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N4302BTI
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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction
le 10 Novembre 2012
Véronique Dagonet : Il y a, en fait, trois affaires, dont la question portait sur l'étendue de "l'immunité du prétoire", et particulièrement devant la CNDA, juridiction dont la singularité n'est plus à démontrer. Dans la première affaire, un avocat s'était vu refuser le renvoi d'une affaire par un magistrat, qui estimait que le certificat médical produit à l'appui de la demande n'était pas assez précis. Selon la transcription d'audience, l'avocat aurait dit au magistrat qu'il se "prenait pour Marine Le Pen". Le magistrat se sentant outragé a fait citer l'avocat en cause devant le tribunal pour outrage, considérant comme tel, aux termes de la citation, la comparaison avec cette "personnalité politique très controversée, qui revendique une ligne politique qualifiée par l'immense majorité des observateurs de xénophobe". Dans la deuxième affaire, un autre avocat avait soutenu, pour la défense de son client, que ce dernier avait été victime de pogroms anti-arméniens en Azerbaïdjan durant la période 1988-1991. Mais, la demande d'asile rejetée, l'avocat a estimé que le magistrat faisait ainsi preuve de négationnisme. Le troisième contentieux avait trait, lui, à un avocat ayant dit, à un magistrat de la chambre correctionnelle, qu'il était la honte de la profession.
Lexbase : En quoi cette affaire est-elle symptomatique du climat entretenu entre avocats et magistrats, aujourd'hui, et notamment devant la Cour nationale du droit d'asile ?
Véronique Dagonet : Il faut reconnaître que si le climat actuel entre avocats et magistrats n'est pas toujours des plus sereins, celui entourant les audiences devant la CNDA est particulièrement tendu. On ne compte plus les incidents d'audiences et le nombre de fois où les magistrats de la Cour parlent, dirons-nous pudiquement, "sans ambages" aux avocats. La situation est telle qu'un médiateur a été nommé, en la personne de Monsieur jean Marie Delarue, haut fonctionnaire et actuellement Contrôleur général des lieux de privation de liberté, qui en raison de son autonomie intellectuelle devrait pouvoir arriver à instaurer un climat apaisé. Par ailleurs, l'action ici intentée pour outrages, action que l'on croyait tombée aux oubliettes depuis l'affaire "Choucq", en 1980, doit être rapprochée des multiples atteintes aux droits de la défense orchestrées par les pouvoirs publics et le pouvoir judiciaire (limitation du secret professionnel, extension du droit de perquisition et de visite aux cabinets d'avocats, renforcement de l'obligation de déclaration de soupçon et dénonciation des clients, etc.). Le contexte global oblige donc à rester vigilant quant aux droits mis à la disposition des avocats pour assurer entièrement et convenablement la défense de leurs clients.
Lexbase : Quels sont les moyens développés par les parties en présence et pourquoi les juges ont-ils clairement conclu à l'irrecevabilité des citations ?
Véronique Dagonet : D'emblée, les dispositions de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 étant d'ordre public (Cass. crim., 14 octobre 1998, n° 97-84.730 N° Lexbase : A5236ACW), les magistrats du tribunal de grande instance de Bobigny ont fait part de leur interrogation sur l'irrecevabilité des citations, les propos ainsi tenus pouvant entrer dans le cadre de "l'immunité du prétoire". Toutefois, l'avocat des magistrats prétendus "outragés" leur a demandé de juger l'exception d'irrecevabilité avec le fond et le ministère public a demandé, quant à lui, le rejet des conclusions d'irrecevabilité. L'avocat des plaignants invoquait les termes de la loi de 1881 selon lesquels les faits diffamatoires étrangers à la cause pourront donner ouverture, soit à l'action publique, soit à l'action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l'action civile des tiers. Il est, en effet, entendu, que l'immunité accordée aux discours prononcés et aux écrits produits devant les tribunaux, destinée à garantir aussi bien la liberté de la défense que la sincérité des auditions, est applicable, sauf le cas où ils sont étrangers à la cause (Cass. civ. 1, 23 novembre 2004, n° 02-13.293, FS-P+B N° Lexbase : A0247DEU ; Cass. crim., 28 mai 1991, n° 90-83.984 N° Lexbase : A3452ACT). Et, pour l'avocat des magistrats, il convenait de déterminer si les propos ainsi tenus participaient véritablement ou non à la défense de leurs clients.
Le 5 octobre 2012, le TGI n'a heureusement pas suivi cette voie et a conclu rapidement à l'irrecevabilité, sans qu'il soit besoin d'examiner l'affaire au fond. Clairement, pour les juges de Bobigny, les propos relatés sont protégés par la liberté d'expression au service de la défense des intérêts des clients et l'immunité de l'article 41 de la loi de 1881.
Cette décision est l'affaire de tous les avocats, quelle que soit la juridiction devant laquelle ils sont appelés à plaider. Elle témoigne de leur capacité de parole pour la défense de leurs clients, dans leurs rapports avec les magistrats, mais si appel a été interjeté demandant que l'affaire soit examinée au fond, la question de l'irrecevabilité ne manquera pas, à nouveau, d'être posée. Cette capacité de parole est bien entendu contenue ; elle est contrainte par les règles déontologiques de la profession. Doit-on rappeler que la délicatesse est l'un des principes essentiels de la profession d'avocat (décret n° 2005-790, art. 3 N° Lexbase : L6025IGA ; RIN, art. 1.3 N° Lexbase : L4063IP8) ? Et que, justement, l'obligation impartie à l'avocat de respecter les principes de délicatesse et de modération ne saurait être regardée comme incompatible avec le droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la CESDH (CE 1° et 6° s-s-r., 15 novembre 2006, n° 283475 N° Lexbase : A3585DSL).
Je suppose que ces magistrats prétendument outragés n'ont pas averti Madame Denis Linton, la présidente de cette juridiction, de leur initiative car, si soucieuse du respect des droits de la défense et du dialogue qu'elle nous a maintes fois prouvée être, elle n'aurait pas manqué de les dissuader !
Cet épisode m'incite à réactiver la permanence des membres du conseil de l'Ordre qui avait été installée au sein de cette juridiction isolée : elle avait le mérite de permettre la résolution des incidents d'audience entre magistrats et avocats, dans la dignité.
Non décidément, l'apaisement du climat judiciaire n'a pas besoin de s'embarrasser d'une nouvelle salve contre "l'immunité du prétoire", principe fondamental des droits de la défense.
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