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N1558BTU
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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public
le 19 Avril 2012
Même si la théorie des actes détachables ne joue plus, depuis l'intervention de l'arrêt "Tropic", un rôle aussi important que celui qu'elle exerçait par le passé, elle demeure d'une réelle utilité pour les tiers "ordinaires". En effet, elle constitue pour eux la seule voie de recours leur permettant de contester la légalité des contrats conclus par l'administration et des actes unilatéraux s'y rapportant. Apparue au tout début du vingtième siècle, la théorie des actes détachables permet aux tiers, et, dans une moindre mesure, aux parties, de contester devant le juge de l'excès de pouvoir la légalité des actes unilatéraux considérés comme détachables des contrats conclus par les personnes publiques. De proche en proche et dans un souci évident de protéger aussi largement que possible les droits des tiers et le principe de légalité, la jurisprudence a développé une conception extrêmement large de la notion d'acte détachable, allant jusqu'à considérer, par exemple, que la détachabilité pouvait être simplement intellectuelle (ainsi de la décision de conclure qui ne se distingue pas formellement de la signature du contrat et que la jurisprudence qualifie tout de même d'acte détachable). Dans cette même logique, elle a considéré que la détachabilité d'un acte était indépendante de la qualification du contrat principal, de sorte que l'acte administratif contesté devant le juge de l'excès de pouvoir pouvait parfaitement se rapporter à un contrat privé de l'administration.
Il reste que la jurisprudence a parfois hésité sur la solution à adopter quant à cette question de la nature administrative ou privée d'un acte détachable relatif à un contrat privé conclu par l'administration. La jurisprudence a, en effet, évolué sous l'impulsion du Tribunal des Conflits qui a déterminé en 2010 une nouvelle grille d'analyse dans sa décision "Brasserie du Théâtre". Dans cette décision, le juge des conflits a précisé que "la contestation par une personne privée de l'acte, délibération ou décision du maire, par lequel une commune ou son représentant, gestionnaire du domaine privé, initie avec cette personne, conduit ou termine une relation contractuelle, quelle qu'en soit la forme, dont l'objet est la valorisation ou la protection de ce domaine et qui n'affecte ni son périmètre ni sa consistance, ne met en cause que des rapports de droit privé et relève, à ce titre, de la compétence du juge judiciaire [...] il en va de même de la contestation concernant des actes s'inscrivant dans un rapport de voisinage". Dans sa décision du 5 mars 2012, le Tribunal des Conflits reproduit ce considérant de principe et le complète en ajoutant "qu'en revanche, la juridiction administrative est compétente pour connaître de la contestation par l'intéressé de l'acte administratif par lequel une personne morale de droit public refuse d'engager avec lui une relation contractuelle ayant un tel objet". Cette solution vient réduire le bloc de compétence judiciaire que la décision "Brasserie du Théâtre" avait tenté de mettre en place.
1 - Avant l'intervention de la décision "Brasserie du Théâtre" du 22 novembre 2010, la jurisprudence a hésité ou alterné entre deux critères permettant de déterminer la compétence juridictionnelle pour connaître des actes détachables des contrats privés des personnes publiques. Deux conceptions étaient, en effet, possibles. Il était possible, tout d'abord, de retenir une approche matérielle en déterminant la compétence juridictionnelle à partir de la nature de l'acte détachable. Selon cette conception, les actes de gestion courante relèvent normalement de la compétence du juge judiciaire et les actes de disposition de celle du juge administratif. Il était possible, ensuite, de retenir une approche organique en déterminant la compétence juridictionnelle en fonction de l'auteur de l'acte. Cette solution avait pour elle le mérite de la simplicité car il suffisait de considérer que l'acte détachable, bien que se rapportant à un contrat privé, était nécessairement administratif dès lors qu'il avait été édicté par une personne publique. La jurisprudence a hésité entre ces deux conceptions, mais elle a fini par privilégier la conception organique dans la période la plus récente, tout au moins avant sa remise en cause par la décision "Brasserie du Théâtre". Par une décision "Commune de Baie-Mahault" (4) du 14 février 2000, le Tribunal des Conflits a, en effet, consacré le principe selon lequel "le juge administratif est seul compétent pour connaître d'un déféré préfectoral dirigé contre les délibérations de conseils municipaux et les arrêtés des maires, même si leur objet est l'autorisation et la passation de contrats de droit privé". Même si cette solution présentait l'incontestable avantage de la simplicité, il est rapidement apparu que son "interprétation maximaliste" (5) pouvait poser des difficultés, précisément dans l'hypothèse où l'acte administratif détachable se rapporte à un contrat dont on peut considérer qu'il est de droit privé "par nature". Par exemple, le Conseil d'Etat a admis sa compétence pour connaître d'un recours dirigé contre la délibération d'un conseil municipal autorisant la conclusion et le transfert d'un bail rural portant sur le domaine privé d'une commune (6). Dans le même sens, la compétence du juge administratif a été admise s'agissant de l'acte par lequel le maire d'une commune a décidé de conclure une transaction qui avait pour objet de prévenir un litige entre des particuliers et la collectivité territoriale au sujet de la revente du bien préempté par celle-ci (7). En définitive, si cette jurisprudence présentait l'avantage de la simplicité, elle emportait surtout l'inconvénient de donner un titre de compétence au juge administratif dans des litiges qui étaient foncièrement de droit privé. Surtout, si le juge administratif pouvait se saisir de l'acte détachable, il ne pouvait en aucun cas s'emparer de la question de la répercussion de son annulation sur le contrat, car son contentieux relevait du juge judiciaire.
