Réf. : Cass. civ. 1, 14 juin 2023, n° 22-17.520, FS-B N° Lexbase : A79989ZA
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par Gaëtan Guerlin, Professeur à l’Université de Lille
le 28 Juillet 2023
Mots-clés : article 2225 du Code civil • point de départ du délai de prescription • responsabilité professionnelle de l’avocat • fin de la mission
La première chambre civile de la Cour de cassation prononce un important arrêt de revirement concernant la fixation du point de départ du délai de prescription de l’action en responsabilité dirigée contre le représentant ou l’assistant en justice, prévue à l’article 2225 du Code civil. Elle juge désormais que « le délai de prescription de l’action en responsabilité du client contre son avocat, au titre des fautes commises dans l’exécution de sa mission, court à compter de l’expiration du délai de recours contre la décision ayant terminé l’instance pour laquelle il avait reçu mandat de représenter et d’assister son client, à moins que les relations entre le client et son avocat aient cessé avant cette date ». La sécurité juridique n’en sort pas renforcée.
1. L’article 2225 du Code civil N° Lexbase : L7183IAB prévoit que « l’action en responsabilité dirigée contre les personnes ayant représenté ou assisté les parties en justice, y compris à raison de la perte ou de la destruction des pièces qui leur ont été confiées, se prescrit par cinq ans à compter de la fin de leur mission. » La nature et l’objectif de ce texte ont clairement été établis par Julie Klein dans sa thèse de doctorat [1]. Chacun sait désormais que le législateur a entendu protéger les représentants et les assistants en justice, en évitant que leur responsabilité puisse être indéfiniment recherchée. Techniquement, cette faveur s’est traduite par une fixation avantageuse du dies a quo, dont il faut comprendre la logique.
2. Alors même qu’en droit commun, les actions en responsabilité se prescrivent par cinq ans « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer » (C. civ., art. 2224 N° Lexbase : L7184IAC), les actions en responsabilité dirigées contre les représentants ou les assistants en justice se prescrivent par cinq ans « à compter de la fin de leur mission. » En droit commun, le point de départ du délai de prescription, que l’on dit habituellement « flottant » ou « glissant », est fixé subjectivement, c’est-à-dire en considération du moment variable où la victime prend connaissance de la situation lui permettant d’agir. Ce n’est pas ce qui est prévu à l’article 2225, où le point de départ n’est pas subjectivement, mais objectivement fixé, par référence à « la fin de mission ». Par ailleurs, alors même qu’en droit commun le point de départ de l’action indemnitaire est fixé en considération de la connaissance du dommage par la victime, le point de départ prévu à l’article 2225 est parfaitement étranger à la manifestation de ce dernier. Seule la « fin de mission » fait courir le délai quinquennal, sans qu’il faille ainsi tenir compte de la date du préjudice ou de sa manifestation. Julie Klein explique encore les raisons de ce dispositif dérogatoire, conçu comme un régime de « faveur [2] » essentiellement dicté par des impératifs probatoires. L’article 2225 répond à une « fonction spécifique [3] », les professionnels pouvant s’estimer déchargés de toute responsabilité quelques années après la fin de leur mission, sans avoir à conserver indéfiniment les documents permettant d’assurer leur défense.
Ainsi le point de départ prévu à l’article 2225 demeure-t-il « objectif », en ce sens où il échappe par principe aux connaissances de la victime. Bien qu’objectif, il n’en demeure pas moins parfois délicat à déterminer, tant on peut hésiter en pratique sur la date ou l’événement précis caractérisant la fin de la mission. Au fond, la « fin de la mission » n’est rien d’autre qu’un standard de droit, c’est-à-dire une notion floue, qui laisse place à bien des hésitations.
3. D’où un contentieux, récurrent, tendu vers une même question : comment caractériser la « fin de mission » ? Cette question générale préoccupe classiquement les parties et le juge qui se trouvent confrontés à des interrogations en cascade. Faut-il, en effet, adopter une conception globale ou fractionnée de la mission, lorsque plusieurs tâches sont assignées au professionnel ? La détermination de la fin de la mission est-elle une question de pur fait, laissée comme telle à l’appréciation souveraine des juges du fond, ou implique-t-elle au contraire une qualification n’échappant pas au contrôle de la Cour de cassation ? La sécurité juridique commande-t-elle enfin de ne retenir qu’un seul et unique événement caractérisant la fin de la mission, ou faut-il admettre que les missions peuvent prendre fin de manière variée, selon la singularité des situations ?
