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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Voici comment, en 1803, devant le Corps législatif, Jean-Etienne-Marie Portalis introduisait, avec verve, l'article 2 du Code civil, dont les termes demeurent inchangés depuis 210 ans : "La loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a point d'effet rétroactif".
Quel regard poserait, aujourd'hui, le jurisconsulte de l'Empire devant l'essor des lois rétroactives, essentiellement en matière fiscale, et celui des lois de validation, lois opportunes s'il en est ?
Sans doute se rangerait-il de l'avis des Sages constitutionnels pour placer "l'intérêt général" en haut de la pyramide de Kelsen, mais encore faudrait-il que cet "intérêt général" ne soit pas dévoyé au point de perdre de sa légitimité et de sa pertinence.
C'est donc, sans doute, avec bienveillance que le Grand aigle de la Légion d'honneur accueillerait le récent dépôt de deux propositions de lois visant à encadrer la rétroactivité des lois fiscales. En effet, le 19 décembre 2012, plusieurs députés se sont émus de la nécessité d'une telle règle, visant à garantir une sécurité juridique dans la perspective du renforcement de l'attractivité du territoire français, notamment vis-à-vis des entrepreneurs et des investisseurs. Ils souhaitent ainsi limiter la rétroactivité des lois fiscales aux seuls allégements en matière d'impôts indirects -à l'image de la rétroactivité in mitius en matière pénale, favorable au prévenu-.
Comme il approuverait la décision de la rue de Montpensier, rendue le 15 janvier 2013, déclarant inconstitutionnel le paragraphe II de l'article 6 de la loi n° 2011-1898 du 20 décembre 2011, relative à la rémunération pour copie privée ; ces dispositions validant les rémunérations perçues en application de la décision n° 11 du 17 décembre 2008 de la commission dite "de la copie privée"au titre des supports autres que ceux acquis notamment à des fins professionnelles, annulée pourtant par le Conseil d'Etat le 17 juin 2011. Le Conseil constitutionnel a rappelé sa jurisprudence constante relative aux validations législatives qui doivent, notamment, poursuivre un but d'intérêt général suffisant. Et, en l'espèce, la validation visant à limiter, pour les instances en cours, la portée de l'annulation prononcée par le Conseil d'Etat, afin d'éviter que cette annulation ne prive les titulaires de droits d'auteur et de droits voisins de la compensation attribuée au titre de supports autres que ceux acquis, notamment, à des fins professionnelles et dont les conditions d'utilisation ne permettent pas de présumer un usage à des fins de copie privée, ne relève pas de l'intérêt général. Le Conseil a jugé que de tels motifs sont financiers et, à l'occasion d'instances portant sur des sommes dont l'importance du montant n'est pas établie, ne peuvent être regardés comme suffisants pour justifier une telle atteinte aux droits des personnes qui avaient engagé une procédure contentieuse avant la date de la décision du Conseil d'Etat.
Ces deux actualités placent, à nouveau, au coeur du débat juridique, d'abord, la question de l'intérêt général qui, pour le législateur, tend à se confondre avec l'intérêt financier ; ensuite, la question du rôle du juge constitutionnel quant à l'appréciation de cet intérêt général, cette appréciation conduisant, en fait, à juger de l'opportunité ou de l'intérêt politique d'une loi rétroactive ou d'une loi de validation.
A la première question, sur l'identité de l'intérêt général, bien entendu, la réponse est complexe, vaste et subjective. Il n'appartient pas à notre exercice rédactionnel d'approfondir plus avant cette "pierre angulaire de l'action publique, dont il détermine la finalité et fonde la légitimité". Depuis deux siècles, l'intérêt général est au coeur de la pensée politique française et occupe une place centrale dans la construction du droit public. Un rapport public du Conseil d'Etat, rendu en 1999, sur cette notion, illustre d'ailleurs toute la vivacité du débat et des interrogations modernes que suscite l'intérêt général, au point de parler de conception évolutive de la notion et d'une nécessité d'une formulation démocratique des fins d'intérêt général. Tout au plus, rappellerons-nous brièvement, pour ce qui concerne notre sujet, que, depuis le 22 juillet 1980, le Conseil constitutionnel fixe trois conditions cumulatives à la constitutionnalité d'une loi de validation : la non-immixtion dans l'exercice du pouvoir juridictionnel par le respect des décisions de justice devenues définitives ; le respect du principe de non-rétroactivité de la loi en matière pénale ; l'existence d'un motif d'intérêt général. Et si, dans un premier temps, les "raisons d'intérêt général" prises en considération ont eu pour objectif la préservation du fonctionnement du service public, d'autres objectifs ont été également admis par le Conseil constitutionnel, tels que la fin des divergences de jurisprudence pour éviter le développement de contestations dont l'aboutissement aurait pu entraîner des conséquences financières préjudiciables à l'équilibre des régimes sociaux ; la nécessité d'éviter un développement contentieux d'une ampleur telle qu'il aurait entraîné des risques considérables pour l'équilibre du système bancaire dans son ensemble et, partant, pour l'activité économique générale ; la préservation de la paix publique ou celle de l'équilibre financier de la Sécurité sociale. Pour autant, un motif purement financier n'est pas de nature à fonder une validation législative. C'est en substance ce que viennent de rappeler les Sages de la rue de Montpensier, comme ils avaient, en 1995 par exemple, invalidé les actions de recouvrement de la taxe sur la promotion de spécialités pharmaceutiques -le juge constitutionnel ayant estimé "qu'eu égard au montant des recouvrements concernés, les conditions générales de l'équilibre financier de la Sécurité sociale ne pouvaient être affectées de façon significative en l'absence de validation"-.
