Le Quotidien du 2 juin 2022 : Sociétés

[Brèves] Nomination de l’expert chargé d’évaluer les droits sociaux : important revirement de jurisprudence

Réf. : Cass. com., 25 mai 2022, n° 20-14.352, FS-B+R N° Lexbase : A14857YN

Lecture: 7 min

N1693BZQ

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Brèves] Nomination de l’expert chargé d’évaluer les droits sociaux : important revirement de jurisprudence. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/85264320-breves-nomination-de-lexpert-charge-devaluer-les-droits-sociaux-important-revirement-de-jurisprudenc
Copier

par Vincent Téchené

le 02 Juin 2022

► La décision par laquelle le président du tribunal, saisi en application de l'article 1843-4 du Code civil, refuse, pour quelque cause que ce soit et, notamment, en raison de l'autorité de chose jugée attachée à une précédente décision de refus, de désigner un expert est susceptible d'appel ;

En ce cas, au terme d'un réexamen complet des faits et circonstances de la cause, la cour d'appel peut, si elle décide d'infirmer l'ordonnance qui lui est déférée, désigner elle-même un expert, et ce, par une décision sans recours possible, sauf excès de pouvoir.

Faits et procédure. À la suite de la perte de leur qualité d’associés d’une société, deux époux ont assigné cette dernière devant le président d'un tribunal de grande instance sur le fondement de l'article 1843-4 du Code civil N° Lexbase : L1737LRR aux fins de désignation d'un expert pour fixer la valeur de leurs droits sociaux. Les associés ont été déclarés irrecevables en leur demande. Par la suite, le mari est décédé. Ses ayants droit ont alors, à nouveau, assigné la société aux mêmes fins et devant la même juridiction.

Ces derniers ayant été également déclarés irrecevables, il ont formé un pourvoi en cassation, la société contestant la recevabilité de celui-ci.

Décision. Sur la recevabilité du pourvoi, la Cour de cassation opère un important revirement de jurisprudence particulièrement argumenté.

Elle rappelle que selon l'article 1843-4 du Code civil, la décision par laquelle le président du tribunal procède à la désignation d'un expert chargé de déterminer la valeur de droits sociaux est sans recours possible.

Elle juge habituellement qu'il n'est dérogé à cette règle qu'en cas d'excès de pouvoir (Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-12.999, F-P+B N° Lexbase : A6991ILI ; Cass. civ. 2, 7 juin 2018, n° 17-18.722, F-P+B N° Lexbase : A7311XQT) et elle déclare irrecevables les recours dans lesquels une simple erreur de droit est invoquée (Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-17.866,  F-P+B N° Lexbase : A6914ILN ; Cass. com., 7 juillet 2020, n° 18-18.190, F-D N° Lexbase : A11853RC).

Jusqu'à présent, elle précise qu’elle appliquait cette solution même lorsque le recours était formé contre une décision rejetant la demande de désignation d'un expert (Cass. com., 11 mars 2008, n° 07-13.189, FS-P+B N° Lexbase : A4067D7R).

Toutefois, la Cour de cassation relève que cette unité de régime n'est pas exigée par la lettre du texte et ce n'est que lorsque le président désigne un expert que l'objectif de célérité poursuivi par le législateur commande l'absence de recours. Dès lors, elle estime qu’afin d'éviter de placer les parties face à une situation de blocage dans le cas où le président refuse de désigner un expert pour quelque cause que ce soit, il apparaît nécessaire de leur reconnaître le droit de relever appel de cette décision.

Par ailleurs, la Haute juridiction poursuit en rappelant que la jurisprudence considérait, en outre, qu'en cas d'annulation d'une décision de première instance refusant de désigner un expert, la cour d'appel ne pouvait désigner elle-même cet expert (Cass. com., 10 octobre 2018, n° 16-25.076, F-D N° Lexbase : A3318YGY).

