La lettre juridique n°530 du 6 juin 2013 : Procédure administrative

[Chronique] Chronique de contentieux administratif - Juin 2013

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N7331BTP

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Lorraine

le 06 Juin 2013

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de retrouver cette semaine la chronique de contentieux administratif de Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Lorraine. Par un bel arrêt de section relatif aux incertitudes nées de sa jurisprudence assez constructive en matière de contrats publics, rendu le 19 avril 2013, le Conseil d'Etat pose, tout d'abord, de nouvelles règles en matière de principe du contradictoire. Lorsqu'en cours d'instance, un précédent applicable au litige modifie le terrain juridiquement approprié, le juge doit, dans tous les cas, permettre aux parties de débattre, soit en rouvrant l'instruction, soit, le cas échéant, en prenant une décision avant-dire droit dans laquelle il indique qu'il entend appliquer les règles qui résultent de la nouvelle jurisprudence (CE, Sect., 19 avril 2013, n° 340093, publié au recueil Lebon). Le deuxième arrêt sélectionné, et rendu le même jour, apporte des précisions sur l'office du juge administratif saisi d'une demande de récusation d'un expert. Ainsi, un expert ayant eu des relations professionnelles avec une partie au litige faisant l'objet de l'expertise peut être nommé par le juge administratif si ces relations n'existent plus (CE 2° et 7° s-s-r., 19 avril 2013, n° 360598, mentionné aux tables du recueil Lebon). Enfin, le dernier arrêt étudié, toujours daté du 19 avril 2013, est spécifique à l'office du juge d'appel et donne des indications intéressantes sur la place respective de l'effet dévolutif de l'appel et de l'évocation. Il ressort de l'arrêt que le juge d'appel qui se prononce à tort par la voie de l'évocation, alors qu'il aurait dû statuer dans le cadre de l'effet dévolutif, ne méconnaît pas son office si le litige se présente de manière identique (CE 2° et 7° s-s-r., 19 avril 2013, n° 361721, mentionné aux tables du recueil Lebon).
  • Un juge qui fait application des règles issues d'une jurisprudence nouvelle postérieure à la clôture de l'instruction méconnait le caractère contradictoire de la procédure s'il n'invite pas les parties à présenter leurs observations (CE, Sect., 19 avril 2013, n° 340093, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4174KCL)

Plus qu'un principe directeur, le principe du contradictoire est le principe matriciel de toute procédure. Le Conseil d'Etat impose le principe du contradictoire absolument à toutes les juridictions administratives sans exception, que les textes le prévoient ou non. Mais la valeur du principe a longtemps été incertaine et l'exigence du respect de ce principe peut être un exercice difficile pour le juge. Le Conseil d'Etat, en ce sens, est amené, à intervalles réguliers et tout en rappelant que cette préoccupation doit être au coeur d'une procédure équitable, à recadrer le principe ou plus prosaïquement à redéfinir ces contours.

On retrouve, en l'espèce et à l'origine du litige, une concession d'outillage public entre une chambre de commerce et d'industrie (CCI) et l'Etat pour la gestion d'un aérodrome. Sur le fond, la CCI demande le remboursement à l'Etat d'une somme de six millions d'euros au titre des avances qu'elle estimait avoir consenti à l'Etat dans l'accomplissement de cette gestion. Le tribunal administratif de Poitiers, puis la cour administrative d'appel de Bordeaux, ont rejeté la demande de la CCI tendant à l'annulation du refus implicite opposé par le ministre de l'Equipement.

