La lettre juridique n°956 du 14 septembre 2023 : Procédure civile

[Textes] L’audience de règlement amiable et la césure du procès civil : deux nouvelles procédures au service de la « politique de l’amiable »

Réf. : Décret n° 2023-686 du 29 juillet 2023 portant mesures favorisant le règlement amiable des litiges devant le tribunal judiciaire N° Lexbase : L3217MIY

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par Etienne Vergès, Professeur à l’Université Grenoble Alpes, directeur scientifique Lexbase de la revue « Droit privé » et de l’ouvrage de procédure civile

le 27 Septembre 2023

Mots-clés : procédures amiables • politique de l’amiable • conciliation • interruption d’instance • péremption d’instance • confidentialité (principe) • césure du procès • clôture de l’instruction • sursis à statuer • mise en état • jugement partiel

Le décret du 29 juillet 2023 crée deux nouvelles procédures visant à accélérer le traitement de certains litiges en ayant recours à un règlement amiable. Ce décret s’insère dans le plan d’action pour la justice, et plus particulièrement, dans la nouvelle « politique de l’amiable » engagée par le ministère de la Justice. Le premier dispositif est l’audience de règlement amiable (ARA). Les parties sont convoquées devant un juge (qui ne siège pas dans la formation de jugement) afin de tenter de résoudre leur litige à l’amiable. En cas de succès, un procès-verbal d’accord est établi et il a force exécutoire. Le second dispositif est la césure du procès civil. Lorsque la nature du litige le permet, le juge de la mise en état peut scinder le litige en deux parties : d’une part, le principe de l’obligation civile, d’autre part le montant de cette obligation. À la suite d’une clôture partielle de l’instruction, un jugement est rendu sur le principe de l’obligation. Les parties ont alors la possibilité de définir à l’amiable le montant d’obligation.


 

La politique de l’amiable

La « politique de l’amiable » et le plan d’action pour la justice ont été présentés par le garde des Sceaux au mois de janvier 2023 à la suite des états généraux de la justice. Les deux instruments nouveaux de cette politique ont ainsi été exposés. Il s’agit de l’audience de règlement amiable et de la césure du procès. Ces deux procédures, nettement distinctes, sont inspirées de procédures étrangères (Québec, Pays-Bas, Allemagne) où elles semblent avoir fait leurs preuves. En France, la pratique de l’amiable demeure très marginale, malgré les tentatives répétées du législateur et du ministère de les développer depuis la fin des années 90. Les causes sont nombreuses, diverses et controversées, mais elles n’ont pas détourné les pouvoirs publics de leur volonté de développer le règlement amiable des litiges, de sorte que le ministère entend aujourd’hui adopter une « politique de l’amiable ».

L’enjeu du développement des procédures amiables est marqué par une certaine ambiguïté. D’un côté, on souhaite rapprocher les parties, de favoriser la discussion plutôt que le conflit. On cherche à améliorer le sentiment de justice issu d’un accord, plutôt que d’un procès. Pour le garde des Sceaux, les choses sont assez différentes. Il s’agit essentiellement de réduire les délais de traitement des affaires. Ce dernier a affirmé, dans la présentation de son plan d’action, « mon objectif est clair : réduire par deux les délais de nos procédures civiles d’ici 2027 ». À plusieurs reprises, il a signalé que dans les pays étrangers, l’usage des procédures amiables permettait de diviser par deux les délais de traitement des affaires [1].

