La lettre juridique n°888 du 16 décembre 2021 : Procédure administrative

[Jurisprudence] L’abrogation juridictionnelle aux mains du juge de l’excès de pouvoir, une adaptation dans l’air du temps ?

Réf. : CE Sect., 19 novembre 2021, n°s 437141, 437142, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A48067CY)

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par Raphaël Maurel, Maître de conférences en droit public à l’Université de Bourgogne, membre du CREDIMI (EA 7532), associé au CEDIN (EA 382) et au CMH (EA 4232)

le 15 Décembre 2021

 


Mots clés : acte réglementaire • abrogation

Le juge de l’excès de pouvoir peut désormais, s'il est saisi de conclusions en ce sens, prononcer l’abrogation d’un acte réglementaire devenu illégal en raison d’un changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à son édiction au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision.


 

« Sera-t-il dans la prochaine édition du GAJA » [1] ? Telle fut l’interrogation de plusieurs chercheurs et praticiens à la lecture de l’arrêt « Association ELENA France », rendu par la section du Conseil d’État le 19 novembre dernier. Sans prétendre ici proposer une analyse exhaustive de cette décision importante – bien que la rapporteure publique Sophie Roussel ait souhaité « insister sur la modestie de l’évolution proposée » [2] – on peut brièvement relever les points les plus significatifs de cette décision – que l’on qualifiera d’« ELENA France 2 ».

La requérante principale, l’Association des avocats ELENA, est bien connue du juge administratif, qui s’est prononcé plus d’une fois sur ses demandes d’annulation relative à la liste des pays considérés par le Conseil d’administration de l’Ofpra – Office français de protection des réfugiés et des apatrides – comme « sûrs » [3]. En l’espèce, il était une fois de plus question de cette liste, introduite en droit positif du fait du droit de l’Union européenne – le Conseil d’État y était initialement hostile (v. CE, Ass., 16 janvier 1981, n° 20527 N° Lexbase : A6534AK9). Dans sa rédaction actuelle, l’article L. 531-24 du CESEDA (N° Lexbase : L3448LZQ) (ancien L. 723-2 I) précise à son propos que « [l]’office statue en procédure accélérée lorsque : 1° Le demandeur provient d’un pays considéré comme un pays d’origine sûr ». Il en est d’ailleurs de même devant la CNDA, l’article L. 532-6 (N° Lexbase : L3459LZ7) (ancien L. 731-2) du CESEDA prévoyant que lorsque l’Office a statué en procédure accélérée, « le président de la Cour nationale du droit d’asile ou le président de formation de jugement qu’il désigne à cette fin statue [en juge unique] dans un délai de cinq semaines à compter de sa saisine ». Dans de nombreux cas, l’affaire est d’ailleurs traitée par ordonnance et ne fait même pas l’objet d’une audience, conformément à l’article L. 532-8 (N° Lexbase : L3461LZ9) (ancien L. 733-2) du même code. Autrement dit, lorsque le requérant provient d’un pays considéré comme « sûr », la procédure est d’emblée accélérée, bien que des garde-fous tendant au renvoi en audience collégiale soient prévus lorsque le dossier apparaît particulièrement sérieux [4]. Il est donc compréhensible que les décisions d’inscrire tel ou tel pays sur la liste comme celles de ne pas la modifier soient régulièrement contestées.