C'est le préfet de Charente qui avait confié la gestion de l'aérodrome à la CCI sur le fondement de différents arrêtés. Or, s'agissant d'une concession d'outillage, le préfet était incompétent et la concession aurait dû résulter d'un arrêté pris par les ministres chargés de l'Economie et de l'Aviation civile. La cour administrative d'appel a, cependant, estimé que le vice tenant à l'incompétence du préfet pour accorder une telle concession n'était pas d'une gravité telle que le juge aurait dû écarter le contrat. Devant les juges du fond, les parties avaient exclusivement débattu, compte tenu des règles alors applicables, sur le terrain de la responsabilité quasi-contractuelle et sur le terrain de la responsabilité quasi-délictuelle. En d'autres termes, pendant l'instruction, elles avaient admis la nullité du contrat et débattaient sur le terrain de l'enrichissement sans cause, en prenant en compte l'état de la jurisprudence antérieur au 28 décembre 2009, date de l'arrêt "Commune de Béziers I" (1). La cour administrative d'appel a, elle, réglé l'affaire sur le terrain contractuel en faisant application d'une nouvelle règle applicable aux litiges contractuels apparue postérieurement à l'audience.

Cette nouvelle règle découle de la jurisprudence "Commune de Béziers I" précitée, intervenue donc postérieurement à la clôture de l'instruction. Elle fait prévaloir l'exigence de loyauté des relations contractuelles sur l'annulation du contrat et applique donc le principe du maintien du contrat, sauf vice d'une particulière gravité ou contenu illicite. L'arrêt énonce une règle désormais bien connue, selon laquelle "il incombe en principe au juge, saisi d'in litige relatif à l'exécution d'un contrat, de faire application du contrat" (2). Et "c'est seulement dans le cas où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, qu'il ne peut régler le litige sur le terrain contractuel" (3). En cas de litige résultant de l'exécution du contrat, les parties ne peuvent donc le remettre en cause que de façon très limitée et leur différend doit être résolu par priorité sur la base du contrat.

Comme dit précédemment et faisant application de cette jurisprudence, la cour juge que l'incompétence du préfet pour signer la concession n'était pas d'une gravité telle qu'elle devait écarter le contrat dès lors qu'il résultait, notamment, du dossier soumis au juge du fond que les ministres concernés avaient approuvé l'opération. Le litige devant prioritairement être réglé au regard du droit de la responsabilité contractuelle, la nouvelle règle conduisait à juger que le contrat, que les parties s'étaient accordées à considérer illégal, ne pouvait plus être écarté et devait donc être maintenu pour trancher le litige.

Sur le fond, le juge d'appel n'a pas été contredit par le Conseil d'Etat, celui-ci ayant exercé son office sur le terrain juridiquement approprié. Par contre, sur la forme, il aurait dû, l'instruction étant close à la date de la décision "Commune de Béziers I", rouvrir l'instruction et inviter les parties à s'exprimer sur les conséquences de la nouvelle jurisprudence. La Haute juridiction a donc estimé que la cour bordelaise avait "méconnu le caractère contradictoire de la procédure" en n'invitant pas les parties à présenter leurs observations. En agissant de la sorte, le juge se rattache simplement aux exigences du contradictoire sans soulever d'office un moyen à soumettre à la contradiction. L'obligation d'informer préalablement les parties ne relevant pas de la procédure particulière prévue pour les moyens d'ordre public (CJA, art. R. 611-7 N° Lexbase : L3102ALH).

Le Conseil d'Etat propose deux solutions pour permettre aux parties d'exprimer leur point de vue. La solution la plus naturelle consiste à rouvrir l'instruction après la radiation du rôle si le revirement intervient très peu de temps avant l'audience. La seconde solution consiste à ce que la juridiction rende une décision avant-dire droit en indiquant la solution qu'elle entend donner au litige et en invitant les parties à formuler leurs observations.

