Le Quotidien du 2 août 2021 : Droit pénal des affaires

[Jurisprudence] Réaffirmation de l’exigence d’une action personnelle dans le cadre du délit d’abus de biens sociaux

Réf. : Cass. crim., 10 mars 2021, n° 20-80.942, F-D (N° Lexbase : A01194LY)

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N8224BYA

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par Julien Gasbaoui - avocat au Barreau de Paris - Maître de conférences associé - Aix-Marseille Université et Jean-Noël Stoffel - Maître de conférences - Aix-Marseille Université

le 30 Juillet 2021


Mots-clés : abus de biens sociaux • abstention • dirigeants sociaux • conseil d'administration • président • administrateur

La jurisprudence, prenant quelques libertés avec les textes, fait assez fréquemment prévaloir une conception extensive du délit d’abus de biens sociaux et, par-là, une certaine sévérité envers les dirigeants sociaux. Le présent arrêt traduit un retour à davantage de rigueur dans une hypothèse où la question de la responsabilité du président semblait acquise, un acte positif lui étant personnellement imputable, tandis que celle de l’administrateur méritait discussion.


 

En l’espèce, un administrateur avait été renvoyé devant le tribunal correctionnel pour avoir, d'une part, en qualité de membre du conseil de surveillance puis membre du conseil d'administration de la société anonyme Racing Club de Strasbourg, fait de mauvaise foi, des biens de cette société, un usage qu'il savait contraire à l'intérêt de celle-ci. Il lui était notamment reproché, dans le cadre des commissions relatives au transfert d’un joueur, d’avoir ordonné directement ou indirectement le paiement d'une facture non causée et sans contrepartie, pour favoriser une autre société dans laquelle il était directement ou indirectement intéressé. En effet, il était également vice-président senior finances et administration de la société bénéficiaire dénommée IMG UK appartenant au groupe IMG.

Relaxé par le tribunal correctionnel, il sera ensuite condamné par la cour d’appel de Colmar qui relèvera que le prévenu était non seulement le représentant de la société ayant signé la convention antidatée, mais aussi un administrateur de la société victime de l’abus. En cette qualité, et peu important qu’il fût rarement présent physiquement au siège de la SA, l’administrateur s’était gardé de soumettre au conseil d’administration la convention.

Cette sévère analyse escamotait cependant une question essentielle visée à travers le pourvoi formé :  le délit d’abus de biens sociaux ne suppose-t-il pas une action personnelle du prévenu ressortissant aux pouvoirs propres à ses fonctions sociales ? La Chambre criminelle y répond par l’affirmative et casse l’arrêt rendu par les juges haut-rhinois au motif que ces dernières n’avaient pas  caractérisé « une action personnelle du prévenu, ressortissant aux pouvoirs d’administrateur, ayant permis la réalisation de l’opération frauduleuse dans laquelle il se trouvait intéressé » (§ 30).

L’arrêt commenté rappelle donc qu’en présence d’une opération réalisée au détriment de la société et dans laquelle un dirigeant trouve un intérêt, toute abstention n’est pas nécessairement un usage contraire à l'intérêt social (I) dès lors qu’une action personnelle du dirigeant fait défaut (II).

I. L’insuffisance d’une abstention

L’usage au-delà de l’acte d’user. La sanction d’un dirigeant trouvant un intérêt personnel dans le cadre d’une opération frauduleuse est tentante. Pour autant, cette circonstance ne permet pas nécessairement la caractérisation du délit d’abus de biens sociaux. Encore faut-il que l’élément matériel puisse être constaté et notamment un usage. Or, dans son sens premier, l’usage fait référence à « l’action d’user, de se servir de quelque chose » [1]. Autrement dit, c’est l’idée d’un acte positif qui vient naturellement à l’esprit, l’abus de biens sociaux étant a priori un délit d’action. Aussi, le fait de ne pas faire usage devrait donc être exclu du champ du délit [2]. Mais la jurisprudence a depuis quelques années repoussé les frontières du critère de l’usage pour y intégrer également le non-usage, c’est-à-dire l’abstention ou l’omission [3]. L’élément matériel est ainsi remodelé en marge du texte et, il faut le dire, le principe de légalité, foulé aux pieds [4].

L’abstention caractéristique de l’abus de biens sociaux. L’extension du critère de l’usage doit néanmoins être appréhendée avec précaution : toute abstention n’entraîne pas nécessairement la caractérisation d’un abus de biens sociaux. Cette idée nous la retrouvons à travers l’arrêt du 10 mars 2021 puisqu’il y était question d’un administrateur qui s’était abstenu de soumettre au conseil d’administration la convention litigieuse. Quel est alors le critère distinctif ? Dans ce cadre, la jurisprudence semble distinguer deux types d’abstentions. Certaines caractérisent en elles-mêmes un usage des biens sociaux contraire à l'intérêt de la société comme lorsque le dirigeant s’abstient de rectifier une erreur bancaire au préjudice de la société [5]. D’autres, en revanche, ne sont qu’une abstention de s'opposer à l'abus de biens sociaux commis par autrui. Dans ce cas, la Chambre criminelle refuse de qualifier cette abstention d'usage des biens contraire à l'intérêt social [6]. La raison est simple. Comme dans le cas soumis à notre analyse, il n’y a point d’action personnelle du dirigeant.  

