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par Pauline Le More, avocate au barreau de Paris, Cabinet LeMore Avocat
le 26 Janvier 2013
Saisi en 2002 par le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie après avoir pris connaissance d'une enquête menée par les services de la DGCCRF sur les pratiques mises en oeuvre dans le secteur de la distribution de matériels Hi-fi et Home cinéma, le Conseil de la concurrence a permis à la plupart des acteurs de ce marché d'échapper à une sanction pécuniaire moyennant la mise en oeuvre d'une procédure d'engagements, prévue au I de l'article L. 464-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L4967IUI).
C'est ainsi que par décision n° 06-D-28 du 5 octobre 2006 (N° Lexbase : X7410ADS), les sociétés Bose, Focal JM Lab et Triangle Industries s'engageaient principalement à modifier leurs contrats de distribution sélective ou à rédiger un avenant spécifique afin d'autoriser leurs distributeurs agréés, dans des conditions non restrictives, à vendre leurs produits sur internet. Même les deux gammes de produits à forte technicité de la société Focal JM Lab n'échappaient pas à la règle. Proposés à la vente en ligne, il était toutefois requis que ces produits fassent au préalable l'objet d'une écoute dans le magasin d'un distributeur agréé afin que le candidat à l'achat sur internet bénéficie de conseils personnalisés pour leur installation. Cette restriction à la vente sur internet était à l'époque justifiée, d'une part, par la haute technicité des produits en cause et, d'autre part, par le risque d'atteinte à l'image de marque de la société. Il était craint que le client achetant ou installant sans les conseils de professionnels ces produits n'en tire pas tous les avantages.
Seule la société Bang & Olufsen refusait de participer à la procédure d'engagements. La procédure devant le Conseil de la concurrence, devenu Autorité de la concurrence continuait donc à son égard. L'instruction était toutefois suspendue en raison de la saisine, le 29 octobre 2009, de la Cour de justice de l'Union européenne par la cour d'appel de Paris dans une affaire distincte, l'affaire "Pierre Fabre Dermo-Cosmétique" (CA Paris, Pôle 5, 7ème ch., 29 octobre 2009, n° 2008/23812 N° Lexbase : A7894EMC). De manière analogue au cas présent, la Cour était interrogée, dans le secteur de la vente de produits cosmétiques et d'hygiènes corporelles vendus sur conseils pharmaceutiques, sur la compatibilité du droit communautaire de la concurrence avec l'interdiction générale et absolue de vendre sur internet les produits contractuels aux utilisateurs finaux imposées aux distributeurs agréés dans le cadre d'un réseau de distribution sélective. Par arrêt du 13 octobre 2011 (CJUE, 13 octobre 2011, aff. C-439/09 N° Lexbase : A7357HY7), la Cour considérait comme incompatible avec l'article 101, paragraphe 1, TFUE (N° Lexbase : L2398IPI) la clause interdisant de facto aux distributeurs agréés, membres d'un réseau de distribution sélective, toute forme de vente par internet. Elle précisait que "les arguments relatifs à la nécessité de fournir un conseil personnalisé au client et d'assurer la protection de celui-ci contre une utilisation incorrecte de produits" ne pouvaient être retenus pour justifier l'interdiction de vente sur internet (point 44, citant également l'arrêt "Deutscher Apothekerverband", CJUE, 11 décembre 2003, aff. C 322/01 N° Lexbase : A3781DAB, Rec. p. I 14887, points 106-107, 112 et l'arrêt "Ker-Optika", CJUE, 2 décembre 2010, aff. C-108/09 N° Lexbase : A4108GM4, point 44).
Forte de ses enseignements, l'Autorité de la concurrence reprenait donc l'instruction à l'égard de Bang & Olufsen. Elle examinait en particulier la validité de l'interdiction de la vente par correspondance, insérée dans le contrat européen de distribution sélective antérieur à 1989, telle qu'interprétée par la circulaire du 23 août 2000, relative à la politique d'utilisation d'internet. Les auditions, notamment, révélaient que, malgré le flou qui s'était instauré dans la communication des dirigeants de la filiale française et de la maison mère danoise ces dernières années sur cette question, il était de fait impossible pour les distributeurs de vendre les produits Bang & Olufsen sur internet. En 2001, au début de l'enquête, les représentants de la filiale française arguaient de la haute technologie des produits impliquant une installation et une programmation spécifiques pour conférer à la médiation du revendeur le caractère d'une "absolue nécessité". Au stade des observations écrites faisant suite à la notification des griefs, adressée le 13 mars 2012, toutefois, aucune justification objective n'était plus avancée par les sociétés mises en cause (point 73).
