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par Julien Prigent, avocat à la cour d'appel de Paris, Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Baux commerciaux"
le 05 Juillet 2012
Le Code civil donne peu d'indication sur le contenu de l'obligation de délivrance. L'article 1720 du Code civil (N° Lexbase : L1842ABT) précise que le bailleur est tenu de délivrer la chose en bon état de réparations de toute espèce. L'obligation de délivrance a toutefois un objet plus vaste. L'obligation de délivrance, selon une formule de la Cour de cassation, est l'obligation de "délivrer un local immédiatement utilisable à la fin qu'ont en vue les parties" (Cass. civ. 3, 2 juillet 2003, n° 01-16.246, FP-P+B+I N° Lexbase : A0324C9U).
L'obligation de délivrance, dans une acception large, peut être divisée en deux composantes. Elle implique tout d'abord la mise à disposition "matérielle" du preneur de la chose louée, telle qu'elle est décrite au bail. C'est le coeur de cette obligation, la délivrance au sens strict. La mise à disposition de la chose louée n'épuise cependant pas l'obligation de délivrance. Cette dernière implique également que la chose louée dispose des caractéristiques physiques et juridiques permettant d'exercer effectivement l'activité stipulée au bail. Cette seconde composante de l'obligation de délivrance revêt une acuité particulière en matière de bail commercial, dans la mesure où de nombreuses normes peuvent venir encadrer ou limiter l'activité stipulée au bail.
En principe, sous réserve des clauses d'aménagement de l'obligation de délivrance, le bailleur sera tenu de permettre au preneur d'exercer son activité en conformité avec :
- la réglementation relative à la sécurité et l'hygiène : amiante (Cass. civ. 3, 2 juillet 2003, n° 01-16.246 N° Lexbase : A0324C9U), sécurité incendie (Cass. civ. 3, 16 septembre 2008, n° 07-18.303 N° Lexbase : A4060EAM), extraction pour un restaurant (Cass. civ. 3, 29 janvier 2002, n° 00-16.734, F-D N° Lexbase : A8924AXS ; CA Pau, 23 mai 2012, n° 11/02108 N° Lexbase : A8775ILL), mise en conformité d'un ascenseur dans un hôtel (CA Orléans, 12 mai 2011, n° 10/02813 [LXB=A5648HR]) ;
- la réglementation relative aux nuisances sonores : insonorisation pour un karting (Cass. civ. 3, 10 décembre 2008, n° 07-20.277, FS-D N° Lexbase : A7200EBB) ;
- les règles d'urbanisme (Cass. civ. 3, 2 juillet 1997, n° 95-14.151 N° Lexbase : A1836ACY)
- les règles interdisant le changement d'usage des locaux destinés à l'habitation (Cass. civ. 3, 21 novembre 2001, n° 99-21.640, FS-D N° Lexbase : A2216AXD) ;
- les règles régissant les immeubles en copropriété (Cass. civ. 3, 7 mars 2006, n° 04-19.639, F-D N° Lexbase : A5023DND ; CA Pau, 23 mai 2012, n° 11/02108 N° Lexbase : A8775ILL).
Par ailleurs, l'obligation de délivrance implique également l'impossibilité pour le bailleur d'entraver la jouissance par le preneur des éléments essentiels à son commerce. Il a ainsi été jugé que le bailleur manquait à cette obligation s'il interdisait au preneur de poser une enseigne (CA Paris, Pôle 5, 3ème ch., 5 janvier 2011, n° 09/12098 N° Lexbase : A2156GQW).
II - L'étendue de l'obligation d'entretien
En ce qui concerne l'obligation d'entretien, le Code civil précise que le bailleur est tenu de délivrer la chose en bon état de réparations de toute espèce et faire pendant la durée du bail toutes les réparations qui peuvent devenir nécessaires (C. civ., art. 1720). L'article 1754 du Code civil (N° Lexbase : L1887ABI) définit "les réparations locatives ou de menu entretien" dont est tenu le preneur, dessinant en creux et par exclusion celles incombant au bailleur. L'article 1755 (N° Lexbase : L1888ABK) exclut en outre des réparations locatives à la charge du preneur les réparations occasionnées par la vétusté ou par la force majeure.