Tel fut le cas de la délibération du Conseil d’administration de l’Ofpra du 5 novembre 2019, par laquelle il a été décidé de ne pas modifier la liste des pays considérés comme étant des pays d'origine sûrs fixée depuis 9 octobre 2015 [5]. C’est cette délibération de 2019, qui entérine de nouveau la liste de 2015 sans modification qui était contestée par les associations requérantes. Celles-ci faisaient valoir des situations au Bénin, au Sénégal, au Ghana, en Albanie, en Géorgie, en Inde, au Kosovo, en Arménie, et dans l'ensemble les autres pays de la liste. Dans un arrêt du 2 juillet 2021 que l’on désignera ici « ELENA France 1 », les 2ème et 7ème chambres réunies ont relevé que la situation au Bénin « s’était dégradée de façon préoccupante » [6], et que la décision de maintien du Sénégal et du Ghana ne tenait manifestement pas compte de l’évolution introduite, par la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018, pour une immigration maîtrisée (N° Lexbase : L9696LLP), un droit d'asile effectif et une intégration réussie, par laquelle « le législateur a entendu qu’une attention particulière soit accordée, pour l’établissement et la révision de la liste des pays d’origine sûrs, aux risques de persécutions ou de traitements inhumains et dégradants en raison de l’orientation sexuelle des ressortissants de ce pays » [7]. Dans cet arrêt peu remarqué [8], le juge administratif a annulé la délibération du 5 novembre 2019 en ce qui concerne ces trois États, mais rejeté les moyens relatifs aux autres États.

Cependant, comme l'a relevé la rapporteure publique, la formation n'en avait « pas terminé avec ces affaires pour autant » [9]. De manière originale, deux associations requérantes avaient en effet présenté, à titre subsidiaire, des conclusions à fin d'abrogation de la délibération sur l'Arménie, la Géorgie et le Sénégal fondées non sur la situation à la date de son adoption (le 5 novembre 2019), mais postérieurement. Autrement dit, il était demandé au Conseil d'État de tenir compte de circonstances postérieures, qu'étaient des manifestations violentes au Sénégal en 2021, le conflit du Haut-Karabagh en 2020 pour l'Arménie, et les tensions en Géorgie depuis les élections législatives d'octobre 2020. Jugeant prudemment que « [l]’enjeu dépasse très certainement [la] formation de jugement » [10], les 2ème et 7ème chambres réunies ont renvoyé la question de l’éventuelle reconnaissance d’un nouveau pouvoir d’abrogation juridictionnel à une formation plus solennelle, donnant lieu à l’arrêt « ELENA France 2 » commenté (I). Ce pouvoir qui n’a, en tout état de cause, pas été utilisé en l’espèce puisque le juge rejette la requête des requérants, est à la fois limité aux actes réglementaires et adjoint d’une capacité de modulation de ses effets dans le temps (II).

I. La reconnaissance cohérente du pouvoir d’abrogation du juge de l’excès de pouvoir

Les moyens présentés, qualifiés de « conclusions inhabituelles en excès de pouvoir, tendant à ce que vous abrogiez, en vous plaçant à la date d’aujourd’hui, une décision dont l’annulation rétroactive vous est par ailleurs demandée » [11], ont manifestement surpris le juge administratif. Pourtant, ils s’appuient sur une évolution jurisprudentielle continue qui rendait logique la solution adoptée [12]. Certes, il était jusqu’ici bien établi, en matière d’excès de pouvoir, que les pouvoirs du juge administratif étaient limités et surtout cantonnés dans une temporalité restreinte : celle de la date d’édiction de l’acte attaqué. Autrement dit, l’excès de pouvoir ne pouvait naître après la date de la décision attaquée. Cela entraîne un certain nombre de difficulté de longue date résolues par la jurisprudence, mais qui confient tous un pouvoir significatif, sinon une responsabilité, à l’Administration.

Le principe a été posé par l’arrêt « Despujols » [13] de 1930 : la survenance de nouvelles circonstances, de fait comme de droit, ouvre la possibilité de demander à l’Administration l’abrogation ou la modification d’un règlement y compris à l’issue de l’expiration du délai de recours. Seule la décision de l’Administration – surtout si elle est de refus – est susceptible d’être contestée en excès de pouvoir.

