La lettre juridique n°498 du 20 septembre 2012 : Droit des étrangers

[Jurisprudence] La Cour de justice de l'Union européenne définit la persécution religieuse

Réf. : CJUE, 5 septembre 2012, aff. n° C-71/11 et n° C-99/11 (N° Lexbase : A2298ISW)

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

le 20 Septembre 2012

L'ordre constitutionnel des sociétés démocratiques libérales et les instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l'Homme garantissent inévitablement la liberté religieuse et le respect des consciences et des convictions. La juste appréciation de ces idéaux et de ces principes fondamentaux est essentielle : il convient, notamment, de concevoir la liberté de pensée, de conscience et de religion comme un moyen de préserver et de renforcer le débat démocratique et la notion de pluralisme. Sa double facette, individuelle et collective, est primordiale. La protection des convictions personnelles doit s'attacher à promouvoir, au lieu de les décourager, le respect et la tolérance mutuels des convictions d'autrui. Consciente de cette importance grandissante des facteurs religieux dans le jeu de la persécution internationale, la Cour de justice de l'Union européenne tente, tant bien que mal, dans son rôle de juge européen de l'asile et des droits fondamentaux, d'appliquer et de faire respecter ces libertés dans toutes leurs dimensions. En l'espèce, les requérants, originaires du Pakistan, vivent en Allemagne où ils ont sollicité l'asile et la protection en tant que réfugiés. Ils appartiennent à la communauté ahmadiste et affirment avoir été contraints de quitter le Pakistan en raison de leur appartenance à cette communauté. La communauté musulmane ahmadiyya est un mouvement réformateur de l'islam. Au Pakistan, le Code pénal prévoit que les membres de la communauté ahmadiste sont passibles d'une peine allant jusqu'à trois ans d'emprisonnement s'ils prétendent être des musulmans, s'ils qualifient leur foi d'islam, s'ils prêchent ou propagent leur religion ou s'ils invitent d'autres personnes à rejoindre leur cercle religieux. Selon ce même Code pénal, les personnes qui portent atteinte au nom du prophète Mahomet peuvent être condamnées à mort ou à un emprisonnement à vie. A cet égard, le premier requérant a précisé que, dans son village d'origine, à plusieurs reprises, un groupe d'individus l'avait frappé et lui avait jeté des pierres sur le site de prières. Ces personnes l'auraient menacé de mort et auraient porté plainte contre lui auprès de la police pour avoir insulté le prophète Mahomet. Le second requérant a fait valoir, quant à lui, qu'il avait été maltraité et emprisonné à cause de sa conviction religieuse.

Les autorités allemandes ont rejeté les demandes d'asile, en considérant que les restrictions à la pratique de la religion en public imposées aux ahmadis au Pakistan ne constituaient pas une persécution au regard du droit d'asile. Devant le refus de l'administration (Bundesamt) d'accueillir positivement leur demande, les deux requérants ont alors introduit des recours estimant que la position des autorités allemandes étaient contraires à la Directive du Conseil, du 29 avril 2004, sur le statut des réfugiés (1). Selon cette Directive, les Etats membres de l'Union européenne doivent en principe accorder le statut de réfugié aux étrangers qui risquent d'être persécutés en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leurs opinions politiques ou de leur appartenance à un groupe social dans leur pays d'origine.

Le premier recours est introduit devant le tribunal administratif de Leipzig (Verwaltungsgericht Leipzig) qui annule la décision de rejet de l'administration ; le second devant le tribunal administratif de Dresde (Verwaltungsgericht Desden) qui rejette la demande. Saisi en appel, le tribunal administratif supérieur (Oberverwaltungsgericht) confirme le jugement du tribunal administratif dans la première affaire et considère la demande du second requérant comme également fondée. Selon ce tribunal, les requérants peuvent échapper aux menaces dans leur pays d'origine en s'abstenant de toute manifestation publique de leur foi, l'exercice en public de leur confession relève du "noyau dur" de leur identité religieuse ahmadiste. C'est alors que l'administration allemande introduit un recours en révision contre cet arrêt devant la Cour administrative fédérale (Bundesverwaltungsgericht) qui interroge la Cour de justice par voie préjudicielle.

