CE 2/7 ch.-r., 28-03-2022, n° 450618, mentionné aux tables du recueil Lebon
A53557RR
Identifiant européen : ECLI:FR:CECHR:2022:450618.20220328
Référence
095-04 Il appartient à l’étranger qui conteste son éloignement de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou aux articles 4 et 19 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne....Toutefois, le fait que la personne ait la qualité de réfugié est un élément qui doit être particulièrement pris en compte par les autorités....Dès lors, la personne à qui le statut de réfugié a été retiré, mais qui a conservé la qualité de réfugié, ne peut être éloignée que si l’administration, au terme d’un examen approfondi de sa situation personnelle prenant particulièrement en compte cette qualité, conclut à l’absence de risque pour l’intéressé de subir un traitement prohibé par les stipulations précitées dans le pays de destination.
M. B M a demandé au tribunal administratif de Toulouse d'annuler l'arrêté du 13 juin 2019 par lequel le préfet de la Haute-Garonne a refusé de lui délivrer un titre de séjour, l'a obligé à quitter sans délai le territoire français, l'a interdit de retour sur le territoire français pour une durée de trois ans et a fixé le pays de destination, ainsi que l'arrêté du même jour l'assignant à résidence. Par un jugement n° 1905585 du 1er octobre 2019, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa demande.
Par un arrêt n° 20BX01726 du 1er mars 2021, la cour administrative d'appel de Bordeaux⚖️ a rejeté l'appel formé par M. M contre ce jugement.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés les 12 mars et 3 juin 2021 et le 24 février 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. M demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) à titre subsidiaire, de transmettre à la Cour de justice de l'Union européenne deux questions préjudicielles relatives aux paragraphes 4 et 6 de l'article 14 de la directive n° 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d'une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros à verser à la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, son avocat, au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative🏛 et 37 de la loi du 10 juillet 1991🏛.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la convention de Genève du 28 juillet 1951 et le protocole signé à New York le 31 janvier 1967 relatifs aux réfugiés ;
- la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991🏛 ;
- l'arrêt C-391/16, C-77/17 et C-78/17 du 14 mai 2019 de la Cour de justice de l'Union européenne⚖️ ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Frédéric Gueudar Delahaye, conseiller d'Etat,
- les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteure publique ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de M. M ;
Sur l'intervention de la CIMADE :
1. La Cimade justifie, eu égard à l'objet et à la nature du litige, d'un intérêt suffisant pour intervenir dans la présente instance au soutien des conclusions présentées par M. M. Ainsi, son intervention est recevable.
Sur le pourvoi :
2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. M, ressortissant russe originaire de la république du Daghestan (Russie), s'est vu accorder le statut de réfugié par une décision de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) du 23 novembre 2003. Par une nouvelle décision du 28 février 2018, l'office a, sur le fondement du 2° de l'article L. 711-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛, mis fin à son statut de réfugié. Par un arrêté du 13 juin 2019, le préfet de la Haute-Garonne a rejeté la demande de titre de séjour en qualité de réfugié présentée par M. M, l'a obligé à quitter sans délai le territoire français, l'a interdit de retour sur le territoire français pour une durée de trois ans et a fixé la destination au pays dont il a la nationalité ou tout pays où il est légalement admissible. Par un arrêté du même jour, le préfet l'a assigné à résidence Par un jugement du 1er octobre 2019, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa demande tendant à l'annulation de ces deux arrêtés. M. M se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 1er mars 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté son appel contre ce jugement.
3. En premier lieu, le 2° du paragraphe A de l'article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 stipule que la qualité de réfugié est notamment reconnue à " toute personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité ou de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays () ".
4. Aux termes de l'article 14 de la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d'une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection : " () 4. Les États membres peuvent révoquer le statut octroyé à un réfugié par une autorité gouvernementale, administrative, judiciaire ou quasi judiciaire, y mettre fin ou refuser de le renouveler, / a) lorsqu'il existe des motifs raisonnables de le considérer comme une menace pour la sécurité de l'État membre dans lequel il se trouve ; / b) lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre. / 5. Dans les situations décrites au paragraphe 4, les États membres peuvent décider de ne pas octroyer le statut de réfugié, lorsqu'une telle décision n'a pas encore été prise. / 6. Les personnes auxquelles les paragraphes 4 et 5 s'appliquent ont le droit de jouir des droits prévus aux articles 3, 4, 16, 22, 31, 32 et 33 de la convention de Genève ou de droits analogues, pour autant qu'elles se trouvent dans l'État membre ".