Plusieurs pierres sont depuis venues fragiliser l’édifice, qui reposait sur l’idée selon laquelle le contrôle du juge de l’excès de pouvoir demeure un contrôle. Au-delà de la diversification des pouvoirs du juge administratif – l’on pense au pouvoir d’injonction [14], ou à l’introduction du référé [15] – la jurisprudence a reconnu à plusieurs reprises, mais à demi-mots, que la « temporalité » dans laquelle s’inscrit l’acte administratif contesté pouvait être source de problématiques, voire de paradoxes si l’on s’en tient aux pouvoirs traditionnellement dévolus au juge de l’excès de pouvoir. L’office du juge a parfois pu, notamment dans les situations d’urgence, être réduit à celui d’avertisseur d’illégalité ; ainsi le cas des assignations administratives à résidences illégales dont l’abrogation pouvait intervenir, à l’initiative de l’administration, au moment même où le juge des référés rédigeait sa décision [16]. Le juge de l’excès de pouvoir ne statuant que sur les conclusions à des fins d’annulation du fait de l’illégalité initiale de l’acte, des avertissements relatifs à la légalité postérieure ont parfois pris la forme d’obiter dicta dans les motifs des décisions [17]. De manière plus claire encore, le juge a pu rappeler à l’administration son devoir de procéder dans un délai raisonnable aux modifications réglementaires rendues nécessaires par la survenance d’une nouvelle loi, lorsque cette dernière ne les rendait pas inapplicables [18]. Autrement dit, le pouvoir d’annulation rétroactive des actes administratifs illégaux ab initio est parfois insuffisant pour régler l’ensemble des difficultés que soulèvent les évolutions des circonstances : la balle est bien souvent renvoyée à l’administration, ou à l’administré qui doit formuler la demande d’abrogation directement à l’administration.

Plusieurs indices, dans la jurisprudence récente, tendaient en néanmoins à laisser penser qu’une ouverture était possible en faveur de la reconnaissance d’un pouvoir d’abrogation juridictionnel du juge de l’excès de pouvoir. Plusieurs exemples sont rappelés par la rapporteure publique. D’abord, dans l’arrêt « Association des Américains accidentels » en 2019, le juge avait d’abord, en point d’orgue de l’évolution mentionnée plus haut, reconnu « clairement que le contentieux des décisions de refus [d’abroger] s'appréci[ait] au regard des règles applicables non plus à la date des faits mais à la date de l'arrêt » [19] ; demeurait à étendre cette solution à d’autres contentieux. Dans l’arrêt « Stassen » [20] en 2020, la même formation de jugement que celle saisie dans l’affaire « ELENA France 1 » avait surtout lancé un « ballon d’essai dans ce sens » [21] en considérant que le juge de l’excès de pouvoir pouvait apprécier non seulement la légalité à la date de l’édiction d’une suspension conservatoire d’un joueur de rugby par l’Agence de lutte contre le dopage dans l’attente d’une décision disciplinaire, mais également, s’il était saisi en ce sens, « la légalité de la décision à la date où il statue et, s’il juge qu’elle est devenue illégale, […] en prononcer l’abrogation » [22]. Mais ce choix, motivé par l’effet utile du recours – ce qui peut être discuté [23] – demeurait a priori cantonné au contentieux sportif, et spécifiquement de la suspension « provisoire » qui induit une temporalité réduite susceptible de justifier ce nouveau pouvoir.

Il était donc proposé de généraliser cette solution et, ainsi, de « mettre à jour » le recours pour excès de pouvoir, dont la sclérose relative – le juge ayant déjà fait évoluer ses pouvoirs dans le passé [24] – menaçait effectivement la survie ou, plus précisément, l’utilité puisqu’ils risquait se de voir concurrencé par d’autres procédures pourtant moins protectrices. La rapporteure publique ne s’y est d’ailleurs pas trompée en soulignant le « risque [qui] est celui d’une démonétisation du recours pour excès de pouvoir, au profit notamment des procédures de référé » [25]. Le juge n’y a pas manqué en développant trois considérants de principe : « [s]aisi de conclusions à fin d'annulation recevables, le juge peut également l'être, à titre subsidiaire, de conclusions tendant à ce qu'il prononce l'abrogation du même acte au motif d'une illégalité résultant d'un changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à son édiction, afin que puissent toujours être sanctionnées les atteintes illégales qu'un acte règlementaire est susceptible de porter à l'ordre juridique. Il statue alors prioritairement sur les conclusions à fin d'annulation. Dans l'hypothèse où il ne ferait pas droit aux conclusions à fin d'annulation et où l'acte n'aurait pas été abrogé par l'autorité compétente depuis l'introduction de la requête, il appartient au juge, dès lors que l'acte continue de produire des effets, de se prononcer sur les conclusions subsidiaires. Le juge statue alors au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision. Le juge statue alors au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision. S'il constate, au vu des échanges entre les parties, un changement de circonstances tel que l'acte est devenu illégal, le juge en prononce l'abrogation » [26].

