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N4534BT4
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par Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble, Membre de l'Institut universitaire de France
le 22 Novembre 2012
Le droit à la preuve est un principe qui a longtemps été ignoré par la Cour de cassation, alors même que la doctrine s'accordait à reconnaître son existence depuis le début du 20ème siècle et, plus encore, avec l'avènement du nouveau Code de procédure civile en 1975 (1). Dès 1911, à propos des lettres missives, Gény parlait d'un droit à la preuve, qu'il définissait comme "une faculté en vertu de laquelle chacun recueille et emploie, à sa guise, les moyens que lui offre la vie sociale (notamment les lettres missives) pour la justification et la défense de ses droits" (2). Durant la réforme du Code de procédure civile, un autre auteur a établi un lien entre le droit à la preuve et la procédure de production forcée des preuves en justice qui venait d'être créée (3). C'est le Professeur Goubeaux, qui définira précisément les contours du droit à la preuve dans un article célèbre (4). L'auteur montrait que ce droit se présentait à la fois comme la possibilité de produire une preuve que l'on détient et comme la faculté d'obtenir une preuve que l'on ne détient pas. Enfin, en 2007, c'était la thèse du Professeur Bergeaud qui fut consacrée au droit à la preuve. L'auteure montrait à la fois son existence en droit positif, mais également ses limites et les conditions de sa mise en oeuvre.
L'approche doctrinale du droit à la preuve a toujours été fondée sur l'observation des règles techniques du droit positif, mais la Cour de cassation, jusqu'à présent, n'avait jamais consacré l'existence d'un principe général du droit à la preuve. La jurisprudence la plus marquante en matière d'obtention d'une preuve fut la reconnaissance par la première chambre civile dans un arrêt du 28 mars 2000 (5) d'un droit à l'expertise biologique, dans le contentieux de la filiation. Elle affirmait alors "en matière de filiation, l'expertise biologique est de droit pour celui qui la sollicite sauf s'il existe un motif légitime de ne pas y procéder".
Dans ce contexte, l'arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 5 avril 2012 est un grand arrêt de principe. Dans cette affaire, un conflit était né entre plusieurs héritiers sur l'existence d'une donation rapportable à la succession. Pour établir la preuve de cette donation, l'un des héritiers avait produit en justice une lettre écrite par le défunt. La cour d'appel avait retiré cette lettre des débats en invoquant l'atteinte à la vie privée et au secret des correspondances. Les juges du second degré constataient ainsi que la lettre avait été produite sans l'autorisation de son rédacteur, ni des deux cohéritières du plaideur.
La Cour de cassation censure cette décision en affirmant "qu'en statuant ainsi, sans rechercher si la production litigieuse n'était pas indispensable à l'exercice de son droit à la preuve, et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision".
Cet arrêt est très riche en enseignements. D'abord, il consacre l'existence du droit à la preuve en droit positif alors que le principe n'avait, jusque-là, qu'une valeur doctrinale. Ensuite, l'arrêt suggère que le droit à la preuve doit se concilier avec d'autres principes, qui sont ici qualifiés d'"intérêts antagonistes". Enfin, l'arrêt pose les critères qui permettent de concilier les principes opposés avec le droit à la preuve : la nécessité et la proportionnalité.
A - La consécration du droit à la production d'une preuve en justice
Le droit à la preuve se présente de deux façons selon que le plaideur possède ou non la preuve nécessaire pour établir la réalité du fait qu'il allègue en justice.
Si le plaideur ne possède pas cette preuve, le Code de procédure civile met à sa disposition plusieurs mécanismes qui sont aujourd'hui bien connus des praticiens. Il est possible de demander au juge qu'il ordonne la production d'une pièce détenue par une partie adverse ou par un tiers. Le plaideur peut encore solliciter une mesure d'instruction. Enfin, celui qui n'a pas encore agi en justice peut avoir recours au juge sur le fondement de l'article 145 (N° Lexbase : L1497H49) pour obtenir une mesure d'instruction in futurum par la voie du référé ou sur requête. Toutes ces mesures probatoires sont soumises à une décision de justice. S'agissant des mesures d'instruction, le juge dispose d'un pouvoir d'appréciation souveraine. Il est donc tenu de motiver sa décision s'il refuse de faire droit à la demande de preuve (6). En revanche, s'agissant de la production forcée, la Cour de cassation admet que le pouvoir des juges du fond est discrétionnaire (7). Dans les deux cas, il faut constater que le droit à la preuve est largement conditionné par l'intervention du juge, qui contrôlera, non seulement la licéité, mais encore l'opportunité de la mesure sollicitée.