L'Autorité de la concurrence sanctionnait donc les sociétés Bang & Olufsen France et Bang & Olufsen A/S à hauteur de 900 000 euros et enjoignait la filiale française de modifier, dans un délai de trois mois, ses contrats de distribution sélective existants.
En interdisant la vente sur internet, le groupe Bang & Olufsen avait enfreint les règles du droit de la concurrence, et en particulier les articles 101, paragraphe 1 TFUE et L. 420-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L6583AIN), tels qu'interprétés par le Règlement n° 2790/1999, (N° Lexbase : L3833AUI) aujourd'hui remplacé par le Règlement n° 330/2010 de la Commission du 20 avril 2010, concernant l'application de l'article 101, paragraphe 3, TFUE à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées (N° Lexbase : L0045IH7). Comme le soulignait l'arrêt "Pierre Fabre" précité, dans un système de distribution sélective, les distributeurs doivent être libres de vendre à tous les utilisateurs finaux, y compris sur internet. Une clause d'un contrat de distribution sélective interdisant aux distributeurs de vendre les produits par internet constituait une restriction de concurrence "par objet", peu important les effets économiques d'une telle pratique.
Ayant renoncé à se prévaloir d'une telle exemption, le groupe Bang & Olufsen ne pouvait que se voir infliger une sanction : la limitation unilatérale en France de la liberté commerciale des distributeurs agréés, l'obstruction du canal de la vente par internet permettant pourtant d'accéder à davantage de consommateurs, ainsi que la limitation de la concurrence entre distributeurs de même marque constituaient autant de facteurs pris en compte par l'Autorité pour apprécier cette restriction caractérisée à la libre concurrence.
Deux enseignements peuvent être principalement tirés de la présente décision.
D'un point de vue procédural, d'une part : la durée excessivement longue de la procédure -près de 10 ans- et le montant non négligeable de la sanction imposée soulignent l'attractivité de la procédure d'engagements par rapport à une procédure contentieuse classique. Certes, cette durée s'explique en partie par l'interférence de la question préjudicielle de l'affaire "Fabre". Mais elle contraste paradoxalement avec la vitesse à laquelle, pendant cette période, le commerce par internet s'est développé, ce que l'Autorité de la concurrence ne manquait pas de souligner dans son avis n° 12-A-20 sur le fonctionnement concurrentiel du commerce électronique du 18 septembre 2012 (N° Lexbase : X2766ALZ). Il peut donc être conseillé de privilégier la procédure négociée dans un tel contexte.
D'un point de vue matériel, d'autre part : la présente décision met en lumière l'évolution du droit de la concurrence au regard de la distribution sur internet. Les fabricants ont compris le caractère purement hypothétique de la justification objective d'une clause interdisant la vente sur internet au sein d'un réseau de distribution sélective. L'argument, tiré par exemple des propriétés des produits, ne permet pas l'obtention d'une exemption individuelle, mais tout au plus l'imposition auprès de ses distributeurs d'un standard minimum de qualité du site internet. Les limites posées par le fournisseur aux modalités d'exploitation d'un site internet d'un distributeur agréé méritent donc une appréciation au cas par cas pour assurer leur validité au regard du droit de la concurrence lors de la mise en place du réseau de distribution sélective.
L'article L. 442-6, III du Code de commerce permet au ministre chargé de l'Economie d'introduire une action devant les juridictions commerciales spécialisées au même titre que la victime, le ministère public ou le président de l'Autorité de la concurrence, pour faire constater et sanctionner une pratique illicite. Il peut demander la cessation des pratiques illicites, la nullité des clauses ou contrats instruments de la pratique abusive, la répétition de l'indu, une amende civile de 2 millions d'euros portée, le cas échéant, au triple des sommes indues, et enfin, des dommages et intérêts. L'imposition de telles amendes n'est pas purement théorique. En pratique, le montant total des amendes civiles prononcées par les juridictions françaises se sont, par exemple, élevées à 2 288 000 euros en 2011 (DGCCRF, Bilan de l'action contentieuse civile et pénale en 2011, 9 mai 2012)
De surcroit, selon l'article L. 470-5 du Code de commerce (N° Lexbase : L6651AI8), le ministre chargé de l'Economie peut également intervenir à tous les stades d'une procédure, dans le cadre d'un litige opposant deux partenaires commerciaux, chaque fois que la solution du litige met en jeu l'application de l'article L. 442-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L8640IMX).
