dans l’entreprise et plus largement dans notre Société. Il est donc indispensable de préparer les salariés à ces changements.

En tout état de cause, que les entreprises soient ou non sur le point d’introduire l’IA dans leur organisation, une chose est certaine, toutes doivent, d’ores et déjà, veiller à encadrer son usage par les salariés.

II. Encadrement de l’utilisation de l’IA dans l’entreprise

A. Sensibilisation et formation des salariés

Dans une étude de juin 2023 « les employeurs face à l'intelligence artificielle » [9], Pôle emploi constate qu'en mai 2023, 35 % des établissements de 10 salariés et plus utilisent l'intelligence artificielle ou sont en train de la déployer. Son usage est particulièrement développé dans 4 filières : l'agriculture (58 % des entreprises), l'industrie (50 %), la finance (44 %), le commerce (40 %). Les principaux usages de l'IA concernent les outils de diagnostic pour l'aide à la décision (16 %), le traitement du langage naturel pour extraire des informations ou converser avec des clients (13 %), la robotique (11 %).

Ces outils incluant de l’IA sont développés à l’initiative et sous le contrôle de l’entreprise selon des cahiers des charges précis. Ils sont donc par nature encadrés puisqu’ils ne peuvent générer de contenus autres que ceux pour lesquels ils ont été créés.

Avec l’IA générative, la donne est toute autre et les salariés peuvent l’utiliser de manière sauvage sans information préalable de l’entreprise. ChatGPT pour ne citer que lui est une vraie révolution. Il suffit de lui poser une question (oralement ou par écrit) et il répond de manière quasi-immédiate. De même, il est possible de télécharger un document et de lui demander d’en faire l’analyse, de l’améliorer, de le traduire ou encore d’en faire un résumé.

L’utilisation est d’une facilité déconcertante et les résultats impressionnants.

Des salariés seraient donc susceptibles d’y recourir pour y effectuer nombre de leurs tâches et ainsi gagner en productivité et efficacité. C’est ce qui est précisément arrivé chez Samsung. En effet, un ingénieur a transmis à ChatGPT un code source afin d’y déceler d’éventuelles failles, un autre a demandé à ChatGPT d’optimiser une ligne de code. Enfin, un troisième lui a demandé de résumer une réunion qui s’était tenue avec ses collègues. Résultat : Samsung a été victime d’une fuite de données confidentielles ! En effet, tout ce qui est transmis à ChatGPT lui sert de données d’apprentissage et lui permet de s’améliorer en continu grâce aux différentes requêtes qui lui sont faites. Il est donc impératif que les salariés soient informés sur le fonctionnement même de ces agents conversationnels avancés afin d’éviter tout problème de confidentialité. Même si ChatGPT a depuis inclus une fonctionnalité permettant de ne pas diffuser les informations données, il convient d’être extrêmement prudent. Pour faire face à ces problèmes de confidentialité, de nombreuses entreprises développent des outils d’IA générative, mais en mode fermé c’est-à-dire dans leur propre écosystème.

Les salariés doivent également être alertés sur le  fait que les réponses générées par l’IA le sont à partir d’une base de données établie à un instant t et ne prennent pas en compte les dernières informations ou actualités. À titre d’exemple, ChatGPT 3.5 est à jour des données jusqu’en novembre 2022 alors que ChatGPT4 jusqu’en mars 2023. Il convient donc de vérifier ce point et en avoir conscience dans la réponse qui est transmise.

De plus, les réponses données par l’IA ne sont pas véritablement traçables et l’IA peut générer des « hallucinations » c’est-à-dire des informations données par extrapolation, déformant la vérité ou fonder sur des faits inexacts. L’IA peut aussi conduire à générer des « biais ». L’IA se nourrissant des données d’apprentissage qui lui sont transmises, si celles-ci ne sont pas de bonne qualité ou suffisamment représentatives de certains groupes ou situations, les réponses données peuvent alors être incorrectes voire discriminatoires. 

B. Adaptation de la charte informatique

Compte tenu de l’expansion des outils conversationnels avancés et des risques qui peuvent y être associés, il est absolument nécessaire d’encadrer l’usage de l’IA générative dans l’entreprise. Cela est d’autant plus indispensable que, comme déjà rappelé, l’usage de l’IA peut se faire en marge de tout contrôle et même connaissance de l’entreprise.

Pour cela, les entreprises disposent d’un outil-clé : la charte informatique.

La charte informatique a pour objet de régir l’usage et la sécurité des technologies numériques au sein de l’entreprise. Elle doit aussi permettre d’assurer la sécurité des données personnelles. Elle comporte donc un certain nombre de prescriptions/interdictions notamment afin de sécuriser les postes de travail, l’usage des matériels nomades qu’ils soient ou non fournis par l’employeur... Ces mesures doivent prévenir l’accès par des tiers non autorisés à des informations de l’entreprise.  La charte encadre aussi l’usage d’internet à des fins professionnelles et personnelles, les téléchargements de données, de logiciels…

Il est désormais impératif que les chartes soient revues à l’aune des nouvelles avancées technologiques et comportent, en outre, des dispositions spécifiques à l’usage de l’IA par les salariés. Il conviendra aussi de veiller à ce que la charte informatique soit mise en place  selon les modalités du règlement intérieur afin d’avoir une force contraignante.

Les bienfaits de l’IA sont indéniables, mais les risques également notamment en termes de cybersécurité, désinformation… C’est pour cette raison que de nombreux pays dont la France, la Chine, les États-Unis viennent de s’accorder sur un pacte de coopération face aux risques posés par l’IA (déclaration de Bletchley). Par ailleurs, l’utilisation de l'IA dans l'UE sera réglementée par la loi sur l'IA (IA Act) qui devrait intervenir en 2024. Toutefois, en attendant, les entreprises doivent, d’ores et déjà, agir et se préserver par l’encadrement de l’usage de l’IA dans leurs structures.


[1] C. trav., art. L. 2312-8, 4° N° Lexbase : L6660L7S.

[2] C. trav., art. L. 2323-29, abrogé N° Lexbase : L5628KGK.

[3] CA Paris, 2 juillet 1991, n° 91-873.

[4] C. trav., art. L. 2312-8, 4°, préc..

[5] Cass. soc., 21 septembre 2022, n° 20-23.660, FS-B+R N° Lexbase : A25208KK.

[6] C . trav., art. L. 6321-1 N° Lexbase : L9898LL8.

[7] 4 ans en cas d’accord, v. C. trav., art. L. 2242-13 N° Lexbase : L4404L7A.

[8] Organisation internationale du travail, Generative AI and Jobs: A global analysis of potential effects on job quantity and quality, août 2023 [en ligne].

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Procédure civile

[Le point sur...] La protection des données personnelles face au droit à la preuve de l’article 145 du Code de procédure civile

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par Grégory Cauvin, Docteur en droit, chargé d’enseignement à l’Université Paris XII (UPEC), Avocat au barreau des Hauts-de-Seine

Le 13 Décembre 2023

Mots-clés : RGPD • 145 • DPO • instruction • saisie • preuve

Le droit à la preuve semble inconciliable avec la protection des données personnelles. Pourtant, la protection des données personnelles n’est pas absolue. Ainsi, la jurisprudence confronte la preuve et la protection de la donnée personnelle et tente de les concilier. Il est alors possible de dégager quelques principes dont certains restent encore incertains dans leur application.


