Réf. : Cass. com., 4 décembre 2012, F-P+B, n° 10-16.280 (N° Lexbase : A5686IYA)
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par Deen Gibirila, Professeur à la Faculté de droit et science politique (Université Toulouse I Capitole)
le 24 Janvier 2013
I - L'arrêt rapporté concerne le rachat d'actions attribuées à un salarié au titre d'un plan d'épargne entreprise établi en 1998 auquel il avait adhéré, lui permettant ainsi d'être titulaire de 11 274 actions de la société holding. Ce salarié, directeur d'établissement d'une société anonyme d'expertise comptable et de commissariat aux comptes, avait signé en sa qualité d'actionnaire une "charte des associés". Il s'agissait plus précisément d'un pacte faisant état d'une promesse de revendre irrévocablement ses titres aux membres du conseil d'administration ou à la personne qu'ils choisiraient de se substituer en cas de départ de la société, notamment s'il venait à perdre la qualité de salarié. Ladite charte prévoyait une méthode de calcul du prix de cession de l'action.
Bien que démissionnaire de son poste le 30 décembre 2002, avec prise d'effet au 30 juin 2003, le salarié a refusé le prix de cession proposé de ses actions avoisinant 193 000 euros. Les sociétés du groupe l'ont alors assigné en justice aux fins de céder ses titres au prix demandé. Déboutées en première instance en ce qui concerne le montant des titres litigieux évalués à 400 000 euros par l'expert désigné en justice par ordonnance du président du tribunal de grande instance à l'initiative du titulaire des droits sociaux, les sociétés demanderesses ont obtenu gain de cause auprès de la cour d'appel de Paris statuant le 6 septembre 2011. Cette dernière, infirmant le jugement initial, a ordonné la cession à un prix approximatif de 191 000 euros, au motif que les parties ne se sont pas entendues sur l'intervention d'un expert en cas de désaccord entre elles.
S'estimant lésé par la décision, l'ancien salarié a porté l'affaire en justice dans le cadre d'un recours en cassation fondé, d'une part, sur les dispositions relatives au plan d'épargne entreprise, d'autre part, sur l'atteinte portée aux dispositions de l'article 1843-4 du Code civil. Son pourvoi est rejeté sur le premier terrain au motif que les énonciations de l'article L. 443-5 du Code du travail (N° Lexbase : L4237HWT), devenu l'article L. 3332-30 de ce code (N° Lexbase : L0797ICI), ne concernent pas la cession des actions détenues par le salarié au sein d'un plan d'épargne entreprise. En revanche, son recours est accueilli sur le second, la décision de la juridiction d'appel étant censurée au visa de l'article 1843-4 précité.
II - La question posée aux juges, notamment de la Cour de cassation, est de savoir si l'adhésion par les parties à la méthode de valorisation préétablie et mentionnée dans la promesse irrévocable de vente constitue ou non un obstacle à la sollicitation en justice par l'une d'elles de l'intervention d'un expert aux fins d'évaluation des titres litigieux.
La solution semble donnée par l'article 1843-4 du Code civil, sans toutefois que la difficulté soit complètement résolue en raison du doute suscité par le terme "contestation". Révèle-t-il une absence complète d'accord entre les parties ou la possibilité pour l'une d'elle, désapprouvant l'évaluation des parts sociales cédées proposée par l'autre ou, comme en l'espèce, celle inscrite dans la promesse irrévocable de vente et initialement acceptée par toutes deux, d'agir en demande d'une évaluation faite par un expert ?
En la matière, l'article L. 228-24, alinéa 2, du Code de commerce (N° Lexbase : L8379GQE) renvoie à l'article 1843-4 du Code civil pour la détermination du prix des titres de capital ou des valeurs mobilières donnant accès au capital, à défaut d'accord entre les parties. Que faut-il entendre par "défaut d'accord entre les parties" ? Comment concevoir un défaut d'accord quand, c'est ici le cas, les parties se sont auparavant entendues sur les règles de fixation du prix des parts cédées ? L'accord sur celles-ci n'exclut-il pas le recours en justice d'une expertise ? Ce sont autant d'interrogations auxquelles ont été confrontés les juges du fond en première et seconde instance et, à présent, le juge du droit, les uns et les autres y apportant des réponses divergentes.
