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le 26 Juillet 2023
Mots clés : enseignement supérieur • enseignants chercheurs • dignité • impartialité • intégrité
Si les enseignants chercheurs sont soumis au droit de la fonction publique, leur statut particulier leur assure également une grande indépendance ayant pu les mener, du moins selon le juge administratif, à sortir de leur devoir de réserve dans deux affaires jugées par la Haute juridiction administrative à la fin de l'année 2022. Cette dernière peut en outre, régulièrement être amenée à avoir des relations conflictuelles avec les structures internes à la vie universitaire, chargées de faire respecter par les enseignants les obligations (impartialité, intégrité) qui leur incombent dans l'exercice de leurs fonctions. Pour faire le point sur cette thématique, Lexbase Public a interrogé Didier Truchet, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas.
Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les grands principes auxquels doivent se conformer les enseignants chercheurs dans l'exercice de leurs fonctions ?
Didier Truchet : L’architecture des grands principes ressemble à un comprimé multi-couches. La première vient du droit de la fonction publique. Fonctionnaires de l’État, les enseignants-chercheurs sont soumis aux obligations désormais codifiées dans le Code général de la fonction publique : dignité, impartialité, intégrité, probité, neutralité, prévention des conflits d’intérêts, discrétion professionnelle, non-cumul. Ils bénéficient de la liberté d’expression, de la liberté syndicale, des droits de grève, à la non-discrimination, à la protection fonctionnelle. La deuxième couche vient de leur statut particulier d’enseignant-chercheur (Code de l’éducation et décret n° 84-431 du 6 mai 1984 N° Lexbase : L7889H3L) : bénéficiant d’un principe constitutionnel d’indépendance statutaire, ils « jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité » (C. éduc, art. L. 952-2 N° Lexbase : L5715LZP). Les règles relatives au temps de travail (partagé par moitié entre l’enseignement et la recherche), au cumul d’activités, à l’auto-administration des Universités et des corps de Professeurs et de maîtres de conférences sont spécifiques. Une troisième couche concerne leur activité de recherche : il s’agit surtout, en l’état actuel des textes, de l’intégrité scientifique (C. rech., art. L. 221-2 N° Lexbase : L2190IC4).
Mais les textes ne disent pas tout : les traditions jouent aussi un grand rôle, chaque discipline ayant d’ailleurs les siennes. Mais l’attachement aux « libertés universitaires » (mentionnées dans l’article L. 952-2 du Code de l’éducation depuis la loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020, de programmation de la recherche N° Lexbase : L2694LZS) est général, même si le contenu et l’évolution de celles-ci ne font pas l’unanimité [1]. Les enseignants-chercheurs se méfient par nature du pouvoir exercé par le ministère ou par les Universités dont l’autonomie croissante accroît considérablement les pouvoirs de leurs présidents. Le principe d’obéissance hiérarchique n’a souvent pas beaucoup de sens pour eux. Ils sont d’ailleurs parmi les rares fonctionnaires à n’être pas notés par leur « supérieur » (qui est avant tout, un pair) et ne sont pas soumis à une obligation d’entretien déontologique avec lui. Et ils sont totalement libres de leur expression en cours et dans leurs publications, sauf bien sûr, à ne pas enfreindre la loi pénale. Si cette liberté qui est au cœur de nos fonctions, paraît aujourd’hui menacée, ce n’est pas tant par le pouvoir politique ou administratif que par certains étudiants, quelques associations, voire des entreprises tentées de leur intenter des « procédures bâillon ».
Lexbase : Le juge administratif en a-t-il jusqu’ici plutôt fait une interprétation extensive ou restrictive selon vous ?
Didier Truchet : Entre les universitaires (les juristes, particulièrement) et le « Palais Royal », plane un grand malentendu. En conférant une valeur constitutionnelle à la « garantie de l’indépendance » des enseignants-chercheurs, la célèbre décision du Conseil constitutionnel n° 84-165 DC du 20 janvier 1984 N° Lexbase : A8085ACG leur avait donné l’impression que ce principe les protégerait contre toute atteinte du législateur au libre exercice de leurs fonctions. Or le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État en ont réduit la portée à quelques aspects seulement du statut : une représentation propre dans les conseils des Universités et une évaluation scientifique par leurs pairs (ce qui revenait surtout à les rendre indépendants des étudiants). En revanche, le principe constitutionnel ne s’applique pas aux fonctions des enseignants-chercheurs ; envers celles-ci, l’indépendance n’est qu’une règle législative, qui ne s’impose donc pas au législateur.
De nombreux membres de la juridiction administrative connaissent assez bien sinon l’Université, du moins les facultés de droit dans lesquelles ils enseignent comme « PAST ». L’influence du Conseil d’État ne se borne pas à sa jurisprudence : le Conseil national de l’enseignement et de la recherche statuant en formation disciplinaire et le Collège de déontologie de l’enseignement supérieur et de la recherche sont présidés par des conseillers d’État désignés par le vice-président du Conseil d’Etat. En outre, sans que cela soit obligatoire, un conseiller d’État siège presque toujours dans le jury d’agrégation de droit public. On peut imaginer que cette connaissance de l’université sert à éclairer le délibéré lorsque le Conseil d’État connaît du contentieux universitaire [2]. Ce contentieux n’est pas considérable [3]. S’agissant des enseignants-chercheurs, il porte surtout sur les recrutements dans les deux corps et sur la jurisprudence du CNESER.