 

Il est neuf heures. Les bureaux accueillent les premiers arrivés. Un commissaire de justice, accompagné d’un expert informatique et des forces de l’ordre, se présente à l’accueil. Il présente une ordonnance du juge lui donnant mission de saisir plusieurs documents. Un représentant de l’entreprise accompagné du DPO [1] les accueillent. Ce dernier s’oppose à la saisie envisagée au motif qu’elle porte sur des données personnelles qui n’ont pas été collectées dans cette finalité. Les personnes concernées n’ont pas été informées de cette opération qui concerne leurs données comme la loi l’exige. Il n’y a pas d’obligation de coopérer à la mesure [2].

En effet, le droit de la protection des données personnelles paraît à première vue inconciliable avec celui du droit à la preuve, droit fondamental tiré de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme N° Lexbase : L7558AIR [3], dans le cadre des mesures d’instruction in futurum, ces mesures qui permettent d’entreprendre des investigations avant tout procès.

D’un côté il est impératif d’agir avec la plus grande transparence pour utiliser des données personnelles, de l’autre, il est nécessaire d’agir avec surprise pour collecter des preuves et les conserver.

Pour engager une telle investigation, l’article 145 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49 énonce que « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ». Cet article permet donc d’agir sur requête pour conserver des preuves ou établir la preuve de faits. C’est-à-dire sans confrontation préalable avec la partie adverse. L'article 5 du RGPD N° Lexbase : L0189K8I précise que les données personnelles doivent notamment être traitées de manière « loyale et transparente » et collectées pour des « finalités déterminées, explicites et légitimes ».

Les données personnelles sont des données de personnes physiques identifiées ou identifiables, c’est-à-dire qui peuvent être identifiées directement ou indirectement [4]. Par exemple, une adresse IP est une donnée personnelle en ce qu’elle permet d’identifier indirectement l’utilisateur [5]. Le traitement est constitué par une ou des opérations portant sur des données personnelles effectuées à l’aide d’opérations automatisées ou non [6]. Il peut s’agir également de fichiers papier. En ce sens, la production en justice d’un document contenant des données personnelles est susceptible de constituer un traitement [7].

Nous comprenons alors que les dispositifs protecteurs issus de la loi n° 78-17, du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, dite loi « informatique et libertés » N° Lexbase : L8794AGS [8] et du Règlement général sur la protection des données [9] (RGPD) bousculent la protection de la vie privée prévue par l’article 9 du Code civil N° Lexbase : L3304ABY et l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L4798AQR. Cette vie privée concerne notamment le lieu de travail depuis l’arrêt « Nikon ». qui a affirmé le droit pour le salarié au respect de l’intimité de sa vie privée au temps et au lieu de travail et, en particulier, le secret des correspondances [10].

Outre le fait que sauf mention contraire les courriels, dossiers et fichiers sur l’ordinateur du salarié sont présumés professionnels [11], la protection de la vie privée n’est pas absolue. La Cour de cassation a admis que le droit à la preuve peut faire échec à celui de la vie privée. C’est le cas dès lors que la production litigieuse est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence [12]. Ces conditions doivent également respecter le RGPD et la loi n° 78-17, du 6 janvier 1978, dite loi « informatique et libertés ».

Est-il possible alors d’appliquer le droit à la preuve tout en protégeant les droits des données des personnes concernées ?

D’emblée, le RGPD considère que la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu [13]. Ce droit doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité [14]. Ainsi, le droit de la preuve est mis en balance avec le droit des données personnelles (I) fondement sur lequel le juge va mettre en place des limites (II).

I. Les mesures d’instruction confrontées à la protection des données personnelles

Dans un premier temps, les principes du RGPD paraissent paralyser le droit à la preuve (A), mais, en réalité, il est possible de les articuler entre eux (B).

A. Les principes du RGPD face au droit à la preuve

Le droit à la preuve est indispensable pour la protection du justiciable. Pour la CJUE, le principe de « l’égalité des armes » commande que « les parties à une procédure juridictionnelle civile doivent être en mesure d’accéder aux preuves nécessaires » [15].

En revanche, le RGPD fixe des principes encadrant le traitement des données personnelles pour protéger les données personnelles et limitant l’accès aux données. En sa qualité de responsable de traitement, le juge doit les respecter lorsqu’il prend son ordonnance.

En effet, pour le RGPD, les données personnelles doivent :

  • être traitées de manière licite, loyale et transparente au regard de la personne concernée (RGPD, art. 5, § 1, a) ;
  • collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement d’une manière incompatible avec ces finalités (RGPD, art. 5, § 1, b) ;
  • être adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire (RGPD, art. 5, § 1, c) ;
  • être exactes (RGPD, art. 5, § 1, d) ;
  • conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées (RGPD, art. 5, § 1, e) ;
  • traitées de façon à garantir une sécurité appropriée (RGPD, art. 5, § 1, f).

Il reste également les articles 13 et 14 du RGPD qui imposent l’information de la personne concernée par le traitement. Précisément, l’article 14 énumère les informations à fournir lorsque les données personnelles n’ont pas été collectées auprès de la personne concernée. Ce qui est le cas lors d’une mesure d’instruction in futurum. Ces informations sont notamment l’identité du responsable de traitement, les finalités du traitement, les catégories de données personnelles concernées et ses destinataires de ces données, la durée de conservation de ces données et les droits des personnes concernées (droit d’accès, droit à la rectification ou à l’effacement de ces données, etc.). Il convient en effet d’informer les personnes concernées par la mesure de leur droit, de la finalité de cette mesure, de la durée de conservation de celles-ci qu’il conviendra de définir. Par ailleurs, le traitement doit reposer sur un fondement juridique prévu par le RGPD et limité à ce qui est nécessaire en garantissant la sécurité informatique de celles-ci.

Stricto sensu, ces principes semblent s’opposer directement au droit à la preuve comme prévu par l’article 145 du Code de procédure civile. L’effet de surprise recherché dans certains cas est alors anéanti par l’information préalable. Il convient alors de parvenir à concilier le droit de la preuve avec la protection des données personnelles.

B. Les principes du RGPD conciliés avec le droit de la preuve

Nous avons vu que les juges parviennent à articuler droit de la preuve et droit de la vie privée. Le droit des données personnelles découle de la vie privée, mais reste plus technique.

Tout d’abord, le traitement envisagé doit être licite. C’est-à-dire que l’ordonnance qui sera prise par le juge devra reposer sur un des fondements juridiques prévus par le RGPD. Ce fondement est ce qui autorise la mise en œuvre de la mesure projetée. Parmi les six fondements mentionnés à l’article 6 du RGPD, deux fondements semblent envisageables.

Le premier est l’intérêt légitime. Le cas échéant, le traitement doit être nécessaire à la poursuite d’intérêts légitimes. Ce qui est le cas en l’espèce, car l’article 145 du Code de procédure civile pose comme condition l’existence d’un motif légitime. Le juge doit vérifier qu’il n’existe pas d’autre moyen moins intrusif pour la vie privée pour parvenir à la finalité envisagée. Ensuite, il doit mettre en balance ce traitement, c’est-à-dire la mesure envisagée, et les droits et intérêts des personnes dont les données font l’objet du traitement.

