La lettre juridique n°494 du 19 juillet 2012 : Conflit collectif

[Jurisprudence] La Cour de cassation et la grève dans les services publics

Réf. : Cass. soc., 4 juillet 2012, n° 11-18.404, FS-P+B (N° Lexbase : A4812IQB)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 24 Octobre 2014

Le droit de grève figure incontestablement parmi les droits fondamentaux des salariés les mieux protégés, même lorsque son exercice dans les entreprises gérant un service public est en cause. C'est de nouveau ce que rappelle la Chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt en date du 4 juillet 2012. Non seulement le juge tient bon sur la qualification même des mouvements (I), mais encore il permet aux syndicats de jouer avec le cadre, il est vrai peu contraignant, de la grève dans les services publics (II).
Résumé

Ni la durée du mouvement de grève, ni l'existence d'une pluralité de motifs ne peuvent suffire à caractériser en elles-mêmes une fraude et le caractère illicite du mouvement.

L'employeur ne peut, dans la période définie par un préavis de grève, déduire de la constatation de l'absence de salariés grévistes que la grève est terminée, cette décision ne pouvant être prise que par le ou les syndicats représentatifs ayant déposé le préavis de grève.

I - La qualification de la grève

Critères. A défaut de définition légale de la grève, c'est à la jurisprudence qu'est revenue cette lourde tâche et de fixer les limites entre une "véritable" grève (c'est-à-dire une grève au sens juridique du terme) et un "mouvement illicite", pour reprendre la dichotomie en vigueur depuis 1993 (1).

L'enjeu de cette qualification préalable est majeur : si le mouvement est qualifié de grève, alors les participants ne pourront être licenciés et plus généralement sanctionnés s'ils n'ont pas commis de faute lourde, c'est-à-dire intentionnelle (2) ; dans le cas contraire, ils ne bénéficient pas de l'immunité que leur confère cette qualification et s'exposeront de manière quasi systématique à un licenciement pour faute grave, puisque leur "mouvement" constituera un acte d'insubordination.

Reste à déterminer, sur la base des différents éléments constitutifs de la grève, où se situe la frontière.

Comme le rappelle régulièrement la Cour de cassation depuis plus d'un demi-siècle, la grève est un "arrêt collectif et concerté du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles" (3).

Pour qu'il y ait grève, un "arrêt" de travail est donc nécessaire, ce qui renvoie dans l'illégalité toutes les formes de mouvements qui se traduisent par un simple ralentissement de l'activité (grèves perlées, grèves du zèle, délestages (4)) ou par une cessation "sélective" des tâches incombant aux salariés (grève des astreintes (5), grèves de certaines heures, etc.).

Le critère de la cessation du travail est également suffisant ; la jurisprudence ne pose aucune condition de durée et accepte de qualifier de "grève" de très brefs arrêts de travail (6). Les grévistes devront toutefois se méfier car cette pratique est susceptible de dégénérer en abus, et donc de caractériser une faute lourde, s'ils multiplient les arrêts de courte durée et ce afin de désorganiser l'ensemble de l'entreprise, au-delà du secteur d'activité dans lequel ils oeuvrent habituellement (7), même si les condamnations sont rares.

C'est bien cette tendance très protectrice de l'exercice du droit de grève que confirme cette nouvelle décision.

L'affaire. Le syndicat CGT Transports K. avait déposé un préavis pour une grève devant débuter le 6 novembre 2010 et s'achever le 31 décembre 2010 au sein de la société K. qui gère le réseau des transports publics de la communauté urbaine de Bordeaux. La société K. avait tenté de faire disqualifier ce mouvement en faisant observer que les syndicats avaient déposé "un préavis couvrant une très longue période et mentionnant des motifs très généraux", et ce afin de ménager l'effet de surprise sur les intentions réelles des grévistes et empêcher ainsi toute prévisibilité réelle pour l'exploitant.