La logique commande, en pareille circonstance, d'envisager l'une ou l'autre des deux situations suivantes :
- soit que la cession a été prévue à un prix déterminé ou déterminable, auquel cas il suffit au moment de la réalisation de celle-ci d'appliquer les règles préétablies, le juge ne devant être saisi qu'en cas de litige lié à une inapplication, une mauvaise ou une fausse application de ces dernières ;
- soit que la cession est entrevue sans que le prix ait été déjà fixé, et que le différend porte sur la détermination de celui-ci, auquel cas afin d'obtenir satisfaction, la partie mécontente va saisir le juge d'une demande de désignation d'un expert chargé d'évaluer les actions ou parts sociales cédées ou à céder.
Or, la Cour de cassation ne semble pas avoir adopté cette démarche. La solution actuellement retenue est le résultat d'une jurisprudence initiée par l'arrêt de la Chambre commerciale du 4 décembre 2007 (4), suivi par ceux du 5 mai 2009 (5) et du 24 novembre 2009 (6). Selon le premier arrêt de 2009, l'expert chargé d'apprécier la valeur des droits cédés demeure entièrement libre d'ignorer toute méthode de valorisation prévue ou préconisée par les parties, faute pour celles-ci de s'accorder sur les modalités d'évaluation ou sur l'expert à désigner, le président du tribunal n'ayant pas, non plus, le pouvoir de préciser la mission de l'expert selon les règles applicables à l'expertise judiciaire (7). Le second arrêt de 2009 considère que l'expert ne peut faire abstraction de la clause de prix mentionnée dans une promesse extra-statutaire quand l'option a été déjà levée, par conséquent, lorsque la vente a été réalisée. Au contraire, il peut s'en extraire tant que celle-ci n'est pas intervenue.
Cette orientation jurisprudentielle paraît de prime abord quelque peu surprenante dans la mesure où elle semble faire fi de la volonté des parties contractantes. Celles-ci ne sont pas vraiment libres de convenir du prix de cession des actions ou des parts sociales. L'expert désigné à l'amiable ou par le juge demeure d'une certaine manière maître du jeu, quand bien même les parties se seraient préalablement entendues sur les règles à mettre en oeuvre, ou refuseraient ensuite de les appliquer, comme c'est le cas en l'espèce. Comment alors la justifier, sinon par le souci de mettre l'associé retiré ou exclu de la société à l'abri de tout risque d'être victime d'une évaluation trop faible de ses droits sociaux, en particulier lorsqu'il se trouve contraint de partir de celle-ci sans se trouver en position de force ou du moins d'égalité, pour négocier valablement leur rachat. Dans cette hypothèse, il s'avère souhaitable et équitable de recourir à la parole de l'expert, homme de l'art, qui doit s'imposer aux parties et au juge, à moins qu'il se soit grossièrement trompé dans l'évaluation des titres (8).
III - En réalité, si on prend à la lettre ses termes, l'article 1843-4 du Code civil dont les dispositions sont d'ordre public prévoit de s'en remettre en cas de "contestation" sur la valeur des droits sociaux, à un expert désigné par les parties ou, "à défaut d'accord" entre elles, par le président du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible.
A priori, "défaut d'accord" ne signifie pas nécessairement "désaccord" ; le premier terme traduit une "absence d'accord" préalable, tandis le second signale des positions antagoniques sur un point déjà existant qui rendent impossible un accord. Il est vrai que le "désaccord" peut résulter du "défaut d'accord", en ce que, en "l'absence d'accord", les parties ont vainement tenté de s'accorder et, en définitive, il y a eu "désaccord". C'est semble-il le sens retenu par l'article 1843-4 du Code civil qui assimile le "défaut d'accord" au "désaccord".