Il a été jugé que sont à la charge du bailleur lorsqu'ils sont rendus nécessaires par la vétusté la mise en conformité de l'installation électrique (Cass. civ. 3, 9 novembre 2010, n° 09-69.762 , F-D N° Lexbase : A9060GGN) ou encore les travaux de réparation d'un ascenseur (Cass. civ. 3, 9 novembre 2010, n° 09-69.762, préc.). Par ailleurs, le bailleur manque à son obligation d'entretien dès lors que la fermeture administrative des locaux a été ordonnée pour des manquements concernant la structure, l'agencement et la vétusté, ne permettant pas la maîtrise des risques alimentaires (Cass. civ. 3, 18 janvier 2011, n° 09-72.913, F-D N° Lexbase : A2913GQX).
De manière quasiment systématique, les baux commerciaux stipulent des clauses qui répartissent entre le bailleur et le preneur la charge de certains travaux par référence à l'article 606 du Code civil (N° Lexbase : L3193ABU) qui énumère les travaux incombant au nu-propriétaire par opposition à ceux incombant à l'usufruitier.
La Cour de cassation avait initialement précisé que l'énumération de l'article 606 du Code civil était limitative. Elle a ensuite retenu une conception plus extensive pour retenir que les grosses réparations sont celles qui intéressent l'immeuble dans sa structure et sa solidité générale (Cass. civ. 3, 13 juillet 2005, n° 04-13.764, FS-P+B N° Lexbase : A9339DIQ). Ce même arrêt définit également "les réparations d'entretien" comme étant celles "qui sont utiles au maintien permanent en bon état de l'immeuble" (Cass. civ. 3, 13 juillet 2005, n° 04-13.764, FS-P+B N° Lexbase : A9339DIQ).
En outre, en cours de bail, les travaux prescrits par l'Administration ont été mis à la charge du bailleur au titre de son obligation d'entretien (Cass. civ. 3, 15 juin 2010, n° 09-12.187, F-D N° Lexbase : A0943E3C).
III - Le transfert de certaines composantes des obligations de délivrance et d'entretien
Les tribunaux admettent que les parties à un bail commercial puissent transférer sur le preneur certaines des composantes de l'obligation de délivrance et d'entretien. Ce transfert est cependant limité dans son étendue.
Les clauses de transfert doivent, par ailleurs, s'interpréter de manière restrictive et en faveur du preneur (C. civ., art. 1162 N° Lexbase : L1264ABG), ce qui a pour effet de limiter leur portée en présence de clauses imprécises.
A - Le transfert impossible : l'impossibilité d'utiliser les locaux et la charge des travaux rendus nécessaires par un vice de structure
Il ne peut être dérogé à l'obligation pour le bailleur de permettre l'accès et l'utilisation de la chose louée.
La Cour de cassation a ainsi précisé qu'un bailleur ne pouvait, par le biais d'une clause relative à l'exécution de travaux, s'affranchir de son obligation de délivrer les lieux loués (Cass. civ. 3, 1er juin 2005, n° 04-12.200, FS-P+B N° Lexbase : A5185DIU : en l'espèce, le bailleur avait interdit l'activité dans les locaux pendant un an et demi). Cet arrêt est intéressant à double titre :
- l'obligation de délivrance ne s'apprécierait pas seulement lors de l'entrée dans les lieux (en cours de bail, c'est généralement l'obligation d'entretien ou d'assurer une jouissance paisible qui est visée par la Cour de cassation) ;
- il ne pourrait être dérogé à cette obligation. Cette impossibilité de dérogation (et la permanence de l'obligation de délivrance) ne concerne a priori que l'impossibilité totale d'exploiter les locaux loués (Cass. civ. 3, 30 novembre 1994, n° 92-16.675 N° Lexbase : A8526AGU).