II. Une reconnaissance encadrée et limitée aux actes réglementaires

Ce nouveau pouvoir d’abrogation juridictionnelle en cas de changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à l'acte contesté, dont on peut saluer la reconnaissance puisqu’il comble un vide devenu difficilement compréhensible à une époque où la densité de la production réglementaire et législative est proche de l’abusif, n’est cependant pas illimité. Il est, d’abord, subsidiaire à l’annulation [27].

Le juge limite d’autre part la portée de sa décision aux actes réglementaires, excluant de jure les actes individuels. On peut s’en étonner, notamment à la lecture des conclusions dans lesquelles Sophie Roussel rappelle que « [n]i les actes individuels, ni les actes réglementaires ne sont par nature imperméables au temps qui passe. La frontière entre actes réglementaires et non réglementaires n’est d’ailleurs pas toujours évidente à tracer » [28]. Ce sont des considérations de « politique jurisprudentielle » [29] qui semblent finalement avoir emporté la conviction de la rapporteure comme de la formation de jugement : « il est toujours périlleux, voire hasardeux, de tenter d’embrasser toutes les situations possibles à partir d’un seul cas d’espèce » [30].

On retrouve ici la traditionnelle frilosité du juge administratif à trop en dire ou à adopter des solutions trop tranchées pour l’avenir – frilosité confinant parfois à la procrastination, lorsqu’il est évident que la question reviendra devant son prétoire et qu’il faudra ultérieurement la trancher [31].  Il reste loisible de s’interroger sur l’utilité d’une telle distinction entre actes réglementaires et actes individuels, qui ne semble en l’espèce devoir son existence qu’au hasard de la saisine des associations requérantes. Cette volonté discutable de distinguer, qui conduit essentiellement à complexifier, le contentieux des actes administratif, est un héritage jurisprudentiel bien établi, comme l’a montré il y a quelques années l'arrêt « CFDT » [32], dont on peut penser que la solution a également été également quelque peu artificiellement limitée aux actes réglementaires. Comme l'indiquait Aurélie Bretonneau dans ses conclusions sous ce célèbre arrêt, « [c]’est l’aura particulière de l’acte réglementaire qui justifie pour lui une forme de contestation perpétuelle par voie d’exception, et c’est parce que cette contestation dérivée est perpétuelle qu’il est souhaitable de la centrer sur les illégalités de fond. L’argument ne vaut donc pas pour les actes individuels, dont la contestabilité continuera d’obéir à une logique propre » [33]. Il en découle une sorte de compensation globalement défavorable à l’usager contestant un acte administratif individuel : « [l’]encadrement assez strict de ce régime de contestation directe – plus strict en tout cas, en principe, que pour les actes individuels – est compensé par un régime de contestation indirecte beaucoup plus favorable à l'administré que pour les actes non-réglementaires » [34], régime comprenant notamment la solution de l’arrêt « Despujols ». Il n’en demeure pas moins qu'on a, justement, du mal à identifier précisément l'utilité de cette logique propre, dont l'histoire jurisprudentielle a souvent montré qu'elle finissait par céder le pas à la nécessaire harmonisation au sein de la même branche de contentieux – et on pense ici, dans un tout autre domaine et les exemples pourraient être multipliés, à la solution peu motivée de l'arrêt « Cohn-Bendit » [35], dont les critiques récurrentes ont fini par porter leurs fruits. Certes, donc, « [l]a jurisprudence, si ardente qu'elle ait été à vouloir garantir la légalité, n'a jamais été insensible à la nécessité de ne pas perturber inconsidérément l'ordre juridique » [36].

