Le Quotidien du 29 juin 2021 : Libertés publiques

[Jurisprudence] Schéma national du maintien de l’ordre : le Conseil d'État encercle le ministère de l’Intérieur

Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 10 juin 2021, n° 444849, n° 445063, n° 445355, n° 445365, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A70934UA)

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par Jean-Claude Zarka, Maître de conférences HDR, Université Toulouse 1 - Capitole

le 28 Juin 2021

 


Mots clés : journalistes • manifestations • liberté de la presse

Dans son arrêt du 10 juin 2021, le Conseil d'État a procédé à l’annulation de plusieurs dispositions importantes du Schéma national du maintien de l'ordre, présenté le 16 septembre 2020, au nom de la liberté de la presse. Il a également censuré le recours à la technique de l’encerclement dite de « la nasse » car le schéma national du maintien de l'ordre ne précise pas les cas où il est recommandé de l'utiliser.


 

Saisi par plusieurs associations et syndicats, le Conseil d'État est venu annuler plusieurs dispositions du Schéma national du maintien de l'ordre, un document de 29 pages qui vient fixer la doctrine du maintien de l'ordre applicable aux manifestations se déroulant sur le territoire national. La décision du Conseil d'État qui concerne notamment plusieurs mesures encadrant l’activité des journalistes durant les manifestations est de nature à renforcer la liberté de la presse. Elle a donné satisfaction aux requérants qui soutenaient que certains points du nouveau schéma national du maintien de l’ordre constituaient un obstacle à l’accomplissement de la mission des journalistes.

Après avoir évoqué le nouveau schéma national du maintien de l’ordre (I), nous examinerons successivement les principes affirmés par le Conseil d'État concernant la présence de la presse et des journalistes lors des manifestations (II) et les dispositions du schéma national du maintien de l’ordre qui ont été annulées par le juge administratif (III).

I. Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre

Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) est annexé à une circulaire du 16 septembre 2020 adressée par le ministre de l'Intérieur aux préfets ainsi qu'au secrétaire général du ministère, au directeur général de la police nationale et au directeur général de la gendarmerie nationale. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a expliqué que « l’infiltration plus systématique de casseurs au sein des cortèges a conduit les forces [de l’ordre] à adapter leur doctrine de gestion des manifestations ». Il a souligné que le nouveau SNMO « entérine ces évolutions et fixe un nouveau cadre d’exercice du maintien de l’ordre, afin de disposer, en France, d’un document accessible au public et commun aux différentes forces » [1].

Le SNMO peut être assimilé à une circulaire adressée par le ministre de l’Intérieur à ses services, une circulaire impérative au sens de la fameuse jurisprudence « Mme Duvignères » [2]. La  décision du juge administratif du 10 juin 2021  vient rappeler sa jurisprudence récente selon laquelle « les documents de portée générale émanant d'autorités publiques [...] tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l'excès de pouvoir lorsqu'ils sont susceptibles d'avoir des effets notables sur les droits  ou la situation d'autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre » [3]. En l’espèce, les mesures définies par le SNMO sont de nature à avoir des effets notables sur les droits ou la situation des organisateurs de manifestations, des manifestants et des journalistes. Le Conseil d’État en a déduit que le document attaqué pouvait être déféré au juge de l'excès de pouvoir.

Il n’a pas jugé que ce document était entaché d'incompétence. Il a admis la compétence de principe du ministre de l’Intérieur pour adopter les mesures nécessaires au bon fonctionnement de l'administration placée sous son autorité, le ministre intervenant en qualité de « chef de service ». Mais il a rappelé qu'il appartient au législateur et non au pouvoir exécutif, en vertu de l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S), de fixer « les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, d'assurer la conciliation entre, d'une part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties que constituent la liberté d'aller et venir, la liberté d'expression et de communication et le droit d'expression collective des idées et des opinions et, d'autre part, la prévention des atteintes à l'ordre public [...] ».