Or, elle considère que cette limitation apportée au pouvoir de la cour d'appel, cohérente avec un appel-nullité, n'a plus lieu d'être dès lors qu'un appel, voie de réformation, est ouvert aux parties en cas de refus de désignation. Dès lors, elle retient désormais qu’en ce cas, au terme d'un réexamen complet des faits et circonstances de la cause, la cour d'appel pourra, si elle décide d'infirmer l'ordonnance qui lui est déférée, désigner elle-même un expert, et ce, par une décision sans recours possible, sauf excès de pouvoir. La reconnaissance d'un tel pouvoir de désignation au juge d'appel contribuera à l'efficacité et à la célérité du dispositif.

En l’espèce, la Cour relève que l'ordonnance attaquée ayant déclaré irrecevable comme se heurtant à l'autorité de chose jugée la demande de désignation d'un expert, il s'ensuit que cette décision, qui n'a pas désigné un expert, est susceptible de recours et qu'elle aurait dû être déférée à la cour d'appel.

Toutefois, pour la Haute juridiction, l'application à cette instance de la règle issue du présent revirement de jurisprudence, qui devrait conduire à déclarer irrecevable le pourvoi au motif qu'il n'est pas dirigé contre une décision rendue en dernier ressort, aboutirait à priver les demandeurs, qui ne pouvaient ni connaître ni prévoir, à la date où ils ont exercé leur pourvoi en cassation, la possibilité qui leur est désormais reconnue de former un appel d'une décision de refus de désignation d'un expert, d'un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la CESDH N° Lexbase : L7558AIR.

La Cour en conclut qu’il convient de déclarer le recours recevable.

Elle poursuit en rejetant le pourvoi. En effet, le tribunal a constaté qu'une ordonnance en la forme des référés avait été rendue le 5 mai 2009, déclarant l’associé décédé et son épouse irrecevables en leur demande de désignation d'un expert chargé, en application de l'article 1843-4 du Code civil. Or, la demande dont il était saisi était présentée par les mêmes parties agissant dans la même qualité, avait le même objet et se fondait sur la même cause, de sorte qu’il en a déduit qu'elle se heurtait à l'autorité de chose jugée relativement aux contestations que cette ordonnance avait tranchées, et l'a déclarée irrecevable en application.

Or, selon la Cour, le rachat des parts n'étant pas la conséquence du décès de l’associé mais de son exclusion, et la situation de blocage invoquée préexistant à la première saisine du président du tribunal, celui-ci n'avait pas à procéder à la recherche inopérante invoquée par les demandeurs au pourvoi.

En outre, la Haute juridiction ajoute que l'absence de mention d'une possibilité de recours dans la notification de la première ordonnance déclarant les associés irrecevables ne pouvant avoir de conséquences que sur le point de départ du délai d'exercice d'une voie de recours, et n'étant pas susceptible de faire échec à l'autorité de chose jugée attachée, en l'absence de recours, à cette décision, le président du tribunal n'avait pas à répondre aux conclusions soulevant cette difficulté.

Observations. Il s’agit là d’un revirement de première importance dans un contentieux particulièrement fourni. Cette solution, en ouvrant la voie de l’appel et la possibilité pour les juges d’appel de désigner, le cas échéant, l’expert risque d’engendrer un nouveau contentieux.

On relèvera qu'un autre arrêt rendu le même jour par la Chambre commerciale est également venu préciser les pouvoirs juridictionnels du juge saisi sur le fondement de l'article 1843-4 du Code civil (Cass. com., 25 mai 2022, n° 20-18.307, F-B N° Lexbase : A14847YM, K. de Amorim, Lexbase Affaires, juin 2022, n° 719 N° Lexbase : N1696BZT).

Pour aller plus loin : v. le commentaire de cet arrêt par le Bâtonnier Philippe Duprat, Avocat au barreau de Bordeaux, in Lexbase Affaires n° 721 à paraître le 16 juin 2022. 

 

newsid:481693