Un rapport du Sénat, en date du 10 février 2006, précisait ainsi que le juge constitutionnel, qui dans un premier temps n'exerçait qu'un contrôle de l'erreur manifeste sur le point de savoir si la menace pour l'intérêt général justifiait la mesure de validation, procède, désormais, à un véritable contrôle de proportionnalité in concreto tout en rappelant qu'"il ne dispose pas d'un pouvoir d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement" et qu'"il ne lui appartient pas de se prononcer en l'absence d'erreur manifeste sur l'importance des risques encourus".
Tel est bien le noeud gordien qui nous (pré)occupe aujourd'hui : dans quelle mesure le rôle du juge constitutionnel n'empiète-t-il pas sur celui du Parlement, lorsqu'il censure des mesures législatives pour rupture d'égalité devant la charge publique, en considération du caractère confiscatoire d'une imposition ou, encore, pour inintelligibilité de la loi déférée ? Quand la validation des conséquences financières d'une loi de validation tend désormais à ce que le Conseil constitutionnel dresse un véritable bilan avantages-inconvénients de la loi contestée, peut-on raisonnablement exclure le fait que les Sages de la rue de Montpensier jugent de l'opportunité politique d'une disposition législative ? Martin Collet, dans l'édition du Monde du 3 janvier 2013, estime même que le juge constitutionnel va bien au-delà du contrôle de cohérence : "il n'hésite pas à substituer sa propre vision de l'intérêt général à celle retenue par le Parlement [...] Ce faisant, il conteste aux élus de la Nation le monopole de la définition de ce qui est politiquement légitime".
L'intérêt général est-il si mal en point dans notre démocratie, pour que le juge constitutionnel le prenne sous sa coupe ? En vérité, à l'inspiration utilitariste de l'intérêt général, qui ne voit dans l'intérêt commun que la somme des intérêts particuliers, laquelle se déduit spontanément de la recherche de leur utilité par les agents économiques, le juge constitutionnel lui préfèrerait une inspiration d'essence volontariste, qui ne se satisfait pas d'une conjonction provisoire et aléatoire d'intérêts économiques, incapable à ses yeux de fonder durablement une société. L'intérêt général, qui exige le dépassement des intérêts particuliers, est d'abord, dans cette perspective, l'expression de la volonté générale, ce qui confère à l'Etat la mission de poursuivre des fins qui s'imposent à l'ensemble des individus, par delà leurs intérêts particuliers. En estimant que la préservation des intérêts de l'économie cinématographique et phonographique, et plus généralement de l'économie culturelle, ne relève pas de l'intérêt général, mais d'un intérêt purement financier, en censurant le paragraphe II de l'article 6 de la loi n° 2011-1898 du 20 décembre 2011, c'est bien une approche volontariste de l'intérêt général que consacre le Conseil constitutionnel.
L'introduction des lobbies au sein de l'édifice parlementaire, la méfiance des institutions juridiques et financières à l'égard de la sincérité et de la crédibilité des budgets proposés par les Gouvernants, l'inflation des lois de circonstance et la validation des erreurs normatives dues à la précipitation de la réaction législative ou règlementaire aux problèmes sociaux ou économiques conduisent, tout naturellement, les Sages à plus de... sagesse, et à sanctuariser un principe de l'intérêt général conforme à "la tradition républicaine française, qui fait appel à la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique", avant qu'il ne soit perdu dans les abîmes de la perplexité, de l'illégitimité et de la contestation populaire.
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