En agissant de la sorte, le juge suprême complète sa jurisprudence relative à l'effet des revirements de jurisprudence. La solution est évidement à mettre en avant à travers l'application du principe du contradictoire mais elle témoigne des implications nouvelles de la consécration du principe de sécurité juridique. Ce principe conduit les magistrats à renforcer les garanties au profit des justiciables tout en accroissant conjointement leurs pouvoirs. En l'espèce, le Conseil d'Etat prolonge le courant jurisprudentiel par lequel il cherche à modérer les atteintes que peuvent porter ses revirements de jurisprudence au principe de sécurité juridique. Il reconnaît ainsi le droit des justiciables de ne pas voir leur situation légalement acquise brutalement bouleversée par un revirement de jurisprudence sans pouvoir en débattre. Si la modification apportée à l'interprétation traditionnelle d'une règle de droit demeure en principe rétroactive, ce principe n'est désormais plus absolu. La jurisprudence d'espèce s'ajoute ainsi à celle qui avait permis la modulation des effets des annulations contentieuses (4) ou celle qui avait permis au juge de moduler dans le temps les effets de ses décisions au cas où une décision de rejet mettant fin à la suspension d'un acte administratif est prononcée (5) voire, enfin, celle qui avait donné la possibilité au juge administratif de n'appliquer que pour le futur ses revirements, notamment en matière contractuelle (6).

Si auparavant la sécurité juridique était nécessairement sacrifiée face au progrès du droit, fusse-t-il jurisprudentiel, ledit progrès passe désormais par une meilleure prise en compte des aspirations des justiciables à un plus grand respect de ce principe. La prudence est toutefois de mise s'agissant d'un principe délicat à manipuler car il peut amener à précariser davantage la situation des administrés au lieu de la sécuriser.

  • Un expert ayant eu des relations professionnelles avec une partie au litige faisant l'objet de l'expertise peut être nommé par le juge administratif si ces relations n'existent plus (CE 2° et 7° s-s-r., 19 avril 2013, n° 360598, mentionné aux tables du recueil Lebon [LXB= A4184KCX])

Vertu inhérente à la fonction du juge, l'impartialité est aujourd'hui un concept des plus délicats à saisir dans la mesure où, devenu un droit fondamental et substantiel auquel toute personne est en droit de prétendre, il est naturellement, par suite, appelé à être garanti par tous les pouvoirs publics constitutionnels, administratifs et juridictionnels. C'est la récusation qui est, chronologiquement, le premier moyen offert au requérant pour infléchir le cours d'une procédure dans l'hypothèse où il estimerait que le principe d'impartialité, dans son versant subjectif, s'oppose à ce que tel membre de la juridiction prenne part au débat. Ouverte même sans texte, la voie de la récusation est expressément prévue, s'agissant de la juridiction administrative, par les dispositions du Code de justice administrative.

L'article L. 721-1 de ce code (N° Lexbase : L3180ALD) dispose, à cette fin et au niveau législatif, que "la récusation d'un membre de la juridiction est prononcée, à la demande d'une partie, s'il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité". L'article R. 621-6 (N° Lexbase : L5881IGW) étend le champ d'application de cet article aux experts et sapiteurs et les articles R. 621-6-1 (N° Lexbase : L5945IGB) à R. 621-6-4 fixent la procédure à suivre. Cette procédure s'organise de la façon suivante : une demande écrite doit être établie par la partie récusante, une réponse de la personne dont la récusation est demandée doit être transmise et, enfin, uniquement dans le cas où cette dernière n'acquiesce pas à la demande, la juridiction, par une décision non motivée, se prononce sur la demande, après audience publique dont l'expert et les parties sont avertis.

Les procédures de récusation des experts ou des sapiteurs sont rares et la jurisprudence qui les concerne quasiment inexistante, d'où l'intérêt de la présente espèce. Il ressort des faits que, lors d'un litige entre un centre hospitalier et les constructeurs du nouvel hôpital de la ville, un expert a été nommé par ordonnance du juge des référés du tribunal administratif, à la demande des deux sociétés, avec pour mission, notamment, de déterminer les causes du retard du chantier de construction. Le centre hospitalier demande alors la récusation de cet expert en raison d'une possible partialité. Cette personne avait, neuf ans avant sa nomination en tant qu'expert par le juge, occupé les fonctions de directeur d'une société ayant participé à un groupement d'entreprises avec une société partie au litige, en vue de l'attribution d'un marché. Le tribunal administratif de Nîmes et la cour administrative d'appel de Marseille ont respectivement rejeté la demande du centre hospitalier tendant à la récusation de l'expert.