Si le plaideur possède la preuve nécessaire pour soutenir son allégation, sa situation est évidemment plus favorable. Encore faut-il qu'il soit autorisé à produire cette preuve en justice. Jusqu'à l'arrêt du 5 avril 2012, la situation du plaideur qui produit une preuve n'était pas envisagée sous l'angle d'une prérogative. Tout au plus, pouvait-on considérer que le principe de la liberté de la preuve l'autorisait à produire en justice toute forme de preuve. Mais précisément, le principe de la liberté de la preuve ne trouvait pas à s'appliquer dans l'affaire étudiée, puisqu'il s'agissait de prouver l'existence d'une donation, donc d'un contrat. Cette preuve était soumise au régime de la preuve légale, et non de la preuve libre.
Dans certaines jurisprudences, le droit à la preuve pouvait trouver un appui utile sur le principe d'égalité des armes. La Cour de cassation affirmait ainsi dans un arrêt récent que "constitue une atteinte au principe de l'égalité des armes [...] le fait d'interdire à une partie de faire la preuve d'un élément de fait essentiel pour le succès de ses prétentions" (8). Mais le principe d'égalité des armes créé une situation d'équilibre entre les parties. Il ne crée pas de droit au profit d'un plaideur. Autrement dit, si un droit est retiré aux deux parties, il n'y a pas d'atteinte à l'égalité des armes. Ce qui signifie que ce principe n'est pas apte à protéger efficacement un plaideur sur le terrain probatoire.
Ainsi, aucune règle de droit n'autorisait explicitement un plaideur à produire une preuve en justice. A l'inverse, il existait de nombreux principes interdisant la production des preuves. La Cour de cassation avait ainsi admis, sur le fondement de l'article 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY), que le respect de la vie privée pouvait constituer un obstacle à la production d'une preuve (9). Il en était de même du principe de loyauté de la preuve, qui devait conduire la Cour de cassation à écarter des enregistrements de conversations téléphoniques effectués à l'insu d'un des interlocuteurs (10).
Avant l'arrêt du 5 avril 2012, le droit à la preuve avait été évoqué implicitement par certains arrêts. Ainsi, dans sa décision du 16 octobre 2008 (11) sur le respect de la vie privée, la Cour de cassation reprochait à la cour d'appel d'avoir écarté une pièce du dossier, "sans caractériser la nécessité de la production litigieuse quant aux besoins de la défense et sa proportionnalité au but recherché". La Haute juridiction raisonnait alors a contrario. Elle considérait qu'il était interdit au juge d'écarter une pièce des débats sans examiner la nécessité pour un plaideur d'utiliser cette pièce pour les besoins de sa défense. A l'inverse, cela revenait à reconnaître que le plaideur disposait d'un droit de la produire en justice, dès lors qu'une pièce était utile à la défense.
C'est bien ce droit qui est consacré dans l'arrêt du 5 avril 2012. En affirmant que la cour d'appel devait "rechercher si la production litigieuse n'était pas indispensable à l'exercice de son droit à la preuve", elle établit un principe général qui impose au juge, chaque fois qu'il examine la recevabilité d'une preuve, de prendre en compte l'existence du droit à la preuve. Au soutien du droit à la preuve, l'arrêt vise l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR). Le droit à la preuve trouve ainsi sa source dans le principe du procès équitable. La Cour de cassation aurait également pu ajouter dans le visa le principe des droits de la défense, puisque dans l'arrêt rendu en 2007, elle avait examiné le droit de produire une pièce sous l'angle des "besoins de la défense". Quoi qu'il en soit, en le rattachant au procès équitable, la Cour de cassation conçoit le droit à la preuve comme un principe général du droit processuel qui doit être mis en balance avec d'autres principes, tel qu'en l'espèce, le droit au respect de la vie privée. C'est l'un des points importants de l'arrêt. Loin de constituer un principe absolu, le droit à la preuve doit être concilié avec les principes qui définissent la licéité des preuves.