Les modalités de la politique de l’amiable sont, elle-même, ambiguës. Depuis 2010, la tendance était plutôt à la déjudiciarisation des procédures. On a vu ainsi se développer les décrets permettant au juge d’envoyer le dossier devant des conciliateurs et des médiateurs. On a encore observé le retour du préalable obligatoire de règlement amiable, qui trouvait son origine au 19e siècle, mais avait été abandonné en raison de son inefficacité. Enfin, les pouvoirs publics ont tenté d’externaliser la mission de régler le litige en la confiant aux avocats, à travers la procédure participative. Toutes ces initiatives n’ont pas eu les effets escomptés et le décret du 29 juillet 2023, applicable à compter du 1er novembre 2023 [2], constitue un véritable tournant dans la politique de l’amiable. Il replace le juge au centre du règlement amiable. En effet, les nouvelles procédures créées se situent, non pas en marge du procès civil, mais en son sein. Ainsi, l’audience de règlement amiable résulte d’une convocation des parties par un juge les obligeant à comparaître devant un autre juge. De même, la césure du procès civil résulte d’une ordonnance de clôture partielle rendue par le juge de la mise en état. Autrement dit, dans chacune de ces procédures, le juge tient une position centrale.

Pour terminer cette rapide présentation de la politique de l’amiable incarnée par le décret du 29 juillet 2023, il faut souligner que l’ambition initiale affichée par le garde des Sceaux a été revue à la baisse. En effet, il était prévu initialement de regrouper l’ensemble des dispositions relatives aux procédures amiables dans un même chapitre du code de procédure civile, afin de leur donner plus de lisibilité. Cette ambition n’a pas été suivie d’effet, bien au contraire. Les mesures du décret sont limitées au tribunal judiciaire et la césure du procès civil n’est applicable qu’à la procédure écrite ordinaire. On se retrouve donc face à deux nouveaux mécanismes spéciaux, plutôt qu’à une refonte complète des textes sur les procédures amiables.

C’est cette perspective spéciale et technique du décret qui nous conduit à étudier chacune de ces procédures successivement.

I. L’audience de règlement amiable (ARA) : replacer le juge au cœur des procédures amiables

L’audience de règlement amiable est une procédure particulière qui figure dans un chapitre au sein des dispositions communes à la procédure devant le tribunal judiciaire. Cela signifie qu’elle peut être mise en œuvre en procédure écrite et orale, en référé et au cours de la mise en état.

Le constat peut être assez sévère, mais il faut reconnaître que les efforts déployés par le législateur et le pouvoir réglementaire au cours des quinze dernières années n’ont pas véritablement porté leurs fruits. Le déploiement des procédures amiables conventionnelles devant toutes les juridictions (conciliation, médiation, procédure participative) et la création d’un livre V dans le Code de procédure civile sur la « résolution amiable des différends » n’ont pas suffi à convaincre les parties et leurs conseils de se lancer massivement dans les procédures amiables. Dès lors, avec l’ARA, le ministère se tourne vers les magistrats, afin de les inciter à prendre pleinement en main leur mission de conciliateur. Plus précisément, le décret confie ce rôle à deux magistrats distincts : d’une part, le juge en charge du litige et d’autre part, un juge en charge de l’ARA. Les missions de concilier et de trancher le litige sont ainsi clairement scindées, comme nous le verrons ci-dessous.

La finalité de l’ARA est définie précisément par le décret (CPC, art. 774-2 al. 1 N° Lexbase : L3367MIK) : elle a pour but « la résolution amiable du différend entre les parties, par la confrontation équilibrée de leurs points de vue, l’évaluation de leurs besoins, positions et intérêts respectifs, ainsi que la compréhension des principes juridiques applicables au litige ». Détaillé, le texte est également ambivalent, car il mêle résolution amiable et énonciation du droit applicable. Or, on sait que l’amiable peut conduire à mettre de côté les règles de droit applicables, puisque les droits en jeu sont disponibles. L’esprit de cette ARA est donc mixte. Le cadre juridique étant fixé, les parties sont incitées à trouver un accord sur la base (ou en tenant compte) de ce cadre juridique. Toutefois, rien n’interdit aux parties de s’en écarter, pourvu qu’elles parviennent à régler leur différend.