Le bailleur ne peut, en outre, en raison de l'obligation de délivrance à laquelle il est tenu, s'exonérer de l'obligation de procéder aux travaux rendus nécessaires par les vices affectant la structure de l'immeuble (Cass. civ. 3, 9 juillet 2008, n° 07-14.631, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5449D9P ; Cass. civ. 3, 2 juin 2010, n° 09-13.749, FS-D N° Lexbase : A2166EYU ; Cass. civ. 1, 6 juillet 2011, n° 10-18.694, F-D N° Lexbase : A9605HUB).
B - L'interprétation stricte des clauses de transfert des obligations de délivrance et d'entretien
En l'état actuel de la jurisprudence, les parties à un bail commercial peuvent valablement prévoir le transfert au preneur de certains des aspects de l'obligation de délivrance et d'entretien. Ce type de clause est d'interprétation stricte et en présence d'une ambiguïté, elles doivent s'interpréter en faveur du preneur.
Peuvent faire l'objet d'un transfert :
- l'obligation de délivrer des locaux "en bon état de réparations de toute espèce" (Cass. civ. 3, 27 novembre 2007, n° 06-21.350, F-D N° Lexbase : A9454DZ8)
- la mise en conformité des locaux avec la réglementation pour l'activité stipulée au bail (Cass. civ. 3, 15 juin 2010, n° 09-67.103, F-D N° Lexbase : A1114E3N) ;
- les travaux requis ou prescrits par l'administration (Cass. civ. 3, 15 juin 2010, n° 09-12.187, F-D N° Lexbase : A0943E3C).
Si des travaux incombent au bailleur au titre de son obligation de délivrance, ces travaux n'incomberont pas au preneur si le bail ne vise pas expressément que la catégorie de travaux considérée est à sa charge, même si le preneur s'est engagé à prendre les locaux en l'état ou à effectuer tous travaux. Si des travaux sont susceptibles de plusieurs qualifications, le fait que ces travaux soient à la charge du preneur, aux termes du bail, au titre de l'une de ces qualifications, ne permettra pas d'en exonérer le bailleur s'ils n'ont pas été mis à la charge du bailleur au titre d'une autre qualification.
- La clause par laquelle le preneur prend les lieux dans l'état où ils se trouvent
Cette clause ne permet pas :
i. de mettre à sa charge les travaux nécessaires dès la date de prise d'effet du bail pour permettre la mise en conformité des locaux (Cass. civ. 3, 20 janvier 2009, n° 07-20.854, F-D N° Lexbase : A6408ECC) ;
ii. de mettre à sa charge les travaux liés à la vétusté (Cass. civ. 3, 22 février 2005, n° 03-19.715, F-D N° Lexbase : A8721DG4) ;
iii. de mettre à sa charge les travaux prescrits par l'Administration (Cass. civ. 3, 19 juin 2002, n° 01-01.769, FS-D N° Lexbase : A9408AY4).
- Les travaux prescrits par l'Administration
i. La clause mettant à la charge du preneur les travaux de mise en conformité à la réglementation ne permet pas de mettre à la charge du preneur les travaux prescrits par l'Administration (Cass. civ. 3, 29 janvier 2002, n° 00-19.460, F-D N° Lexbase : A8847AXX).
ii. La clause mettant à la charge du preneur certains travaux laisse à la charge du bailleur ces travaux si ces derniers ont été prescrits par l'Administration (Cass. civ. 3, 10 mai 2001, n° 96-22.442 N° Lexbase : A3945ATB).
iii. Les travaux prescrits par l'Administration sont à la charge du bailleur même s'il s'agit de travaux d'entretien à la charge du preneur (Cass. civ. 3, 19 décembre 2001, n° 00-12.561, FS-D N° Lexbase : A6852AX3).