5. L'article L. 711-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛 dispose, dans sa rédaction applicable au présent litige, que : " Le statut de réfugié peut être refusé ou il peut être mis fin à ce statut lorsque : / 1° Il y a des raisons sérieuses de considérer que la présence en France de la personne concernée constitue une menace grave pour la sûreté de l'Etat ; / 2° La personne concernée a été condamnée en dernier ressort en France soit pour un crime, soit pour un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d'emprisonnement, et sa présence constitue une menace grave pour la société ".
6. Les dispositions de l'article L. 711-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛 doivent être interprétées conformément aux objectifs de la directive du 13 décembre 2011 dont ils assurent la transposition et qui visent à assurer, dans le respect de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, d'une part, que tous les Etats membres appliquent des critères communs pour l'identification des personnes nécessitant une protection internationale et, d'autre part, un niveau minimal d'avantages à ces personnes dans tous les Etats membres. Il résulte du paragraphe 4 de l'article 14 de cette directive, tels qu'interprété par l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 14 mai 2019 M e.a. (Révocation du statut de réfugié) (C-391/16, C-77/17 et C-78/17), que la " révocation " du statut de réfugié, que ses dispositions prévoient, ne saurait avoir pour effet de priver de la qualité de réfugié le ressortissant d'un pays tiers ou l'apatride concerné qui remplit les conditions pour se voir reconnaître cette qualité au sens du A de l'article 1er de la convention de Genève. En outre, le paragraphe 6 de l'article 14 de cette même directive doit être interprété en ce sens que l'Etat membre qui fait usage des facultés prévues à l'article 14, paragraphe 4, de cette directive, doit accorder au réfugié relevant de l'une des hypothèses visées à ces dispositions et se trouvant sur le territoire de cet Etat membre, à tout le moins, le bénéfice des droits et protections consacrés par la convention de Genève auxquels cet article 14, paragraphe 6, fait expressément référence, en particulier la protection contre le refoulement vers un pays où sa vie ou sa liberté serait menacée, ainsi que des droits prévus par ladite convention dont la jouissance n'exige pas une résidence régulière.
7. La perte du statut de réfugié résultant de l'application de l'article L. 711-6 ne saurait dès lors avoir une incidence sur la qualité de réfugié, que l'intéressé est réputé avoir conservée dans l'hypothèse où l'OFPRA et, le cas échéant, le juge de l'asile, font application de l'article L. 711-6, dans les limites prévues par l'article 33, paragraphe 1, de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et le paragraphe 6 de l'article 14 de la directive du 13 décembre 2011.
8. En second lieu, aux termes de l'article 33 de la convention de Genève : " 1. Aucun des États contractants n'expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. / 2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu'il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l'objet d'une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays ". Aux termes de l'article 21 de la directive du 13 décembre 2011 : " 1. Les États membres respectent le principe de non-refoulement en vertu de leurs obligations internationales. / 2. Lorsque cela ne leur est pas interdit en vertu des obligations internationales visées au paragraphe 1, les États membres peuvent refouler un réfugié, qu'il soit ou ne soit pas formellement reconnu comme tel : / a) lorsqu'il y a des raisons sérieuses de considérer qu'il est une menace pour la sécurité de l'État membre où il se trouve ; ou / b) lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre. / () ". Il résulte de ces dispositions et de l'application des dispositions de l'article L. 711-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛 qu'il peut être dérogé au principe de non-refoulement lorsqu'il existe des raisons sérieuses de considérer que le réfugié constitue une menace grave pour la sureté de l'Etat ou lorsque ayant condamnée en dernier ressort en France soit pour un crime, soit pour un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d'emprisonnement, il constitue une menace grave pour la société. Toutefois, ainsi que l'a jugé la Cour de justice de l'Union européenne par l'arrêt du 14 mai 2019 cité au point 6 ci-dessus, un Etat membre ne saurait éloigner un réfugié lorsqu'il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu'il encourt dans le pays de destination un risque réel de subir des traitements prohibés par les articles 4 et 19 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Ainsi, lorsque le refoulement d'un réfugié relevant de l'une des hypothèses prévues au 4 de l'article 14 ainsi qu'au 2 de l'article 21 de la directive du 13 décembre 2011 ferait courir à celui-ci le risque que soient violés ses droits fondamentaux consacrés aux articles 4 et 19 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, l'Etat membre concerné ne saurait déroger au principe de non-refoulement sur le fondement du 2 de l'article 33 de la convention de Genève.