B - Conditions et méthodologie de mise en oeuvre du droit de produire une pièce en justice
La licéité des preuves est un concept doctrinal qui trouve sa source dans l'article 9 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1123H4D). En faisant obligation à chaque partie "de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention", le Code de procédure civile pose un principe de licéité des preuves. Ce principe n'est pas défini par le code, mais on le déduit de l'étude générale des textes et de la jurisprudence en matière probatoire (12). La licéité de la preuve se définit comme la conformité d'une preuve au droit. Plus précisément, la preuve ne peut être recherchée ou produite en violation d'une règle prévue dans un texte légal ou réglementaire ou en violation d'un principe général du droit de la preuve tel qu'il a été dégagé par la jurisprudence. Toutefois, confronté au droit à la preuve, le principe de licéité place le juge face à deux normes contradictoires. D'un côté, le plaideur dispose du droit de prouver, mais d'un autre côté, si la preuve produite est illicite, le juge doit l'écarter des débats au mépris du principe du droit à la preuve. Cette confrontation entre deux principes opposés du droit de la preuve conduit le juge à opérer une conciliation.
Dans l'arrêt étudié, le principe de licéité des preuves est mis en oeuvre par la Cour de cassation de façon implicite, lorsqu'elle confronte le droit à la preuve à des "intérêts antagonistes". Il existe, en effet, de nombreux principes qui peuvent constituer des obstacles à la production d'une preuve en justice : le principe de loyauté, la vie privée, le secret médical, l'interdiction de se constituer une preuve à soi-même (dans le système des preuves légales), le principe du contradictoire, etc.. Des arrêts récents permettent d'illustrer cette confrontation entre droit à la preuve et principes antagonistes. Par exemple, dans le cadre d'un litige opposant un avocat à son client, l'avocat qui souhaite produire en justice des documents confidentiels peut se délier du secret professionnel pour garantir sa défense, mais il ne peut jamais porter atteinte au secret médical (Cass. civ. 1, 28 juin 2012, n° 11-14.486, F-P+B+I N° Lexbase : A9897IPA (13)). Autre exemple, au visa de l'article 9 du Code de procédure civile, la Cour de cassation a déclaré illicite, car déloyale, l'utilisation de lettres piégées (14) par la poste pour établir la preuve de l'ouverture de certains courriers par un salarié (Cass. soc., 4 juillet 2012, n° 11-30.266, FS P+B N° Lexbase : A4789IQG (15)). La licéité des preuves a été retenue dans des arrêts plus anciens, tel l'arrêt "Nikon", qui prohibe la consultation par un employeur des courriels personnels de ses salariés sur le fondement du droit au respect de la vie privée (16).
En opposant le droit à la preuve aux autres principes qui encadrent la production des pièces en justice, la Cour de cassation crée une situation de conflit de normes et adopte, dans le même temps, la méthode qui permet de résoudre ce conflit. En effet, la Haute juridiction impose aux juges du fond de rechercher si la production de la preuve n'est pas indispensable à l'exercice du droit à la preuve, et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence. La conciliation des principes doit donc s'opérer au regard de deux critères : la nécessité de produire la preuve et la proportion entre cette nécessité et l'atteinte à un autre droit fondamental (loyauté, vie privée, secret, etc.). On retrouve ici la méthode de conciliation utilisée par la CEDH. La juridiction européenne conçoit qu'un droit fondamental fasse l'objet d'une ingérence, si cette ingérence est nécessaire et proportionnée à un but légitime. On distingue alors l'ingérence justifiée, conforme à la CESDH, de l'ingérence injustifiée, qui constitue la violation de la CESDH.
Cette conciliation permet de consacrer l'existence de principes antagonistes, mais sa mise en oeuvre n'a rien d'évident. En effet, comment apprécier la proportionnalité entre l'intérêt d'un plaideur à produire une pièce en justice et l'atteinte au droit fondamental de son adversaire ? Le critère de la proportionnalité qui est utilisé par les Hautes juridictions donne beaucoup de souplesse au juge. Un mode de preuve n'est pas systématiquement illicite, même lorsqu'il porte atteinte à un droit fondamental. Cette distinction entre la simple ingérence et la violation est directement empruntée à la Cour européenne.
