Jurisprudence : TA Paris, du 16-05-2023, n° 2309023

TA Paris, du 16-05-2023, n° 2309023

A44829UK

Référence

TA Paris, du 16-05-2023, n° 2309023. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/96049981-ta-paris-du-16052023-n-2309023
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Abstract

► Le fait d'avoir entretenu des relations qualifiées d'étroites et ambigües avec une dictature ne saurait justifier qu'un fonctionnaire soit mis à la retraite d'office.


Références

Tribunal Administratif de Paris

N° 2309023


lecture du 16 mai 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 21 avril 2023, et un mémoire en réplique enregistré le

10 mai 2023, M. B C, représenté par Me Xavier Bouillot et

Me Florian Lastelle, demande au juge des référés :

1°) de suspendre l'arrêté n° 2023-24 du 26 janvier 2023 du président du Sénat et des questeurs le plaçant à la retraite d'office par mesure disciplinaire, ensemble l'arrêté

n° 2023-75 du 16 mars 2023 par lequel le bureau du Sénat a rejeté son recours hiérarchique du 4 février 2023 contre la décision initiale et ainsi confirmé sa mise à la retraite d'office ;

2°) d'enjoindre au Sénat, sur le fondement de l'article L. 911-1 du code de justice administrative🏛, de le réintégrer immédiatement, de l'indemniser du manque à gagner impliqué par sa mise à la retraite d'office, de retirer les décisions suspendues de son dossier administratif ou d'insérer au dossier l'ordonnance suspendant ces décisions, et de publier un communiqué de presse annonçant ladite suspension ;

3°) de mettre à la charge du Sénat le versement de la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.

Il soutient que :

En ce qui concerne l'urgence :

- l'urgence est caractérisée dès lors que les décisions attaquées empêcheront définitivement M. C de retrouver du travail dans l'administration, la mise à la retraite d'office entraînant la radiation des cadres et la perte de qualité de fonctionnaire ;

- il se trouve en situation de détresse, médicalement constatée, depuis l'édiction de ces décisions ;

- les conséquences sur sa situation financière sont lourdes dès lors que sa rémunération a été baissée d'environ 75 % ;

En ce qui concerne le doute sérieux quant à la légalité des décisions contestées :

- les décisions sont contraires au principe d'impartialité ;

- elles ont été prise en violation de la charge de la preuve ;

- elles ont été prises sur le fondement d'un document n'ayant aucune force probante ;

- elles reposent sur des faits qui ne sont pas matériellement établis dès lors que

M. C n'a jamais manqué à ses devoir de réserve, de loyauté ou de dignité ;

- la sanction constitue une atteinte à la liberté d'expression des fonctionnaires ;

- la sanction est en tout état de cause manifestement disproportionnée, en particulier compte tenu de ses excellents états de service.

Par un mémoire en défense enregistré le 3 mai 2023, le Sénat, représenté par la SCP d'avocats aux conseils Duhamel-Rameix-Gury-Maitre, conclut au rejet de la requête par les motifs que les conditions d'urgence et de doute sérieux quant à la légalité de la décision ne sont pas remplies, et demande la condamnation de M. C au versement de la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu :

- les autres pièces du dossier ;

- la requête, enregistrée le 20 avril 2023 sous le n° 2309024 par laquelle le requérant demande l'annulation des décisions attaquées.

Vu :

- le règlement intérieur du Sénat,

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné M. Gros, vice-président de section, pour statuer sur les demandes de référé.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Au cours de l'audience publique tenue le 10 mai 2023 à 14 h en présence de

Mme Focosi, greffière d'audience, ont été entendus :

- le rapport de M. A,

- les observations de Me Bouillot et Me Lastelle, représentant M. C, ainsi que celles de M. C,