Synthétiser la jurisprudence n’est pas facile. De manière générale, je pense qu’elle applique les principes à l’enseignement supérieur comme elle le fait à l’égard de tout service public, avec en outre le souci implicite (que le Conseil constitutionnel partage) de ne pas compliquer la tâche du Parlement et du Gouvernement lorsqu’ils entreprennent de le réformer, ce qui est souvent explosif. Cependant, la jurisprudence reconnaît aux universitaires des espaces spécifiques d’indépendance, notamment en refusant de contrôler les appréciations souveraines des jurys d’examen et de concours (notamment de recrutement). Elle se montre également réaliste et nuancée en admettant que certaines règles soient appliquées souplement lorsque l’Université ne peut pas faire autrement. Par exemple, alors que les Professeurs doivent normalement être recrutés par des Professeurs, le Conseil d’État n’a pas censuré la participation de maîtres de conférences au processus dans un cas où l’unité de recherche de rattachement ne comportait aucun Professeur [4]. De même, il juge que « la nature hautement spécialisée du recrutement et le faible nombre de spécialistes de la discipline » peuvent conduire à apprécier avec souplesse l’impartialité des membres d’un comité de sélection en admettant qu’ils aient eu inévitablement des liens scientifiques avec des candidats [5].
Lexbase : Plusieurs décisions récentes ont fait l'objet d'un certain retentissement. Pouvez-vous nous les présenter ?
Didier Truchet : Deux décisions ont retenu l’attention. Elles ont pour points communs d’avoir été rendues par le Conseil d’État statuant comme juge de cassation des décisions du CNESER (qui ont une nature juridictionnelle et non pas administrative), aux conclusions (disponibles sur la base « Ariane ») de M Raphaël Chambon et de porter sur le comportement reproché par leur Université à des enseignants-chercheurs à l’occasion d’actions menées dans les locaux universitaires par des étudiants opposés à la loi n° 2018-166 du 8 mars 2018, relative à l’orientation et à la réussite des étudiants N° Lexbase : L4718LIL. Mais elles n’ont pas la même portée.
La première, qui sera mentionnée dans les Tables du Recueil Lebon, est la décision n° 451523 du 15 novembre 2022 N° Lexbase : A13068TK. L’Université de Nantes reprochait à un maître de conférences de sociologie, M. B…, de s’être associé par ses paroles et sa posture à l’attitude menaçante d’étudiants envers le personnel administratif de l’Université. En première instance, la section disciplinaire lui avait infligé un retard de six mois dans l’avancement d’échelon, ramené à trois mois, en appel, par le CNESER, lequel a considéré qu’en n’ayant pas contribué à apaiser la situation, M. B… avait manqué à son obligation de neutralité qui s’imposait tout particulièrement dans de telles situations. Le Conseil d’État annule la décision du CNESER, au motif que le comportement de M. B… ne constituait pas un manquement à l’obligation de neutralité telle qu’elle s’impose aux universitaires par combinaison des articles que j’ai cités plus haut du Code général de la fonction publique et du Code de l’Éducation. M. B… n’en est pas quitte pour autant : l’affaire est renvoyée au CNESER. La tâche de ce dernier sera délicate : osera-t’il ignorer en pratique (comme il en a le droit en tant que juge du fond) les propos du rapporteur public qui après l’avoir invité à « prendre position clairement position sur les faits établis, ce qu’il s’est abstenu de faire […] », déclare douter que M. B… ait commis une faute disciplinaire ?
La seconde décision, non mentionnée au Recueil, est la décision n° 465304 du 30 décembre 2022 N° Lexbase : A152487L. Les faits avaient été amplement médiatisés à l’époque : ils avaient en effet de quoi surprendre ! En compagnie du doyen, un Professeur d’histoire du droit, M. CB…, avait participé à un commando qui avait brutalement expulsé des étudiants et des personnes étrangères à l’université qui occupaient un amphithéâtre de la Faculté de droit de Montpellier. Il a été condamné par le tribunal correctionnel à 14 mois de prison (dont huit avec sursis) et à l’interdiction de tout emploi public pendant un an, par un jugement [6] intervenu entre la décision disciplinaire de première instance et celle d’appel. La première a prononcé sa révocation (la plus grave des sept peines prévues par le CGFP) avec interdiction définitive d’exercer toute fonction dans un établissement d’enseignement supérieur public. En appel, le CNESER a choisi la cinquième sanction : interdiction d’exercer pendant quatre ans, avec privation du traitement. Saisi d’un pourvoi de la ministre, le Conseil d’État a cassé la décision du CNESER au motif qu’elle prononçait « une sanction hors de proportion avec les fautes commises » (autrement dit, trop faible). L’affaire est renvoyée au CNESER qui en pratique, n’aura le choix qu’entre la mise à la retraite d’office (la sixième sanction) et la révocation.