L’autre fondement envisageable est la mission d’intérêt public. Le traitement doit être nécessaire à l’exécution d’une mission d’intérêt public ou relevant de l’exercice de l’autorité publique dont est investi le responsable du traitement. Pour la CJUE, les missions exécutées par les juridictions dans le cadre de leurs fonctions juridictionnelles relèvent de ce fondement juridique [16]. C’est de préférence sur celui-ci qu’il conviendra donc de fonder la mesure.

Si le traitement est licite, il reste à informer les personnes concernées. Ce qui semble impossible sans mettre en péril l’efficacité de la mesure (par exemple, s’il s’agit de saisie de dossiers contenant des preuves chez un tiers à la demande du requérant). Le cas échéant, l’article 14, § 5, b du RGPD pourrait répondre à cette difficulté. Cet article prévoit le cas où la fourniture de telles informations se révèle impossible ou exigerait des efforts disproportionnés, en particulier, où cette obligation est susceptible de rendre impossible ou de compromettre gravement la réalisation des objectifs dudit traitement. Ce qui est le cas des mesures prises dans le cadre de l'article 145 du Code de procédure civile. En pareil cas, précise l’article 14, « le responsable du traitement prend des mesures appropriées pour protéger les droits et libertés ainsi que les intérêts légitimes de la personne concernée ». Il convient alors au juge de prendre des mesures appropriées pour protéger ces droits, ce qui peut être une mesure de séquestre, un accès limité aux données assorti d’une durée de conservation limitée. Précisons également que l’article 14, § 5, c prévoit une autre dérogation qui peut également s’appliquer de façon alternative au point b du même article, dans le cas où « l’obtention ou la communication des informations sont expressément prévues par le droit de l’Union ou le droit de l’État membre auquel le responsable du traitement est soumis et qui prévoit des mesures appropriées visant à protéger les intérêts légitimes de la personne concernée ». Ce qui semble être le cas de l’article 145 du Code de procédure civile.

Dans le cadre du principe de finalité, les données sont collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne peuvent pas être traitées ultérieurement d’une manière incompatible avec ces finalités (RGPD, art. 5, 1, b). Mais, lorsque le traitement est effectué à une fin autre que celle pour laquelle ces données ont été collectées, un tel traitement est permis à condition qu’il soit fondé, notamment, sur le droit d’un État membre et qu’il constitue une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. C'est ce que juge la CJUE [17]. Cette finalité recherchée peut être, pour la Cour, la bonne administration de la justice qu’elle rattache à la « protection de l’indépendance de la justice et des procédures judiciaires » prévue par l’article 23, 1, f parmi les limitations aux droits et obligations du RGPD [18]. C’est également le cas pour « l’exécution des demandes de droit civil » [19] rappelle la Cour.

Dans ces conditions, la production en tant qu’élément de preuve d’un document contenant des données à caractère personnel de tiers collectées à d’autres fins est possible. Conformément à l’article 6, § 3, la finalité du traitement est définie par l’État membre. Il s’agit de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige telle qu’énoncée par l’article 145 du Code de procédure civile. Le juge doit également tenir compte de l’existence de garanties appropriées, qui peuvent comprendre le chiffrement ou la pseudonymisation [20]. Il doit garantir la protection des données personnelles tant matérielle, comme la sécurité des locaux ou le séquestre, qu’immatérielle, comme la pseudonymisation et le chiffrement [21].

Le cas échéant, le juge doit vérifier si les mesures sont nécessaires et proportionnées auxdits objectifs. Ce qui nuit à la prévisibilité juridique.

II. La prévisibilité juridique affaiblie par la protection des données personnelles

Le demandeur doit démontrer un motif légitime et les mesures envisagées doivent être indispensables à la protection de son droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi [22]. Il s’agit alors d’un double contrôle difficile à appréhender : celui de la nécessité (A) et celui de la proportionnalité (B).

A. La limite incertaine de la nécessité

Le principe de minimisation impose que les données collectées soient « adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire » (RGPD, art. 5, § 1, c).

Saisie d’une demande portant sur des preuves susceptibles de contenir des données personnelles, le juge doit soumettre celle-ci à un premier contrôle. La mesure demandée est-elle nécessaire ? Existe-t-il d’autres mesures moins intrusives dans la vie privée des personnes concernées ?

Pour la Cour de cassation, « le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi »[23]. Le juge saisi d’une communication de pièces doit, tout d’abord, vérifier si cette communication est nécessaire à l’exercice du droit à la preuve affirme la Cour de cassation [24]. Précisément, dans l’arrêt Canal+, la Cour de cassation affirme que la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle doit être indispensable à l’exercice du droit à la preuve [25].

Dans le cadre du contrôle de nécessité, le juge doit vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve [26]. D’autres mesures sont-elles envisageables ? Est-il possible d’entendre des témoins ou de réaliser un audit [27] ?

Le juge doit donc s’assurer qu’il n’existe pas d’autre mesure pour établir la preuve des faits allégués. Cela doit être la seule preuve possible [28]. Comme l’affirme un auteur au sujet des limites imposées au droit de la preuve par celui de la vie privée, cette exigence « permet un juste équilibre entre le droit à la vérité et le droit au respect de la vie privée » [29]. C’est le cas en matière de discrimination, où il a été jugé nécessaire d’avoir accès aux informations d’autres salariés afin d’établir un panel de comparaison pour établir la différence de traitement [30]. Dans ce cas, l’employeur ne peut pas se retrancher derrière l’autorisation de communication des salariés concernés. Cependant, la nécessité de la mesure reste souvent bien discutable ce qui rend son appréciation bien incertaine et peut être source d’une certaine insécurité juridique pour le justiciable.

Ensuite, le juge doit vérifier si cette mesure est proportionnée au but poursuivi [31].

B. La limite incertaine de la proportionnalité

Dans son considérant 4, le RGPD énonce que « le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu ; il doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité ». Si le traitement déroge au principe de spécialité, il doit constituer « une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique » [32].

Le juge doit donc procéder au contrôle de la proportionnalité du traitement. Avant l’entrée en vigueur du RGPD, il a déjà été jugé que des mesures portaient une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée « par leur durée et leur ampleur » [33]. La prise en compte de la durée et de l’objet ne pourra qu’être amplifiée avec le RGPD. La Cour a par la suite précisé que « des mesures d’instruction circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l’objectif poursuivi » sont légalement admissibles [34]. Ce qui est le cas en matière de diffamation pour des mesures d’instruction limitées « aux seuls comptes Twitter ayant rediffusé les messages litigieux provenant d’un compte Twitter qui n’a fonctionné qu’un mois et que ces mesures sont proportionnées au but poursuivi, seuls les noms des utilisateurs de ces comptes devant être communiqués » [35].

Par ailleurs, le juge doit « vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée » [36]. Ce dernier point rejoint le principe de minimisation des données.

Dans ces conditions [37], la juridiction doit ordonner « seulement la communication à l’autre partie des données strictement nécessaire à l’exercice de son droit à la preuve ». Pour cette raison, la protection des données personnelles de tiers peut justifier une restriction des éléments transmis, notamment par une anonymisation [38] ou la pseudonymisation [39] des données. Le juge peut également ordonner une divulgation partielle des éléments de preuve objet de la mesure, limiter l’accès au public du dossier et toute autre mesure pour réduire l’atteinte portée à la protection des données [40].