A. La décision de convocation à l’audience de règlement amiable

Le juge compétent pour initier l’audience de règlement amiable. L’ARA occupe une place particulière dans les procédures amiables, car elle suppose qu’une action a déjà été introduite et un juge saisi. C’est le juge saisi du litige qui peut décider d’ouvrir la procédure d’ARA (CPC, art. 774-1 N° Lexbase : L3366MII). Le décret énumère ainsi les différents juges compétents pour prendre la décision de convocation à l’ARA [3]. Il s’agit du juge des référés [4], du juge chargé de l’audience d’orientation (en procédure écrite), du juge du fond (on pense à la procédure orale) et du juge de la mise en état [5]. L’audience de règlement amiable peut être initiée à chaque étape de la procédure de première instance. La décision prend la forme d’une convocation des parties à une audience de règlement amiable. Elle peut être prise dans tous les litiges qui concernent des droits dont les parties ont la libre disposition. La décision est prise, soit à la demande de l’une des parties, soit d’office par le juge. Le code précise qu’il s’agit d’une mesure d’administration judiciaire, qui n’est donc pas susceptible de recours et qui ne dessaisit pas le juge (CPC, art. 774-1 al.2).

La décision de convocation à l’ARA interrompt l’instance, et donc également le délai de péremption de l’instance (CPC, art. 369 N° Lexbase : L3363MIE et 392 N° Lexbase : L3364MIG). Le nouveau délai de péremption court alors à compter de la première audience fixée postérieurement devant le juge saisi du litige.

La décision de convocation à l’ARA est plus contraignante que les autres mesures judiciaires prises par le juge en matière amiable. En particulier, elle va plus loin que l’injonction de rencontrer un médiateur. Dans ce dernier cas, le médiateur a pour seule mission d’informer les parties sur l’objet et le déroulement d’une mesure de médiation. Les parties peuvent ensuite refuser la médiation. S’agissant de l’ARA, la convocation emporte une obligation pour les parties de comparaître en personne à une audience devant un juge (CPC, art. 774-3 N° Lexbase : L3368MIL). S’il n’est pas possible de les contraindre à s’entendre, le caractère obligatoire de l’ARA est donc plus marqué. Il s’agit d’une obligation de participer à la procédure amiable. Toutefois, en pratique, si une partie refuse de s’impliquer activement dans l’ARA, il sera impossible de prolonger la phase amiable. L’audience risque alors de tourner court.

La convocation des parties est communiquée par le greffe par tout moyen (CPC, art. 774-3).

B. Le déroulement de l’audience de règlement amiable

La procédure de l’ARA n’est pas limitée dans le temps. Le code ne prévoit pas de délai pour s’entendre, comme c’est le cas en matière de conciliation ou de médiation judiciaire. Le code ne prévoit pas non plus un nombre limité d’audiences. Bien que le décret évoque « une audience de règlement amiable », rien n’empêche d’imaginer que cette procédure se poursuive et que des « renvois » à d’autres ARA soit ordonnés. Seul le juge chargé de l’ARA peut y mettre fin à tout moment par une mesure d’administration judiciaire (CPC, art. 774-3 in fine).

Les parties étant convoquées en personne, la question de leur représentation ne se pose pas. Toutefois, dans les cas où la représentation est obligatoire, les parties doivent comparaître avec l’assistance de leur avocat. Lorsque la représentation est facultative, elles peuvent être assistées par toutes les personnes autorisées à le faire (renvoi à l’article 762 du Code de procédure civile N° Lexbase : L9303LTQ).