2 - Ces inconvénients pratiques ont conduit le Tribunal des Conflits à abandonner la conception purement organique en 2010, au profit d'une approche matérielle, dont il faut immédiatement souligner qu'elle n'est pas exempte d'ambiguïtés. La décision "Brasserie du Théâtre" consacre, en effet, une approche matérielle, mais dont la mise en oeuvre nécessite l'application d'un critère personnel et d'un critère causal. Il s'agit bien d'une approche matérielle car la compétence juridictionnelle pour connaître de l'acte détachable est déterminée, non pas en fonction de l'auteur de l'acte (en l'occurrence, la personne publique), mais en fonction de son objet. Mais cette appréciation matérielle dépend aussi d'un critère personnel et d'un critère causal. En effet, "la contestation par une personne privée de l'acte, délibération ou décision du maire, par lequel une commune ou son représentant, gestionnaire du domaine privé, initie avec cette personne, conduit ou termine une relation contractuelle, quelle qu'en soit la forme, dont l'objet est la valorisation ou la protection de ce domaine et qui n'affecte ni son périmètre ni sa consistance, ne met en cause que des rapports de droit privé et relève, à ce titre, de la compétence du juge judiciaire [...] il en va de même de la contestation concernant des actes s'inscrivant dans un rapport de voisinage". Le bloc de compétence ainsi instituée au profit du juge judiciaire n'est donc pas aussi large qu'on aurait pu l'espérer. La compétence judiciaire ne vaut que pour les litiges opposant l'administration à ses cocontractants et aux voisins du domaine privé. Par ailleurs, la compétence judiciaire est liée à la nature de la contestation qui doit se rapporter à un acte relatif à la valorisation, à la protection du domaine privé, ainsi qu'aux rapports de voisinage. A contrario, on en déduit que la réserve de compétence du juge administratif demeure assez large. Le juge administratif demeure compétent à l'égard des actes réglementaires par lesquelles les autorités administratives déterminent les conditions d'occupation de leur domaine privé. Il en va de même pour les actes de disposition, c'est-à-dire les actes relatifs à la vente d'une dépendance du domaine privé ou à un échange. De la même façon, le juge administratif reste compétent, même à l'égard des actes unilatéraux contestés par les contractants, se rapportant à la valorisation, à la protection du domaine privé ou touchant aux rapports de voisinage, si le contrat auquel il se rapporte est un contrat administratif (ce qui sera le cas s'il comporte au moins une clause exorbitante du droit privé (8)). Enfin, la compétence administrative demeure, également, à l'égard des tiers, au premier rang desquels il faut ranger le préfet. La décision "M. Dewailly" du 5 mars 2012 vient élargir la sphère de compétence du juge administratif. Il faut désormais considérer que toutes les décisions par lesquelles l'administration refuse d'engager une relation contractuelle sont administratives et cela, quand bien même elles se rapportent à un contrat qui, s'il avait été conclu, aurait relevé du juge judiciaire.
Par l'arrêt "Tropic" du 16 juillet 2007, l'Assemblée du contentieux du Conseil d'Etat a permis à tout concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif de former devant le juge du contrat, dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées, un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ses clauses qui en sont divisibles, assorti, le cas échéant, de demandes indemnitaires. Cette avancée jurisprudentielle remarquable a immédiatement suscité de nombreuses interrogations quant aux conditions de mise en oeuvre de cette nouvelle action en contestation de validité du contrat.
L'avis contentieux rendu par le Conseil le 11 avril 2012 vient utilement préciser les contours de ce recours en définissant la notion de concurrent évincé. Dans cette affaire, le tribunal administratif de Rennes avait été saisi par la société X d'une action tendant, d'une part, à l'annulation d'un marché conclu par la région Bretagne avec la société Y pour la réalisation d'un lot de "plâtrerie-isolation-menuiserie bois" de l'opération de construction du fonds régional d'art contemporain de Bretagne et, d'autre part, à ce que la région Bretagne soit condamnée à lui verser la somme de 197 000 euros en compensation du préjudice résultant de son éviction de la conclusion du contrat. Les juges rennais ont, alors, décidé d'utiliser la procédure dite d'avis contentieux, régie par l'article L. 113-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2626ALT), afin de soumettre au Conseil d'Etat deux questions complémentaires. La première était celle de savoir comment devait s'entendre la notion de concurrent évincé au sens de la jurisprudence "Tropic" et, plus précisément, si un concurrent ayant présenté une offre irrégulière pouvait être qualifié comme tel et donc être recevable à exercer une action en contestation de validité du contrat devant le juge de plein contentieux. En complément, le tribunal administratif demandait au Conseil d'Etat si le juge était tenu de soulever d'office le caractère irrégulier de l'offre dans l'hypothèse où il n'aurait pas constitué le motif de l'éviction et n'aurait pas été soulevé par le défendeur.