4. Dans un premier mouvement, la jurisprudence a fait l’objet d’une certaine casuistique, les rares décisions manquant par ailleurs de prévisibilité. Puis, dans un second temps, la première chambre civile de la Cour de cassation a décidé de rompre avec la casuistique, en rendant un arrêt de principe daté du 14 janvier 2016 [4]. Elle jugeait alors que « l’action en responsabilité contre un avocat au titre d’une faute commise dans l’exécution de sa mission d’interjeter appel se prescrit à compter du prononcé de la décision constatant l’irrecevabilité de l’appel ».
5. Cet arrêt de 2016 a été diversement apprécié. Il a été approuvé en ce qu’il renforçait l’idée de fixité du point de départ [5]. En retenant comme dies a quo « la décision » rendue à l’issue de l’instance à l’occasion de laquelle le représentant ou l’assistance avait commis une faute, l’arrêt de 2016 facilitait grandement la computation du délai quinquennal. Il suffisait en somme de se référer à la date de la décision, ce qui renforçait la sécurité juridique.
L’arrêt de 2016 a, au contraire, été critiqué en raison de sa sévérité pour le client de l’avocat. Au lieu de retenir « la décision » rendue à l’issue de l’instance au cours de laquelle une faute professionnelle avait été commise, n’eût-il pas mieux fallu retenir la décision postérieure mettant fin à toutes les voies de recours, à tout le moins lorsque le professionnel fautif avait conservé un rôle dans l’exercice de ces dernières [6] ?
Quoi qu’il en soit, la solution de 2016 permettait d’unifier la jurisprudence, la Cour de cassation retenant une conception de la fin de mission « très mécanique, soustraite à l’appréciation des juges du fond [7] ». La Cour de cassation refusait par ailleurs toute conception globalisante de la mission de l’avocat, en en retenant une conception fractionnée. Quand bien même de multiples tâches seraient dévolues à l’avocat, le client ne pourrait pas retenir la fin de la toute dernière mission pour faire courir le délai : « l’adoption d’une conception fractionnée de la mission de l’avocat se double alors d’une déduction mécanique de la date de son achèvement marquant le point de départ de l’action en responsabilité [8] ». Cette solution avait, en outre, été regrettée, tant l’on conçoit mal en pratique qu’un client puisse agir contre son avocat avant même la fin des dernières missions qui lui sont confiées [9]. Surtout, et enfin, la solution tirée de l’arrêt de 2016 contrevenait à certaines dispositions du Code de procédure civile, comme à certaines règles déontologiques. Chacun sait, en effet, que la mission de l’avocat ne cesse nullement du seul prononcé de la décision. Dans sa note de jurisprudence, Julie Klein n’avait dès lors pas manqué de souligner l’incohérence de la solution de 2016, spécialement au regard du droit procédural [10].
6. Cette dernière critique a fait mouche. Par un important arrêt de revirement du 14 juin 2023, la première chambre civile de la Cour de cassation abandonne la solution de l’arrêt de 2016. Elle juge désormais « que le délai de prescription de l’action en responsabilité du client contre son avocat, au titre des fautes commises dans l’exécution de sa mission, court à compter de l’expiration du délai de recours contre la décision ayant terminé l’instance pour laquelle il avait reçu mandat de représenter et d’assister son client, à moins que les relations entre le client et son avocat aient cessé avant cette date. »
Le dies a quo correspondant à la fin de mission ne correspond donc plus à la date de « la décision » de justice prononcée. Il correspond soit à la date d’expiration de délai de recours prévu contre cette décision (c’est le nouveau principe), soit à la date de fin de mission prononcée par le client ou l’avocat durant le délai de recours (c’est l’exception au nouveau principe).
7. En l’occurrence, un conseiller de la mise en état avait ordonné la caducité d’une déclaration d’appel [11]. Le client avait par suite engagé la responsabilité de son avocat, qui lui avait opposé la prescription de son action. Pour déclarer l’action irrecevable, les juges du fond avaient retenu que la mission de l’avocat avait pris fin au jour de l’ordonnance, constatant la caducité de l’appel, dans le sillage du principe posé en 2016. La cassation est prononcée par un moyen relevé d’office. En l’espèce, le client avait mis fin à sa collaboration avec l’avocat par une lettre antérieure à l’expiration du délai de déféré, de sorte que, pour la Cour de cassation, le délai de prescription avait commencé à courir à compter de la date de ce courrier de résiliation.