Le juge qui tient l’ARA ne peut siéger dans la formation de jugement (CPC, art. 774-1). L’idée consiste ici à scinder la fonction de conciliation du juge et sa fonction juridictionnelle qui consiste à trancher le litige. À première vue, cette scission n’est pas évidente, puisque le code de procédure civile intègre la conciliation dans les missions confiées au juge, au même titre que les missions juridictionnelles. Ainsi, la conciliation judiciaire peut être proposée par le juge en charge de juger l’affaire « tout au long de l’instance » (CPC, art. 128 N° Lexbase : L1450I89). En pratique, l’imperium du juge joue un rôle important dans la conciliation judiciaire et celui qui va trancher le litige peut, dans la phase amiable, donner des indications générales sur la manière dont il perçoit la solution ou les règles applicables. Mêler la fonction de concilier et de juger offre donc un véritable avantage. Toutefois, le cumul de ces deux fonctions pose d’autres problèmes. D’une part, le caractère confidentiel de la phase amiable, sur lequel nous reviendrons, s’accorde mal avec la présence du même juge au cours de l’ARA puis du jugement. D’autre part, ajouter une tâche de conciliation à l’emploi du temps du juge alourdit sa charge et ne l’incite pas à initier une ARA. C’est pour cette raison que le ministère de la Justice envisage de confier l’audience de règlement amiable à un magistrat honoraire ou à un magistrat à titre temporaire. On voit ainsi renaître la fonction de l’ancien juge de paix, conciliateur des parties. En pratique, il n’est pas certain que cette décharge de l’amiable sur les magistrats non titulaires soit possible dans toutes les juridictions, et particulièrement dans les petits tribunaux. La mise en œuvre de l’ARA risque donc de varier d’un tribunal à un autre.

L’ARA est couverte par le principe de confidentialité. Ce principe s’applique à toutes les formes de médiation en vertu de l’article 21-3 de la loi n° 95-125 du 8 février 1995 N° Lexbase : L1139ATD [6]. Plus spécifiquement le décret prévoit que « tout ce qui est dit, écrit ou fait au cours de l’audience de règlement amiable, par le juge et par les parties, est confidentiel » (CPC, art. 774-3 al 6). Le domaine de la confidentialité demeure ambigu et mériterait d’être précisé [7]. Si la confidentialité s’applique aisément à un aveu ou à la reconnaissance d’un fait par une partie durant l’ARA, elle ne s’étend ni aux prétentions et moyens des parties, ni aux preuves qu’elles possèdent. Ce sont uniquement les échanges des parties et leurs éventuelles concessions qui sont couverts par la confidentialité.

Les exceptions au principe de confidentialité énoncées par le décret sont celles du droit commun. La confidentialité cesse, soit avec l’accord des parties, soit en présence de raisons impérieuses d’ordre public ou de motifs liés à la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant ou à l’intégrité physique ou psychologique de la personne, soit enfin lorsque la divulgation de l’accord ou de son contenu est nécessaire à sa mise en œuvre ou à son exécution.

Pour garantir la confidentialité, il est prévu que l’audience se tienne en chambre du conseil, hors la présence du greffe. Cette mise à l’écart du greffier ne manquera pas de poser des difficultés au moment de la rédaction du procès-verbal, lorsque le greffier aura pour rôle d’assister le juge.

Le juge chargé de l’ARA dispose de pouvoirs d’instruction limités. Le juge chargé de l’ARA peut prendre connaissance des pièces et des écritures échangées par les parties. Il peut procéder à des constatations, des évaluations, des appréciations ou des reconstitutions. Il peut se transporter sur les lieux. Il peut, enfin, entendre les parties séparément. L’énumération des pouvoirs d’instruction du juge est marquée d’une certaine ambiguïté. Rien n’est dit, par exemple, sur l’usage des évaluations ou des appréciations par le juge. En particulier, la question se pose de savoir s’il peut désigner un expert amiable avec l’accord des parties pour procéder à ces évaluations.

On sait que, traditionnellement, le pouvoir d’instruction du conciliateur ou du médiateur dans une procédure amiable est assez limité. Mais on sait également que, depuis l’institution de la procédure participative, le code de procédure civile ouvre de nouvelles possibilités en matière probatoire, particulièrement en donnant la possibilité de désigner un technicien. Pour l’ARA, le mystère demeure. Si une mesure d’instruction s’avère nécessaire pour régler le différend à l’amiable, il est probable qu’il faudra revenir devant le juge saisi du litige.