En revanche, dans le cadre de l’article 145, les juges du fonds ont refusé d’ordonner la communication d’informations résultant d’une collecte massive des adresses IP permettant d’identifier de prétendus contrefacteurs [41]. Cette collecte avait été effectuée sans se conformer aux conditions prévues par le RGPD. Une telle demande portait donc une atteinte illégitime et disproportionnée aux droits et libertés fondamentales d’autrui, en l’espèce des prétendus contrefacteurs.                                                    

L’appréciation de la proportionnalité reste encore hésitante. La difficulté résulte du peu d'éléments de jurisprudence à cause de la jeunesse de ce contrôle. Il n’existe à ce jour que de peu d’éléments d’appréciation pouvant permettre « d’aiguiller les débats » [42].

*

*                     *

Le droit des données personnelles vient ainsi bousculer le droit à la preuve. Il apporte des limitations complémentaires aux principes de nécessité et de proportionnalité qui avaient déjà été affirmés sur le fondement de la vie privée. D’une certaine manière, il précise aussi ces principes en les encadrant par de nouveaux principes tels que le principe de minimisation. Il ajoute en principe celui de la durée de conservation de ces données même si ce principe est bien souvent omis par le juge. Toutefois, il apporte une certaine dose d’insécurité juridique par la jeunesse et la souplesse de certains de ses mécanismes.

D’un autre côté, le droit des données personnelles peut servir le droit à la preuve. Il peut renforcer une requête sur l’article 145 du Code de procédure civile, quand une personne exerce son droit d’accès par l’intermédiaire de cette requête. Le responsable de traitement doit informer la personne concernée sur la nature des données collectées et la durée de conservation. L’accès à ces données doit être possible durant cette durée et peut être exercé sous forme de requête en cas de risque dépérissement de la preuve.

À retenir :

  • Les mesures d’instruction in futurum portant sur des données personnelles peuvent :
  • être fondées sur la mission d’intérêt public du juge ;
  • être collectées pour le droit de la preuve dans le cadre d’une bonne administration de la justice ;
  • être adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire ;
  • être conservées pour une durée fixée au regard de la finalité de la mesure ;
  • être traitées de façon à garantir une sécurité appropriée tant physique que matérielle.
 

[1] DPO : Data Protection Officer ou Délégué à la protection de données.

[2] T. Baudesson, K. Huberfeld et C.-H. Boeringer, Guide pratique des visites inopinées, perquisitions et garde à vue dans l’entreprise, 2e éd., LexisNexis, n° 503.

[3] G. Lardeux, Le droit à la preuve : tentative de systémisation, RTD civ., 2017, p. 1.

[5] Cnil, formation restreinte, délibération n° 2013-420, du 3 janvier 2014, Google [en ligne].

[6] RGPD, art. 4, 2.

[7] L. Pailler, note sous CJUE, 2 mars 2023, RLDI, 1er mai 2023, n° 5.

[8] Loi n° 78-17, du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés N° Lexbase : L8794AGS.

[9] Règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil, du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la Directive 95/46/CE N° Lexbase : L0189K8I. Il conviendrait d’évoquer à chaque fois la loi dite « informatique et libertés », mais par simplification nous évoquerons seulement le RGPD.

[10] Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942, publié au bulletin N° Lexbase : A1200AWD ; J. Hauser, RTD civ., 2002, p. 72 ; P.-Y. Gautier, D., 2001, p. 3148. Si l'employeur, qui a des raisons légitimes et sérieuses de craindre que l'ordinateur mis à la disposition d’un salarié avait été utilisé pour favoriser des actes litigieux, peut demander, dans le cadre de l’article 145 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49, à un huissier de justice de prendre copie, en présence du salarié ou celui-ci dûment appelé, et ce, dans les conditions définies par l’ordonnance du juge (Cass. soc., 23 mai 2007, n° 05-17.818, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A3963DWP ; Cass. soc., 10 juin 2008, n° 06-19.229, FS-P+B N° Lexbase : A0524D9B).

[11] Cass. soc., 18 octobre 2006, n° 04-48.025, F-P+B N° Lexbase : A9621DRR.

[12] Cass. soc., 5 avril 2012, n° 11-14.177, F-P+B+I N° Lexbase : A1166IIZ.

[13] RGPD, cons. 4.

[14] Ibid.

[15] CJUE, 2 mars 2023, aff. C-268/21, Norra Stockholm Bygg AB c. Per Nycander AB N° Lexbase : A28209GK.

[16] CJUE, 2 mars 2023, préc., spéc. § 32.

[17] CJUE, 2 mars 2023, préc., spéc. § 33.

[18] CJUE, 2 mars 2023, préc., spéc. § 38.

[19] RGPD, art. 23, 1, f.

[20] RGPD, art. 6, § 4, e.

[21] RGPD, art. 32.

[22] Cass. soc., 16 mars 2021, n° 19-21.063, F-P N° Lexbase : A88364LT ; P. Adam, Dr. soc., 2021, p. 645.

[23] Cass. soc., 22 septembre 2021, n° 19-26.144, F-B N° Lexbase : A135947H ; H. Barbier, RTD civ., 2021, p. 887.

[24] Cass. soc., 8 mars 2023, n° 21-12.492, FS-B N° Lexbase : A08929HI ; J. Klein, RTD civ., 2023, p. 444.

[25] Cass. soc., 22 septembre 2021, préc.

[26] Cass. soc., 22 septembre 2021, préc.

[27] J. Wathelet, note CJUE, 2 mars 2023, aff. C-268/21, Norra Stockholm Bygg AB c. Per Nycander AB N° Lexbase : A28209GK. Comp. Cass. soc., 8 mars 2023, n° 21-17.802, FS-B N° Lexbase : A92179GH.

[28] G. Lardeux, Le droit à la preuve : tentative de systémisation, RTD civ., 2017, spéc. p. 4.

[29] Ibid.

[30] Cass. soc., 16 mars 2021, préc.

[31] Cass. soc., 8 mars 2023, préc.

[32] RGPD, art. 23 ; Adde. J. Wathelet, note sous CJUE, 2 mars 2023, aff. C-268/21, Norra Stockholm Bygg AB c. Per Nycander AB N° Lexbase : A28209GK.

[33] Cass. civ. 1, 25 février 2016, n° 15-12.403, FS-P+B+I N° Lexbase : A1656QDP ; J. Hauser, RTD civ., 2016, p. 320.

[34] Cass. civ. 2, 24 mars 2022, n° 21-12.631, FS-D N° Lexbase : A49337R7.

[35] Cass. civ. 2, 24 mars 2022, préc.

[36] Cass. soc., 8 mars 2023, n° 21-12.492, FS-B N° Lexbase : A08929HI. Rappr. Cass. soc., 22 septembre 2021, n° 19-26.144, F-B N° Lexbase : A135947H, même principe mais rendu sur le fondement de l’article 9 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1123H4D sans référence au RGPD.

[37] L. Pailler, note sous CJUE, 2 mars 2023, RLDI, 1er mai 2023, n° 13.

[38] Selon la Cnil, l’anonymisation rend impossible l’identification d’une personne à partir d’un jeu de données.

