Réf. : CA Grenoble, 5 novembre 2020, n° 16/04533 (N° Lexbase : A643333N)
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par Jean-Pierre Dumur (MRICS), Expert agréé par la Cour de cassation
le 25 Novembre 2020
Mots-clés : covid-19 • résidence de tourisme • non-paiement des loyers • force majeure • exception d'inexécution • perte partielle de la chose louée
Dans un arrêt du 5 novembre 2020, la cour d’appel de Grenoble vient de juger que, pendant la période d’interdiction d’ouverture, le preneur exploitant une résidence de tourisme ne pouvait se soustraire au paiement des loyers en invoquant l’exception d’inexécution ou la force majeure.
Cet arrêt a fait grand bruit dans le petit monde des baux commerciaux, certains auteurs n’hésitant pas à considérer que « la messe était dite » et que les locataires n’avaient plus qu’à s’acquitter au plus vite des loyers afférents aussi bien à la première période de fermeture administrative de leurs établissements, qu’à la seconde actuellement en cours et, le cas échéant, à la troisième et aux suivantes...
C’est aller vite en besogne : la messe a peut-être débuté, mais nous n’en sommes pas encore à l’« ite missa est » et il reste encore aux locataires quelques saints à invoquer...
En premier lieu, parce que l’arrêt en objet a été rendu dans un contexte et sur des dossiers aussi particuliers l’un que l’autre (I). En second lieu parce que, si la cour d’appel de Grenoble a rejeté les moyens tirés de la force majeure (II) et de l’exception d’exécution (III) – ce qui est contestable en l’espèce – elle est restée totalement silencieuse sur la question de la perte partielle de la chose louée (IV).
I. Contexte et dossiers particuliers
Le dossier sur lequel la cour avait à se prononcer n’avait pas pour origine la crise sanitaire provoquée par la covid-19. L’acte introductif d’instance date en effet du 22 avril 2014 et porte sur des questions de paiements tardifs des loyers et de défaut de présentation de ses comptes d’exploitation par une société ayant fait l’objet d’une fusion en avril 2015 et radiée du registre du commerce en juin 2015.
En outre, l’affaire soumise à l’appréciation de la cour ne concernait pas un commerce de détail où toute réception du public fut interdite jusqu’au 11 mai 2020, soit pendant près de deux mois, par l’arrêté n° 0064 du 14 mars 2020, portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19 (N° Lexbase : Z229179S), et les dispositions législatives et règlementaires qui l’ont complété ou qui s’y sont substituées. Elle concernait une résidence de tourisme visée par le décret du 11 mai 2020 (décret n° 2020-548 du 11 mai 2020 N° Lexbase : L8355LWD) modifié le 20 mai 2020 (décret n° 2020-604 du 20 mai 2020 N° Lexbase : L1613LXZ) lequel, tout en interdisant l’accueil du public, contient en son article 10 une dérogation au profit des personnes qui y élisent domicile.
II. Force majeure
Sur ce point, la cour a considéré que « concernant le moyen pris de la force majeure liée à l’épidémie de covid-19, il n’est pas justifié par l’intimée de difficultés de trésorerie rendant impossible l’exécution de son obligation de payer les loyers. Cette épidémie n’a pas ainsi de conséquences irrésistibles ».
Observation : appréciation souveraine des juges du fond...dont acte.
Mais la cour a cru bon d’ajouter : « En outre, si la résidence dans laquelle se trouvent les lots donnés à bail constitue bien une résidence de tourisme définie par l’article R. 321-1 du Code du tourisme (N° Lexbase : L6985IMN), ainsi que l’a rappelé le bail commercial dans son exposé, l’article 10 du décret du 11 mai 2020 modifié le 20 mai 2020, tout en interdisant l’accueil du public dans les résidences de tourisme, a prévu une dérogation concernant les personnes qui y élisent domicile, de sorte que toute activité n’a pas été interdite à l’intimée, laquelle ne produit aucun élément permettant de constater que l’activité qu’elle exerce ne correspond qu’à la location de locaux d’habitation proposés à une clientèle touristique qui n’y élit pas domicile, pour une occupation à la journée, à la semaine ou au mois, comme prévu à l’article R. 321-1 précité. Ce moyen ne peut qu’être rejeté ».
Observation : ce motif relève davantage de l’exception d’inexécution que de la force majeure. En outre, sur le sujet de la force majeure, la cour aurait pu simplement rappeler qu’on ne peut pas recourir à la notion de force majeure pour se soustraire au paiement des loyers (Cass. com., 16 septembre 2014, n° 13-20.306, F-P+B N° Lexbase : A8468MWK).
III. Exception d’inexécution
La cour rejette ce moyen sur deux fondements :
Or en l’espèce, l’obligation de délivrance ne relève pas des stipulations du contrat, mais de la nature même du contrat. Il s’agit en effet d’une obligation essentielle et substantielle du contrat de louage, dont le paiement des loyers par le preneur est la contrepartie.
Il s’agit en outre d’une obligation expressément prescrite par l’article 1719 du Code civil (N° Lexbase : L8079IDL) :
« Le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière :
1° De délivrer au preneur la chose louée [...] ;
2° D'entretenir cette chose en état de servir à l'usage pour lequel elle a été louée ;
3° D'en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail ».
S’agissant en particulier des commerces de détail de la catégorie « M », les décisions administratives d'interdire à tous les établissements visés de recevoir du public ont entrainé ipso facto l’inexécution de l’obligation de délivrance, consistant à mettre à la disposition des locataires un bien conforme à sa destination, c'est-à-dire un bien permettant d'y exercer une activité nécessitant par nature la réception du public. Il en a résulté que par suite, les locataires commerçants se sont trouvés dans l’impossibilité d’exploiter leur fonds de commerce dans les locaux commerciaux qui leur étaient donnés à bail.