Les dispositions du SNMO encadrant l’activité des journalistes durant les manifestations ont provoqué dès leurs publications de vives réactions de la part de ces derniers. Le 24 septembre 2020, le Syndicat national des journalistes (SNJ) et la Ligue des droits de l’homme (LDH) ont déposé un référé devant le Conseil d'État contre le SNMO. Mais ce référé a été rejeté, le juge des référés du Conseil d'État estimant que les conditions de l'urgence n’étaient pas remplies [4]. Les demandeurs soutenaient notamment  que le document contesté constituait « une ingérence illégitime et injustifiée dans l'exercice de la profession de journaliste et [portait]  une atteinte grave et injustifiée à la liberté de la presse et à la liberté de communication, d'expression et d'information ».

II. Les principes affirmés par le Conseil d'État concernant la présence de la presse et des journalistes lors des manifestations

Dans son arrêt du 10 juin 2021, la Haute juridiction administrative a invoqué « le droit d'expression collective des idées et des opinions » qui découle de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (N° Lexbase : L1358A98), lequel garantit la liberté d’expression et de communication. C’est sur le fondement de cet article qu’elle fait émaner comme le Conseil constitutionnel la liberté de manifester [5]. Le juge administratif emprunte la célèbre formule utilisée par le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’Homme selon laquelle « la liberté d'expression et de communication, dont découle également le droit d'expression collective des idées et des opinions, est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés ». Il s’ensuit que « les atteintes portées à l'exercice de cette liberté et de ce droit doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi ».

La décision du Conseil d'État souligne que « la présence de la presse et des journalistes lors des manifestations revêt une importance particulière en ce qu'elle permet de rendre compte des idées et opinions exprimées et du caractère de cette expression collective ainsi que, le cas échéant, de l'intervention des autorités publiques et des forces de l'ordre ». Ce faisant, elle contribue «  à garantir, dans une société démocratique, que les autorités  et agents de la force publique pourront être appelés à répondre de leur comportement à l'égard des manifestants et du public en général et des méthodes employées pour maintenir l'ordre public et contrôler ou disperser les manifestants » .

Cette formulation n’est pas sans rappeler celle utilisée par la Cour européenne des droits de l'Homme. En effet, pour la Cour de Strasbourg, il revient à la presse d’être « le chien de garde de la démocratie ». La Cour européenne des droits de l'Homme lui a reconnu très tôt ce rôle dans son arrêt « Sunday Times c/ Royaume-Uni » du 26 avril 1979 [6]. Ce rôle de la presse en tant que « chien de garde de la société démocratique » a été souligné par la Cour européenne des droits de l'Homme dans son arrêt « Lingens c/. Autriche » du 8 juillet 1986 [7], ou encore dans son arrêt « Goodwin c/ Royaume-Uni » du 27 mars 1996 [8].

III. Les dispositions du schéma national du maintien de l’ordre annulées par le Conseil d’État

Le Conseil d'État a censuré le recours à la technique de l’encerclement dite de « la nasse » car le SNMO ne précise pas les cas où il est recommandé de l'utiliser. Il a aussi annulé plusieurs dispositions du SNMO encadrant l’activité des journalistes durant les manifestations que le juge des référés avait considérées comme n’étant pas contraires aux droits et libertés [9].

A. Le Conseil d’État et la technique de « la  nasse »

L’encerclement d’un groupe de manifestants est prévu par le point 3.1.4 du SNMO pour contrôler, interpeller ou prévenir la poursuite de troubles à l’ordre public. Ce texte prévoit que, « sans préjudice du non-enfermement des manifestants, condition de la dispersion, il peut être utile, sur le temps juste nécessaire, d’encercler un groupe de manifestants aux fins de contrôle, d’interpellation ou de prévention d’une poursuite des troubles ».