[39] Selon la Cnil, la pseudonymisation est un traitement de données personnelles réalisé de manière qu'on ne puisse plus attribuer les données relatives à une personne physique sans information supplémentaire.

[40] L. Pailler, loc. cit.

[41] TGI Paris, ord., 2 août 2019, n° 19/53997 N° Lexbase : A0262Z34 ; A. Dansi-Fâtome, CCE, 2019, comm. 79, note.

[42] A. Fabre, On veut les noms ! Nouvelles conquêtes du droit à la preuve, Sem. soc. Lamy, 11 septembre 2023.

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Sociétés

[Brèves] Réforme des sociétés de professions libérales réglementées : quelles sont les professions juridiques ou judiciaires ?

Réf. : Décret n° 2023-1165, du 9 novembre 2023, relatif à la liste des professions de la famille des professions juridiques ou judicaires pris en application de l'article 2 de l'ordonnance n° 2023-77, du 8 février 2023, relative à l'exercice en société des professions libérales réglementées N° Lexbase : L5752MKA

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par Perrine Cathalo

Le 14 Décembre 2023

Publié au Journal officiel du 12 décembre 2023, le décret n° 2023-1165 liste les professions relevant de la famille des professions juridiques ou judiciaires prévue à l'article 2 de l'ordonnance n° 2023-77, du 8 février 2023, relative à l'exercice en société des professions libérales réglementées.

L'ordonnance n° 2023-77, du 8 février 2023, relative à l'exercice en société des professions libérales réglementées N° Lexbase : L7738MGP, a procédé à une réforme en profondeur des sociétés des professions libérales réglementées (PLR), qu’elle classe en trois familles :

  • les professions de santé ;
  • les professions techniques et du cadre de vie ; et
  • les professions juridiques ou judiciaires.

C’est cette dernière famille qui fait l'objet du décret n° 2023-1165, du 9 novembre 2023.

Font ainsi partie de la famille des professions juridiques ou judiciaires :

  • les administrateurs judiciaires et les mandataires judiciaires ;
  • les avocats ;
  • les avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation ;
  • les commissaires de justice ;
  • les greffiers des tribunaux de commerce ; et
  • les notaires.

La Direction générale des Entreprises (DGE) a également publié trois guides pratiques  spécifiques à chaque famille de profession pour leur permettre d'appréhender les modifications apportées par l'ordonnance n° 2023-77 – dont l'entrée en vigueur est prévue pour le 1er septembre 2024 – et de pleinement se saisir des nouvelles opportunités qui leur sont désormais offertes pour passer à la forme sociétaire.

Pour en savoir plus : v. B. Brignon, La réforme des sociétés de professions libérales réglementées par l'ordonnance du 8 février 2023, Lexbase Affaires, mars 2023, n° 750 N° Lexbase : N4734BZD.

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Sociétés

[Jurisprudence] Dol du dirigeant commun, quelle action et quelle prescription ?

Réf. : Cass. com., 14 novembre 2023, n° 21-19.146, F-B N° Lexbase : A37931ZI

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par Jean-Baptiste Barbièri, Maître de conférences, Université Paris-Panthéon-Assas, Membre de l’IRDA Paris

Le 12 Décembre 2023

Mots-clés : dol • vente d’immeuble • responsabilité du dirigeant • faute séparable • société civile • SAS • article 1850 du Code civil • article L. 223-23 du Code de commerce.

Le gérant d’une société civile qui commet un dol au préjudice d’une autre société dont il a la direction peut voir sa responsabilité engagée par cette dernière sur le fondement de sa faute séparable. La prescription de cette action sera alors quinquennale.


1. « The fault, dear Brutus, is not in our stars, but in ourselves » [1], à quel point la faute provient-elle de nous-mêmes ? La question peut paraître saugrenue ou renvoyer aux débats, dont les braises sont toujours ardentes, sur le caractère moral de la faute. Elle est pourtant fréquente, et particulièrement technique, en droit des sociétés. Car le dirigeant est à la fois un organe de la société et une personne distincte d’elle. Selon la facette que l’on considère, sa responsabilité sera différente. Organe de la société, la faute proviendra de l’intérieur ; individualité distincte, la faute sera externe.

2. Cela peut encore paraître bien théorique, mais les faits de l’arrêt du 14 novembre 2023 sont pourtant d’une grande simplicité. Voilà une personne physique dirigeant tout à la fois une société par actions simplifiée (SAS) et une société civile immobilière (SCI) qui vend un immeuble de la SCI à la SAS. Plusieurs années plus tard, la SAS étant tombée en liquidation judiciaire, son liquidateur conteste l’évaluation faite de l’immeuble et son prix de vente, il cherche la responsabilité délictuelle du dirigeant commun et du notaire ayant procédé à l’évaluation. Il reproche notamment au dirigeant des manœuvres dolosives lors de cette vente.

3. La question s’est concentrée en appel [2] sur la prescription de l’action, la vente ayant été conclue en 2004. La chronologie des faits n’est pas explicitée, mais la cour d’appel rejette la prescription de l’action, la soumettant à la prescription quinquennale de l’article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC. Le pourvoi soutient alors que la prescription devait être triennale, en application de l’article L. 223-23 du Code de commerce N° Lexbase : L5848AIG.

4. Cette invocation de l’article L. 223-23 du Code de commerce peut paraître extrêmement maladroite, s’agissant d’un article applicable aux SARL, manifestement inapplicable tant pour la faute du gérant de société civile, dictée par l’article 1850 du Code civil N° Lexbase : L2047ABG, que pour la prescription de l’action en responsabilité des dirigeants de SAS, commandée par l’article L. 225-254 du Code de commerce N° Lexbase : L6125AIP sur renvoi de l’article L. 227-8 du Code de commerce N° Lexbase : L6163AI4, nous y reviendrons. Qu’importe, toute la question était de savoir si la prescription était de cinq ou de trois ans.

5. Et la Cour de cassation raisonne en trois temps : (i) « Il résulte de l’article 1850 du Code civil que la responsabilité personnelle d’un dirigeant de société civile ne peut être retenue à l’égard d’un tiers que s’il a commis une faute séparable de ses fonctions » ; (ii) la cour d’appel a retenu que les manœuvres dolosives étaient bien constitutives d’une faute séparable ; (iii) les juges d’appel ont donc retenu « à bon droit » que l’action « était soumise, en l’absence de disposition dérogatoire, au délai de prescription quinquennale de droit commun prévu à l’article 2224 du Code civil ». L’action n’est donc pas prescrite.

6. Tout ceci peut être discuté, même si la solution doit selon nous être approuvée. Traitons d’abord la faute (I), avant d’examiner la question de la qualité du dirigeant (II), puis celle de la prescription (III).