Le "défaut d'accord" ou "désaccord" constitue l'origine de la "contestation" qu'énonce l'article 1843-4. Celle-ci émane de l'une des parties à l'égard d'une décision prise par l'autre et réciproquement. Par ailleurs, la contestation peut provenir de l'une d'elles à l'encontre d'un accord passé entre elles et qu'elle remet en cause, notamment en dénonçant son caractère inéquitable ou contraire à la loi.
En l'espèce, il y a bien eu un accord car le salarié réfractaire, en signant la charte des associés du groupe, s'est engagé à céder ses parts sociales par une promesse de vente irrévocable à un prix déterminé par un mode de calcul prévu par cette charte. Or, l'accord dont fait état l'article 1843-4 est celui relatif à la personne de l'expert nommé à la suite de la "contestation". Celui-ci est désigné soit par les parties, en cas d'accord entre elles, soit par le juge, à "défaut d'accord", c'est-à-dire de "désaccord". Dans la présente affaire, il y a bien eu "contestation" impliquant l'obligation de s'adresser à un expert. Le salarié quittant la société a critiqué la solution initialement retenue d'un commun accord par lui et les sociétés du groupe. Aussi a-t-il légitimement sollicité et obtenu en justice la désignation d'un expert avec pour mission d'évaluer ses droits sociaux, conformément à l'article 1843-4 du Code civil. Ce dernier a fixé à 400 000 euros le montant de ses titres.
Statuant sur cette affaire, la cour d'appel avait motivé sa décision infirmative du jugement rendu en première instance par le "défaut d'accord", mais avait omis un élément important de l'article 1843-4 du Code civil, à savoir la "contestation" à partir de laquelle le salarié, bien que signataire de la charte, fonde son pourvoi en cassation qu'accueille très justement la Chambre commerciale. Il importe donc peu, contrairement à ce qu'invoque la juridiction du second degré, que les parties n'aient pas convenu en cas de désaccord de désigner un expert pour la détermination du prix de cession des actions, puisqu'une "contestation" suffit pour donner droit à l'une d'elles, en l'occurrence le salarié récalcitrant, de saisir la justice d'une demande d'expertise de ses titres.
Tel est le fondement de la censure opérée par la Chambre commerciale de la Cour de cassation qui résulte de la stricte application de l'article 1843-4, à l'instar des arrêts des 4 décembre 2007, 5 mai 2009 et 24 novembre 2009 (9), dans le droit fil desquels se situe l'actuelle décision du 4 décembre 2012. Elle ne bouleverse donc pas la matière. A l'image de la plupart des précédentes décisions, elle s'expose à être qualifiée d'attentatoire à la volonté des parties, traduisant ainsi un "absolutisme jurisprudentiel" (10) ; à tort semble-t-il puisqu'elle applique à la lettre l'article 1843-4 qui ne saurait être interprétée autrement qu'elle ne l'est actuellement par la Cour de cassation, sauf à en dénaturer le sens. Tout au plus, conviendrait-il pour qu'il en fût différemment que le législateur en modifia la teneur.
Toujours est-il que la cour d'appel de renvoi, celle de Paris autrement composée, devra vérifier que les conditions d'application de l'article 1843-4 sont bien remplies, en particulier que la contestation du prix a précédé la réalisation de la cession, ce point n'ayant pas été débattu auprès des juges.
(1) A. Couret, L. Cesbron, B. Provost, P. Rosenpick, J.-C. Sauzey, Les contestations portant sur la valeur des droits sociaux, Bull. Joly Sociétés, 2001, p. 1052.
(2) Cass. civ. 3, 28 mars 2012, n° 10-26.531, FS-P+B (N° Lexbase : A9931IGW) Lexbase Hebdo n° 291, 5 avril 2012 - édition affaires (N° Lexbase : N1228BTN).