C'est d'abord la question de la motivation de la décision juridictionnelle prononcée par les juges du fond qui a, dans un premier temps, été posée au Conseil d'Etat. Pour y répondre, le juge se réfère, dans un premier temps, à son avis contentieux du 23 mars 2012 (7) dans lequel il lève une interrogation importante qui portait sur la nature de la "décision" rendue par la juridiction, saisie d'une demande de récusation d'un expert. L'avis précise qu'en dépit du terme "décision" utilisée sans autre précision par l'article R. 621-6-4 (N° Lexbase : L5971IGA), il s'agit bien d'une décision de nature juridictionnelle. Le souci est que le même article précise que la décision est "non motivée". Or, la motivation des décisions juridictionnelles constitue un principe fondamental de la procédure administrative contentieuse (8). C'est une garantie fondamentale du justiciable contre les risques liés à la partialité et à l'arbitraire. Le jugement, mieux compris, est censé être mieux accepté par les justiciables et la motivation permet, de même, un contrôle des juridictions supérieures sans lequel ce double degré de juridiction ne fonctionnerait pas. Ce principe fondamental semblerait, a priori, avoir vocation à s'appliquer à une décision de refus de révocation d'un expert dans la mesure où elle entre dans la catégorie des jugements.

Pour autant, le Conseil d'Etat fait une lecture "utile" de l'expression, précisant que l'article en question n'a pas entendu écarter la règle générale de motivation des décisions juridictionnelles. En agissant de la sorte, il tend simplement à prendre en compte les exigences d'une bonne administration de la justice, ainsi que les particularités de chaque affaire qui peut aborder la vie privée, la probité ou la réputation professionnelle de l'expert. Aussi, pour ne pas ignorer ces considérations, le juge peut se limiter à énoncer "qu'il y a lieu" ou "qu'il n'y a pas lieu" de récuser l'expert. L'article R. 621-6-4 n'écarte pas l'application générale du principe de motivation mais l'adapte, en fait, à des circonstances de fait. C'est une sorte de souplesse donnée au juge sans vouloir porter atteinte à un principe fondamental du droit. La décision est "non motivée", mais pas dans des conditions susceptibles de porter atteinte à des droits protégés. Dans la décision d'espèce, le Conseil d'Etat rappelle cette jurisprudence et le fait que ces dispositions n'imposent pas au juge d'expliciter dans sa décision les raisons pour lesquelles il estime devoir user de cette faculté de limiter ainsi la motivation de sa décision.

Ensuite, dans un second temps, le Conseil d'Etat vient préciser ce que doit être précisément l'office du juge en pareilles circonstances. Il est alors tenu de rechercher si, eu égard à leur nature, à leur intensité, à leur date et à leur durée, les relations directes ou indirectes entre cet expert et l'une ou plusieurs des parties au litige sont de nature à susciter un doute sur son impartialité. En particulier, doivent, en principe, être regardées comme suscitant un tel doute les relations professionnelles s'étant nouées ou poursuivies durant la période de l'expertise. En l'espèce, eu égard à l'ancienneté des faits en cause à la date de la désignation de l'expert, à la nature et à l'intensité des relations avec la société partie au litige, cette personne n'étant plus dirigeant de la société lors de la période d'exécution du marché relatif à la construction de l'hôpital, il n'existait aucun obstacle à ce qu'elle accomplisse sa mission d'expert confiée par le juge. C'est donc à bon droit que la cour a estimé que l'expert désigné pouvait accomplir sa mission, celle-ci n'ayant pas "inexactement qualifié les éléments soumis à son examen en estimant, par une décision suffisamment motivée", et que le parcours professionnel de l'expert dans le secteur du bâtiment et des travaux publics "ne révélait aucun élément actuel qui ferait obstacle à ce qu'il accomplisse la mission confiée par le juge des référés".