Lexbase : Quelle philosophie se dégage de ces arrêts ? En approuvez-vous l'orientation ?
Didier Truchet : À mes yeux, la leçon la plus intéressante concerne les pouvoirs que le Conseil d’État, plus que jamais maître de son office, exerce comme juge de cassation. Je ne suis pas surpris de voir le Conseil d’État aller plus loin dans le contrôle du juge du fond que ce que faisait traditionnellement un juge de cassation : c’est sa jurisprudence depuis la décision « Bonnemaison » [7]. Mais je le suis, dans ces deux affaires, par son degré d’intrusion dans la liberté de jugement du CNESER ! Ce dernier n’a sans doute pas bonne presse au Palais Royal, comme en témoigne le nombre très élevé de ses décisions qui ont été cassées pour des vices de procédure. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles la loi n° 2019-828 du 6 août 2019, de transformation de la fonction publique N° Lexbase : L5882LRB, en a confié la présidence à un conseiller d’État lorsqu’il statue en matière disciplinaire (C. éduc., art. L. 232-3 N° Lexbase : L6803LRE). Une partie de la communauté universitaire a vu dans cette réforme un nouveau recul des libertés universitaires puisque les enseignants-chercheurs ne se jugent plus exclusivement entre eux. Mais il n’est pas illogique qu’une juridiction administrative soit présidée par un conseiller d’État, comme c’est par exemple le cas des juridictions disciplinaires des professions de santé. Et contrairement à ces dernières, la section disciplinaire des conseils académiques reste présidée par un Professeur.
Dans l’affaire montpelliéraine, les faits justifient-ils que leur auteur soit exclu à vie de l’Université, comme le pense manifestement le Conseil d’État ? Chacun peut avoir son opinion ! La mienne est que cette sanction (outre la sanction pénale) est vraiment très lourde, même si le comportement de l'intéressé me semble inadmissible et ahurissant. C’est à l’autorité de police compétente d’expulser des étudiants qui empêchent le service public de fonctionner, pas aux universitaires, avec violence qui plus est ! La loi de programmation de la recherche avait tenté de créer un délit d’intrusion et de maintien illicite dans une enceinte universitaire, mais cette disposition a été censurée par le Conseil constitutionnel non au fond, mais parce qu’elle était un « cavalier législatif » (décision n° 2020-810 DC du 21 décembre 2020, N° Lexbase : A71724AU, § 38).
L’affaire nantaise est plus riche d’enseignements, non pas tant dans la décision elle-même que dans les conclusions. La neutralité qui s’impose à tout agent public doit être corrélée avec la liberté d’expression particulièrement forte et l’obligation de réserve particulièrement faible des enseignants-chercheurs. Au demeurant, fonder la sanction sur un manquement à la neutralité n’était pas une bonne idée : elle impose de traiter les agents et les usagers indépendamment de toute considération politique, religieuse, idéologique etc. Je comprends bien que le président de l’Université ait en engageant une action disciplinaire, entendu montrer sa solidarité avec le personnel, choqué par l’attitude de M. B … mais je vois mal en quoi celui-ci aurait manqué à la neutralité en manifestant par sa présence un soutien à un mouvement collectif d’étudiants : ce comportement (que je n’approuve pas !) ne préjuge pas son attitude ou ses décisions lors d’un cours ou d’un examen. Je lui fais crédit de faire alors preuve de la tolérance qui est au cœur de notre métier, si malmenée qu’elle puisse être aujourd’hui.
On peut donc lire ces deux décisions comme un condamnation des violences commises par un universitaire (comme par tout agent public) et comme un hommage à la liberté universitaire. « Un universitaire n’est pas un fonctionnaire comme les autres » lit-on dans les conclusions sur l’affaire nantaise. Elles ont bien raison sur ce point !
*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.
[1] V. pour une critique de leur état en France (dont je ne partage pas intégralement l’analyse), O. Beaud, Le savoir en danger – Menaces sur le savoir académique, PUF, 2021.
[2] V. Le Conseil d’État et l’Université (J. Caillosse et O. Renaudie, dir.), Dalloz, Thèmes et commentaires, 2015.
[3] Pour une analyse détaillée, v. Droit de l’enseignement supérieur (B. Beignier et D. Truchet, dir.), Lextenso, 2018, partie VIII p. 389, « Contentieux de l’enseignement supérieur » (par C. Moreau).
[4] CE, 12 mai 2017, n° 377887 N° Lexbase : A9176WCT.
[5] CE, 29 mai 2019, n° 424367 N° Lexbase : A56413MU.
[6] Le rapporteur public indique que la décision en appel de ce jugement interviendra le 28 février 2023.
[7] À propos d’un médecin : CE, ass, 30 décembre 2014, n° 381245 N° Lexbase : A8359M84 ; v. pour un cas d’application à un enseignant-chercheur, dont la peine avait déjà été jugée trop légère, CE, 6 avril 2016, n° 389821 N° Lexbase : A8804RBP.
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