Le Quotidien du 10 août 2023 : Fonction publique

[Questions à...] Quelle sanction disciplinaire à raison de condamnations pénales antérieures à l’exercice des fonctions ? – Questions à Pierre Esplugas-Labatut, Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Réf. : CE, 3°-8° ch. réunies, 3 mai 2023, n° 438248, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A88219SI

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[Questions à...] Quelle sanction disciplinaire à raison de condamnations pénales antérieures à l’exercice des fonctions ? – Questions à Pierre Esplugas-Labatut, Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/98308714-questions-a-quelle-sanction-disciplinaire-a-raison-de-condamnations-penales-anterieures-a-lexercice-
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le 26 Juillet 2023

Mots clés : fonctionnaire • intégration • révocation • antécédents judiciaires • réputation du service

Dans une décision rendue le 3 mai 2023, la Haute juridiction administrative a dit pour droit que des antécédents judiciaires d’un agent n’affectant pas le bon fonctionnement ou la réputation du service ne peuvent justifier sa révocation. Pour revenir sur cet arrêt qui permet de se pencher sur la vie antérieure du citoyen avant son intégration dans la fonction publique, Lexbase Public a interrogé Pierre Esplugas-Labatut, Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou*.


 

Lexbase : Quels principes régissent la vérification par l'administration de la vie « passée » du candidat fonctionnaire ?

Pierre Esplugas-Labatut : En 1927, Hauriou écrivait que « le fonctionnaire est un citoyen spécial, non assimilable à un salarié du commerce et de l’industrie, faisant de ce dernier un citoyen normal » [1]. Ces propos restent aujourd’hui tout aussi pertinents. En effet, au-delà des fonctionnaires proprement dits, tout agent public est susceptible de se voir reprocher des faits jugés répréhensibles commis même en dehors de l’exercice du service. L’explication banale est que l’agent public exerce une mission particulière de service public et à ce titre est soumis à des sujétions particulières dont l’exigence d’exemplarité.

En ce sens, les statuts de 1946 et 1959 imposaient au candidat-fonctionnaire qu’il soit de « bonne moralité ». Cette qualification étant subjective, celle-ci a été logiquement abandonnée par la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires N° Lexbase : L6938AG3, pour lui substituer l’exigence selon laquelle les mentions portées au bulletin n° 2 du casier judiciaire du candidat (comportant la plupart des condamnations et sanctions administratives prononcées) doivent être le cas échéant compatibles avec l'exercice des fonctions (CGFP, art. L. 321-1 N° Lexbase : L6315MBI). Le but recherché est naturellement d’objectiver de manière bienvenue la nature des incompatibilités. Toutefois, une éventuelle incompatibilité ne vaut au regard de ces textes que pour l’accès à la fonction publique.

S’agissant, de la période d’activité, la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016, relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires N° Lexbase : L7825K7X, dite « Déontologie », pose le principe selon lequel « l'agent public exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité » (CGFP, art. L. 121-1 N° Lexbase : L6215MBS). Cependant, une condamnation pénale n’est pas au nombre des conditions fixées par le droit positif pour entrainer de plein droit la perte de la qualité de fonctionnaire (CGFP, art. L. 550-1 N° Lexbase : L6047MBL). Seule la voie disciplinaire peut alors éventuellement justifier une sanction pour des faits commis en dehors du service, notamment liés à la vie privée. La jurisprudence administrative est à cet égard fournie pour admettre de tels cas même s’il est juste d’observer que ceux-ci remontent plutôt aux années 1970 et couvrent des situations parfois pittoresques ayant trait aux « bonnes mœurs ».

En revanche, la question reste ouverte sur la sanction disciplinaire à apporter pour des faits liés à la vie antérieure à l’exercice des fonctions des agents. C’est précisément l’intérêt de cet arrêt que de donner des éléments de réponse à cette question.

Lexbase : Comment le juge contrôle-t-il l’appréciation effectuée par l’autorité administrative sur cette vérification ?

Pierre Esplugas-Labatut : Il convient de rappeler le principe général en droit de la fonction publique selon lequel, le juge administratif procède désormais à un contrôle de proportionnalité des sanctions disciplinaires prise par l’administration à l’égard d’un agent du service et ne se limite plus à celui de l’erreur manifeste d’appréciation [2]. Dans ce cadre, il a jugé que des comportements extra-professionnels mais concernant des corps particuliers comme les enseignants dans leurs relations avec leurs élèves, les magistrats ou les policiers dans leurs relations avec des personnes poursuivies en justice ou l’ayant été pouvaient bel et bien compromettre la dignité et l’honneur de leurs fonctions.

La situation est toutefois moins claire s’agissant d’actes antérieurs à l’exercice des fonctions des agents publics. Sans doute, existe-t-il une jurisprudence ancienne, citée par la rapporteure publique dans la présente affaire, validant la décision de refus de recrutement d’un candidat reçu à un concours mais ayant fait l’objet antérieurement d’une condamnation pénale [3]. Plus récemment, on peut aussi certes mentionner une décision du Conseil d’Etat acceptant la révocation d’un magistrat ayant fait l’objet d’une condamnation pour défaut de paiement de dettes avant l’intégration de l’intéressé [4]. Le cas des magistrats est toutefois particulier dans le sens où leur statut continue à intégrer l’exigence de « bonne moralité », sans qu’au demeurant celle-ci, curieusement à notre sens, n’ait été censurée par le Conseil constitutionnel [5]. La décision, ayant fait l’objet de cette QPC, de non-admission d’une magistrate, condamnée pour un délit antérieur en état d’ivresse, à l’Ecole nationale de la magistrature a d’ailleurs été en sens inverse invalidée au fond en première instance [6]. Il restait donc à trancher véritablement avec le présent arrêt la question de la compatibilité de condamnations pénales prononcées à l’encontre d’agents publics avec l’exercice de leurs fonctions mais avant la prise de celles-ci.