Cette précision de l'office du juge par le Conseil d'Etat est plus que la bienvenue dans la mesure où l'avis sur la motivation de la décision de récusation était si nuancé qu'il en devenait difficilement compréhensible. Le juge peut motiver puisqu'il est soumis à cette exigence mais il peut régulièrement ne pas le faire. Pour autant, préciser l'office du juge sans amener à établir l'exigence de motivation peut continuer à apparaître comme une démarche à contre-courant dans un contexte social semblant marqué par une montée des exigences de transparence dont la motivation des décisions de justice constitue un aspect important. Ce n'est pas la première fois que le Conseil d'Etat est conduit à concilier l'exigence de motivation des décisions juridictionnelles avec le respect d'un secret protégé, mais la motivation des décisions est en quelque sorte sacrifiée au profit d'une bonne administration de la justice ; or, il semble quand même que les deux mesures sont là pour permettre de lutter contre l'arbitraire.

  • Le juge d'appel qui se prononce à tort par la voie de l'évocation alors qu'il aurait dû statuer dans le cadre de l'effet dévolutif ne méconnait pas son office si le litige se présente de manière identique (CE 2° et 7° s-s-r., 19 avril 2013, n° 361721, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4185KCY)

La garantie du rejugement en droit et en fait qu'offre le double degré de juridiction suppose qu'un certain nombre de conditions soient remplies, afin que la juridiction d'appel statue avec la même plénitude et la même impartialité que les premiers juges. Toutefois, cette garantie rencontre des limites qui tiennent aux pouvoirs du juge d'appel qui ne favorisent pas toujours le double degré de juridiction. C'est dans l'effet dévolutif de l'appel que réside la garantie d'un rejugement impartial de l'affaire, celui-ci signifie que l'ensemble du litige en droit et en fait est soumis au juge d'appel dans les limites des conclusions présentées en appel. L'effet dévolutif correspond à l'office normal du juge d'appel qui procède à un rejugement de l'affaire après un premier examen par la juridiction de première instance. Cet office comporte, néanmoins, deux limites, le cadre du procès tel qu'il avait été fixé en première instance et la volonté des parties, exprimées par le double adage : il n'est dévolu qu'autant qu'il a été jugé et qu'autant qu'il a été appelé.

Il en va différemment de l'évocation. Lorsque les premiers juges ne se sont pas prononcés de manière régulière sur le bien-fondé de la demande qui leur était soumise, notamment en ce qui concerne l'appréciation de leur compétence, le juge d'appel peut choisir entre deux issues : constater cette irrégularité et renvoyer l'affaire aux premiers juges, ou évoquer l'affaire. Dans ce dernier cas, le juge d'appel statue lui-même sur le fond après avoir annulé le jugement de première instance, par exception à la règle du double degré de juridiction. L'erreur des premiers juges est alors telle que le juge d'appel annule le premier jugement. Le litige est considéré comme n'ayant jamais été jugé.

L'effet dévolutif de l'appel et l'évocation sont souvent confondus. Or, la dévolution et l'évocation répondent à des régimes très différents dont la méconnaissance conduit à des cassations sachant, notamment, que la dévolution a, pour la cour administrative d'appel, un caractère impératif, alors que l'évocation, qui se traduit, dans un souci de célérité, par une amputation du double degré de juridiction, revêt pour elle un caractère facultatif relevant de la seule appréciation du juge. L'arrêt d'espèce est une parfaite illustration de cette possible confusion entre effet dévolutif et évocation.

A l'origine du litige, une commune avait conclu une délégation de service public avec une société générale de restauration pour assurer le service de restauration scolaire pendant une durée de cinq ans. Ce contrat a été prolongé par un avenant portant la durée de la convention à quinze ans. Celui-ci a été pris deux semaines avant la promulgation de la loi "Sapin" (loi n° 93-122 du 29 janvier 1993, relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques N° Lexbase : L8653AGL), sans procédure de publicité ni mise en concurrence. Quelques années plus tard, la commune a résilié unilatéralement le contrat pour motif d'intérêt général. Le cocontractant a, alors, saisi le juge pour qu'il constate l'existence de factures impayées tout en demandant l'annulation de la mesure de résiliation. La commune a, pour sa part, présenté des conclusions indemnitaires reconventionnelles.