Même si la plupart des actions sont initiées par le ministre de l'Economie (20 décisions rendues en 2011 de ce type), il n'est pas rare que celui-ci intervienne au cours d'une procédure opposant deux opérateurs privés. Ce fut par exemple le cas, en 2011, de 5 décisions sur les 25 concernant les pratiques restrictives de concurrence civiles.
C'est dans cette dernière catégorie que s'inscrit l'arrêt du 4 décembre 2012 de la Cour de cassation. En effet, le ministre chargé de l'Economie était intervenu en première instance dans le cadre d'un litige opposant Carrefour Administratif France à un de ses fournisseurs, la société Cofim, sur le fondement d'une rupture partielle de relations commerciales établies, conformément à l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
Déboutée en première instance, la plaignante interjetait appel sans intimer le ministre. Cela n'empêchait pas le ministre chargé de l'Economie de demander, par voie de conclusions d'"appel incident", conformément à l'article 549 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6700H7B), la condamnation solidaire des sociétés Carrefour administratif et Carrefour France au paiement d'une amende civile pour rupture brutale d'une relation commerciale établie. Dans son arrêt du 16 juin 2011 (CA Paris, Pôle 5, 5ème ch., 16 juin 2011, n° 09/28449 N° Lexbase : A1170HWA), si la cour d'appel de Paris déclarait l'intervention du ministre recevable en cause d'appel, elle considérait comme irrecevable la demande en paiement du ministre. Autrement dit, en sa qualité de garant de l'ordre public économique, le ministre pouvait certes intervenir, mais son rôle devait être passif, à savoir circonscrit à "formuler des observations par voie de conclusions et [à] produire les procès-verbaux et les rapports d'enquête". Le ministre s'est pourvu en cassation, contestant ainsi le principe d'une limitation de ses pouvoirs d'intervention au nom de sa mission de régulateur.
La Cour de cassation censure l'arrêt de la cour d'appel de Paris. Non seulement, le ministre chargé de l'Economie avait la qualité de partie à l'instance lorsqu'il a demandé en première instance la condamnation des sociétés Carrefour par voie de conclusions au visa de l'article L. 470-5 du Code de commerce. Mais il pouvait "en conséquence, par la voie de l'appel incident, demander à la cour d'appel de réformer le jugement", qui n'avait pas fait droit à ses demandes.
Cet arrêt met, une nouvelle fois, en évidence les spécificités de l'action du ministre. Déjà en 2008, la Cour de cassation avait souligné, au visa des articles L. 442-6, III du Code de commerce et 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR), que : "l'action du ministre chargé de l'Economie [...] qui tend à la cessation des pratiques qui y sont mentionnées, à la constatation de la nullité des clauses ou contrats illicites, à la répétition de l'indu et au prononcé d'une amende civile, est une action autonome de protection du fonctionnement du marché et de la concurrence qui n'est pas soumise au consentement ou à la présence des fournisseurs" (Cass. com., 8 juillet 2008, n° 07-16.761, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5451D9R, Bull. civ. IV n° 143). Au-delà de la protection des acteurs économiques, parties à l'instance, et plus généralement des victimes qui ne peuvent pas toujours initier d'action par peur de représailles, c'est donc la défense de l'ordre public économique qu'incarne le Ministre chargé de l'Economie en qualité pleine et entière de partie à l'instance. Dans le cas présent, la Cour de cassation promeut donc le régime procédural exorbitant du droit commun conféré au Ministre en raison de cette finalité.
Outre l'ordre public économique, une autre partie à l'instance était elle-aussi représentée : le fournisseur Cofim, à l'origine de l'action judiciaire, était contraint de se faire représenter par son liquidateur judiciaire, M. X. Le présent arrêt constitue dès lors une victoire à la Pyrrhus en ce qui concerne du moins le fournisseur.