Ainsi, l'arrêt "Nikon" interdit à l'employeur de consulter lui-même la messagerie électronique de son salarié. Toutefois, à la suite de cet arrêt, la Cour de cassation a admis que l'employeur puisse s'adresser au juge sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile, afin que ce dernier autorise un huissier à consulter les courriels personnels d'un salarié sur son ordinateur professionnel (17). En premier lieu, la Cour de cassation a affirmé que cette recherche était licite dès lors qu'elle procédait d'un motif légitime et était nécessaire à la protection des droits de la partie qui l'avait sollicitée. En second lieu, la Cour de cassation a jugé qu'en l'espèce, l'employeur avait des motifs légitimes de suspecter des actes de concurrence déloyale et que l'huissier avait rempli sa mission en présence du salarié. Dans de telles circonstances, l'atteinte à la vie privée n'était pas disproportionnée à la protection des droits de l'employeur. Le droit fondamental n'était pas violé.
A l'inverse, dans un contentieux sur le versement de la prestation compensatoire, la Cour de cassation a pu juger que la filature durant plusieurs mois d'un ex-époux par un détective privé constituait une "immixtion dans la vie privée [...] disproportionnée par rapport au but poursuivi" (18). Dans cette affaire, les juges du fond avaient admis la preuve attentatoire à la vie privée au motif qu'elle "était justifiée par la nécessité d'établir devant le juge aux affaires familiales la réalité des revenus de chacune des parties". A l'inverse, la Cour de cassation a estimé que la nécessité d'établir les revenus d'un ex-époux (20) ne pouvait justifier une immixtion grave et durable dans sa vie privée. La violation du droit fondamental était établie.
On comprend alors que la Cour de cassation ne mesure pas la proportionnalité entre le droit à la preuve et le droit atteint par la recherche probatoire. En revanche, elle apprécie la violation d'un droit fondamental au regard de l'enjeu du litige, de la gravité de l'atteinte, mais également de la manière dont la preuve est recherchée (autorisation du juge, présence de la partie concernée, etc.). C'est donc le but légitime poursuivi par le droit à la preuve qui sert de critère d'appréciation pour concilier les principes entre eux.
La méthode de conciliation des droits au regard de la nécessité et de la proportionnalité était donc déjà pratiquée par la Cour de cassation dans des arrêts antérieurs à propos de conflits probatoires. L'apport majeur de l'arrêt de 5 avril 2012 consiste à donner une justification juridique à ce contrôle de proportionnalité. Le droit à la preuve, conçu comme un droit fondamental pour un plaideur, se mesure à un autre droit fondamental. En érigeant deux principes l'un face à l'autre, la Cour de cassation donne à ces principes une position hiérarchique équivalente. Seules les circonstances permettent alors de départager les droits antagonistes et d'apprécier la nécessité et la proportionnalité en fonction des faits de chaque espèce.
La difficulté suscitée par cette méthode de conciliation est de rendre peu prévisible la résolution des conflits qui n'ont pas encore été tranchés en jurisprudence. La consécration du droit à la preuve est donc, à la fois, une avancée essentielle dans l'évolution des droits des plaideurs et un élément de complexification du contentieux probatoire. En définitive, il appartient à la Cour de cassation, qui contrôle étroitement l'exercice du droit à la preuve, de trancher au cas par cas les conflits probatoires. Cette évolution du droit de la preuve vers un modèle anglo-américain, donne à l'analyse des cas jugés, toute sa signification.
II - Compétence du juge de la mise en état pour se prononcer sur une fin de non-recevoir
La Cour de cassation a rendu le 13 février 2012 un avis important, car il tranche une question essentielle de procédure : le juge de la mise en état est-il compétent pour statuer sur une fin de non-recevoir ?
Cette question présente des incidences pratiques qui peuvent être considérables. Tel est le cas dans le contentieux de la filiation. L'article 333 du Code civil (N° Lexbase : L5803ICW) dispose que "nul, à l'exception du ministère public, ne peut contester la filiation lorsque la possession d'état conforme au titre a duré au moins cinq ans depuis la naissance ou la reconnaissance, si elle a été faite ultérieurement". Cette disposition établit une fin de non-recevoir à l'action en contestation de paternité lorsque la possession d'état est conforme au titre pendant au moins cinq ans. Lorsqu'une action en contestation de paternité est exercée, l'affaire portée devant le TGI est attribuée à un juge de la mise en état qui se trouve face à une situation complexe. Si l'action est irrecevable en vertu de l'article 333 du Code civil, le juge ne peut ordonner l'expertise biologique destinée à vérifier l'existence d'un lien de filiation. La fin de non-recevoir s'oppose à ce qu'une mesure d'instruction soit ordonnée (20). A l'inverse, si l'action est recevable, le juge de la mise en état doit logiquement ordonner l'expertise qui est "de droit" pour celui qui la sollicite (21). Si le JME n'est pas compétent pour se prononcer sur la fin de non-recevoir, il ordonne l'expertise biologique et établit avec une certitude scientifique l'existence ou l'absence de lien de filiation. Malgré la preuve de l'absence du lien de filiation, l'action en recherche de paternité peut être, par la suite, déclarée irrecevable par le TGI statuant au fond. Ainsi, le demandeur sait qu'il n'est pas le père, mais cette situation ne pourra jamais être reconnue en justice.