9. Il appartient à l'étranger qui conteste son éloignement de démontrer qu'il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou aux articles 4 et 19 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Toutefois, ainsi qu'il ressort de l'arrêt du 15 avril 2021 de la Cour européenne des droits de l'homme K.I. contre France (n° 5560/19⚖️), le fait que la personne ait la qualité de réfugié est un élément qui doit être particulièrement pris en compte par les autorités. Dès lors, la personne à qui le statut de réfugié a été retiré, mais qui a conservé la qualité de réfugié, ne peut être éloignée que si l'administration, au terme d'un examen approfondi de sa situation personnelle prenant particulièrement en compte cette qualité, conclut à l'absence de risque pour l'intéressé de subir un traitement prohibé par les stipulations précitées dans le pays de destination.
10. Par suite, en jugeant que la décision éloignant M. M vers le pays dont il a la nationalité ne méconnaissait pas les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni celles des articles 4 et 19 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, au seul motif que M. M ne faisait état, tant en première instance qu'en appel, d'aucun élément de nature à établir la réalité et l'actualité des risques encourus, sans rechercher si, eu égard à la qualité de réfugié de l'intéressé, l'administration avait procédé, à la date de la décision d'éloignement en litige, à un examen approfondi de sa situation, prenant particulièrement en compte cette qualité, au regard de l'existence de risques de traitement prohibé par ces stipulations à son retour en Russie, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit.
11. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, que M. M est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.
12. M. M a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, son avocat peut se prévaloir au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative🏛 et 37 de la loi du 10 juillet 1991🏛. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet avocat de M. M, renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet.
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Article 1er : L'intervention de la Cimade est admise.
Article 2 : L'arrêt du 1er mars 2021 de la cour administrative d'appel de Bordeaux est annulé.
Article 3 : L'affaire est renvoyée devant la cour administrative d'appel de Bordeaux.
Article 4 : L'Etat versera à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de M. M, une somme de 3 000 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative🏛 et 37 de la loi du 10 juillet 1991🏛, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. B M, au ministre de l'intérieur et à la Cimade.
Délibéré à l'issue de la séance du 9 mars 2022 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. I J, M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; M. D H, Mme A K, M. E N, M. F L, M. Jean-Yves Ollier, conseillers d'Etat et M. Frédéric Gueudar Delahaye, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 28 mars 2022.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Frédéric Gueudar Delahaye
La secrétaire :
Signé : Mme G C450618
Loi, 91-647, 10-07-1991 Article, L711-6, Ceseda Article, 3, convention de Genève ou de droits analogues Article, 4, convention de Genève ou de droits analogues Article, 16, convention de Genève ou de droits analogues Article, 22, convention de Genève ou de droits analogues Article, 31, convention de Genève ou de droits analogues Article, 32, convention de Genève ou de droits analogues Article, 33, convention de Genève ou de droits analogues Article, 14, directive, paragraphe 4, 13-12-2011 Article, 14, directive, 2011/95/UE, paragraphe 4, 6, Parlement européen Arrêt, C391/16 Arrêt, 20BX01726, 01-03-2021 Article, 4, charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, au seul motif Article, 19, charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, au seul motif Délivrance d'un titre de séjour Nouveau mémoire Protection subsidiaire Intervention recevable Réfugié Rejet de demandes de titres de séjour Opinions politiques Acte de terrorisme Danger pour la sécurité Condamnation définitive Droits fondamentaux Examens approfondis Décisions d'éloignement Existence de risque Obtention du bénéfice de l'aide juridictionnelle Part contributive de l'etat