8. Le revirement repose sur un raisonnement clairement exprimé dans l’arrêt didactique, qui tient à la volonté de combiner différentes dispositions en vigueur. La Cour de cassation a en effet cherché à respecter la cohérence du droit, en s’inspirant sans doute de l’imaginaire article 4 ½ du Code civil [12]. Elle s’est donc livrée à une interprétation systémique [13] destinée à asseoir l’harmonie des textes, l’article 2225 ne devant plus faire l’objet d’une lecture isolée. Précisément, la Cour articule l’article 2225 du Code civil avec les articles 412 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6513H7D et 13 du décret n° 2005-790, du 12 juillet 2005, relatif aux règles de déontologie de la profession d’avocat N° Lexbase : C323039I.
Elle rappelle qu’en vertu de l’article 414 du Code de procédure civile, « la mission d’assistance en justice emporte pouvoir et devoir de conseiller la partie et de présenter sa défense sans l’obliger ». Elle énonce encore qu’aux termes de l’article 13 du décret du 12 juillet 2005, « l’avocat conduit jusqu’à son terme l’affaire dont il est chargé, sauf si son client l’en décharge ou s’il décide de ne pas poursuivre sa mission ». La conclusion tombe comme une évidence : la mission de l’avocat ne cesse nullement avec la décision rendue, ce qui suffit à renverser la solution de 2016 [14].
9. Que doit-on retenir du nouveau point de départ du délai de prescription ?
En premier lieu, le nouveau dies a quo demeure objectif, en ce sens qu’il reste étranger à la date où le client prend subjectivement connaissance de la situation lui permettant d’agir. La fin d’un délai de recours, comme l’acte de rupture de la mission, sont deux événements objectifs. Le dies a quo de l’article 2225 est donc toujours dérogatoire par rapport à celui que l’article 2224 pose en droit commun.
En deuxième lieu, et par voie de conséquence, le dies a quo de l’article 2225 reste déconnecté de toute référence à la manifestation du dommage, ou des autres conditions de la responsabilité, qui demeurent en l’occurrence absolument inopérantes.
En troisième lieu, le nouveau dies a quo procède toujours d’une conception morcelée, c’est-à-dire fractionnée et non unitaire, de la mission de l’avocat. La Cour précise en effet que le délai de prescription de l’article 2225 « court à compter de l’expiration du délai de recours contre la décision ayant terminé l’instance pour laquelle il avait reçu mandat de représenter et d’assister son client ». Si d’autres missions sont assignées à l’avocat, impliquant d’autres instances, d’autres délais de prescription courront, à l’issue de l’expiration d’autres voies de recours, pour le cas échéant engager sa responsabilité.
En quatrième lieu, il nous semble que le nouveau dies a quo est « glissant », à sa manière. Il ne l’est pas en ce sens où il dépendrait de considérations subjectives. Mais il est « glissant » en ce sens où, à l’issue de la décision prononcée, son mode de fixation et sa date varieront notablement selon les situations. D’abord, les délais pour exercer les voies de recours ordinaires et extraordinaires (ces dernières n’étant pas exclues dans l’arrêt commenté) varient sensiblement (par exemple : un mois ou quinze jours pour l’appel [15], deux mois pour le pourvoi en matière civile [16]), ce qui nécessairement fait varier le dies a quo. Ensuite, et c’est sans doute une exception à l’objectivité du dies a quo, le point de départ apparaît singulièrement « glissant » et subjectif lorsque la décision prononcée peut faire l’objet d’un recours en révision. On rappellera, en effet, que le délai de deux mois pour exercer un recours en révision court « à compter du jour où la partie a eu connaissance de la cause de révision qu’elle invoque [17] ». Chassez la subjectivité en son principe, elle revient par l’exception ! En outre, les délais de recours courent tantôt à compter de la décision de justice (on pense au déféré, qui était applicable dans l’affaire commentée [18], ou encore au pourvoi en cassation formé en matière pénale [19]), tantôt à compter de la notification de la décision [20]. Dans ce dernier cas, et ainsi qu’un auteur l’a déjà souligné [21], qu’advient-il en l’absence de signification ? Faut-il considérer, par application de l’article 528-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6677H7G, que le délai de prescription court deux ans après le prononcé de la décision non notifiée [22] ? Plus encore, quid en l’absence de possibilité de recours : lorsque les voies de recours sont épuisées ou lorsque la décision rendue est une mesure d’administration de la justice, comme telle discrétionnaire et donc inattaquable ? Où l’on voit que des zones d’ombre persistent, la sécurité juridique n’en sortant pas vraiment renforcée. Au fond, la formule unitaire et faussement simple tirée de l’arrêt commenté (« l’expiration du délai de recours ») masque mal la diversité des situations, qui sont parfois complexes. Une certaine casuistique pourrait dès lors réapparaître en jurisprudence, dans une proportion qu’il est difficile d’imaginer. Sans doute est-ce le prix de la mise en cohérence des textes articulés dans l’arrêt du 14 juin 2023.