On mesure, à travers cet exemple, que le pouvoir d'ordonner une mesure d'instruction peut être intimement lié au pouvoir de se prononcer sur une fin de non-recevoir. Et que le débat sur les fins de non-recevoir doit logiquement précéder la recherche des preuves en justice. Ce type de situation est susceptible de se produire dans n'importe quel contentieux, chaque fois qu'une mesure d'instruction est sollicitée par une partie, alors que l'autre invoque l'existence d'une fin de non-recevoir.
Pour résoudre cette difficulté, le Code de procédure civile ne donne pas de réponse claire.
L'article 771 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L8431IRP) énonce ainsi que "le juge de la mise en état est, jusqu'à son dessaisissement, seul compétent, à l'exclusion de toute autre formation du tribunal pour : statuer sur les exceptions de procédures et sur les incidents mettant fin à l'instance". En revanche, cette disposition ne prévoit pas explicitement la compétence du JME pour statuer sur les fins de non-recevoir.
On aurait pu croire que les fins de non-recevoir faisaient partie intégrante des "incidents mettant fin à l'instance". En effet, si le JME déclare l'action irrecevable, cette décision met fin à l'instance. Mais la Cour de cassation a rendu un avis le 13 novembre 2006 (22) dans lequel elle a affirmé que "les incidents mettant fin à l'instance visés par le deuxième alinéa de l'article 771 du nouveau Code de procédure civile sont ceux mentionnés par les articles 384 et 385 du même code et n'incluent pas les fins de non-recevoir". Cet avis présentait une conception classique des incidents d'instance (acquiescement, désistement d'action, péremption, désistement d'instance, caducité de la citation, etc.).
Une première interprétation de l'avis consistait à reconnaître que les fins de non-recevoir n'étaient pas de la compétence du JME. Mais un auteur proposa une autre interprétation qui laissait planer un doute sur la portée de l'avis. Le Professeur Perrot considérait (23) que l'article 771 du Code de procédure civile réservait au JME une compétence exclusive pour trancher certaines questions au cours de la mise en état. Cela n'excluait pas qu'il disposât d'une compétence partagée avec la juridiction du fond pour trancher d'autres questions, telles les fins de non-recevoir.
Par la suite, la Cour de cassation a semblé donner raison à cette interprétation dans deux arrêts rendus le 18 décembre 2008 (24). Dans ces affaires, un conseiller de la mise en état s'était prononcé sur la recevabilité d'un appel et avait rejeté la fin de non-recevoir. Cette défense avait donc été présentée une nouvelle fois devant la cour d'appel. La question posée dans ces affaires concernait l'autorité de la chose jugée par le conseiller de la mise en état. Dans les deux décisions, la Cour de cassation avait jugé que la cour d'appel pouvait statuer sur la fin de non-recevoir qui avait été rejetée par le conseiller de la mise en état. Ainsi, elle admettait que la décision du magistrat instructeur n'avait pas autorité de la chose jugée et ne s'imposait pas à la Cour d'appel statuant au fond.
Dans une précédente chronique, nous avions pu déceler dans ces décisions une confirmation de l'opinion émise par le Professeur Perrot. Le conseiller de la mise en état avait une compétence partagée avec la juridiction du fond pour statuer sur les fins de non-recevoir.
Mais cette interprétation était erronée, car elle négligeait l'article 914 du Code de procédure civile qui, dans sa rédaction de 2008, disposait que "le conseiller de la mise en état est compétent pour déclarer l'appel irrecevable et trancher à cette occasion toute question ayant trait à la recevabilité de l'appel". Ainsi, non seulement, le Code de procédure civile attribuait expressément au juge de la mise en état la compétence pour statuer sur une fin de non-recevoir spéciale (recevabilité de l'appel), mais en plus, cette compétence n'était pas exclusive (25). L'article 914 devait donc s'interpréter comme une dérogation légale.