- les observations de Me Gury, représentant le Sénat.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. M. B C, ancien élève de l'ENA, qui n'ayant pu accéder à sa sortie de l'école dans les grands corps qu'il souhaitait intégrer, notamment le quai d'Orsay, a réussi le concours d'administrateur du Sénat. Membre depuis 2005 puis président de l'association des amitiés franco-coréennes (AAFC), la DGSI l'a soupçonné d'être un espion de la Corée du Nord au sein du Sénat. Une enquête préliminaire a été ouverte le 13 mars 2028 qui a débouché sur son arrestation par la DGSI le 24 novembre 2018 puis une information judiciaire le 29 novembre 2018 ouverte des chefs criminels de recueil et livraison d'information à une puissance étrangère susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation et en outre, sur réquisitoire supplétif, des mêmes faits qualifiés de délit d'intelligence avec une puissance étrangère susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. L'affaire dite de " l'espion nord-coréen du Sénat " a été médiatisée dès le 26 novembre 2018 et a donné lieu à une perquisition du bureau de M. C au Sénat, avec l'accord de l'institution. M. C, dont le tropisme pour la Corée du Nord était connu au sein du Sénat, avait quitté la direction internationale pour celle de l'architecture, du patrimoine et des jardins où il supervisait la passation des marchés publics. Son contrôle judiciaire initial du 29 novembre 2018 comportait l'interdiction d'exercer son activité professionnelle d'administrateur du Sénat, laquelle a été levée par ordonnance du 28 mars 2019, confirmée par la chambre de l'instruction le 10 mai 2019. Le Sénat l'a ensuite suspendu provisoirement de ses fonctions. Le procureur de la République a requis le non-lieu le 8 novembre 2021. Par ordonnance du 22 avril 2022 les deux premiers vice-présidents du tribunal judiciaire de Paris chargés de l'instruction ont prononcé un non-lieu. Réintégré dans ses fonctions au Sénat en juin 2022, il a fait l'objet d'une procédure disciplinaire qui a abouti à la sanction attaquée de mise à la retraite d'office exécutée depuis le 14 février 2023. Il demande la suspension de l'arrêté du 26 janvier 2023 par lequel il a été mis à la retraite d'office à titre disciplinaire, ensemble l'arrêté par lequel a été rejeté son recours hiérarchique.

2. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative🏛 : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision. () "

En ce qui concerne la condition d'urgence :

3. La condition d'urgence à laquelle est subordonné le prononcé d'une mesure de suspension doit être regardée comme remplie lorsque la décision contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient ainsi au juge des référés, saisi d'une demande tendant à la suspension d'une telle décision, d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de celle-ci sur la situation de ce dernier ou le cas échéant, des personnes concernées, sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. Enfin, l'urgence doit être appréciée objectivement compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire.

4. Il résulte de l'instruction que M. C se trouve privé de son emploi et de plus de la moitié de sa rémunération. Ce changement substantiel dans ses conditions d'existence a des conséquences suffisamment graves et immédiates sur sa situation, outre l'atteinte à sa réputation. Il résulte que ce qui précède que la condition d'urgence est remplie.

En ce qui concerne le doute sérieux quant à la légalité de l'acte attaqué :

S'agissant des modalités de la preuve :

5. Le requérant reproche au Sénat de s'être fondé uniquement sur l'ordonnance de non-lieu du 22 avril 2022 des juges d'instruction alors que le Sénat n'a pas eu accès au dossier et que les faits révélés par cette ordonnance ne sont corroborés par aucun autre élément de preuve. Il reproche aussi au Sénat de s'être fondé sur son silence lors de la procédure disciplinaire et de renverser ainsi la charge de la preuve en exigeant en outre une preuve contraire d'inexistence des faits impossible à rapporter.