Par jugement avant-dire droit, le tribunal administratif de Versailles a relevé la nullité du contrat et a statué sur le terrain des responsabilités quasi-contractuelle et quasi-délictuelle avant de constater, par jugement classique et de manière plus solennelle, la nullité du contrat conclu entre les parties, rejetant la demande d'annulation de la décision de résiliation prise par la commune, les demandes de paiement et les demandes indemnitaires formulées sur un fondement contractuel. La cour administrative d'appel de Versailles a confirmé la nullité du contrat et rejeté les conclusions de la société de restauration contestant la part de responsabilité laissée à sa charge. Le Conseil d'Etat s'est ensuite prononcé sur la résiliation en requalifiant la délégation en contrat de marché public, et en confirmant l'annulation mais il annule, néanmoins, l'arrêt en tant seulement que le juge d'appel avait rejeté les conclusions de la société de restauration contestant le partage de responsabilité. Le Conseil d'État a, en conséquence, renvoyé l'affaire devant la cour administrative d'appel de Versailles qui a donc statué une seconde fois sur la même affaire dans la limite du renvoi après cassation (9), en bénéficiant, cette fois, de l'analyse du Conseil d'Etat (10).

Le juge d'appel de renvoi s'est prononcé à nouveau sur le jugement qui avait fixé les parts respectives de responsabilité mais il s'est également prononcé sur l'appel dirigé contre le jugement statuant sur les conclusions indemnitaires des parties rendu trois ans après le premier jugement. Il annule le premier jugement et, par voie de conséquence, le second jugement. Statuant, ensuite, par la voie de l'évocation sur les demandes, le juge d'appel condamne, d'une part, la société de restauration à verser à la commune une somme avec intérêts légaux au titre des dépenses utiles sur le fondement de l'enrichissement sans cause et, condamne, d'autre part, la commune à verser à la société de restauration une somme avec intérêts légaux et capitalisation au titre du bénéficie manqué sur le fondement quasi-délictuel.

Pour le Conseil d'Etat, à nouveau saisi, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit en ne s'estimant pas tenue par l'effet dévolutif de l'appel et en décidant de statuer par la voie de l'évocation. Seul un fondement sur l'irrégularité des jugements soumis aurait pu justifier l'évocation. Elle ne pouvait donc statuer que par l'effet dévolutif et, dans ce, cas la décision est irrégulière et doit donc normalement être annulée (11). Le Conseil d'Etat tempère, néanmoins, cette jurisprudence en l'espèce en montrant que, si la cour a agi par évocation, cette erreur n'a pu avoir aucune incidence sur le jugement du litige qui se présentait de manière identique selon que la cour statue dans le cadre de l'effet dévolutif de l'appel ou, comme elle l'a fait, qu'elle se prononce par la voie de l'évocation. Par suite, et dans les circonstances particulières de l'espèce, les moyens tirés de l'erreur de droit relatif à l'évocation sont inopérants.

La tendance jurisprudentielle actuelle voit dans l'effet dévolutif l'office normal du juge d'appel. A priori, l'arrêt d'espèce ne s'inscrit pas dans cette logique puisque l'évocation du juge n'est pas remise en question par le Conseil d'Etat. On peut citer à tire d'exemple de cette tendance, l'arrêt "Mlle Maltseva" (12) où, revenant sur une jurisprudence bien établie (13), la section du contentieux déplace le curseur qui s'était établi entre effet dévolutif de l'appel et évocation à la lumière de nouvelles considérations de politique jurisprudentielle. Le juge affirme, notamment, que "le fait, pour le juge de première instance, d'écarter à tort un moyen comme irrecevable, ne constitue pas une irrégularité de nature à entraîner l'annulation du jugement par le juge d'appel [...]". Cette solution rétablit nettement la distinction entre effet dévolutif et évocation, selon lequel l'évocation joue lorsque le premier juge n'a pas régulièrement statué tandis que l'effet dévolutif de l'appel joue dans le cas inverse et qu'il n'y a pas obligation de commencer par annuler la décision du juge du fond. En effet, on ne peut assimiler l'omission de répondre à un moyen qui peut être considéré comme un manquement sérieux à l'office du juge et qui est une cause d'évocation au fait de déclarer un moyen irrecevable. Dans ce dernier cas, le juge s'est trompé dans la réponse en droit à donner au moyen soulevé, mais il ne l'a aucunement ignoré. Une telle irrégularité ne mérite pas d'encourir la sanction de l'annulation. Le juge d'appel ne peut alors, dans le cadre de l'effet dévolutif de l'appel, que relever cette erreur et se prononcer sur le bien-fondé du moyen écarté à tort comme irrecevable.