L'argument n'avait pas convaincu la cour d'appel de Bordeaux, pas plus que la Haute juridiction, pour qui "ni la durée du mouvement de grève, ni l'existence d'une pluralité de motifs ne pouvant suffire à caractériser en elles-mêmes une fraude" et qui relève que "la cour d'appel qui a constaté que l'employeur n'apportait aucun élément pour démontrer que l'exercice du droit de grève aurait eu un caractère abusif, en a exactement déduit que le caractère illicite du mouvement n'était pas établi".

Une solution justifiée. Cette solution mérite d'être approuvée sur un plan strictement juridique, même si on comprend aisément l'agacement de la société K. en butte aux tactiques syndicales d'évitement.

Juridiquement, on sait que seul le législateur peut réglementer l'exercice du droit de grève, compte tenu des termes mêmes du Préambule de la Constitution de 1946 (8). Or, l'article L. 2512-2 du Code du travail (N° Lexbase : L0240H9R), qui organise la procédure du préavis syndical de grève dans les services publics, se contente d'exiger, sans plus de précisions, un ou des "motif(s)", et autorise le dépôt de préavis pour une durée indéterminée. Dans ces conditions, il n'appartient pas au juge d'aller au-delà des prévisions du législateur en s'arrogeant un droit de contrôle sur les motifs, sous couvert par exemple de leur caractère raisonnable ou réaliste (9), dès lors qu'ils sont professionnels, en imposant un préavis unique intersyndical (10) ou en interdisant les préavis successifs portant sur les mêmes motifs (11), ou comme ici pour une longue durée (près de huit semaines).

Une situation critique pour l'exploitant. Sur un plan pratique, la situation de l'exploitant est toutefois extrêmement difficile, même si elle s'est améliorée depuis la loi du 21 août 2007 puisque les salariés sont désormais tenus de respecter leurs obligations individuelles d'information dès lors qu'ils sont compris dans le périmètre d'un accord de service garanti (12). Mais dans cette affaire l'application de ce dispositif n'était pas en cause et les salariés pouvaient, dans le cadre temporel défini par le ou les préavis, cesser et reprendre le travail quand ils le souhaitent (cf. infra). Certes, la Cour de cassation ne refuse pas, au moins sur le principe, d'envisager l'hypothèse d'une fraude ou d'un abus, mais le curseur semble placé tellement haut qu'on ne voit pas comment concrètement pareil abus pourrait être caractérisé. L'employeur n'a donc pas grand-chose à attendre du droit et devra donc compter sur le dialogue avec les syndicats pour résoudre les difficultés rencontrées dans son entreprise ...

II - La cessation de la grève

Cadre applicable. Si, dans le secteur privé, le déclenchement de la grève n'est soumis à aucune condition procédurale, il en va différemment dans les services publics, compte tenu des exigences liées au principe de continuité qui pèse sur les exploitants. Indépendamment des régimes spéciaux qui ont été adoptés ces dernières années, le Code du travail prévoit l'encadrement syndical de la grève au travers de l'exigence d'un préavis déposé par un syndicat représentatif au moins cinq jours franc avant la date fixée pour le déclenchement et précisant "le champ géographique et l'heure du début ainsi que la durée limitée ou non, de la grève envisagée" (13).

Sur le plan individuel, et sans évoquer les régimes propres aux entreprises gérant un service public de transport (14), les salariés sont contraints par l'article L. 2512-3 du Code du travail (N° Lexbase : L0241H9S) à cesser le travail, et à le reprendre collectivement ; le texte indique, en effet, que "l'heure de cessation et celle de reprise du travail ne peuvent être différentes pour les diverses catégories ou pour les divers membres du personnel intéressé" et précise que "sont interdits les arrêts de travail affectant par échelonnement successif ou par roulement concerté les divers secteurs ou catégories professionnelles d'un même établissement ou service ou les différents établissements ou services d'une même entreprise ou d'un même organisme". La Cour de cassation a précisé que le fait pour les salariés de prendre leur service par roulement ne les exonérait pas de cette obligation (15).

Reste à déterminer ce que devient un préavis de grève lorsque plus aucun salarié ne cesse le travail, et c'est tout l'intérêt de cette décision.