(3) Pour les études les plus récentes, J. Moury, Droit des ventes et des cessions de droits sociaux à dire de tiers, Dalloz Référence, 2011/2012 ; M. Buchberger, Cessions de droits sociaux et exigence d'un prix déterminable, D., 2012, Chron. p. 1632 ; B. Dondero, Article 1843-4 du Code civil : clarifications suggérées, Mélanges D. Tricot p. 640, Dalloz-Litec, 2011.
(4) Cass. com., 4 décembre 2007, n° 06-13.912, FS-P+B (N° Lexbase : A0299D3H), Bull. civ. IV, n° 258 ; nos obs., Le caractère d'ordre public de l'article 1843-4 du Code civil relatif à la détermination par expertise de la valeur de droits sociaux, Lexbase Hebdo n° 295 du 6 mars 2008 - édition privée (N° Lexbase : N3475BEG) ; JCP éd. E 2008, n° 5, 1159, note H. Hovasse et n° 31, 2001, note C. Grimaldi ; Bull. Joly Sociétés, 2008, p. 216, note F.-X. Lucas ; Rev. sociétés, 2008, p. 341, note J. Moury ; Dr. Sociétés, 2008, n° 23, obs. R. Mortier ; écartant les règles statutaires d'évaluation du prix de rachat de parts sociales, en ce qu'elles ont contrevenu aux dispositions d'ordre public de l'article 1843-4 du Code civil.
(5) Cass. com., 5 mai 2009, n° 08-17.465, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7605EGR), Bull. civ. IV, n° 61 ; J.-B. Lenhof, La liberté de l'expert : précisions sur le régime de mise en oeuvre de l'expertise des droits sociaux de l'article 1843-4 du Code civil, Lexbase Hebdo n° 355 du 18 juin 2009 - édition privée (N° Lexbase : N6556BKZ) ; BRDA 9/2009, n° 1 ; D., 2009, jur. p. 2195, note B. Dondero ; Dr. sociétés juin, 2009, n° 114, obs. R. Mortier ; Rev. sociétés, 2009, p. 503, J. Moury ; Bull. Joly Sociétés, 2009, p. 529, obs. F.-X. Lucas et p. 728, note A. Couret ; Gaz. Pal., 16 juin 2009, n° 167, p. 8, note M. Zavaro ; RTDCiv., 2009, p. 548, obs. P.-Y. Gautier ; sur cet arrêt, D. Gibirila, La libre évaluation des droits sociaux par l'expert de l'article 1843-4 du Code civil, RLDA, juillet 2009, n° 2386 ; v. aussi, H. Le Nabasque, Le champ d'application de l'article 1843-4 du Code civil, Bull. Joly Sociétés, 2009, p. 1018 ; J. Mestre, Quelques éclairages récents sur le rôle du juge dans la vie des sociétés, RLDA, juillet 2009, n° 2387.
(6) Cass. com., 24 novembre 2009, n° 08-21.369, FS-P+B (N° Lexbase : A1650EPS), Bull. civ. IV, n° 151 ; BRDA 5/2010, n° 25 ; nos obs., La contestation antérieure à la cession de droits sociaux, condition de nomination de l'expert de l'article 1843-4 du Code civil, Lexbase Hebdo n° 376 du 17 décembre 2009 - édition privée (N° Lexbase : N7046BMW) ; JCP éd. E, 2010, n° 6, 1146, note G. Mouy ; Rev. sociétés, 2010, p. 21, note J. Moury ; Bulletin Joly Sociétés, 2010, p. 318, note P. Le Cannu et H. Mathez ; sur cet arrêt, B. Petit, Cession ou rachat de droits sociaux : application de l'article 1843-4 du Code civil en présence d'une clause extrastatutaire de détermination du prix, RJDA, 4/2010, p. 319.
(7) C. proc. civ., art. 263 (N° Lexbase : L1796H4B) et s..
(8) Cass. com., 12 juin 2007, n° 05-20.290, F-D (N° Lexbase : A7842DWD), RJDA 10/2007, n° 974.
(9) Préc., notes 4, 5 et 6.
(10) R. Mortier, obs. s/s Cass. com., 4 décembre 2007, préc., note 4.
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