La Cour administrative fédérale allemande souhaite savoir si seule l'atteinte au "noyau dur" de la liberté religieuse constitue une persécution au sens de l'article 9 de la Directive "qualification" du 29 avril 2004. En cas de réponse affirmative, elle demande, d'une part, si le contenu de ce "noyau dur" comprend la pratique en public de la religion et, d'autre part, s'il peut être raisonnablement attendu d'un demandeur qu'il renonce à l'exercice des actes religieux autres que ceux relevant du "noyau dur".

La Cour de justice, qui n'a que rarement l'occasion de se prononcer, il faut le souligner, sur ce type de contentieux s'attache alors, dans sa réponse, à faire oeuvre de pédagogie en définissant la notion d'acte de persécution. Pour elle, certaines formes d'atteinte graves à la manifestation de la religion en public peuvent constituer une persécution en raison de la religion. Lorsque cette persécution est suffisamment grave, le statut de réfugié doit être octroyé. La Cour de Luxembourg constate, tout d'abord, que seules certaines formes d'atteintes graves au droit à la liberté de religion -et non toute atteinte à ce droit- peuvent constituer un acte de persécution qui obligerait les autorités compétentes à octroyer le statut de réfugié. Ainsi, d'une part, les limitations de l'exercice de ce droit prévues par la loi ne peuvent être considérées comme persécution tant qu'elles respectent son contenu essentiel. D'autre part, la violation même de ce droit constitue une persécution uniquement si elle est suffisamment grave et qu'elle affecte la personne concernée d'une manière significative. Ensuite, la Cour relève que les actes pouvant constituer une violation grave comprennent des actes graves atteignant la liberté de la personne concernée non seulement de pratiquer sa croyance dans un cercle privé, mais, également, de vivre celle-ci de façon publique. Ce n'est donc pas le caractère public ou privé ou bien collectif ou individuel de la manifestation et de la pratique de la religion mais la gravité des mesures et des sanctions prises ou susceptibles d'être prises à l'encontre de l'intéressé qui déterminera si une violation au droit à la liberté de religion doit être regardée comme persécution.

En précisant les contours des actes suffisamment graves pour constituer une persécution susceptible de fonder la reconnaissance du statut de réfugié, la Cour de justice poursuit, ainsi, son oeuvre clarificatrice des seuils minimaux de protection établis par la Directive "qualification" du 29 avril 2004, mais en estimant que la persécution religieuse peut justifier l'octroi de l'asile et faire, ainsi, obstacle à l'éloignement d'un étranger désireux de pratiquer ouvertement sa religion, la Cour de justice ne se dérobe pas et assume pleinement son rôle, peut-être pour le moins méconnu, de juge des droits de l'Homme. Si besoin en était encore, le juge de l'Union apporte la preuve de sa détermination à occuper ce terrain, en un domaine où la montée de l'intolérance religieuse pose, effectivement, un problème actuel au droit de l'asile. Fermement appuyée sur le droit de l'Union et notamment la Charte des droits fondamentaux, implicitement et subtilement en conformité avec la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l'Homme, la Cour délivre ici une solution empreinte de réalisme qui donne son effet utile au droit de l'Union garantissant le droit d'asile.

En ce sens, on peut affirmer que, par cet arrêt très important, la Cour de justice assume pleinement sa fonction de juge européen de l'asile et des droits fondamentaux (I) en marquant, notamment, sa décision du sceau du droit de l'Union mais aussi en s'opposant à la volonté très répandue de limiter la liberté religieuse à la sphère privée. Mais la Cour apporte, de surcroît, des précisions significatives dans l'interprétation de la notion de persécution religieuse justifiant la qualité de réfugié, en allant au-delà d'une simple lecture technique des textes et du droit d'asile et en adoptant une position pour la moins ferme et audacieuse clairement fondée sur les valeurs fondamentales de l'Union européenne (II).

I - Une Cour de justice qui assume pleinement sa fonction de juge européen de l'asile et des droits fondamentaux

C'est en mettant surtout en avant le droit de l'Union et ses valeurs fondamentales que la Cour de justice adopte sa décision. Ni la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 (N° Lexbase : L6810BHP) (2), ni la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme ne sont le pivot du raisonnement mené par la Cour et, ceci, même si les références à ces textes sont permanentes. Le juge de Luxembourg développe, en l'espèce, avec fermeté, une interprétation autonome mais, néanmoins, subtilement en lien avec les autres textes de référence en la matière (A). Cela lui permet, ainsi, de s'opposer notamment à la limitation classique de la liberté religieuse qui prévalait jusque là à la sphère privée des individus (B).