L'affaire. Le préavis déposé "couvrait" ici la période comprise entre le 6 novembre 2010 et le 31 décembre 2010. La grève avait commencé le 6 novembre 2010, mais le 15 il n'y avait plus qu'un seul salarié gréviste et aucun gréviste pour les journées des 16, 17 et 18. La société K., par acte d'huissier en date du 25 novembre 2010, avait alors fait assigner le syndicat aux fins de faire juger que le mouvement de grève avait pris fin le 14 novembre 2010, un seul salarié étant déclaré gréviste le 15 novembre 2010, ce qui ne permet pas de caractériser le caractère collective de l'exercice du droit de grève, et aucun par la suite, ce qui marquait la fin anticipée de la grève.

La cour d'appel de Bordeaux ayant rejeté cette requête, la société K. tentait d'obtenir la cassation de cette décision, mais en vain puisque le pourvoi est ici rejeté.

La solution. Pour la Haute juridiction, en effet, "si, dans les services publics, la grève doit être précédée d'un préavis donné par un syndicat représentatif et si ce préavis, pour être régulier, doit mentionner l'heure du début et de la fin de l'arrêt de travail, les salariés qui sont seuls titulaires du droit de grève ne sont pas tenus de cesser le travail pendant toute la durée indiquée par le préavis", ce qui induit nécessairement que "l'employeur ne peut, dans la période ainsi définie, déduire de la constatation de l'absence de salariés grévistes que la grève est terminée, cette décision ne pouvant être prise que par le ou les syndicats représentatifs ayant déposé le préavis de grève".

Cette solution doit être approuvée.

L'article L. 2512-2 du Code du travail prévoit, en effet, que le droit de grève dans les services publics s'exerce dans un cadre syndical défini de manière minimum par référence aux mentions qui doivent figurer sur le préavis ("motifs du recours à la grève", "heure du début", fin de la grève, s'il y lieu). Pour reprendre l'expression syndicale qui prévaut, les salariés doivent donc être " couverts " par un préavis syndical à la fois sur le plan géographique (16), professionnel (17) et temporel. Mais, faut-il le rappeler, ce ne sont pas les syndicats qui sont titulaires de l'exercice du droit de grève, mais bien les salariés qui décident librement, dans le cadre fixé par le ou les syndicats, d'exercice leur droit constitutionnellement reconnu, dans les limites fixées par la loi, ce qui implique la liberté de se mettre en grève (18) et de cesser l'exercice de la grève, à tout moment, pour autant que ce soit de manière collective et concertée et conformément aux exigences de l'article L. 2512-3, alinéa 1er. Dans ces conditions, il convient de dissocier dans la grève l'aspect collectif de l'aspect individuel, et il est tout à fait exact d'affirmer, avec la cour d'appel de Bordeaux, que la grève subsiste sur le plan collectif tant qu'un préavis syndical court, et ce même si aucun salarié n'a cessé le travail.