À la lecture des conclusions, on ne voit dès lors ni ce qui empêchait le juge de l’excès de pouvoir de se reconnaître le pouvoir d’abrogation juridictionnel de tous les actes administratifs, ni de motif de croire que la question ne sera pas prochainement portée devant lui.

Il faut également relever que le juge administratif a entendu se ménager d’emblée la possibilité de moduler les effets de ce nouveau pouvoir d’abrogation juridictionnelle dans le temps. L’arrêt indique ainsi que le juge de l’excès de pouvoir « peut, eu égard à l'objet de l'acte et à sa portée, aux conditions de son élaboration ainsi qu'aux intérêts en présence, prévoir dans sa décision que l'abrogation ne prend effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine » [37]. De prime abord, il est tentant y voir une extension de la jurisprudence « Association AC ! » – qui, elle, n’a jamais été limitée à un type d’acte en particulier [38]. La lecture des conclusions de Sophie Roussel y invite d’ailleurs, puisque la rapporteure publique estime qu’il n’y a « pas de raison d’exclure d’appliquer votre jurisprudence « AC ! », non pas dans son volet dérogation au principe de l’effet rétroactif des annulations contentieuses, qui est sans objet […], mais en tant qu’elle permet au juge de décider que l’abrogation qu’il prononce ne prendra effet qu’à une date ultérieure qu’il détermine ». Dans la mesure où le cœur de l’arrêt « AC ! » nous semble justement résider dans la modulation des effets de la rétroactivité, il est néanmoins peut-être préférable – cette fois ! – de continuer à distinguer l’annulation de l’abrogation, et de voir plutôt dans le paragraphe 5 de l’arrêt « ELENA France 2 » soit un nouveau pouvoir du juge administratif, fondé certes sur la même logique mais en pratique différent, soit un accessoire indispensable du pouvoir d’abrogation juridictionnel. Au demeurant, la mention de ce pouvoir de modulation nous paraît purger les dernières réserves qu’il aurait été possible d’entretenir quant à l’extension du pouvoir d’abrogation juridictionnelle aux actes non réglementaires.

Un second argument plaide pour distinguer le présent pouvoir de modulation de celui reconnu en matière d’annulation. On sait que l’exercice de ce pouvoir, dans son volet « annulation » issu «d’AC ! », est soumis à des conditions, mais que ses conséquences sont importantes et seraient même, si son utilisation se voyait banalisée, « désastreuses pour l’avenir du recours pour excès de pouvoir » [39]. Le juge de l’excès de pouvoir peut en effet soit « confirmer les effets que l’acte annulé a produits dans le passé, empêchant leur remise en cause, soit […] différer dans le temps l’annulation prononcée, en la privant de tout effet rétroactif […], laissant ainsi le temps à l’Administration de prendre un nouvel acte légal avant que l’annulation ne prenne effet » [40]. L’encadrement strict du pouvoir de modulation, exposé dans un considérant de principe dense, paraît dès lors bien justifié – et il ne nous appartient pas de le commenter ici. Cependant, la formulation du paragraphe 5 de l’arrêt commenté est très différente de celle d’« AC ! ». Elle est d’abord lapidaire, mais surtout imprécise, puisque revient au juge la vaste charge d’examiner les motifs tendant « à l'objet de l'acte et à sa portée, aux conditions de son élaboration ainsi qu'aux intérêts en présence » pour décider d’une éventuelle modulation. Rien, dans les conclusions, ne permet d’identifier clairement le contenu de cet exercice d’appréciation jurisprudentiel, qui dépasse pourtant les simples « ajustements de rédaction nécessaires » [41] au considérant de principe d’« AC ! ».