A - Une interprétation autonome mettant en avant le droit de l'Union

Le régime d'asile européen commun est fondé sur l'application intégrale et globale de la Convention relative au statut des réfugiés, ainsi que sur le respect des droits et des principes reconnus par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX). De manière générale, la Directive s'engage à appliquer un droit conforme à la Convention de Genève (3). Dans le cadre de ce régime, la Directive tend ainsi, par exemple, à établir des normes minimales et des critères communs à l'ensemble des Etats membres pour reconnaître aux demandeurs d'asile le statut de réfugié au sens de l'article 1er de la Convention de Genève. On oppose généralement cette protection conventionnelle à la protection subsidiaire ou communautaire issue de la Directive qui a, notamment, été transposée par les Etats membres. C'est, par exemple, la loi du 10 décembre 2003 (4) qui a transposé par anticipation la Directive (CE) 2004/83 du 29 avril 2004 en droit français. La protection conventionnelle est celle donnant droit à l'octroi du statut de réfugié, puisqu'aux termes de l'article 1 A § 2 de la Convention de Genève, la qualité de réfugié est reconnue à "toute personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité ou de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays". L'on voit donc que la Convention de Genève prévoit l'octroi du statut de réfugié aux personnes faisant l'objet de persécutions pour l'un de ces différents motifs. A cet égard, les dispositions du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile issues de la Directive se bornent, par l'article L. 711-1 5° de ce code, à faire référence à la Convention de Genève, de sorte que les conditions d'octroi du statut de réfugié ne sont nullement définies, ni même précisées par le droit interne mais sont tout entièrement régies par les stipulations de cette Convention et l'interprétation qu'en fait la jurisprudence administrative.

Pour autant, la Directive (CE) 2004/83 ne se contente pas de reprendre simplement à son compte la Convention de Genève en considérant que la crainte d'une persécution du fait de sa religion est susceptible de justifier la protection internationale. Tout comme les Etats membres, qui restent libres d'adopter ou de maintenir des normes plus favorables pour décider quelles sont les personnes qui remplissent les conditions d'octroi du statut de réfugié, dans la mesure où ces normes sont compatibles avec la Directive, le droit dérivé de l'Union va en effet plus loin que la Convention en énumérant à l'article 9 de la Directive une liste de comportements susceptibles de constituer des "actes de persécution" avant d'effectuer ensuite un lien de causalité avec les motifs de cette persécution. Son article 10 § 1 indique, ainsi, que "la notion de religion recouvre, en particulier, le fait d'avoir des convictions théistes, non théistes ou athées, la participation à des cérémonies de culte privées ou publiques, seul ou en communauté, ou le fait de ne pas y participer, les autres actes religieux ou expressions d'opinions religieuses, et les formes de comportement personnel ou communautaire fondées sur des croyances religieuses ou imposées par ces croyances". La définition est donc plus large et plus complète s'il en est. Le Droit de l'Union a souhaité surmonter les silences de la Convention de Genève et tente, ainsi, par la décision d'espèce, d'unifier les pratiques. A l'évidence, la Cour de justice n'éprouve aucune hésitation à trancher courageusement en dissipant le doute, sur la base du droit de l'Union. Elle estime, à plusieurs reprises (aux considérants n° 63, n° 69 et n° 71) que la Directive (CE) 2004/83, dans son article 10 § 1, "définit" la notion de religion et elle se base exclusivement sur elle pour délivrer une interprétation autonome et plus complète que celle émanant traditionnellement de la Convention de Genève.

Les droits garantis par la Charte des droits fondamentaux, et, plus particulièrement, la liberté de religion de son article 10 § 1 sont la colonne vertébrale de la réponse du juge de Luxembourg. Même la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme n'est qu'une référence parmi d'autres. Reproduisant les "explications" accompagnant la Charte, la Cour rappelle simplement que ce droit "correspond" au droit garanti à l'article 9 de la CESDH (N° Lexbase : L4799AQS) avant de souligner que "la liberté de religion représente l'une des assises d'une société démocratique" (au considérant n°56), reprenant ici au mot près la lecture qu'en fait ordinairement la jurisprudence de Strasbourg ; la CEDH, comme le souligne Henri Labayle, "ne garantissant directement ni le droit d'asile ni le droit à ne pas être éloigné d'un Etat" (5).