II. L’exigence d’une action personnelle

L’action personnelle comme principe élémentaire. Si l’exigence d’une action personnelle n’est pas inédite au regard de la jurisprudence antérieure, elle n’est pas non plus originale au regard des aux grands principes du droit pénal. À cet égard, un dirigeant ne saurait être condamné dès lors qu’il n’est pas l’auteur de l'acte constitutif de l'élément matériel du délit d'abus de biens sociaux, ce qui est parfaitement logique et renvoie à l’article 121-1 du Code pénal (N° Lexbase : L2225AMD) aux termes duquel « Nul n'est responsable pénalement que de son propre fait ». La preuve d’un acte positif imputable au dirigeant doit donc être rapportée. Ainsi, cet élément n’existe pas en présence d’un dirigeant d'une société d'économie mixte qui a toujours su et couvert les agissements irréguliers du directeur général [7]. Il en est de même concernant le directeur général d'une société qui n'a pas réagi face à la location d'un yacht au profit du président de cette même société [8] ou encore le président qui ne s’est pas opposé à l'acquisition d'un véhicule effectuée à l'initiative du directeur général de la société qui s'en est réservé l'usage puis le produit de la revente [9].

L’action personnelle et les pouvoirs de l’administrateur. En l’espèce, c’est le fait de s’être abstenu de soumettre la convention litigieuse au conseil d’administration de la société qui avait été stigmatisé par les juges du fond. Il s’agissait bien d’une abstention et il est vrai que l’administrateur fait partie des dirigeants susceptibles de se voir reprocher un abus de biens sociaux (C. com., art. L. 242-6, 3° N° Lexbase : L9515IY3). Dans ce cas, il n’est pas vraiment question de s’opposer directement à l’abus, mais de permettre au conseil d’administration de s’y opposer à travers sa mission de contrôle. Néanmoins, s’il est bien permis de considérer que  ne pas mettre le conseil d’administration en position d’effectuer son contrôle, c’est empêcher toute opposition force est de constater que l’action personnelle de l’administrateur était ici absente, mais plus encore que celle-ci ne pouvait exister. Il suffit pour s’en convaincre de revenir aux attributions de chacun : le conseil d’administration a certes pour mission d’effectuer certains contrôles mais il n’appartient pas à l’administrateur de soumettre les documents et informations nécessaires à l’accomplissement de cette mission. Ce devoir incombe au président ou au directeur général de la société (C. com., art. L. 225-35, al. 3 (N° Lexbase : L2369LR8).  Dès lors, comment reprocher à un administrateur de ne pas avoir fait quelque chose qu’il n’a pas à faire ? C’est évidemment impossible et on ne peut que se féliciter de la cassation intervenue sur ce point. Pareillement l’exigence d’une action personnelle est soulignée de façon positive puisque le président, coprévenu, est lui condamné. La cour d’appel avait en effet pris soin de souligner son « rôle actif » dans la commission de l’infraction. À cet égard, rien de nouveau, même si l’on peut souligner la référence à ne bis in idem entrainant une cassation partielle : il est pertinemment rappelé que des mêmes faits ne peuvent donner lieu à une condamnation pour deux infractions.

Un autre thème de réflexion particulièrement riche !

 

[1] Dictionnaire de la langue française, Le Robert, 2018, v. Usage, I.

[2] H. Matsopoulou et C. Mascala (dir.), Lamy droit pénal des affaires, 2020, n° 1284 ; B. Bouloc, Abus de biens sociaux, in Rép. sociétés Dalloz, 2019 n° 62 ; D. Rebut, L'abus de biens sociaux par abstention, D., 2005, p. 1290, n° 4

[3] Cass. crim., 24 avril 1984, n° 83-92.675 (N° Lexbase : A8120AAY) : D., 1984, p. 508 ; Cass. crim., 28 janvier 2004, n° 02-88.094 (N° Lexbase : A0610DCL) : B. Bouloc, note, Rev. sociétés, 2004, p. 722 ; J.-F. Barbièri, note, BJS, 2004. 861.

[4] D. Rebut, op. cit. ; W. Jeandidier, Fasc. 60 : Sociétés – Abus des biens, du crédit, des pouvoirs ou des voix, JCl. Lois pénales spéciales, LexisNexis, 2021, n° 25.

[5] Cass. crim., 28 janvier 2004, op. cit.

[6] Cass. crim., 7 septembre 2005, n° 05-80.163 (N° Lexbase : A9353DNQ) : B. Bouloc, note, Rev. sociétés, 2006, p. 149 ; D. Rebut, obs., RSC, 2006, p.331 ; J.-H. Robert, obs., Dr. pén., 2005, comm. 175 ; R. Salomon, obs., Dr. sociétés, 2005, comm. 228.

[7] Cass. crim., 20 mars 1997, n° 96-81.361 (N° Lexbase : A6947AHR) : B. Bouloc, note, Rev. sociétés, 1997, p. 581.

[8] Cass. crim., 23 mars 2005, n° 04-84.756, F-D (N° Lexbase : A6863RNI) : J.-H. Robert, obs., Dr. pén., 2005, comm. 91.

[9] Cass. crim., 7 septembre 2005, op. cit.

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