Il est donc permis de penser que la latitude que s’octroie le juge administratif est particulièrement large, contrairement aux restrictions posées – à raison – dans l’arrêt « AC ! ». Est-ce à dire que la persistance, même temporaire, d’un acte règlementaire devenu illégal du fait d’un changement des circonstances dans l’ordre juridique interne est moins gênante, et donc soumise à moins de contraintes, que le report de l’effet d’une annulation rétroactive du même acte si son illégalité s’avère être initiale, de sorte que le second doit être spécifiquement encadré et pas le premier ? Cela peut être défendu. Il nous semble cependant qu’un tel maintien ne devrait pas être envisagé à la légère, et qu’une meilleure précision des modalités du pouvoir de modulation des effets d’une abrogation juridictionnelle aurait été ici bienvenue.

***

La conclusion de ce bref commentaire invite, il faut le regretter, à revenir à un classique du contentieux administratif : « [c]omme souvent, les requérants qui ont obtenu une évolution de jurisprudence n'en bénéficient pas » [42]. De manière qui ne peut que surprendre l’internationaliste au fait du contentieux violent opposant cet État à l’Azerbaïdjan [43], l’Arménie, qui déplore quelques 6000 décès du fait de la guerre au Haut-Karabagh ces derniers mois, reste considérée comme un pays d’origine « sûr ». En d’autres termes, « d'une manière générale et uniformément pour les hommes comme pour les femmes, quelle que soit leur orientation sexuelle, il n'y est jamais recouru à la persécution, ni à la torture, ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants et […] il n'y a pas de menace en raison d'une violence qui peut s'étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle dans des situations de conflit armé international ou interne » [44]. Si la rapporteure souligne que « [s]ans doute la situation politique de la Géorgie s’est […] tendue depuis un an » [45], la comparaison avec le Ghana ou le Sénégal quant à la pénalisation de l’homosexualité, dont l’on pourrait douter de la pertinence – les situations devraient-elles être appréciées de manière comparative ou autonome ? –, ne permet pas d’emporter sa conviction : le maintien de la Géorgie sur liste n’est pas illégal. Il est sans doute regrettable que ce nouveau pouvoir, qui s’inscrit résolument dans l’adaptation de l’office du juge de l’excès de pouvoir à son temps, n’ait pas été utilisé pour tenir compte de la violence actuelles dans ces pays, que l’on persiste à considérer comme parfaitement « sûrs » pour des raisons peu compréhensibles – si ce n’est peut-être le nombre de demandeurs d’asile qui en proviennent, lequel invite à soupçonner une crainte de submersion des formations collégiales à la CNDA voire de l’Ofpra si ces États étaient retirés de la liste [46] . On peut ainsi se risquer à supposer qu’il poursuit, directement ou indirectement et au-delà de l’image d’un juge vivant en décalage avec son temps, un objectif de temporisation les risques de flux migratoires massifs et incontrôlés en provenance d’États en conflits.

Comme le notait Jean-Marc Sauvé s’agissant des abrogations administratives survenant pendant le contentieux, « il y a le temps de l'action administrative et il y a le temps du juge qui doivent demeurer distincts » [47]. Il n’est pas sûr que cette décision contribue à restaurer cette distinction ; on peut toutefois espérer que, maniée avec précaution, elle permettra une plus grande protection des administrés face à la latence, qui n’est pas d’école, de l’Administration à abroger certains actes illégaux. Sans conclure que la classification des recours « avec laquelle nous continuons, par habitude et par commodité, à vivre aujourd’hui » [48] n’a plus de raison d’être, il est en revanche et en tout cas certain que la définition du juge de l’excès de pouvoir par sa limitation à la seule annulation peut être définitivement abandonnée.

 

[1] M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 23ème éd., Dalloz, 2021, la prochaine édition de ce précieux outil pour les étudiants et praticiens sera publiée fin 2022. L’interrogation est notamment soulevée par R. Letteron, « L'arrêt Association Elena : le retour des "Grands Arrêts" », Blog Libertés, Libertés chéries, 20 novembre 2021.

[2] Conclusions de S. Roussel, p. 18.