B - L'opposition à la limitation classique de la liberté religieuse à la sphère privée

La pratique fréquente en Europe est de n'accorder l'asile pour motif religieux qu'en cas de persécution extrême, c'est-à-dire en cas de risque pour l'intégrité physique de la personne du seul fait de son appartenance religieuse (le "noyau dur" de la liberté religieuse). En application de cette pratique, de nombreuses demandes d'asile sont refusées au motif que les demandeurs peuvent échapper à la persécution s'ils pratiquent leur religion en privé, voire dans le secret, dans leur pays d'origine. Ainsi, par exemple, des convertis de l'islam au christianisme sont renvoyés au motif qu'ils sont susceptibles d'échapper à la persécution s'ils gardent secrète leur conversion.

Le juge de Luxembourg aurait pu céder à la facilité et s'abriter derrière l'autorité de cette jurisprudence classique émanant, notamment, de la CESDH et de son juge. A cet égard, on peut citer une décision importante d'irrecevabilité de la Cour européenne des droits de l'Homme en date du 28 février 2006 (6). La Cour y a été saisie de la question de savoir si la responsabilité d'un Etat contractant peut être engagée au titre de l'article 9 de la CESDH (7) lorsqu'il refuse d'accorder le statut de réfugié à un individu qui, à son retour dans son pays d'origine, se verrait privé du droit de vivre ouvertement et librement sa foi. En l'occurrence, deux ressortissantes pakistanaises, de confession chrétienne, alléguaient que, à leur retour dans leur pays d'origine, elles seraient dans l'incapacité de vivre en tant que chrétiennes sans risquer d'être l'objet d'une attention hostile ou sans avoir à prendre des mesures pour dissimuler leur confession (8). Dans cette décision, le juge de Strasbourg a réaffirmé que la responsabilité d'un Etat contractant peut être engagée lorsqu'une mesure d'éloignement du territoire fait peser sur un individu de retour dans son pays d'origine un risque réel soit de mourir, soit d'être soumis à la torture, soit d'être détenu arbitrairement, soit de subir un déni de justice flagrant.

Mais, au final, la Cour a refusé d'étendre cette jurisprudence à l'article 9 de la CESDH si l'individu risque d'être entravé dans le seul exercice de son culte religieux. En effet, elle a expliqué que, dans le cas contraire, ce serait obliger les etats contractants "à agir comme les garants indirects de la liberté de culte pour le reste du monde". Ce ne serait que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque l'intéressé court un "risque réel de violation flagrante" de cette liberté, que la responsabilité de l'Etat pourrait être engagée. Or, selon la Cour européenne des droits de l'Homme, il est difficile d'imaginer une affaire dans laquelle une violation suffisamment flagrante de ladite liberté n'implique pas, également, un risque réel pour l'intéressé de mourir, d'être soumis à la torture et à des traitements inhumains et dégradants, voire de subir un déni de justice flagrant ou d'être détenu arbitrairement.

La Cour de Luxembourg développe dans l'arrêt d'espèce un raisonnement certes conforme au texte de Strasbourg mais ouvertement fondé sur le droit de l'Union et sur la Charte des droits fondamentaux. Car, jusqu'alors, la Cour européenne des droits de l'Homme n'avait pas encore franchi le pas du lien entre le besoin de protection internationale et la garantie du droit à la liberté de religion. Dans sa décision d'irrecevabilité précitée et en deçà d'un certain niveau de gravité, elle avait même avancé que "l'article 9 en soi n'est guère, voire pas du tout, d'un grand secours" en matière de protection, doutant "que la Convention pourrait être interprétée comme exigeant d'un Etat contractant qu'il donne aux adhérents de ce courant religieux banni la possibilité de pratiquer leur religion librement et ouvertement sur leur propre territoire". Certes, elle n'avait pas écarté la possibilité contraire mais "à titre exceptionnel", et sous couvert du risque de voir cette atteinte être accompagnée de graves et mauvais traitements.