C. L’issue de l’audience de règlement amiable

Lorsque les parties sont parvenues à un accord total ou partiel, elles peuvent demander au juge chargé de l’ARA de constater leur accord. L’acte dressé par le juge est alors un procès-verbal similaire à celui qui est établi lors d’une conciliation judiciaire. Le juge est alors assisté de son greffier lors de cette étape de rédaction du procès-verbal. Des extraits de ce procès-verbal peuvent être délivrés aux parties. Ils valent titre exécutoire (CPC, art. 774-4 N° Lexbase : L3369MIM qui renvoie vers CPC, art. 131 al. 1 N° Lexbase : L8492K7N). Le juge chargé de l’ARA transmet alors le procès-verbal au juge saisi du litige.

Le décret est silencieux sur la suite de la procédure. Il faut alors s’en référer au droit commun ou aux solutions applicables à d’autres procédures amiables. Ainsi, lorsque les parties sont parvenues à un accord total, on imagine que le juge peut constater l’extinction de l’instance et prendre une décision de dessaisissement (CPC, art. 384 N° Lexbase : L2272H4W).

Si les parties sont parvenues à un accord partiel, ou si l’ARA a échoué totalement, une partie du litige reste à trancher. Dans le silence du décret, le juge chargé de l’ARA est donc contraint d’y mettre fin et la procédure retourne devant le juge saisi du litige pour suivre la voie contentieuse. Si une partie du litige a été réglée par un procès-verbal d’accord, elle est nécessairement exclue du procès et le juge ne demeure saisi que du « différend persistant » [8].

II. La césure du procès civil : diviser pour mieux juger ?

A. Qu’est-ce que la césure du procès civil ? À quoi sert-elle ?

La procédure de césure du procès civil repose sur l’idée de distinguer dans un litige, ce qui relève du contentieux et ce qui relève de l’amiable. L’exemple typique est celui des actions en responsabilité en droit de la construction. Si la répartition des responsabilités entre les différents défendeurs soulève généralement des difficultés juridiques qui doivent être tranchées par le juge, l’évaluation des préjudices peut relever d’une expertise amiable et d’une négociation. En partant d’un tel exemple, et en s’inspirant de modèles étrangers, les auteurs du décret ont imaginé un mécanisme permettant de scinder le procès civil en deux étapes : la première consiste à trancher la part du litige qui donne lieu à contestation et la seconde consiste à laisser les parties régler à l’amiable les conséquences de la décision de justice. Lors de la conférence de presse du 5 janvier 2023 [9], le garde des Sceaux a présenté ces deux étapes en distinguant, d’une part, le jugement sur le « principe de la responsabilité » et, d’autre part, la « liquidation des préjudices » à l’amiable. De façon plus générale, on peut appliquer la césure du procès civil à l’égard de toutes créances. Le litige peut ainsi concerner, d’une part, le principe de l’obligation (principe de la dette ou de la créance) et, d’autre part, le montant de l’obligation.

Si elle est séduisante sur le papier, cette distinction suscite de nombreuses interrogations. Prenons le cas particulier des actions en responsabilité. D’abord, le « principe de la responsabilité » repose sur la constatation de préjudices. La séparation entre le « principe » et les préjudices est artificielle et elle est loin d’être évidente dans tous les contentieux. Ensuite, affirmer de façon générale que la question de l’évaluation des préjudices ne suscite pas de difficulté juridique relève de la fiction. La nomenclature des préjudices et plus spécifiquement le droit du dommage corporel sont des matières hautement techniques, qui donnent lieu à une jurisprudence fournie et à des débats doctrinaux. Enfin, dans de nombreuses procédures, le principe de la responsabilité ne fait pas débat. En revanche, les parties focalisent le contentieux sur l’évaluation des préjudices. C’est ainsi qu’en matière d’accidents de la circulation, les assureurs prennent fréquemment le parti de ne pas contester la responsabilité de leur assuré, mais de discuter point par point chaque poste de préjudice.