En outre, l’exception d’inexécution est aujourd’hui expressément prévue par l’article 1219 du Code civil (N° Lexbase : L0944KZY) : « Une partie peut refuser d'exécuter son obligation, alors même que celle-ci est exigible, si l'autre n'exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave ». Au visa de cet article, si une partie suspend l'exécution de son obligation, l'autre partie peut, symétriquement, suspendre l'exécution de sa propre obligation qui en est la contrepartie, sur le fondement de l'exception d'inexécution.
Or, un commerce de détail s’exerce toujours et par principe dans un local naturellement et réglementairement destiné à recevoir du public (ERP). À partir du moment où il lui est interdit de recevoir du public, le local n’est plus en état de servir à l’usage pour lequel il a été loué.
Enfin, la fermeture au public d’un commerce de détail, entrainant ipso facto une perte totale de chiffre d’affaires sur la période concernée, est suffisamment grave pour autoriser le locataire à invoquer l’exception d’inexécution et à ne plus payer les loyers correspondant à la période de fermeture administrative de son établissement. Et dans cette hypothèse, l'exception d'inexécution emporte la libération définitive du preneur quant au paiement de ses loyers sur la période considérée, dans la mesure où ces sommes se rapportent à une période durant laquelle il n'aura pu jouir des locaux loués, cette période de jouissance étant définitivement perdue.
Sur ce point, une partie non négligeable de la doctrine considère que l’exception d’inexécution peut être invoquée dès qu’il y a inexécution d’une obligation, que l’autre partie soit fautive ou non, ou que l’inexécution ne soit pas de son fait, mais résulte de la force majeure ou du « fait du prince ».
En outre, dans un arrêt récent, la troisième chambre civile de la Cour de cassation est allée dans le même sens : dans cette affaire où les locaux loués avaient été temporairement inexploitables pour cause d’envahissement par la mérule, la cour d’appel de Rouen avait retenu que le bailleur avait satisfait à son obligation légale de délivrance et d’entretien de son immeuble prévue à l’article 1719, 1° et 2°, du Code civil, en effectuant les travaux nécessaires à l’évacuation de la mérule et à la remise en état des locaux. La Cour de cassation a cassé cet arrêt au motif « qu'en statuant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si les travaux entrepris avaient rendu, pendant leur exécution, les locaux impropres à l'usage auquel ils étaient destinés, ce qui serait de nature à justifier, au cours de cette période, l'inexécution par le bailleur de son obligation de délivrance autorisant le preneur à soulever l'exception d'inexécution, la cour d'appel a privé sa décision de base légale » (Cass. civ. 3, 27 février 2020, n° 18-20.865, F-D N° Lexbase : A78333G9).
IV. Perte partielle de la chose louée
À cet égard, la société locataire avait fait valoir expressément « qu'il résulte de l'article 1722 du Code civil (N° Lexbase : L1844ABW) qu'en cas de destruction partielle de la chose louée, le preneur peut demander une diminution du prix ou même la résiliation du bail ; que ce principe est applicable en l'espèce, la destruction devant être entendue également comme l'impossibilité d'user du bien conformément à sa destination, résultant des mesures administratives prises pendant la période de confinement ». La cour d’appel de Grenoble est restée totalement silencieuse sur ce point.
L’article 1722 du Code civil dispose : « Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement ».
Depuis longtemps, la Cour de cassation a jugé que, sous réserve que le bail ne comporte pas une renonciation du locataire au bénéfice de l’article 1722, ces dispositions s’appliquent aux baux commerciaux (Cass. civ. 3, 1er mars 1995, n° 93-14.275 N° Lexbase : A7727ABS) et depuis longtemps la jurisprudence considère qu’en l’espèce la perte totale ou partielle, par cas fortuit, ne doit pas être considérée uniquement sous l’angle d’une perte « matérielle », mais doit également être retenue dans l’hypothèse d’une perte « juridique » de la chose louée.
On se reportera à cet égard à un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 30 juin 2007 : « Attendu qu'ayant retenu que les baux s'étaient trouvés résiliés de plein droit par la perte de la chose louée résultant de l'arrêté administratif de fermeture du centre commercial en date du 12 janvier 1992, et que cette perte avait le caractère fortuit dès lors que les circonstances à l'origine de la décision administrative ne pouvaient être imputées à faute au bailleur, la cour d'appel, sans inverser la charge de la preuve ni violer l'autorité de la chose jugée, a légalement justifié sa décision » (Cass. civ. 3, 30 octobre 2007, n° 07-11.939, F-D N° Lexbase : A2476DZQ).
On pourra également consulter avec intérêt un arrêt de la cour d’appel de Dijon du 29 septembre 2009 : « L’impossibilité d’user des lieux loués conformément à leur destination du fait d’une décision administrative intervenant pendant la durée du bail est assimilable à la destruction de la chose louée permettant ainsi l’application de l’article 1722 du Code civil » (CA Dijon, 29 septembre 2009, n° 08/02140).
Il résulte de ce qui précède que les locataires peuvent soutenir que l’interdiction temporaire d’exploiter leurs locaux commerciaux, décidée par les pouvoirs publics pour lutter contre la pandémie, équivaut à une perte partielle de la chose louée au sens de l’article 1722 du Code civil.
La messe n’est donc pas dite... d’autant plus que les offices religieux seront à nouveau autorisés dans les lieux de culte à partir du 28 novembre prochain... c’est à dire après-demain !
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