Mais ces différentes décisions ne trouvent leur pleine signification qu'à la lecture de l'avis rendu le 13 février 2012 par la Cour de cassation, qui fait l'objet du présent commentaire. Les questions posées à la Cour de cassation portaient, principalement, sur la nature du moyen tendant à faire déclarer irrecevable une assignation en partage et, accessoirement, sur la compétence du JME pour prononcer cette décision.
La Cour de cassation profite de cette demande d'avis pour affirmer de façon claire et solennelle que "sauf dispositions spécifiques, le juge ou le conseiller de la mise en état n'est pas compétent pour statuer sur une fin de non-recevoir".
La question est donc tranchée en droit et on comprend que les arrêts rendus en 2008 concernaient une "disposition spécifique", à savoir l'irrecevabilité de l'appel visée par l'article 914 du Code de procédure civile. Par ailleurs, on trouve dans cet avis une confirmation explicite de la solution obscure de l'avis du 13 novembre 2006 : sauf dérogation légale, le JME et le CME ne sont jamais compétents pour statuer sur une fin de non-recevoir, qu'il s'agisse d'une compétence exclusive ou d'une compétence partagée. La solution avait d'ailleurs été annoncée par plusieurs décisions de la Cour de cassation rendues à propos de la prescription (26) ou de l'immunité de juridiction (27).
Si elle est claire, la solution n'emporte pas la conviction. En effet, devant le TGI, la recherche des preuves et le débat au fond se déroulent devant le JME. Les parties peuvent ainsi passer des mois à rechercher des éléments de preuve, à solliciter des mesures d'instruction, à débattre sur le fond du dossier alors que l'action risque d'être déclarée irrecevable par la juridiction du fond. Il s'agit là d'une situation ubuesque. Imaginons un JME saisi d'une demande de mesure d'instruction par l'une des parties et d'une fin de non-recevoir par l'autre. La logique voudrait qu'il tranche d'abord la fin de non-recevoir avant d'ordonner la mesure probatoire. Au contraire, il n'est compétent que pour se prononcer sur la mesure d'instruction.
Dans un tel contexte, on peut se demander à quoi sert la mise en état. La préparation du dossier au moyen d'une instruction civile a précisément pour objectif de régler en amont toutes les questions de procédure. La fin de non-recevoir n'est pas une défense au fond. On ne voit pas de raison d'en réserver la compétence à la juridiction de jugement. Dans son rapport sur la demande d'avis, le Conseiller rapporteur se retranche derrière la doctrine majoritaire qui conclut à l'incompétence du juge de la mise en état en matière de fin de non-recevoir. L'avocat général est plus nuancé. Il cite d'abord le rapport "Magendie" "Célérité et qualité de la justice : la gestion du temps dans le procès" (2004), qui proposait de créer une procédure pour statuer sur les "irrecevabilités manifestes" durant la mise en état. S'il constatait une cause d'irrecevabilité manifeste, le JME devrait alors "renvoyer immédiatement l'affaire devant le tribunal pour qu'il en soit jugé". Cette proposition resta lettre morte.
De surcroît, la position de l'avocat général semble constituer une bonne clé de compréhension de l'avis du 13 février 2012. Le Haut magistrat écrit ainsi "On pourrait [...] souhaiter qu'un décret vienne modifier l'article 771 du Code de procédure civile et donner au juge de la mise en état des pouvoirs similaires à ceux dont dispose le conseiller de la mise en état pour statuer sur des fins de non-recevoir". Et il ajoute ensuite "mais il me paraIt en l'état, non justifié de modifier le sens de l'avis déjà formulé le 13 novembre 2006".
La motivation de l'avis du 13 février 2012 apparaît plus claire : l'article 771 ne confie pas de compétence au JME pour statuer sur les fins de non-recevoir et il n'appartient pas à la Cour de cassation de créer une compétence nouvelle dans le silence du code. C'est donc au pouvoir règlementaire de prendre ses responsabilités pour modifier l'article 771.