Si le Conseil d'État reconnaît que cette technique de l’encerclement dite de « la nasse » (ou « kettling ») peut s’avérer nécessaire dans certaines circonstances précises pour répondre à des troubles caractérisés à l'ordre public, il affirme qu’elle est susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester et de porter atteinte à la liberté d’aller et venir. Il souligne que le texte du SNMO ne précise pas les cas où il serait recommandé de l’utiliser. C’est la raison pour laquelle le Conseil d’État a annulé ce point du SNMO car rien ne garantit que « l'usage de cette technique de maintien de l'ordre soit adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances ».

En ne remettant pas en cause dans son principe la technique de « la nasse », le juge administratif rejoint la position qui a été adoptée par la Cour européenne des droits de l'Homme. En effet, celle-ci « accepte de considérer le "kettling" comme une nécessité, compte tenu des nouvelles formes, parfois violentes, de mobilisation » [10]. Dans son arrêt « Austin et a. c. Royaume-Uni » du 15 mars 2012, elle a estimé que le maintien de personnes pendant sept heures à l’intérieur d’un cordon de police, à l’occasion d’une manifestation altermondialiste, ne vient porter atteinte ni au principe de sûreté, ni à la liberté de manifester [11]. La technique de « la nasse » ne doit pas pour autant conduire à « étouffer » ou « décourager des mouvements de protestation » [12].

Le Conseil constitutionnel a lui aussi refusé de condamner cette technique de maintien de l’ordre qui a fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité [13]. Les requérants reprochaient au législateur de ne pas avoir suffisamment encadré cette pratique. Ils soutenaient qu’il aurait dû définir les conditions du recours à cette technique de maintien de l'ordre pour assurer la proportionnalité des atteintes qu’elle est susceptible de porter à la liberté d’aller et de venir, à la liberté de communication et d’expression et au droit d’expression collective des idées et des opinions. Le Conseil constitutionnel qui a rejeté ces griefs, a jugé qu’il n’appartenait pas au législateur d’encadrer la technique de « la nasse ». 

B. Le Conseil d’État et la liberté de la presse

Le Conseil d’État a donné raison aux requérants qui demandaient l'annulation pour excès de pouvoir du point 2.2.4 du SNMO qui rappelle que « le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit des journalistes ou de membres d'associations ». Certes, les articles 431-4 (N° Lexbase : L6147IGR) et 431-5 (N° Lexbase : L6116IGM) du Code pénal répriment le fait de continuer volontairement à participer à un attroupement après qu'ont été faites les sommations de se disperser. Ils ont pour effet d'interdire à toute personne de continuer à participer volontairement à un attroupement après les sommations. Mais ils ne sauraient selon le juge administratif faire échec à la présence de la presse sur le lieu d'un attroupement afin que les journalistes « puissent […] rendre compte des événements qui s'y produisent ». Les journalistes et les observateurs indépendants doivent pouvoir continuer d'exercer librement leur mission lors de la dispersion d'un attroupement sans être tenus de quitter les lieux à la condition, toutefois, « qu'ils ne puissent être confondus avec les manifestants et [qu’ils ne fassent pas] obstacle à l'action des forces de l'ordre ». Le Conseil d’État qui s’est ici directement référé au principe de la liberté de la presse,  a donc annulé l’obligation pour les journalistes d’obéir aux ordres de dispersion de la police ou de la gendarmerie en se positionnant en dehors des manifestants appelés à se disperser.