I. La faute

7. Nul besoin de rappeler que, pour les tiers à la société, engager la responsabilité du dirigeant implique de prouver sa faute « détachable » ou « séparable ». Condition issue du droit public, mais qui « a séduit l’ensemble des chambres de la Cour de cassation » [3], de manière « progressive et chaotique » [4]. Elle est traditionnellement définie comme celle du dirigeant qui « commet intentionnellement une faute d’une particulière gravité, incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales » [5].  Elle est pourtant assez fortement critiquée, d’abord comme étant extra legem : les articles L. 223-22 N° Lexbase : L5847AIE et L. 225-251 N° Lexbase : L6122AIL du Code de commerce ne font aucune distinction entre l’engagement de la responsabilité du dirigeant par la société et par les tiers. Surtout, ensuite, car la définition de l’arrêt « Seusse/Sati » [6] pose un critère de gravité plutôt que de « séparabilité ». Une faute pourrait théoriquement être très grave, mais ancrée dans la gestion de la société, de telle sorte que la responsabilité du dirigeant soit absorbée par celle de la société. Peu importe cependant, une faute suffisamment grave et intentionnelle peut servir de fondement à la responsabilité du dirigeant. D’où une question simple : la faute du dirigeant consistant à vendre à une autre société dont il était également dirigeant un bien très largement surévalué constitue-t-elle une telle faute ?

8. La cour d’appel a caractérisé cette faute comme une faute dolosive, retenant des manœuvres et la Cour de cassation, opérant un contrôle lourd, a avalisé cette conception. Le dol suppose l’intention, de telle sorte que le caractère intentionnel ne faisait pas ici débat, d’autant qu’elle se doublait de la complicité du notaire ; de même la faute dolosive est nécessairement d’une particulière gravité. Les critères posés par l’arrêt « Seusse/Sati » semblent ici bien remplis. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la jurisprudence considère que le dol du dirigeant est une faute séparable de nature à entraîner sa responsabilité [7]. Préalablement, avait déjà été jugé qu’une tromperie volontaire d’une société contractante pouvait également caractériser une faute séparable [8]. Il est vrai que l’on pourrait arguer qu’en droit des affaires, comme en droit de la famille, trompe qui peut et que le dol du dirigeant, s’il est une faute, ne l’est pas nécessairement pour la société qu’il représente. Bien au contraire, avoir un dirigeant retors pourrait avoir bien des avantages. Il reste que la moralisation de la vie des affaires doit primer et que ces arrêts, celui d’espèce y compris, révèlent bien « une tendance à sanctionner le manque d’éthique dans les affaires » [9].

9. C’est une autre difficulté qui aurait pu se présenter, car le dol suppose de tromper sa contrepartie, or le dirigeant de la société venderesse étant également celui de l’acquéreuse, pouvait-il dans ce cas se « tromper soi-même » ? La question avait déjà été posée à la Cour de cassation, qui y avait répondu par l’affirmative : « le consentement de la société […], personne morale contractante, avait été vicié, n’ayant pu s’exprimer librement par la voie de son gérant, qui a sacrifié son intérêt pécuniaire au profit de la société [venderesse] utilisant pour commettre cette manœuvre dolosive sa double qualité de gérant au sein des deux sociétés » [10]. Plus tôt, dans une affaire très similaire à celle sous commentaire, la Cour de cassation avait approuvé les juges d’appel qui avaient énoncé que la société acquéreuse « avait été victime d’un dol de la part de la SCI, par l’intermédiaire de leur gérant commun » [11]. Ces deux précédentes décisions restaient cependant inédites, tandis que la présente bénéficie des honneurs de la publication, ce qui ancre d’autant la solution.

10. Dont acte, mais cette approche doit-elle être approuvée ? Sans doute en opportunité pour dissuader le dirigeant commun de procéder à ce type de vente. Plus théoriquement, suivant le type de raisonnement adopté, deux approches sont possibles. Si l’on a une conception psychologique du dol, qui supposerait que la partie adverse soit réellement induite en erreur, la solution peut choquer, car le dirigeant signataire n’a pas été trompé. Comme le dit Philippe Stoffel-Munck, « faute pour la psychologie du représentant de pouvoir se dédoubler, la double représentation exclut donc que le contrat conclu entre les deux représentés puisse être infecté de dol » [12]. On peut ainsi retenir une certaine objectivation du dol, caractérisé davantage par la gravité du comportement que par l’erreur provoquée. Cela peut aussi révéler l’importance donnée au mécanisme de représentation : il y a bien eu un trompé, qui est la société, nonobstant le fait que cela soit par le truchement de quelqu’un ne pouvant être trompé. Cette conception achoppe cependant sur l’appréciation classique qui veut que le consentement du représenté s’apprécie en la personne du représentant. En matière de violence, la Cour de cassation avait posé de manière très nette que « le consentement d’une société est exprimé par ses représentants légaux, personnes physiques vis-à-vis desquelles la violence peut avoir effet » [13]. Le dol ne pourrait donc être admis en présence d’un dirigeant commun. Néanmoins, nous rejoignons pleinement Samuel François lorsqu’il explique que le consentement de la personne morale devrait être distingué de la psychologie de ses dirigeants [14]. La solution doit donc être approuvée théoriquement comme pratiquement.

II. La qualité du dirigeant

11. Un point d’achoppement autre venait de la qualité de dirigeant commun : on aurait pu arguer que l’action du liquidateur était nécessairement une action sociale (ou une action en responsabilité en insuffisance d’actif [15]). C’est d’ailleurs ce que semblait suggérer le pourvoi quand il énonçait que la cour d’appel aurait violé par refus d’application l’article L. 223-23 du Code de commerce. Au-delà de l’invocation de ce texte au lieu de l’article L. 227-8 du Code de commerce, l’argument est pertinent. L’action sociale, qu’elle soit ut singuli ou ut universi, se prescrit dans les sociétés de capitaux par trois ans [16]. Pour admettre que l’on puisse agir contre son propre dirigeant en sa qualité de dirigeant d’une société tierce, il faut pouvoir dissocier les deux qualités.

12. La plupart du temps, le droit des sociétés admet cette dissociation. Ainsi, est-il distingué selon les qualités de créancier et d’associé quand ce dernier est titulaire d’une créance de compte courant. Ainsi « l’action en paiement du solde d’un compte courant d’associé n’est pas une action liée à la qualité d’associé concernant le patrimoine de la personne morale, mais tend au recouvrement de la créance dont dispose l’associé contre la personne morale » [17]. Cependant, cette dichotomie n’est pas toujours de rigueur et l’on refuse, dans les sociétés civiles, qu’un associé créancier de la société agisse contre ses coassociés au titre de leur obligation aux dettes [18]. La formule est nette : « les associés ne pouvant se prévaloir de l’obligation aux dettes sociales instituée au seul profit des tiers par l’article 1857 du Code civil N° Lexbase : L2054ABP ». La qualité d’associé « absorbe » [19] ainsi en quelque sorte celle de créancier. On peut également constater, en droit des entreprises en difficulté, que l’associé est toujours davantage assimilé à un créancier. Le phénomène est alors inversé et la qualité de créancier semble primer.

13. On aurait donc pu considérer que la qualité de gérant de la SCI, donc de tiers, était absorbée par celle de dirigeant de la SAS, interne à la société. De la sorte, il aurait été nécessaire d’exercer l’action sociale, l’action fondée sur la faute séparable disparaissant alors. La Cour ne suit heureusement pas cette voie. Il faut garder une certaine rigueur juridique et retenir qu’identité de personne ne signifie pas identité de qualité. La solution de l’arrêt de 2012 en matière d’obligation aux dettes [20] était justifiée par un conflit entre cohésion des associés et droit de se faire rembourser, résolu en faveur de la première. Il n’y a, concernant le dirigeant commun, aucune raison valable de ne pas distinguer selon qu’il agit ès qualités de dirigeant de la société ou en tant que tiers. Rajoutons que ne pas faire ce distinguo aurait conduit en l’espèce à empêcher la responsabilité du dirigeant commun pour la simple raison qu’il était dirigeant de la société lésée, ce qui devrait davantage être une circonstance aggravante qu’une échappatoire.