II - Une Cour de justice qui adopte une interprétation ferme et audacieuse de la notion de persécutions religieuses

Si le juge de Luxembourg joue pleinement son rôle de défenseur des valeurs fondamentales de l'Union, il profite de l'arrêt d'espèce pour aller à l'encontre de certains standards en la matière. Tel est le cas de la notion de "noyau dur" de la liberté de religion. Dans ses conclusions (au point n° 41), l'Avocat général évoque son souci d'éviter l'arbitraire. Il lui semble impossible de déterminer un "noyau dur" de la liberté de religion, en raison du contenu variable qu'un tel "noyau dur" peut revêtir selon les religions, les lieux, et les époques. Pourtant, comme peuvent le souligner Luc Leboeuf et Marie-Laure Basilien-Gainche, "le droit des réfugiés repose sur une telle distinction entre les violations d'un droit fondamental suffisamment graves et celles insuffisamment graves pour constituer une persécution" (9). Il y a là une prise de position claire de la Cour de justice (A) qui apparaît la bienvenue dans le contexte européen d'hostilité croissante contre l'expression publique des religions (B).

A - Une opposition claire à une définition de la persécution comme atteinte au "noyau dur" des droits fondamentaux

En l'espèce, les autorités allemandes n'ont pas clairement perçu l'interprétation des textes européens, en témoigne les réponses contradictoires des juridictions administratives nationales, face à la crainte des requérants de ne pouvoir manifester librement leur foi en public dans leur pays, sans risque grave de persécution susceptible d'aller jusqu'à la peine de mort en vertu du Code pénal pakistanais. Antérieurement à l'entrée en vigueur de la Directive, l'approche allemande opérait ainsi une distinction entre les persécutions religieuses portant atteinte au "noyau dur" de la liberté de religion, justifiant la protection et les autres, ne la justifiant pas. Parmi ces dernières, figuraient les restrictions à la manifestation publique de la religion. L'enjeu de la réponse de la Cour à leur question préjudicielle, le 5 septembre 2012, résidait donc dans la confrontation de cette vision avec la Directive (CE) 2004/83.

Pour la Cour, la question n'est pas de savoir s'il existe ou non un "noyau dur" du droit à la liberté de religion dont ne ferait pas partie la possibilité pour un individu de se livrer à son culte en public, mais d'identifier la nature des atteintes qui peuvent être portées à cette liberté, au vu de la "définition large" donnée par la Directive. Cette dernière intègre, en effet, l'ensemble des composantes de la liberté de religion, y compris la faculté de vivre publiquement celle-ci. Dès lors, pour conclure ou non à l'obligation d'accorder l'asile en raison d'une "persécution, il convient d'identifier la nature ou la gravité des actes portant atteinte à ce droit fondamental et non pas de séparer les différentes composantes de cette liberté.

La Cour de justice considère que seuls les actes dont la gravité équivaut à une violation des droits consacrés comme indérogeables par l'article 15 de la CESDH (N° Lexbase : L4748AQW) constituent une persécution. Pour identifier ces actes, "il n'est pas pertinent de distinguer entre les actes qui porteraient atteinte à un noyau dur' du droit fondamental à la liberté de religion [...] et ceux qui n'affecteraient pas ce prétendu noyau dur'" (point n° 62). Suivant les pertinentes conclusions de l'Avocat général Yves Bot, la Cour propose une approche centrée sur les conséquences concrètement risquées par l'individu qui exercerait sa liberté de religion dans son pays d'origine. S'il court un "risque réel, notamment, d'être poursuivi ou d'être soumis à des traitements ou à des peines inhumains ou dégradants" (point n° 67), la qualité de réfugié pourra lui être reconnue.

Ce risque réel s'évalue en fonction des circonstances tant objectives que subjectives du cas d'espèce. De ce point de vue, l'Etat membre doit donc, d'une part, procéder à l'examen individuel des mesures dont le requérant a été, ou risque, d'être victime dans l'Etat d'origine, mais aussi se pencher sur leur gravité intrinsèque ou potentielle. Puisque le champ d'application de la Directive (CE) 2004/83 intègre la participation à des cérémonies publiques, il importe de s'assurer si l'interdiction de cette participation emporte un risque réel de poursuites ou de soumission à des traitements inhumains ou dégradants.

Convaincue ici encore par son Avocat général, la Cour délivre alors des affirmations dont la profondeur a, pour le moins, été soulignée (10) : cette évaluation du risque "impliquera pour l'autorité compétente la prise en compte d'une série d'éléments tant objectifs que subjectifs. La circonstance subjective que l'observation d'une certaine pratique religieuse en public, qui fait l'objet des limitations contestées, est particulièrement importante pour l'intéressé aux fins de la conservation de son identité religieuse est un élément pertinent dans l'appréciation du niveau de risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d'origine du fait de sa religion, même si l'observation d'une telle pratique religieuse ne constitue pas un élément central pour la communauté religieuse concernée" (considérant n° 70). La Cour de justice fait donc sienne l'opinion de la Cour européenne des droits de l'Homme, la prolongeant sans s'y référer mais en pleine conformité comme le lui avait proposé l'Avocat général.