Lexbase : De quelle manière le CE met-il en œuvre ce contrôle dans la décision du 3 mai 2023 ?

Pierre Esplugas-Labatut : En l’occurrence, un agent employé par le département de la Seine-Saint-Denis contestait la décision prise par son président de le révoquer à la suite, d’une part, de la consultation d’un dossier ne relevant pas de son champ d’intervention en vue de faire bénéficier frauduleusement l’une de ses connaissances de prestations sociales et, d’autre part, de condamnations pénales antérieures de l’intéressé pour vol avec violence et tentative de pénétrer dans un établissement pénitentiaire en s’y présentant avec une pièce d’identité qui n’était pas la sienne.

Le raisonnement suivi en l’espèce par le Conseil d’Etat est en deux temps Dans un premier, il admet, s’agissant de faits antérieurs à la nomination d'un fonctionnaire mais portés ultérieurement à sa connaissance de l’administration, qu’il appartient à celle-ci « d'en tirer les conséquences en engageant une procédure disciplinaire en vue de procéder, à raison de cette incompatibilité, à la révocation de ce fonctionnaire ».

Toutefois, dans un second temps, après avoir écarté le premier grief reproché à l’agent de consultation de dossier dont la matérialité, au terme de l’enquête judiciaire, n’était pas établie, le Conseil d’Etat considère que, eu égard, d’une part, à l'ancienneté des faits (d’ailleurs discutable car moins de cinq ans se sont écoulés entre la deuxième condamnation et l’arrêté de révocation), et, d’autre part, à leur gravité qui ne justifiait pas ou plus, pour l’autorité judiciaire, de mention des condamnations correspondantes au bulletin n° 2 du casier judiciaire, ceux-ci à eux seuls « n'affectaient pas le bon fonctionnement ou la réputation du service dans des conditions justifiant la révocation de l'intéressé ». Le juge administratif pratique donc une forme de « pas de tango argentin », c’est-à-dire, un pas en avant et deux pas en arrière, en acceptant sur le principe que l’administration puisse tenir compte de faits antérieurs à l’exercice du service mais en censurant aussitôt cette position au regard de l’ancienneté et la nature des faits qui conduisent à ne pas compromettre l’intérêt du service.

Lexbase : En quoi cette position du juge administratif est-elle novatrice ?

Pierre Esplugas-Labatut : Au vu de la décision d’annulation de révocation de l’agent, on serait tenté de penser que le Conseil d’Etat a tranché le fait que des agissements rattachés à la vie passée ne peuvent pas justifier une sanction disciplinaire. Il est vrai que de tels faits ne peuvent être constitutifs d’une faute professionnelle car ils sont par hypothèse sans lien avec le service ou même en dehors du service puisque l’intéressé n’était à l’époque pas encore en fonction. On peut d’ailleurs également trouver logique que des comportements fautifs ne poursuivent pas une personne toute sa vie et l’empêchent, une fois la condamnation purgée, d’exercer une activité professionnelle, et ainsi parfois de se réinsérer. Cette solution s’inscrit aussi dans la logique habituelle de l’indépendance de la répression disciplinaire et celle pénale.

Toutefois, il faut observer que le présent arrêt concerne un agent territorial n’exerçant pas de fonctions de direction, d’autorité ou sensibles. Comme indiqué précédemment, le juge administratif a toujours été plus strict concernant certains corps comme ceux des forces de l’ordre ou du secteur enseignant pour lesquels il n’a pas hésité à dégager une « exigence d’exemplarité et d’irréprochabilité » [7]. Il est permis de penser que le juge pourrait tenir une position plus ferme si étaient en cause de tels métiers.

On peut aussi continuer à s’interroger si le juge administratif aurait tenu une position aussi souple de ne pas prendre en compte des condamnations pénales antérieures si celles-ci n’avaient pas été effacées ou dispensées d’inscription au bulletin n° 2 du casier judiciaire ou même si celles-ci avaient été plus récentes. De même, le Conseil d’Etat insiste bien sur le fait que les comportements incriminés antérieurs ne sauraient « à eux seuls » justifier une sanction disciplinaire. A contrario, on peut imaginer que de tels comportements couplés à une faute en lien avec le service peuvent venir en appui d’autres reproches pour fonder une sanction disciplinaire.

Enfin, ainsi que cela a été dit, la portée du présent arrêt est incertaine en ne formulant pas un principe général selon lequel ne doivent pas être pris en compte des agissements liés à une activité passée. Il est laissé à l’administration un pouvoir pour apprécier au cas par cas, sous le contrôle du juge, si ceux-ci sont de nature à mettre en cause l’intérêt du service. En cela, le Conseil d’Etat poursuit son œuvre équilibrée de donner à l’administration les moyens d’agir tout en la modérant.

 

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.

[1] Précis de Droit administratif et de droit public, 11ème éd., Sirey 1927, tome 2, p. 597.

[2] CE, ass., 13 novembre 2013, n° 347704 N° Lexbase : A2475KPD.

[3] CE, Sect., 5 décembre 1930, S, Rec. p. 1040.

[4] CE, 6 juillet 2016, n° 392728 N° Lexbase : A6121RWM.

[5] Cons. const., décision n° 2012-278 QPC du 5 octobre 2012 N° Lexbase : A9016IT4.

[6] TA Paris, 21 février 2013, n° 1118574 N° Lexbase : A3685I8Y.

[7] CE, 18 juillet 2018, n° 401527 N° Lexbase : A5896XZE.

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