La société Leguide.com exploite un site internet comparateur permettant aux e.marchands de présenter dans un espace publicitaire leurs marchandises référencées sous forme de tableau, classé selon les catégories de produits ou de prix pratiqués et accompagné d'un lien permettant à l'internaute d'accéder directement au site internet de l'e-marchand et d'effectuer ainsi son achat. Afin de bénéficier d'un référencement prioritaire par rapport à d'autres, les e.marchands peuvent rémunérer la société Leguide.com et promouvoir ainsi la vente de leurs produits. Or, le fonctionnement du classement prioritaire n'apparaît pas de prime abord sur le site. L'internaute doit cliquer sur les mots "en savoir plus sur les résultats", sur "en savoir plus", ou encore sur "espaces marchands" pour être éclairé sur les raisons d'être du classement et la distinction entre e.marchands payants ou non.
Un cybermarchand, Pexterpassion.com avait résilié son contrat de référencement publicitaire. Il se plaignait du manque de visibilité du référencement commercial permettant ainsi de détourner la clientèle d'un e.marchand vers des concurrents bénéficiant d'un référencement prioritaire moyennant rémunération. Il notait, de surcroît, que deux des photographies de produits appartenant aux clients continuaient d'apparaître pour présenter les rubriques cadeaux du site Leguide.com. Cette représentation temporaire sans obtention d'une autorisation préalable avait également pour effet de rediriger les internautes vers des sites concurrents.
La cour d'appel de Paris (CA Paris, Pôle 5, 10ème ch., 28 septembre 2011, n° 10/08374 N° Lexbase : A3079HYP) considère que l'absence d'identification claire du référencement prioritaire mis en place par le site leguide.com est susceptible d'altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur. Celui-ci est orienté prioritairement vers les sites des e-marchands ayant souscrits au service de référencement payant proposé par le comparateur de prix, sans pour autant disposer de critères de choix objectifs. Un tel fonctionnement du site constitue à la fois une pratique trompeuse au sens de l'article L. 121-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L2457IBM) et une pratique déloyale conformément à l'article L. 120-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L2522IBZ). Cette faute ayant causé un préjudice sous forme de détournement de clientèle vers des sites internet concurrents, la somme de 15 000 euros est allouée au demandeur.
Dans son arrêt du 4 décembre 2012, la Cour de cassation approuve l'analyse des juges du fond quasiment mot pour mot. La société Leguide.com exerce une "activité de prestataire de service commercial et publicitaire" en assurant "de façon indirecte la promotion des produits ou services proposés par les e-marchands bénéficiant du référencement prioritaire". Constitue donc bien une pratique commerciale et trompeuse "l'absence d'identification claire du référencement prioritaire", altérant "de manière substantielle le comportement économique du consommateur qui est orienté d'abord vers les produits et offres des e-marchands payants" et ne disposant pas de ce fait de "critères objectifs de choix".
Cette jurisprudence s'inscrit dans la droite ligne de l'application du critère de l'altération de manière substantielle du comportement économique du consommateur, tel que posé par l'article 6.1 de la Directive "Pratiques commerciales déloyales" (Directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005, relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur et modifiant la Directive 84/450/CEE du Conseil et les Directives 97/7/CE, 98/27/CE et 2002/65/CE du Parlement européen et du Conseil et le Règlement (CE) n° 2006/2004 du Parlement européen et du Conseil N° Lexbase : L5072G9Q). La Cour de cassation avait à ce titre déjà mis en exergue ce critère fondamental de l'altération du comportement à propos du site comparateur de prix "Kelkoo.fr" (Cass. com., 29 novembre 2011, n° 10-27.402 N° Lexbase : A4914H3E ; V. Marx, Pratiques commerciales trompeuses : l'exigence d'une altération substantielle du comportement du consommateur, Lexbase Hebdo n° 283 du 9 février 2012 - édition affaires N° Lexbase : N0108BT8). L'ergonomie d'un site internet de comparateurs de prix s'avère donc essentielle pour assurer la validité juridique de l'activité publicitaire sur internet avec les législations française et communautaire.
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