Si la césure du procès civil s’est focalisée sur les actions en responsabilité, on observe qu’elle est déjà utilisée en France pour contourner certaines difficultés. Ainsi, le récit d’expériences menées au tribunal judiciaire de Paris montre que la césure du procès permet de séparer le jugement d’une question préalable et d’une question secondaire. Par exemple, dans un litige en contrefaçon, la juridiction peut statuer d’abord sur la validité du brevet et remettre à plus tard l’examen des actes de contrefaçon. Si le brevet est annulé, l’examen de la contrefaçon n’est plus nécessaire[10]. Dans le prolongement de cette idée, il est possible de concevoir une césure du procès pour trancher en amont des questions relatives à la licéité des preuves, avant d’examiner le fond du dossier, en ne tenant pas compte des preuves qui auront été écartées des débats. En d’autres termes, la césure d’un procès civil s’inspire de ce qui existe déjà en matière d’exceptions de procédures ou de fin de non-recevoir, questions qui sont tranchées en amont par le juge de la mise en état.

Vue sous cet angle, la césure du procès civil n’est pas une procédure amiable. Il est d’ailleurs frappant de constater que, dans les dispositions du décret relatives à cette procédure, il n’est jamais fait allusion au règlement amiable. Dans l’esprit du décret, il s’agit donc d’un outil d’accélération de la procédure, mais pas d’une technique de règlement amiable. Son principe repose sur un séquençage du procès destiné à réduire la part du litige qui sera traité dans une procédure contentieuse.

B. Domaine d’application de la césure du procès civil

Les dispositions relatives à la césure du procès civil ont été insérées dans la section relative à la clôture de l’instruction. Cela signifie que la césure n’est applicable que dans la procédure écrite ordinaire devant le tribunal judiciaire. Dans l’esprit de la Chancellerie, l’idée serait de limiter la césure aux procédures complexes. Cette idée n’est pas traduite dans le décret du 29 juillet 2023, mais elle indique que la césure n’est pas conçue comme un mécanisme généraliste, à l’inverse de l’ARA.

C. Initiative de la césure et acte provoquant la césure

L’initiative de la césure est confiée aux parties. À tout moment de la mise en état, « l’ensemble des parties constituées » peut demander au juge de la mise en état (JME) de procéder à cette césure (CPC, art. 807-1 N° Lexbase : L3382MI4). Elles doivent alors produire à l’appui de leur demande un acte contresigné par avocats qui mentionne les prétentions à l’égard desquelles elles sollicitent un jugement partiel.

Cela constitue une importante limite puisque dans les textes, le juge n’a pas de pouvoir d’initiative [11].  De plus, la césure doit correspondre à l’intérêt commun des parties, ce qui est loin d’être évident. Non seulement les parties peuvent être réticentes vis-à-vis d’une procédure qui a pour effet de retarder une partie du procès, mais encore, le demandeur pourrait ne pas comprendre son intérêt de voir sa demande divisée en deux parties alors que ses prétentions sont liées entre elles. Dans son rapport, le CNB a ainsi signalé que la césure risquait de « complexifier davantage la procédure et d’engendrer un contentieux supplémentaire et de rallonger les délais » tout en ajoutant que « le goulot d’étranglement dans la pratique judiciaire se situe souvent au stade de l’expertise judiciaire, souvent indispensable pour statuer sur la responsabilité » [12].

La césure implique donc une forte coopération entre les parties, comme c’est le cas de la procédure participative. Or, on peut penser que l’échec durable de la procédure participative augure un avenir très incertain à la césure du procès.

Si les parties en sont d’accord, la décision de césure est prise par le JME sous la forme d’une ordonnance de clôture partielle [13]. Cela signifie concrètement que la mise en état s’achève pour une part du litige et qu’elle se poursuit pour l’autre part. Ainsi, le procès se scinde en deux. Les prétentions sur le « principe de la dette » sont dirigées vers la formation de jugement alors que les prétentions sur le montant de la dette restent au stade de la mise en état, qui, de fait, se trouve mise en sommeil. Pour bien comprendre cette scission, nous renvoyons à l’infographie présentée ci-dessous qui montre les deux chemins distincts qui sont empruntés.