Les requérants contestaient également le point 2.2.2 du SNMO qui prévoit qu’un « officier référent peut être utilement désigné au sein des forces [de l’ordre] et un canal d'échange dédié mis en place, tout au long de la manifestation, avec les journalistes, titulaires d'une carte de presse, accrédités auprès des autorités ». Le Conseil d'État a tout d’abord constaté que ce dispositif, qui permet à certains journalistes d'obtenir des forces de l'ordre, en temps réel, des informations plus précises sur le déroulement d’une manifestation, ne vient pas remettre en cause les principes de liberté d’expression, de communication et d’égalité entre les journalistes. De plus, compte tenu notamment des contraintes opérationnelles auxquelles sont soumises les forces de l’ordre lors des manifestations, il était possible de restreindre l’accès à ce dispositif d’informations aux seuls journalistes titulaires d’une carte d'identité professionnelle, dite « carte de presse ». Toutefois, le Conseil d'État a observé que lorsque le SNMO réserve ce dispositif dédié aux seuls journalistes « accrédités auprès des autorités », il n’apporte aucune précision sur la portée, les conditions, et les modalités d’obtention d’une telle accréditation. Cette rédaction imprécise est alors susceptible, selon lui, de permettre un choix discrétionnaire des journalistes accrédités parmi tous ceux titulaires de la carte de presse en faisant la demande. Elle vient ainsi porter atteinte de manière disproportionnée « à la liberté de la presse et à la liberté de communication ». Le Conseil d’État est donc amené à annuler ce mécanisme d’accréditation des journalistes.

Enfin, le Conseil d'État a annulé le point 2.2.1 du SNMO qui autorisait les journalistes à « porter des équipements de protection, dès lors que leur identification est confirmée et leur comportement exempt de toute infraction ». Le ministre de l'Intérieur a fait valoir que ce point du SNMO entendait rappeler que les journalistes, lorsqu'ils sont présents dans une manifestation pour les besoins de l'exercice de leur profession, justifient en principe d'un motif légitime pour porter des équipements de sécurité, notamment des masques, lunettes et casques. Il s’agissait en réalité de préciser que les journalistes ne peuvent être condamnés sur le fondement de la loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations (N° Lexbase : L9300LP7), laquelle a permis la création d’un nouveau délit de dissimulation du visage. Le Conseil d'État a jugé que ces dispositions du SNMO allaient au-delà du Code pénal et venaient déterminer, dans des termes « ambigus et imprécis », des conditions au port d’équipements de protection par des journalistes lors des manifestations. Pour le juge administratif, il n’appartient pas au ministre de l’Intérieur, dans une circulaire visant à encadrer l’action des forces de police en matière de maintien de l’ordre, d’édicter « de telles règles à l'égard des journalistes, non plus d'ailleurs qu'à l'égard de toute personne participant ou assistant à une manifestation ».

 

[1] SNMO, Éditorial, G. Darmanin, 16 septembre 2020.

[2] CE, Sect., 18 décembre 2002, n° 233618, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9733A7M)

[3] CE, Sect., 12 juin 2020, n° 418142, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A55233NU).

[4] CE, référé, 27 octobre 2020, n° 444876 et 445055, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A118034H).

[5] Cons. const., décision n° 2019-780 DC, du 4 avril 2019 (N° Lexbase : A1567Y8K).

[6] CEDH, 26 avril 1979, Req. 6538/74, Sunday Times c/ Royaume-Uni (N° Lexbase : A5104AYP).

[7] CEDH, 8 juill. 1986, Req. 9815/82, Lingens c/ Autriche (N° Lexbase : A6312AWP).

[8] CEDH, 27 mars 1996, Req. 17488/90, Goodwin c/ Royaume-Uni (N° Lexbase : A1234GBC), pt. n° 39.

[9] CE, référé, 27 octobre 2020, n° 444876 et 445055, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A118034H).

[10] R. Letteron, Libertés publiques, édition 2020, p. 594.

[11] CEDH, 15 mars 2012, Req. 39692/09, 40713/09 et 41008/09, Austin et autres c/ Royaume-Uni (N° Lexbase : A6791IEA).

[12] CEDH, 15 mars 2012, Req. 39692/09, 40713/09 et 41008/09, préc., pt. n° 68.

[13] Cons. const., décision n° 2020-889 QPC, du 12 mars 2021 (N° Lexbase : A80724K8).

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