- Les travaux liés à la vétusté
La clause prévoyant que le bailleur n'est tenu que des grosses réparations ne l'exonère pas de la charge des réparations qui ne seraient pas de grosses réparations mais qui ont été rendues nécessaires par la vétusté (Cass. civ. 3, 9 novembre 2010, n° 09-69.762, F-D N° Lexbase : A9060GGN ; Cass. civ. 3, 5 avril 2011, n° 10-14.877, F-D N° Lexbase : A3436HNL) ;
- Les travaux rendus nécessaires en raison de la force majeure
Ces travaux ne peuvent incomber au preneur même si ce dernier a à sa charge tous les travaux, sauf clause expresse contraire (Cass. civ. 3, 31 octobre 2006, n° 05-19.171, FS-P+B N° Lexbase : A3094DSE).
IV - Vers un renforcement des obligations de délivrance et d'entretien du bailleur ?
Il semble s'esquisser depuis plusieurs années un renforcement des obligations de délivrance et d'entretien, tant en ce qui concerne l'étendue de ces obligations qu'en ce qui concerne les limitations apportées à la possibilité pour le bailleur de s'en exonérer.
La Cour de cassation a ainsi récemment affirmé qu'en raison de l'obligation de délivrance à laquelle il est tenu, le bailleur ne pouvait s'exonérer des travaux rendus nécessaires par les vices affectant la structure de l'immeuble (Cass. civ. 3, 9 juillet 2008, n° 07-14.631, préc. N° Lexbase : A5449D9P ; Cass. civ. 1, 6 juillet 2011, n° 10-18.694, préc.). L'obligation de délivrance, traditionnellement présentée comme n'étant pas d'ordre public, se voit ainsi conférer une dimension impérative et permanente.
C'est peut être à la lumière de cette solution, et du principe d'interprétation restrictive, que peut être expliqué un arrêt du 29 septembre 2010 qui, en dépit d'une clause du bail transférant au preneur la charge des grosses réparations et celle du clos et du couvert, a refusé de mettre à sa charge la réfection totale de la toiture (Cass. civ. 3, 29 septembre 2010, n° 09-69.337, FS-P+B [LXB=A7698GA])
Certaines décisions ont par ailleurs retenu une conception extensive de la notion de gros travaux, notamment ceux de l'article 606 du Code civil, en principe à la charge du bailleur. Ont ainsi été qualifiés de gros travaux ou de travaux touchant au gros-oeuvre :
- la réfection totale des canalisations ayant entraîné des désordres fonciers (Cass. civ. 3, 2 juin 2010, n° 09-13.749, préc.) ;
- la réfection du système de climatisation (qualifié d'élément essentiel à la construction dans un immeuble de très grande hauteur) qui incombe au bailleur même en présence d'une clause mettant à la charge du preneur les travaux de mise en conformité car ces travaux atteignent la structure même (plancher) ; il s'agit de gros travaux (CA Paris, Pôle 5, 3ème ch., 22 septembre 2010, n° 09/03422 N° Lexbase : A1825GAT) ;
Il doit également être relevé que certaines décisions, relatives à la prise en charge par le preneur des travaux de mises en conformité, ont souligné le fait que le preneur avait connaissance de l'étendu des travaux à effectuer à ce titre (Cass. civ. 3, 15 juin 2010, n° 09-67.103, F-D [LXB=A1114E3ND] ; Cass. civ. 3, 20 septembre 2005, n° 03-10.382, F-D N° Lexbase : A5005DKL).
La possibilité d'aménager contractuellement l'obligation de délivrance et d'entretien du bailleur peut conduire, en l'état actuel de la jurisprudence, à faire peser sur le preneur l'obligation de prendre en charge des travaux dont le coût pourrait paraître excessif. Le preneur pourrait néanmoins, dans ce cas, invoquer certains mécanismes de droit commun des obligations pour tenter de limiter des obligations disproportionnées.
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