D. Déroulement de la procédure après la césure

Phase 1 : Le jugement partiel sur le principe de la dette

La scission des prétentions possède un premier effet. Le « principe de la dette » est orienté vers l’audience des plaidoiries et elle donne lieu à un « jugement partiel » (CPC, art. 807-1). Le JME qui prononce la clôture partielle renvoie ainsi l’affaire devant le tribunal pour qu’il statue au fond sur la part du litige qui lui a été soumis. L’exécution provisoire de ce jugement partiel est facultative et le décret précise que le juge « peut » la prononcer (CPC, art. 807-2 N° Lexbase : L3383MI7). Cette solution peut surprendre, tant il est difficile d’imaginer l’exécution d’un jugement sur le principe de la responsabilité si les préjudices n’ont pas été évalués. À ce sujet, on attendra avec impatience la circulaire d’application du décret qui donnera peut-être des indications sur les exemples de jugements partiels susceptibles d’être exécutés provisoirement.  Sur le fond du litige, si le juge fait droit à la prétention du demandeur (en totalité ou en partie) le jugement partiel a autorité de la chose jugée et les parties sont renvoyées à la mise en état pour la part du litige qui n’a pas été tranchée. En revanche, si le juge rejette la prétention du demandeur, la procédure s’achève, car il n’y a plus rien à juger. Le jugement partiel est susceptible d’un appel immédiat dans le délai de droit commun (CPC, art. 544 N° Lexbase : L3365MIH). Cet appel relève de la procédure à bref délai (CPC, art. 905 al. 7 N° Lexbase : L3386MIA).

Phase 2 : l’évaluation de la dette

La seconde part du litige, qui porte sur l’évaluation du montant de la dette, elle, demeure « en attente » au stade de la mise en état. Le décret précise ainsi que la clôture (totale) de l’instruction ne peut avoir lieu tant que le jugement de première instance n’est pas devenu définitif ou que l’arrêt de la Cour d’appel n’a pas été prononcé (CPC, art. 807-3 N° Lexbase : L3384MI8). En pratique, la mise en état ne peut reprendre son cours et aboutir qu’à partir du moment où le jugement partiel a été rendu et qu’il n’est plus susceptible d’appel [14]. Si les textes n’interdisent pas la poursuite des mesures d’instruction, il est difficile d’imaginer que la mise en état progresse effectivement, tant que le jugement sur le principe de la dette n'a pas été rendu. L’esprit de la césure du procès indique en effet que l’on achève la première partie du procès avant d’entamer la seconde. C’est pour cette raison que nous parlons d’une mise en sommeil, et non d’une suspension de l’instance.

La mise en état en sommeil et la péremption d’instance

Le temps d’attente dans cette mise en état est indéterminé. Il faut que l’affaire partiellement clôturée soit plaidée, puis jugée, puis éventuellement jugée une seconde fois en appel. Durant cette période, le délai de péremption d’instance court puisque le décret ne prévoit ici aucune interruption ou suspension de l’instance. En d’autres termes, si les parties ne réalisent pas de diligences au cours de la mise en état, elles sont menacées par la péremption d’instance. Une telle solution serait toutefois absurde. Durant cette mise en état en sommeil, les parties réalisent des diligences dans l’autre partie du procès (elles plaident, forment des recours, etc.). Mais ces diligences sont réalisées dans une autre instance et la Cour de cassation juge que lorsque deux instances sont distinctes, les diligences faites dans l’une n’interrompent pas la péremption de l’autre [15]. Toutefois, dans un arrêt plus ancien, la haute juridiction semble avoir admis que lorsqu’il existe un lien direct et nécessaire entre deux instances, un acte interruptif peut propager son effet d’une instance à l’autre [16]. La question reste donc entière et on peut conseiller aux plaideurs de solliciter un sursis à statuer en même temps que leur demande de clôture partielle.

Conseil pratique : demander un sursis à statuer

En l’absence de texte protecteur qui interrompt ou suspend l’instance, on peut conseiller aux plaideurs de solliciter un sursis à statuer au juge de la mise en état jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue sur l’affaire partiellement clôturée. Une telle décision aura alors pour effet sur suspendre l’instance, et donc le délai de péremption (CPC, art. 377 N° Lexbase : L2241H4R).