6. Toutefois, si la charge de la preuve pèse sur l'administration en matière disciplinaire, l'administration peut par principe rapporter cette preuve par tout moyen. Si une ordonnance de non-lieu rendue en matière pénale, même devenue définitive comme en l'espèce, n'a pas d'autorité de chose jugée quant aux faits relatés dans cette ordonnance, cette ordonnance constitue néanmoins un moyen de preuve dont l'établissement est contrôlé par le juge de l'excès de pouvoir au vu de l'ensemble des éléments qui lui sont soumis. Si la production de cette ordonnance n'est pas accompagnée des pièces du dossier judiciaire sur lequel elle se fonde, elle s'y réfère néanmoins beaucoup. Le Sénat produit en outre un article du journal Le Monde. Enfin, alors que le droit au silence n'est pas un principe du droit disciplinaire de la fonction publique, c'est sans erreur de droit que le Sénat a pu tenir compte de l'abstention de l'intéressé à répondre aux éléments de commencement de preuve tirés de l'ordonnance de non-lieu lors de la procédure disciplinaire contradictoire.

S'agissant de l'établissement des faits et leur qualification disciplinaire :

7. Il résulte de l'instruction que si M. C, auteur de deux ouvrages sur la Corée du Nord, considéré par les médias comme un spécialiste de la question, et président d'une association d'amitié franco-coréenne, a pu critiquer le choix de la France de ne pas avoir de relations diplomatiques avec la Corée du Nord et sa mauvaise connaissance de ce pays, il n'a jamais fait l'apologie de la dictature nord-coréenne ni mis en cause le Sénat sur cette question de la Corée du Nord. En revanche c'est à bon droit que le Sénat a pu lui imputer une faute disciplinaire au titre de manquements à son devoir de dignité pour avoir entretenu des relations étroites et ambigües avec la délégation générale de la République de Corée du Nord à Paris (DGRPDC), représentation non diplomatique mais reconnue officiellement par la France et dont les membres bénéficient de l'équivalent d'une protection diplomatique.

S'agissant de la proportionnalité de la sanction :

8. Le détail des faits et des éléments constitutifs des manquements qui permettraient d'en apprécier la gravité, sont mal établis par la seule lecture de l'ordonnance de non-lieu du 22 avril 2022 qui devait essentiellement motiver l'abandon des poursuites pénales mais aussi justifier a posteriori leur engagement initial. Il apparaît plutôt en l'état de l'instruction que par une dimension psychologique à laquelle se réfère aussi l'ordonnance judiciaire, M. C, mû par un intérêt intellectuel sincère et des sentiments généreux, s'est laissé approcher sans discernement ni prudence par les représentants nord-coréens cherchant visiblement à obtenir des renseignements sur la communauté nord et sud-coréenne à Paris et à tester aussi son potentiel relationnel. Il s'ensuit qu'en l'état de l'instruction, le moyen tiré de la disproportion de la sanction est propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de celle-ci. Les deux conditions posées par les dispositions précitées de l'article L. 521-1 du code de justice administrative étant réunies, il y a lieu de prononcer la suspension de l'exécution des décisions attaquées.

9. La présente ordonnance de suspension implique seulement qu'il soit enjoint au président du Sénat de réintégrer provisoirement M. C. Il y a lieu de fixer un délai de 15 jours pour cette réintégration.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du Sénat une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par M. C et non compris dans les dépens en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, qui font obstacle aux conclusions présentées au même titre par le Sénat contre M. C qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance de référé.

O R D O N N E :

Article 1er : L'exécution de l'arrêté du 26 janvier 2023🏛 plaçant M. C à la retraite d'office, ensemble l'arrêté du 16 mars 2023 rejetant son recours hiérarchique, est suspendue.

Article 2 : Il est enjoint au président du Sénat de réintégrer provisoirement

M. C, dans un délai de 15 jours à compter de la notification de la présente ordonnance.

Article 3 : Le Sénat versera à M. C la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de M. C est rejeté.

Article 5 : Les conclusions présentées par le Sénat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 6 : La présente ordonnance sera notifiée à M. B C et au président du Sénat.

Fait à Paris, le 16 mai 2023.

Le juge des référés,

L. A

La République mande et ordonne au président du Sénat en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance./5

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