En cinquième lieu, et pour conclure, il faut redire que l’article 2225 a été conçu comme un régime de faveur pour l’avocat. Or il n’est pas sûr, tant s’en faut, que le nouveau dies a quo lui profite. Lorsque le client n’aura pas mis fin à la mission, comme dans l’affaire commentée, l’avocat pourra avoir intérêt à l’interrompre lui-même ou à faire signifier la décision, afin de faire courir le plus rapidement possible le délai de prescription…
À retenir. Le délai de prescription de l’action en responsabilité de l’avocat ne court plus à compter du jour du prononcé de la décision de justice. Il court à compter de l’expiration du délai de recours contre cette décision, sauf si le client ou l’avocat a préalablement mis fin à la mission. |
[1] J. Klein, Le point de départ de la prescription, préf. N. Molfessis, Economica, Recherches juridiques, 2013, spéc. n° 107, p. 87, n° 114, p. 91-92.
[2] J. Klein, op. cit., n° 600, p. 453, avec l’analyse des travaux préparatoires à l’adoption de l’article 2225 du Code civil.
[3] J. Klein, note sous Cass. civ. 1, 14 janvier 2016, n° 14-23.200, FS-P+B N° Lexbase : A9310N39.
[4] Cass. civ. 1, 14 janvier 2016, n° 14-23.200, FS-P+B N° Lexbase : A9310N39 ; H. Barbier, RTD civ., 2016, p. 364 ; L. Leveneur, Contrats Concurrence Consommation, avril 2016, comm. 86.
[5] L. Leveneur, comm. préc.
[6] H. Barbier, note préc.
[7] J. Klein, note préc.
[8] Ibidem.
[9] Ibidem.
[10] Ibidem, l’auteure rappelant qu’aux termes de l’article 420 du Code de procédure civile N° Lexbase : L0430IT4, « l’avocat remplit les obligations de son mandat sans nouveau pouvoir jusqu’à l’exécution du jugement pourvu que celle-ci soit entreprise moins d’un an après que ce jugement soit passé en force de chose jugée. »
[11] La procédure d’appel est devenue un chemin de croix, les voies de l’infirmation étant ressenties comme impénétrables par certains avocats. Sur le sujet, lire P. Giraud, La profession d’avocat : les risques de l’exercice. Les risques de l’appel, Lexbase Avocats, 4 février 2021, n° 311 N° Lexbase : N6028BYW.
[12] D. Gutmann, « Le juge doit respecter la cohérence du droit ». Réflexion sur un imaginaire article 4 ½ du Code civil, in Le titre préliminaire du Code civil, dir. G. Fauré et G. Koubi, Economica, Études juridiques, 2003, p. 109.
[13] Sur l’interprétation systémique, qui implique de combiner différents textes, lire par ex. J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, PUF, Thémis Droit privé, 2001, p. 254.
[14] Au reste, la Cour de cassation a parfaitement conscience que d’autres textes en vigueur attestent que la mission de l’avocat survit aux décisions de justice (lire l’arrêt, n° 8, où la Cour énonce que la solution adoptée en 2016 se concilie difficilement avec certaines dispositions, « telles que celles » tirées des articles 412 du Code de procédure civile et 13 du décret de 2005).
[15] CPC, art. 528 N° Lexbase : L6676H7E.
[16] CPC, art. 612 N° Lexbase : L6770H7U.
[17] CPC, art. 597 N° Lexbase : L6754H7B.
[18] Les décisions susceptibles d’être déférées devant l’être « dans les quinze jours de leur date » (CPC, art. 916 N° Lexbase : L8615LYQ).
[19] Les parties ont « cinq jours francs après celui où la décision attaquée a été prononcée » pour se pourvoir en cassation (C. proc. pén., art. 568 N° Lexbase : L0864DYN).
[20] CPC, art. 528 N° Lexbase : L6676H7E.
[21] C. Hélaine, Revirement de jurisprudence concernant le point de départ de l’action en responsabilité contre l’avocat, Dalloz actualité, note sous Cass. civ. 1, 14 juin 2023, n° 22-17.520, FS-B N° Lexbase : A79989ZA, 19 juin 2023.
[22] CPC, art. 528-1, al. 1er : « Si le jugement n’a pas été notifié dans le délai de deux ans de son prononcé, la partie qui a comparu n’est plus recevable à exercer un recours à titre principal après l’expiration dudit délai. »
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