La portée de son jugement est, cependant, autrement plus significative. En présence d'un texte d'harmonisation du droit de l'asile, elle fait le choix "de définir un socle minimal commun à l'ensemble des Etats membres, en dessous duquel ces derniers ne peuvent pas descendre" (conclusions de l'Avocat général, point n° 78). Sa réponse au juge allemand est très ferme sur le point de savoir si la crainte de persécution du requérant pouvait toujours être fondée si ce dernier renonçait à l'exercice de sa religion. Pour la Cour, l'appréciation de l'Etat d'accueil ne saurait aboutir à nier la garantie offerte par la Directive : "lors de l'évaluation individuelle d'une demande visant à obtenir le statut de réfugié, lesdites autorités ne peuvent pas raisonnablement attendre du demandeur qu'il renonce à ces actes religieux" (considérant n° 80). Le fait qu'il puisse éviter le risque en renonçant à certains actes religieux n'est donc pas pertinent (considérant n° 79). Il en va, ainsi, des valeurs qui fondent l'Union européenne, ce que l'Avocat général exprime clairement dans ses conclusions : "en exigeant du demandeur d'asile qu'il dissimule, modifie ou renonce à la manifestation publique de sa foi, nous lui demandons de changer ce qui est susceptible de constituer un élément fondamental de son identité, c'est-à-dire, en quelque sorte, à se renier lui-même. Or, personne ne dispose de ce droit" (conclusions de l'Avocat général, point 100).

B - Une prise de position bienvenue dans le contexte européen d'hostilité croissante contre l'expression publique des religions

Cet arrêt de la Cour de justice est le bienvenu dans le contexte européen en raison de l'hostilité croissante contre l'expression publique des religions, même s'il faut admettre que toutes les formes d'expression publique des religions ne sont pas équivalentes. Il a été prononcé le lendemain d'une audience très médiatisée devant la Cour européenne des droits de l'Homme dans des affaires contre le Royaume-Uni où était en cause l'interdiction faite à des chrétiennes par leur employeur de porter visiblement une petite croix autour du cou sur leur lieu de travail (n° 48420/10 et n° 59842/10). Les requérantes, dont l'une est copte, ont été sévèrement sanctionnées par leur employeur (suspension sans salaire, mutation et perte de l'emploi), parce qu'elles ont refusé de retirer ou de cacher leur croix.

Les juridictions nationales britanniques, saisies de ces affaires, ont donné raison aux employeurs. Devant la Cour européenne, le Gouvernement britannique a justifié la légalité de cette interdiction en soutenant que la liberté religieuse de ces femmes était respectée dès lors qu'elles sont "libres de démissionner" ou de "manifester leur religion en privé". Sur le fond, la situation des intéressées ne serait pas fondamentalement différente de celle des minorités religieuses dans certains pays musulmans, excepté la différence de degré dans la gravité de la persécution.

Pour autant, l'interprétation officielle de la Directive (CE) 2004/83 dégagée dans l'arrêt d'espèce s'impose dorénavant aux Etats membres de l'Union européenne à l'égard de toutes les demandes d'asile pour motif de persécution religieuse, quelle que soit leur religion. Elle s'impose donc, également, aux nombreux chrétiens d'Orient empêchés de pratiquer leur religion publiquement. Cette interprétation prolonge l'approche développée par les résolutions du Parlement européen (20 janvier 2011) (11) et de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (27 janvier 2011) (12) sur la persécution des chrétiens d'Orient dans lesquelles était demandée une meilleure prise en compte de la persécution religieuse comme motif d'asile, tout en évitant d'encourager les membres des minorités à quitter leur pays. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe invitant, notamment, l'Union européenne à suivre davantage l'évolution de la situation des communautés religieuses, chrétiennes et autres, dans son dialogue politique avec les pays du Proche et du Moyen-Orient, et à lier sa politique européenne de voisinage, y compris l'aide financière, au degré de protection et de sensibilisation aux droits de l'Homme dans ces pays. L'Union européenne, quant à elle, dénonce, notamment, l'augmentation du nombre d'attentats commis contre les communautés chrétiennes dans le monde en 2010, ainsi que le nombre de procès et de condamnations à mort pour blasphème, qui touchent souvent les femmes. On peut citer, à titre d'exemple marquants, les vies innocentes qui ont été fauchées dans d'épouvantables attaques visant la communauté chrétienne au Nigéria le 11 janvier 2011, ou encore l'attentat terroriste dirigé contre des chrétiens coptes qui a tué et blessé des civils innocents à Alexandrie, le 1er janvier 2011.