14. Cela va sans dire, mais cette dissociation de qualité va au-delà de l’hypothèse du dol commis au bénéfice d’une société plutôt que de l’autre. Dès lors que le dirigeant commun lèse une des sociétés dont il a la charge par une faute pouvant être qualifiée de séparable, sa responsabilité pourra être engagée sur ce fondement.

III. La prescription

15. Dès lors que l’on admet que le dirigeant commun peut voir sa responsabilité engagée sur le fondement de sa faute séparable et que son dol en est une, la messe semble être dite… ou presque. Il faut sans doute voir dans l’invocation – trop maladroite sinon – de l’article L. 223-23 du Code de commerce un appel du pied au juge pour appliquer une solution retenue en matière de SARL. La Chambre commerciale juge en effet que l’action des tiers contre le gérant de SARL se prescrit par trois ans, sur le fondement de l’article L. 223-23 du Code de commerce [21], avec une formule qui ne laisse pas de place au doute « la prescription triennale prévue par ce texte est applicable à l’action exercée par un tiers contre le gérant d’une SARL à qui il est reproché d’avoir commis une faute séparable de ses fonctions ». Elle l’avait déjà affirmé – sans ambiguïté ici encore – sous l’empire de la loi du 24 juillet 1966 N° Lexbase : L6202AGS, pour les SARL [22], ainsi que les SA [23].

16. Une telle invocation était néanmoins vouée à l’échec. Premièrement, cette jurisprudence est assez critiquée. Elle conduit à ce que des tiers à la société subissent une prescription abrégée. En quelque sorte, « le tiers serait donc moins bien protégé dans l’hypothèse où la faute serait la plus grave » [24]. Cependant, l’article L. 223-23 du Code de commerce renvoie à l’article L. 223-22 qui précise bien que les dirigeants sont responsables envers la société ou les tiers [25]. Textuellement, la solution dispose donc d’une assise solide.

17. Deuxièmement, et surtout, même si l’on retenait que l’on applique une prescription sociétaire à l’action des tiers contre le gérant, elle serait en l’espèce de cinq ans et non de trois, car l’on est en présence d’un gérant de société civile. Décidément, on peine à voir la logique du pourvoi : soit le demandeur souhaitait que soit imposée l’action sociale envers ce dirigeant commun et il fallait invoquer conjointement les articles L. 227-8 et L. 225-254 du Code de commerce ; soit l’on voulait que soit appliquée la prescription triennale à la faute séparable du dirigeant de société civile, et l’on ne voit pas pourquoi l’article L. 223-23 du Code de commerce s’appliquerait à la place de l’article 1850 du Code civil. Sauf à penser que le pourvoi considère que les dispositions applicables à la SARL constitueraient du droit commun pour les sociétés civiles, ce qui n’est évidemment pas acceptable. Il est vrai que l’article 1850 du Code civil ne prévoit pas de délai de prescription, mais ce silence impose l’application du droit commun, c’est-à-dire l’article 2224 du Code civil et non le droit spécial des sociétés commerciales.

18. Enfin, est-il possible de voir dans l’affirmation de la Cour, selon laquelle « l’action en responsabilité délictuelle exercée à son encontre par le liquidateur judiciaire de la société Artois matériel était soumise, en l’absence de disposition dérogatoire, au délai de prescription quinquennale de droit commun prévu à l’article 2224 du Code civil », une remise en question de la jurisprudence appliquant une prescription triennale à l’action des tiers pour les sociétés de capitaux ? Sans doute pas, pour deux raisons. Primo, celui-ci fait bien référence à l’article 1850 du Code civil, de sorte que la solution n’aurait pas vocation à s’étendre. Secundo, la Cour précise bien que l’article 2224 du Code civil s’applique « en l’absence de disposition dérogatoire », ces dispositions dérogatoires étant les articles L. 223-23 et L. 225-254 du Code de commerce [26]. Une remise en question de la jurisprudence serait donc contra legem et n’est pas discernable dans cet arrêt.

19. Ainsi, la solution n’est véritablement avantageuse que lorsqu’une société veut agir contre le dirigeant ès qualités d’une société civile. Si le dirigeant commun l’est de deux sociétés commerciales, la prescription sera triennale que l’on choisisse l’action sociale ou celle fondée sur la faute séparable. Mieux vaudra alors la première, aux critères plus accueillants, les deux étant cumulables.

20. Un cumul sera également possible entre une action en responsabilité pour insuffisance d’actif dans la société lésée et une action fondée sur la faute séparable, au titre de la qualité de dirigeant de la société bénéficiaire. Dans ce dernier cas, la règle du non-cumul [27] entre action sociale et action en responsabilité pour insuffisance d’actif ne devrait pas trouver à s’appliquer, car celle-ci interdit de cumuler les actions contre le même dirigeant de la même société… mais on a vu que les qualités devaient être dissociées. Les deux actions ont des mérites et des écueils différents. D’un côté, si elles supposent toutes deux de caractériser un comportement allant au-delà de la simple négligence, la faute séparable est sans doute davantage complexe à caractériser. De l’autre, l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif ne permettra pas de réparer l’intégralité du préjudice quand l’autre action le pourra [28].


[1] « La faute, cher Brutus, n’est pas dans nos étoiles, mais en nous-mêmes », Shakespeare, Julius Caesar, Acte 1, Scène 2, H. C. Beeching, 1895, p. 6.

[2] CA Douai, 15 avril 2021, n° 19/01894 N° Lexbase : A53424PK.

[3] J.-F. Barbièri, Responsabilité de la personne morale ou responsabilité de ses dirigeants ? La responsabilité personnelle à la dérive, in Mélanges Guyon, Dalloz, 2003,, n° 2, p. 42. Néanmoins, la Chambre criminelle ne fait plus du tout référence à ce critère dans sa jurisprudence récente.

[4] Ibid.

[5] Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, FS-P+B+I N° Lexbase : A1619B9T, Bull. Joly Sociétés, 2003, p. 786, note H. Le Nabasque ; Rev. sociétés, 2003, p. 479, note J.-F. Barbièri.

[6] Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, préc.

[7] Cass. com., 4 novembre 2020, n° 18-19.747, F-D N° Lexbase : A931533E, Bull. Joly Sociétés, avril 2021, n° 121x6, p. 42, note J.-C. Pagnucco ; Gaz. Pal., 30 mars 2021, n° 401f5, p. 73, note C.-A. Michel ; RTD com., mars 2021, n° 117k4, p. 81, note L. Sautonie-Laguionie ; Rev. sociétés, 2021, 367, note K. Deckert ; JCP E, 2021. 1236, note A. Tardif.

[8] Cass. com., 31 mars 2015, n° 14-14.575, F-D N° Lexbase : A0884NGT, Dr. sociétés, 2015, comm. 109, note M. Roussille ; Bull. Joly Sociétés, juillet 2015, n° 113t0, p. 363, note S. Messaï-Bahri ; Rev. sociétés, 2016, p. 102, note E. Nicolas ; B. Brignon, Lexbase Affaires, mai 2015, n° 424 N° Lexbase : N7483BUP.  