(1) Cass. soc., 16 novembre 1993, n° 91-41.024, publié (N° Lexbase : A6673ABR), Dr. soc., 1994, pp. 35-39, rapp. P. Waquet, note J.-E. Ray ; Cass. soc.,11 janvier 2006, n° 04-16.114, FS-P (N° Lexbase : A3427DMU), Dr. soc., 2006, p. 470, obs. P.-Y. Verkindt.
(2) Cass. soc., 26 septembre 1990, n° 88-43.908, inédit (N° Lexbase : A1562AA4) ; Dr. soc., 1991, p. 60, rapport P. Waquet, note J.-E. Ray.
(3) Cass. soc., 28 juin 1951, n° 51-01.661, publié (N° Lexbase : A7808BQA), Dr. soc., 1951, p. 523, note P. Durand.
(4) Cass. soc., 26 janvier 2000, n° 97-15.291, publié (N° Lexbase : A4723AGZ).
(5) Cass. soc., 2 février 2006, n° 04-12.336, FS-P+B (N° Lexbase : A6521DMH), v. nos obs., Les salariés ne peuvent pas faire la grève des astreintes, Lexbase Hebdo n° 201 du 9 février 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N4157AK8).
(6) Dernièrement Cass. soc., 25 janvier 2011, n° 09-69.030, FS-P+B (N° Lexbase : A8531GQZ), v. nos osb., De la licéité des arrêts de travail courts et répétés des grévistes, Lexbase Hebdo n° 427 du 10 février 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N3497BRX).
(7) Par exemple Cass. soc., 7 janvier 1988, n° 84-42.448, publié (N° Lexbase : A6251AAR), Bull. civ. V, n° 10.
(8) Sur l'exclusion de toute référence au règlement intérieur pour justifier la réquisition des grévistes : Cass. soc., 15 décembre 2009, n° 08-43.603, FS-P+B (N° Lexbase : A7199EPC), v. nos osb., Le règlement intérieur ne peut justifier la réquisition de grévistes, Lexbase Hebdo n° 378 du 14 janvier 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N9533BMZ).
(9) Cass. soc., 23 octobre 2007, n° 06-17.802, FS-P+B (N° Lexbase : A8504DYM), v. nos obs., Epilogue de l'affaire STM : la Cour de cassation rappelle à l'ordre le juge des référés, Lexbase Hebdo n° 279 du 31 octobre 2007 - édition sociale ([LXB=N9588BC]).
(10) Cass. soc., 4 février 2004, n° 01-15.709, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A1308DB3), lire nos obs., Grève et services publics : ne confondez pas grèves tournantes et préavis tournants !, Lexbase Hebdo n° 107 du 12 février 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N0498AB3).
(11) Cass. soc., 25 janvier 2012, n° 10-26.237, FS-P+B (N° Lexbase : A4357IBY),v. nos obs., Grève dans les services publics : le dépôt de plusieurs préavis successifs portant sur les mêmes revendications est licite, Lexbase Hebdo n° 472 du 9 février 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N0076BTY).
(12) Loi n° 2007-1224 du 21 août 2007, sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs (N° Lexbase : L2418HY9).
(13) C. trav., art. L. 2512-2 (N° Lexbase : L0240H9R).
(14) Loi n° 2007-1224 du 21 août 2007, sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs ; loi n° 2012-375 du 19 mars 2012, relative à l'organisation du service et à l'information des passagers dans les entreprises de transport aérien de passagers et à diverses dispositions dans le domaine des transports (N° Lexbase : L4842IS7).
(15) Cass. soc., 3 février 1998, n° 95-21.735, publié (N° Lexbase : A2483ACX), Dr. soc., 1998, p. 294, obs. J.-E. Ray ; JCP éd. G, 1998, II, 10 030, rapp. P. Waquet ; D., 1998, p. 169, note Y. Saint-Jours.
(16) L'alinéa 2 de l'article L. 2512-2 dispose, en effet, que "le préavis émane d'une organisation syndicale représentative au niveau national, dans la catégorie professionnelle ou dans l'entreprise, l'organisme ou le service intéressé".
(17) Les "motifs du recours à la grève" de l'alinéa 3.
(18) Même deux jours après le commencement de la période couverte par le préavis : Cass. soc., 8 décembre 2005, n° 03-43.934, FP-P+B (N° Lexbase : A9156DLP), v. les obs. de G. Auzero, Précisions quant aux modalités d'exercice du droit de grève dans le secteur public, Lexbase Hebdo n°196 du 5 janvier 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N2740AKP).

Décision

Cass. soc., 4 juillet 2012, n° 11-18.404, FS-P+B (N° Lexbase : A4812IQB)

Rejet, CA Bordeaux, 4ème ch. civ., sect. A, 3 mai 2011

Textes concernés : C. trav., art. L. 2511-1 (N° Lexbase : L0237H9N) et L. 2512-2 (N° Lexbase : L0240H9R)

Mots-clés : grève, services publics, cessation, faute lourde

Liens base : (N° Lexbase : E2493ETI)

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