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N4358BTL
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
L'article 149 du Code de procédure pénale dispose, certes, que le droit à réparation du préjudice causé par une détention provisoire est reconnu aux personnes ayant bénéficié d'une décision de non-lieu ou d'acquittement. Mais, cette affaire pose, une nouvelle fois, plusieurs questions quant à la réparation du dommage ainsi causé du fait de la privation de la liberté. C'est tout à la fois la nature du dommage, son quantum, voire sa signification aux yeux de l'opinion publique, qui sont ici en question.
Quant à la nature du préjudice ainsi subi par les deux acquittés "épinglés" par les forces spéciales françaises avec les pirates somaliens, le juge n'a pas de doute : il est pour partie matériel et pour partie moral. Les conditions de leur arrestation et leur détention ainsi injustifiée, en attendant le verdict du procès, ont nécessairement causé une perte de revenu, de nature patrimoniale donc, et un préjudice d'affection (privation de liberté, atteinte à un sentiment d'honneur...), de nature extra patrimoniale. A cela tout le monde se rallie volontiers. Là où le bât blesse, c'est bien entendu quant à l'évaluation de ces préjudices distincts.
D'abord, au lieu des 450 000 euros réclamés par chacun des avocats des victimes, le juge accorde la somme de 90 000 euros ; là encore, on sait qu'il est de jurisprudence constante que l'appréciation des juges en la matière est souveraine pour peu que la réparation soit intégrale. Ce même juge accorde également 3 000 et 5 000 euros aux deux acquittés au regard de ce qu'ils auraient perçu s'ils avaient pu paisiblement continuer leur activité de pêcheur durant les quatre années d'emprisonnement. Là aussi, on sait que l'évaluation du dommage doit être faite exclusivement en fonction du préjudice subi et que la victime doit seulement obtenir réparation du dommage qu'elle a subi, mais de tout le dommage. Ainsi, le préjudice résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties.
On conviendra, d'abord, qu'il est heureux que le juge français accorde une indemnité au titre du préjudice moral ainsi subi, lorsque l'on constate la modicité de l'indemnisation du préjudice matériel. Le grand principe de la réparation intégrale du préjudice oblige, en effet, à faire application d'un artifice juridique au terme duquel la réparation du préjudice moral compense, de facto, celle du préjudice matériel nécessairement calculée selon le niveau de vie et les salaires perçus dans le pays d'origine des victimes ainsi "extradées". Dans le cas contraire, il serait heureux, pour l'Etat responsable, que les pêcheurs en cause ne fussent pas norvégiens !
Mais, est-il juridiquement sain que la réparation du préjudice moral vienne au secours de celle du préjudice matériel en pareil cas ? Même si la réparation d'un dommage, qui doit être intégrale, ne peut excéder le montant du préjudice, cette réparation doit-elle se faire selon les canons sociaux de pays étrangers, étant entendu que la victime doit apporter la preuve qu'elle occupait auparavant un emploi stable et rémunéré (cf. CA Nîmes, 21 avril 2009, n° 08/04101) -allez donc produire des bulletins de salaires somaliens !- ? Alors, quid de l'universalité de nos principes et valeurs ?
Ensuite, il est fort à parier que le premier président n'ait pas donné de motifs à sa décision ou ait adopté des motifs elliptiques, écartant ainsi la cassation d'un tel jugement. En effet, la Cour de cassation ne sanctionne que les motifs contenant des vices apparents de raisonnement et des contradictions. Or, en matière d'évaluation du préjudice moral, et bien que la systématisation d'un modèle de calcul indemnitaire, à l'image des nomenclatures "Lambert-Faivre" et "Dintilhac" ne soit pas inutile, il y a nécessairement une part de subjectivité dans l'appréciation du préjudice moral subi. Dans le cadre du préjudice causé par une détention provisoire de personnes ayant bénéficié d'une décision de non-lieu ou d'acquittement, on pourrait imaginer que le quantum de l'indemnisation dépende, tout simplement, du nombre de mois passés abusivement derrière les barreaux : rien de tel. Ici, comme pour l'affaire nîmoise, pour quatre ans de détention, le juge a accordé 85 000 à 90 000 euros. A Bordeaux (CA Bordeaux, 4 janvier 2011, n° 10/01367 et 9 février 2010, n° 09/02770), l'indemnisation est, proportionnellement, plus généreuse : 25 000 à 30 000 euros pour une année de détention, et les conditions d'arrestation n'étaient pas les mêmes que celles subies par les deux acquittés du Ponant. Mais, bien moins qu'à Pau (CA Pau, 14 mars 2012, n° 11/02066), où le préjudice résultant du choc carcéral ressenti par un portugais brutalement et injustement privé de liberté a été évalué à la somme de 16 500 euros, à la suite de 5 mois de détention... Et, dire qu'on pensait l'incarcération "moins pénible" au soleil ! On sait que l'égale gravité des fautes n'implique pas l'équivalence des préjudices ; mais l'égalité des préjudices emporte-t-elle celle des indemnisations ?
Enfin, il reste la question du préjudice matériel postérieur à la détention. En effet, les deux acquittés sont-ils priés de regagner la Somalie par leurs propres moyens ou sont-ils admis à séjourner sur le territoire français ? S'ils retournent dans leur pays d'origine, ils ne trouveront certainement plus leurs outils de travail ; pire la situation sur les côtes somaliennes reste une poudrière, après l'opération Linda Nchi. S'ils restent en France, quid de leur insertion ? Autant de questions qu'une simple indemnisation, sans réel contrôle de la Cour de cassation, laisse en suspens.
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