[9] M. Roussille, note ss. Cass. com., 31 mars 2015, préc.

[10] Cass. civ. 3, 11 mai 2022, n° 21-16.992, F-D N° Lexbase : A09217XE, Rev. sociétés, 2022, p. 601, note S. François.

[11] Cass. civ. 3, 27 janvier 2015, n° 13-20.974, F-D N° Lexbase : A6951NAP, RTD com., 2015, n° 112e9, p. 443, note Ph. Stoffel-Munck.

[12] Ph. Stoffel-Munck, préc.

[13] Cass. soc., 8 novembre 1984, n° 82-14.816, publié N° Lexbase : A2259AAW, RTD civ., 1984, p. 368, note J. Mestre.

[14] S. François, Le consentement de la personne morale, LGDJ, 2020, spéc. n° 359 s ; égal. note ss. Cass. civ. 3, 11 mai 2022, préc.

[15] Qui est normalement le principe, les deux ne se cumulant pas. Concernant la prescription cela ne changeait rien, car la prescription est également triennale, v. N. Jullian, note ss. même arrêt, Dr. sociétés, 2023, à paraître.

[16] C. com., art. L. 223-23 et L. 225-254.

[17] Cass. com., 23 septembre 2014, n° 12-29.262, F-P+B N° Lexbase : A3065MXS, Bull. Joly Sociétés, décembre 2014, n° 112v0, p. 712, note E. Mouial-Bassilana ; D., 2014, p. 1937, note B. Saintourens ; RTD com., 2015, p. 125, obs. M.-H. Monsèrié-Bon ; JCP G, 2015, 182, note B. Dondero ; Rev. sociétés, 2014, p. 754, obs. L.-C. Henry ; JCP E, 2014. 1605, note C. Lebel ; V. Téchené, Lexbase Affaires, octobre 2014, n° 398 N° Lexbase : N4120BU7 – Plus récemment : Cass. com., 27 mai 2021, n° 19-18.983, F-D N° Lexbase : A47234T4, Bull. Joly Sociétés, juillet 2021, n° 200g6, p. 18, note J.-F. Barbièri ; RTD com., décembre 2021, n° 200h1, p. 48, note J. Heinich ; Rev. sociétés, 2022, p. 83, note I. Urbain-Parléani ; JCP E, 2021, 1484, n° 15, obs. M. Caffin-Moi.

[18] Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-14.844, F-P+B N° Lexbase : A6657IKR, Bull. Joly Sociétés, juillet 2012, p. 571, note J.-F. Barbièri ; D., 2012, p. 1264, obs. Lienhard ; ibid., p. 2698, obs. A. Rabreau ; RTD com., 2012, p. 575, obs. M.-H. Monsèrié-Bon ; JCP E, 2012,, 1437, note A. Couret et B. Dondero; ibid., 1777, n° 5, obs. Fl. Deboissy et G. Wicker ; Dr. sociétés, 2012, n° 119, note H. Hovasse – Plus récemment, Cass. civ. 3, 4 mars 2021, n° 19-11.255, F-D N° Lexbase : A02484KE, Dr. sociétés, comm. 89, note N. Jullian ; Bull. Joly Sociétés, juin 2021, n° 200c3, p. 25, note B. Saintourens ; Rev. sociétés, 2021, p. 447, note J.-F. Barbièri ; AJDI, 2021 p. 707, note S. Porcheron.

[19] J.-F. Barbièri, préc.

[20] Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-14.844, préc.

[21] Cass. civ. 1, 9 février 2012, n° 09-69.594, FS-D N° Lexbase : A3527ICM, Bull. Joly Sociétés, mai 2012, n° 191, p. 414, note C.-A. Maetz ; Dr. sociétés, 2012, comm. 63, note D. Gallois-Cochet.

[22] Cass. com., 20 octobre 1998, n° 96-19.177, inédit N° Lexbase : A8191AHT.

[23] Cass. com., 23 octobre 1990, n° 89-14.721 N° Lexbase : A4513AHM, Bull. Joly Sociétés, décembre 1990, n° 335, p. 1036, note M. Jeantin ; Rev. sociétés, 1991, p. 538, note Y. Chaput.

[24] D. Gallois-Cochet, préc.

[25] Pour les sociétés par actions, le renvoi n’est pas exprès. Cependant, l’article L. 225-254 du Code de commerce fait référence à « l’action en responsabilité » laquelle est celle correspondant à l’article L. 225-251 du Code de commerce déterminant à quel titre les dirigeants sont responsables « envers la société ou envers les tiers ».

[26] Combinés avec les articles L. 223-22 et L. 225-251 du Code de commerce.

[27] Cass. com., 28 février 1995, n° 92-17.329, publié N° Lexbase : A8155ABN, LPA, 28 juin 1995, p. 24, note F. Derrida – Cass. com., 20 juin 1995, n° 93-12.810, publié N° Lexbase : A1153ABC, Bull. Joly Sociétés, novembre 1995, n° 356, p. 988, chron. J.-J. Daigre.

[28] V. N. Jullian, note ss. même arrêt préc.

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Soins psychiatriques sans consentement

[Brèves] Mainlevée d’une mesure de soins psychiatriques sans consentement en l’absence de respect de publicité des débats

Réf. : Cass. civ. 1, 6 décembre 2023, n° 22-10.786, F-B N° Lexbase : A669317Z

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N7734BZH

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par Laïla Bedja

Le 14 Décembre 2023

► Lors de l’audience relative à une mesure de soins psychiatriques sans consentement, le juge statue publiquement s'il n'a pas décidé que les débats ont lieu ou se poursuivent en chambre du conseil.

Faits et procédure. M. X a été admis en soins psychiatriques sans consentement sous la forme d’une hospitalisation complète, en application de l’article L. 3213-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L3005IYX.

Par requête du 3 novembre 2021, le patient a saisi le juge des libertés et de la détention aux fins de mainlevée de la mesure.

La cour d’appel ayant rejeté sa demande, il forme un pourvoi en cassation selon le moyen que les débats publics sauf les cas où la loi exige qu'ils aient lieu en chambre du conseil. En l’espèce, l'ordonnance attaquée ne comporte aucune mention permettant de déterminer si les débats ont eu lieu en audience publique ou non publique. Ainsi, en statuant par une décision ne portant aucune mention permettant de s'assurer que les règles de publication des débats ont été respectées, le premier président a méconnu les articles 22 N° Lexbase : L1149H4C et 433 N° Lexbase : L1131IN9 du Code de procédure civile, ensemble l'article 6, § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR.

Décision. Énonçant la solution précitée, la Haute juridiction casse et annule l’arrêt rendu par le premier président de la cour d’appel. En effet, il ne ressort ni des énonciations de l’ordonnance ni des pièces de la procédure que les règles de publicité des débats ont été respectées (CSP, art. L. 3211-12-2 N° Lexbase : L7882MA8).

Pour aller plus loin : Étude : Les soins psychiatriques sans consentement, Le contrôle des mesures d'admission en soins psychiatriques par le juge des libertés et de la détention, in Droit médical, Lexbase N° Lexbase : E7544E9B, 3) Le déroulement de l'audience.

 

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