Dans certains cas, la situation des communautés chrétiennes est telle qu'elle met en danger leur existence future, ce qui entraînerait la perte d'une partie importante du patrimoine religieux des pays concernés. Le Parlement européen a bien souligné dans sa résolution que l'Europe, comme d'autres régions du monde, connaît, elle aussi, des cas de violation de la liberté de religion, des attentats contre des membres de minorités religieuses sur la base de leurs convictions et des cas de discrimination fondée sur la religion. Si le dialogue entre communautés est crucial pour promouvoir la paix et la compréhension mutuelle entre les peuples, la Cour de justice a, ainsi, clairement montré l'exemple dans l'arrêt d'espèce.


(1) Directive (CE) 2004/83 du Conseil du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d'autres raisons, ont besoin d'une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (N° Lexbase : L7972GTG) (JO L 304, p. 12, et rectificatif JO 2005, L 204, p. 24).
(2) Convention signée à Genève le 28 juillet 1951 (Recueil des Traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, n° 2545) et qui est entrée en vigueur le 22 avril 1954. Elle a été complétée par le Protocole relatif au statut des réfugiés du 31 janvier 1967, entré en vigueur le 4 octobre 1967.
(3) Voir l'article 78 § 1 TFUE (N° Lexbase : L2729IPR), selon lequel "l'Union développe une politique commune en matière d'asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire visant à offrir un statut approprié à tout ressortissant d'un pays tiers nécessitant une protection internationale et à assurer le respect du principe de non-refoulement. Cette politique doit être conforme à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et au Protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés, ainsi qu'aux autres Traités pertinents" ; voir aussi l'article 18 de la Charte des droits fondamentaux, selon lequel "le droit d'asile est garanti dans le respect des règles de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967, relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité instituant la Communauté européenne") et le dixième considérant de la Directive (CE) 2004/83, selon lequel "la présente Directive respecte les droits fondamentaux, ainsi que les principes reconnus notamment par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. En particulier, la présente Directive vise à garantir le plein respect de la dignité humaine et du droit d'asile des demandeurs d'asile et des membres de leur famille qui les accompagnent".
(4) Loi n° 2003-1176 du 10 décembre 2003, modifiant la loi n° 52-893 du 25 juillet 1952, relative au droit d'asile (N° Lexbase : L9630DLA) (JO, 11 décembre 2003, p. 21080).
(5) Henri Labayle, Le droit d'asile devant la persécution religieuse : la Cour de justice ne se dérobe pas, GDR-ELSJ, 9 septembre 2012.
(6) CEDH, 28 février 2006, Req. n° 27034/05 (N° Lexbase : A7952ISC), Recueil des arrêts et décisions 2006-III.
(7) Qui définit la liberté de pensée, de conscience et de religion. L'article 9-1 disposant que, "toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites".
(8) Selon ces requérantes, exiger d'elles, en pratique, qu'elles changent de comportement en dissimulant leur adhésion au christianisme et en renonçant à la possibilité de parler de leur foi et d'en témoigner auprès des autres revenait à nier, en soi, leur droit à la liberté de religion.
(9) Luc Leboeuf & Marie-Laure Basilien-Gainche, Droit d'asile : L'atteinte à la liberté de religion comme persécution, in Lettre "Actualités Droits-Libertés" du CREDOF, 11 septembre 2012.
(10) Henri Labayle, Le droit d'asile devant la persécution religieuse : la Cour de justice ne se dérobe pas, GDR-ELSJ, 9 septembre 2012.
(11) Résolution P7_TA (2011)0021 du Parlement européen du 20 janvier 2011, sur la situation des chrétiens dans le contexte de la liberté de religion.
(12) Discussion par l'Assemblée le 27 janvier 2011 (septième séance), voir Doc. 12493, rapport de la commission des questions politiques, texte adopté par l'Assemblée le 27 janvier 2011 (septième séance).

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