Sur l’effet suspensif du sursis : Cass. civ. 2, 16 mai 1990, n° 89-11.160 N° Lexbase : A4327AHQ; Cass. civ. 2, 17 juin 1998, n° 96-14.800 N° Lexbase : A5114ACE.

La mise en état après le jugement partiel

Lorsque le jugement partiel (ou l’arrêt d’appel) a été rendu, l’instruction redémarre devant le juge de la mise en état. Le décret est totalement silencieux sur la suite de la procédure, en particulier sur la question du règlement amiable. Il n’est même pas prévu que le jugement partiel soit transmis au juge de la mise en état. En l’absence de précision, on doit se tourner vers les règles communes applicables à la mise en état. La procédure peut suivre deux voies. Soit les parties demeurent sur une position conflictuelle et la procédure suit son cours normalement. Soit les parties s’accordent sur le principe d’un règlement amiable et les différentes voies s’offrent alors à elles : médiation, conciliation, procédure participative.

On comprend ici que l’objectif de l’amiable est totalement ignoré par le décret qui institue la césure du procès civil. Il s’agit ici d’un objectif implicite, mais concurrencé par un autre : le gain de temps qui est attendu de la césure du procès. Pour les parties, il est toutefois peu probable que ce gain soit réel. En effet, après avoir combattu sur une première question de fond, elles doivent prendre l’initiative de relancer la procédure pour régler ce qui n’a pas encore été jugé. La question se pose dès lors de savoir s’il faut attendre une réelle efficacité de cette césure du procès. Le rêve du garde des Sceaux de voir les délais de jugement réduits par deux est-il vraiment réaliste ?


[1] Ministère de la Justice, Lancement de la politique de l’amiable, 24 avril 2023.

[2] Pour toutes les instances introduites à compte du 1er novembre 2023 – art. 6 du décret.

[4] Il s’agit du président du tribunal judiciaire ou du juge des contentieux de la protection.

[5] Le juge de la mise en état peut convoquer les parties à une ARA à tout moment de la mise en état. Il est même prévu que l’ordonnance de clôture de l’instruction peut être révoquée pour permettre au JME de convoquer les parties à une ARA (CPC, art. 803 in fine). 

[6] L’ARA peut être assimilé à une forme particulière de médiation au sens de cette loi, c’est-à-dire un « processus structuré, quelle qu'en soit la dénomination, par lequel deux ou plusieurs parties tentent de parvenir à un accord en vue de la résolution amiable de leurs différends, avec l'aide d'un tiers le médiateur, choisi par elles ou désigné, avec leur accord, par le juge saisi du litige ».

[7] On lit ainsi dans l’avis rendu par l’Union syndicale des magistrats que « les éléments débattus lors d’une ARA ne peuvent pas être invoqués au fond », ce qui constitue une interprétation erronée du principe de confidentialité.

[8] La formule est ici inspirée de la procédure participative et particulièrement de la « procédure de jugement du différend persistant » (CPC, art. 1558 N° Lexbase : L6779LES à 1564 N° Lexbase : L6108LTE).

[9] Conférence de presse : présentation du plan issu des États généraux de la Justice, 5 janvier 2023.

[10] N. Sabotier, La césure du procès, présentation orale.

[11] En pratique, on peut imaginer que le juge interagisse avec les parties.

[12] Le CNB livre ses conclusions sur le projet d’introduire dans le Code de procédure civile l’audience de règlement amiable et la césure du procès, 10 mars 2023.

[13] Le juge est ici souverain. Il peut faire droit ou non à la demande de clôture partielle.

[14] Si un appel est interjeté, il faudra attendre que la cour d’appel se prononce au fond. En revanche, un pourvoi en cassation ne possède aucun effet sur la clôture de l’instruction.

[15] Cass. civ. 13 janvier 1988, n° 86-15.922 N° Lexbase : A6935AA4.

[16] Cass. civ. 16 novembre 1978, n° 76-14.663 N° Lexbase : A7737CHZ.

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