[3] V. notamment CE, 10 octobre 2014, n°s 375474, 375920 (N° Lexbase : A2284MYA) ; CE, 30 décembre 2016, n°s 395058, 395075, 395133, 395383 (N° Lexbase : A0405SYN).

[4] Sur cette procédure et son articulation complexe avec le droit des étrangers en situation irrégulière, v. R. Maurel, La neutralisation du droit au maintien sur le territoire d’un demandeur d’asile provenant d’un « pays sûr » à l’épreuve du juge administratif , note sous CAA Lyon, 3 novembre 2020, n° 19LY04138 (N° Lexbase : A510733K), Rev. Jurisp. ALYODA, 2021, n° 2.

[5] La liste adoptée comporte 16 pays : l’Albanie, l’Arménie, le Bénin, la Bosnie-Herzégovine, le Cap-Vert, la Géorgie, le Ghana, l’Inde, l’Ancienne République yougoslave de Macédoine, l’Ile Maurice, la Moldavie, la Mongolie, le Monténégro, le Sénégal, la Serbie et le Kosovo.

[6] CE, 2 juillet 2021, nos 437141, 437142, 437365 (N° Lexbase : A21974YZ), §11.

[7] Ibid., §12.

[8] À notre connaissance, peu d'analyses de cet arrêt ont été produites, peut-être dans l'attente de l'arrêt commenté qui en constitue le second volet. V. cependant C. Biget, Le Bénin, le Sénégal et le Ghana ne sont plus des pays d'origine sûrs, Dalloz Actualité, 9 juillet 2021 et AJDA, 2021, p. 1418 ; sur la technique du renvoi en section employée, A. Courrèges, Le dessous des cartes, DA, n° 10, octobre 2021, repère 9.

[9] S. Roussel, Conclusions sous « ELENA France 1 », p. 13.

[10] Ibid., p. 14.

[11] Idem.

[12] Voir les nombreuses jurisprudences invoquées dans les riches conclusions de S. Roussel.

[13] CE, 10 janvier 1939, n° 97623, Despujols.

[14] Loi n° 95-125 du 8 février 1995, relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative (N° Lexbase : L1139ATD).

[15] Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives (N° Lexbase : L0703AIU).

[16] Dans le cadre de l’état d’urgence terroriste, voir sur ce point et par ex. l’audition de Thomas Andrieu, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’Intérieur le 19 janvier 2016, dans le Rapport fait en application de l’article 145-5 du Règlement au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, sur le contrôle parlementaire présenté par MM. Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson, 25 mai 2016, p. 156.

[17] S. Roussel, conclusions sous « ELENA France 2 », p. 8.

[18] V. notamment CE, 28 juin 2002, n° 220361 (N° Lexbase : A0211AZT) : « lorsque, sans pour autant rendre par elle-même inapplicables des dispositions réglementaires incompatibles avec elle, une loi crée une situation juridique nouvelle, il appartient au pouvoir réglementaire, afin d'assurer la pleine application de la loi, de tirer toutes les conséquences de cette situation nouvelle en apportant, dans un délai raisonnable, les modifications à la réglementation applicable qui sont rendues nécessaires par les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes et, en particulier, aux principes généraux du droit tels que le principe d'égalité ». L’arrêt est cité par S. Roussel, p. 8 des conclusions sous « Elena France 2 ».

[19] R. Letteron, L'arrêt Association Elena : le retour des "Grands Arrêts" , op. cit..

[20] CE, 28 février 2020, n° 433886 (N° Lexbase : A93003GK).

[21] S. Roussel, Conclusions sous « ELENA France 2 », p. 10.

[22] CE, 28 février 2020, n° 433886.

[23] V. les conclusions de S. Roussel, p. 10, qui indique en note 31 qu’il aurait été plus pertinent de s’appuyer sur l’effet utile de l’intervention du juge administratif, plutôt que sur celui du recours, le choix opéré accréditant « l’idée que cet effet utile est exclusivement apprécié à l’aune des intérêts du requérant ».