Ces questions, d'un abord très technique, présentaient un enjeu théorique incontestable. On devine que le juge du fond s'interrogeait sur une éventuelle "Smirgeomisation" du recours "Tropic". En d'autres termes, la question était celle de savoir si la notion de concurrent évincé, dont dépend la recevabilité du recours, devait être entendue objectivement ou au contraire être appréciée à la lumière des motifs qui ont conduit à écarter le candidat. En matière de référé précontractuel et depuis son arrêt de Section du 3 octobre 2008 "Smirgeomes", le Conseil d'Etat considère que les personnes habilitées à agir sur le fondement de l'article L. 551-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1591IEN) pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles "susceptibles d'être lésées par de tels manquements" et qu'il "appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente". Il ne suffit donc plus, comme c'était parfois malheureusement le cas par le passé, d'identifier un manquement quelconque aux obligations de publicité et de mise en concurrence pour être recevable à agir sur le terrain du référé précontractuel, il faut désormais apporter la preuve que le manquement identifié et invoqué affecte les intérêts du concurrent évincé. Fallait-il transposer ce raisonnement au cas du recours "Tropic" ? Telle était en définitive la question qui se posait au Conseil d'Etat. En demandant aux juges du Palais-Royal si un concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif, ayant présenté une offre irrégulière, pouvait saisir le juge de plein contentieux d'une action en contestation de validité, les juges rennais posaient indirectement mais nécessairement la question de savoir si la qualité de concurrent évincé était liée à la situation personnelle du requérant, s'il fallait qu'il soit directement lésé pour pouvoir exercer un recours "Tropic".
Le Conseil d'Etat ne retient pas cette lecture subjective. Il retient, au contraire, une conception objective de la notion de concurrent évincé. La qualité de concurrent évincé est, en effet, reconnue "à tout requérant qui aurait eu intérêt à conclure le contrat, alors même qu'il n'aurait pas présenté sa candidature, qu'il n'aurait pas été admis à présenter une offre ou qu'il aurait présenté une offre inappropriée, irrégulière ou inacceptable". Il en résulte que le concurrent évincé peut alors invoquer tout moyen, étant entendu que le caractère opérant des moyens ainsi soulevés n'est nullement subordonnée à la circonstance que les vices auxquels ils se rapportent aient été susceptibles de léser le requérant. Même si l'avis contentieux du 11 avril 2012 ne le précise pas, et n'avait, d'ailleurs, pas à le faire, l'on devine les raisons qui ont poussé le Conseil d'Etat à développer une conception aussi compréhensive de la notion du concurrent évincé. Le recours "Tropic" n'est pas et ne doit pas être un recours ciblé comme peut l'être le référé précontractuel. Il vise à faire sanctionner toutes les atteintes au principe de légalité, qu'elles soient, ou non, en lien avec la méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence, et il faut donc ouvrir aussi largement que possible l'accès au juge de plein contentieux. La solution est d'autant plus bienvenue que l'on a pu constater, au cours des derniers mois, que la jurisprudence "Smirgeomes" privait parfois assez injustement les concurrents évincés de la possibilité de saisir le juge du référé précontractuel. Qu'ils puissent avoir la possibilité de saisir le juge de plein contentieux un peu plus tard est donc tout à fait justifié.
(1) T. confl., 22 novembre 2010, n° 3764 (N° Lexbase : A4408GLT), AJDA, 2010, p. 2423, chron.D. Botteghi et A. Lallet, JCP éd. A, 2011, comm. 2041, note J.-G. Sorbara, Dr. adm. 2011, comm. 20, note F. Melleray.
(2) CE, Ass., 16 juillet 2007, n° 291545, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4715DXW), Rec. CE, p. 360, concl. D. Casas, GAJA, n° 115.
(3) CE, S., 3 octobre 2008, n° 305420, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5971EAE).
(4) T. confl., 14 février 2000, n° 3138 (N° Lexbase : A5557BQU), Rec. CE, p. 747.
(5) Selon l'expression employée par les auteurs de la chronique de jurisprudence publiée à l'AJDA (B. Botteghi et A. Lallet, AJDA, 2010, p. 2423).
(6) CE 3° et 8° s-s-r., 5 décembre 2005, n° 270948, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9347DLR).
(7) CE 3° et 8° s-s-r., 17 mai 2006, n° 281509, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6542DPY).
(8) Ce qui n'est pas exclu : CE 2° et 7° s-s-r., 19 novembre 2010, n° 331837, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4278GKN), RJEP, 2011, comm. 9, concl. B. Dacosta.
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