Nous ne voyons aucun obstacle à ce que le JME, juge de la procédure, se prononce sur une fin de non-recevoir. La solution du renvoi préconisée par le rapport "Magendie" est également une solution qui mérite d'être explorée. En définitive, quelle que soit la procédure choisie, l'essentiel est que le débat sur les fins de non-recevoir précède tant la recherche des preuves que l'échange des écritures sur le fond du dossier.
L'efficacité et la célérité de la justice auraient tout à gagner d'une telle réforme.
III - Premiers avis rendus sur la réforme de la procédure en appel (Cass. avis, 2 avril 2012, n° 01200003P N° Lexbase : A6501IHA ; Cass., avis, 25 juin 2012, n° 1200005P N° Lexbase : A8822IPG)
A la suite du rapport rendu en 2004 par la commission présidée par Jean-Claude Magendie (28), ce magistrat a présidé une nouvelle commission dont le rapport remis en 2008 portait plus spécifiquement sur la célérité et la qualité de la justice en appel. Ce rapport a été suivi de deux décrets n° 2009-1524 du 9 décembre 2009 (N° Lexbase : L0292IGW) et n° 2010-1647 du 28 décembre 2010 (N° Lexbase : L9934INA).
Ces décrets ont profondément modifié la procédure d'appel en imposant de nombreux délais aux plaideurs et instituant une procédure dite 3+2+2 qui peut être résumée ainsi :
- l'appelant dispose d'un délai de trois mois à compter de la déclaration d'appel pour conclure à peine de caducité relevée d'office ;
- l'intimé dispose, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, d'un délai de deux mois à compter de la notification des conclusions de l'appelant pour conclure et former, le cas échéant, appel incident ;
- un appel incident ouvre à l'intimé incident un nouveau délai de deux mois à compter de la notification pour conclure.
Dans un premier avis rendu le 2 avril 2012, la Cour de cassation a été saisie de questions très techniques liées à la signification par un intimé des conclusions à un co-intimé défaillant à l'encontre duquel il ne formule aucune prétention.
Au-delà de ces questions techniques, il était demandé à la Cour de cassation de préciser si le juge était tenu de soulever d'office l'irrecevabilité des conclusions non signifiées et si les parties pouvaient également soulever cette irrecevabilité.
La Cour de cassation répond par l'affirmative à ces deux questions : "le conseiller de la mise en état doit d'office prononcer l'irrecevabilité des conclusions ; en cas d'indivisibilité entre les parties, celles-ci peuvent soulever l'irrecevabilité".
Bien que les questions portaient sur un cas d'indivisibilité entre parties, on peut considérer que la réponse concerne ici toutes les causes d'irrecevabilité instituées par la réforme de la procédure d'appel, dès lors que le code a prévu que cette sanction est "relevée d'office".
Un second problème plus important encore a été soumis à la Cour de cassation pour avis. Il s'agit de la question de la communication des pièces en appel. Avant la réforme de la procédure d'appel, il était prévu que seules les pièces nouvelles -qui n'avaient pas été versées au débat en première instance- devaient faire l'objet d'une communication en appel (C. pr. civ., art. 132 in fine N° Lexbase : L0429IGY). Cette disposition a disparu, de sorte qu'avec le décret du 9 décembre 2009, le principe prévu à l'article 132 du Code de procédure civile s'applique en première instance comme en appel : "la partie qui fait état d'une pièce s'oblige à la communiquer à toute autre partie à l'instance".
Par ailleurs, un nouvel article 906 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0367ITR) prévoit que "les conclusions sont notifiées et les pièces communiquées simultanément par l'avocat".
Dans ce contexte très contraignant pour les plaideurs, la question a été posée à la Cour de cassation de savoir quelle était la sanction du défaut de communication "simultanée" des pièces visées par les conclusions.
La Cour de cassation a répondu dans un avis du 25 juin 2012 en affirmant que "doivent être écartées les pièces, invoquées au soutien des prétentions, qui ne sont pas communiquées simultanément à la notification des conclusions".
La sanction est radicale, mais la doctrine est divisée sur ses conséquences. En effet, selon une première interprétation, il suffira à un plaideur de présenter de nouvelles conclusions pour joindre les pièces qu'il n'a pas eu le temps de communiquer précédemment. Selon une seconde interprétation plus pessimiste, les pièces écartées des débats le seront définitivement.
La demande d'avis définit ainsi une sanction dont les effets dans le temps demeurent flous et cette question donnera lieu -à n'en pas douter- à de nouvelles jurisprudences.
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