[24] L’on pense surtout à la décision CE, Ass., 11 mai 2004, n° 255886 (N° Lexbase : A1829DCQ), par laquelle le juge de l’excès de pouvoir s’autorise à moduler dans le temps les effets de l’annulation (par nature rétroactive) juridictionnelle, afin de préserver la sécurité juridique.

[25] S. Roussel, Conclusions sous « ELENA France 2 », p. 6.

[26] CE, 19 novembre 2021, n°s 437141et 434712, §§ 3-5.

[27] Sur la question de la subsidiarité que nous ne développons pas ici, v. M. Charité, Étrangère au pouvoir du juge administratif, l’abrogation pourquoi le serait-elle ?, Le blog Droit administratif, 3 décembre 2021.

[28] S. Roussel, Conclusions sous « ELENA France 2 », p. 16.

[29] Idem.

[30] Ibid., p. 17.

[31] V. pour un exemple sur la question du géoblocage, CE, 27 mars 2020, n° 399922 (N° Lexbase : A2056WNH), et notre commentaire L’affaire Google Inc. sur le droit au déréférencement : remarques critiques sur un épilogue en queue de poisson, Droit administratif, octobre 2020, n° 10, comm. n° 41, pp. 40-44.

[32] Par exemple, dans l’arrêt CE, Ass, 18 mai 2018, n° 414583 (N° Lexbase : A4722XN9).

[33] A. Bretonneau, Conclusions sous CE, Fédération des finances et affaires économiques de la CFDT, ibid., p. 12.

[34] G. Éveillard, La limitation du contrôle de la légalité externe des actes réglementaires, Droit Administratif, n° 10, octobre 2018, comm. 45.

[35] CE, Ass., 22 déc. 1978, n° 11604 (N° Lexbase : A4001AIZ).

[36] P. Delvolvé, La limitation dans le temps de l'invocation des vices de forme et de procédure affectant les actes réglementaires – Des arguments pour ?, RFDA, 2018, n° 4, p. 665.

[37] Arrêt commenté, §5.

[38] V. O. Mamoudy, D’AC ! à M6 en passant par Danthony. 10 ans d’application de la jurisprudence AC ! – Bilan et perspectives, AJDA, 2014, p. 501.

[39] Ibid.

[40] B. Plessix, Droit administratif général, 3ème éd., LGDJ, 2020, p. 1551.

[41] Voir le paragraphe dédié des conclusions de S. Roussel, p. 15.

[42] M.-C. De Monteclerc, Un nouvel outil dans la boîte du juge de l'excès de pouvoir, AJDA, 2021, p. 2303.

[43] Le 7 décembre 2021, la Cour internationale de justice a d’ailleurs rendu une ordonnance en indication de mesures conservatoires dans l’affaire l’opposant à l’Azerbaïdjan concernant l’application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ; la Cour a notamment conclu que « La République d’Arménie doit, conformément aux obligations que lui impose la convention […], prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’incitation et l’encouragement à la haine raciale, y compris par des organisations ou des personnes privées sur son territoire, contre les personnes d’origine nationale ou ethnique azerbaïdjanaise » (CIJ, Application de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Azerbaïdjan c. Arménie), ordonnance du 7 décembre 2021, mesures conservatoires, § 76).

[44] CESEDA, art. L. 531-15 (nouveau) (N° Lexbase : L3446LZN).

[45] S. Roussel, conclusions sous « ELENA France 2 », p. 26.

[46] En 2019, la Géorgie était le deuxième pays de provenance des demandeurs d’asile requérants devant la CNDA (5245 recours) après l’Albanie. L’Arménie se situe dans le « top 20 » (16ème position en 2020). V. le tableau récapitulatif dans le Rapport d’activité 2020 de la CNDA, p. 58.

[47] Audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, 7 janvier 2016, à l’Assemblée nationale, dans Rapport fait en application de l’article 145-5 du Règlement au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, sur le contrôle parlementaire présenté par MM. Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson, 25 mai 2016, préc.

[48] S. Roussel, conclusions sous « ELENA France 2 », p. 27.

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