Mais si l'évocation n'est pas remise en cause par le juge, l'arrêt confirme, par contre, la tendance actuelle emprunte de réalisme affichée par le Conseil d'Etat encourageant les magistrats à renforcer les garanties offertes aux justiciables contre l'instabilité juridique ou l'instabilité du droit. Que le juge d'appel procède lui-même au règlement complet du litige ou bien qu'il admette la présentation de demandes ou moyens nouveaux, le recours en appel est utilisé comme une voie d'achèvement du procès. A partir du moment où l'office du juge n'est pas affecté par une irrégularité de procédure, le moyen devient inopérant, l'erreur de droit n'existe pas même si la procédure est irrégulière. Par la sorte, le juge ne se contente plus de trancher le litige, il apaise le conflit en fixant lui-même l'importance de la règle jurisprudentielle et en évaluant son implication réelle. C'est là encore un témoignage supplémentaire du développement de l'office du juge administratif qui se reconnaît une pleine liberté d'interprétation dans son rôle de garant de la stabilité de la norme juridique mais c'est, là aussi, encore un moyen qui doit, au final, amener à sécuriser la situation des administrés au lieu de la précariser et non le contraire. Le "juge interprète" ne doit pas au final se transformer en "administrateur juge".


(1) CE, Ass, 28 décembre 2009, n° 304802, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0493EQC), Rec. CE, p. 509, RFDA, 2010, p. 506, concl. E. Glaser, p. 519, note D. Pouyaud, D., 2011, p. 472, obs. S. Amrani Mekki, AJDA, 2010, p. 142, chron. S.-J. Lieber et D. Botteghi.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) CE, Ass., n° 255886, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1829DCQ) ; CE 2° et 7° s-s-r., 23 février 2005, n° 264712, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7529DGX), Rec. CE, p. 71 ; CE, Sect., 25 février 2005, n° 247866, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8439DGN), Rec. CE, p. 86.
(5) CE, Sect., 27 octobre 2006, n° 260767, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4778DSR), Rec. CE, p. 451.
(6) CE, Ass., 16 juillet 2007, n° 291545, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4715DXW).
(7) CE, avis, 23 mars 2012, n° 355151, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4425IGY).
(8) Cf. le principe de motivation obligatoire des jugements posé à l'article L. 9 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2616ALH), selon lequel "les jugements sont motivés".
(9) CAA Versailles, 5ème ch., 14 juin 2012, n° 07VE00670 (N° Lexbase : A0924IQB).
(10) CE 2° et 7° s-s-r., 5 juin 2009, n° 298641, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7215EHP).
(11) CE 1° et 6° s-s-r., 18 juin 2007, n° 279194, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8590DW3).
(12) CE, Sect., 16 mai 2003, n° 242875, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1667B9M), JCP éd. A, 2003, n° 1577, obs. V. Tchen, AJDA, 2003, p. 1154, chron. F. Donnat et D. Casas.
(13) CE, 19 février 1958, Staub, Rec. CE, Tables, p. 994 ; CE, 22 mai 1963, Viallet, Rec. CE, p. 320 ; CE 5° et 10° s-s-r., 6 novembre 1987, n° 47690, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3957APA), Rec. CE, Tables, p .903.

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