La lettre juridique n°828 du 18 juin 2020 : Droit pénal des affaires

[Focus] Le blanchiment au 1er trimestre 2020 : l’extension continue du domaine de la lutte

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par Myriam Mayel et Éric Morain, Avocats, Cabinet Carbonnier Lamaze et Rasle

le 19 Juin 2020

 


Mots-clés : blanchiment • GAFI • Directive (UE) n° 2018/843 • champ d’application • jurisprudence • évolution • caractérisation infraction d’origine • produit de l’infraction

Le blanchiment continue d’être l’objet d’une politique pénale visant à améliorer l’identification et la sanction de ce phénomène longtemps resté insaisissable. L’ordonnance du 12 février 2020 renforce les obligations préventives de vigilance déjà existantes pour une meilleure identification en amont du risque de blanchiment. En aval, la jurisprudence, notamment récente, apprécie souplement les éléments constitutifs de l’infraction pour permettre une répression plus aisée de ce phénomène dont la nature opaque rend la démonstration juridique ardue.


 

Depuis la création du GAFI (Groupe d'action financière sur le blanchiment de capitaux) lors du sommet du G7 à Paris, en 1989, les dispositifs de lutte contre le blanchiment n’ont cessé de s’intensifier.

Ce phénomène mondial qui, par la multiplication des attentats terroristes et les attentes de plus en plus fortes des populations à l’encontre de la délinquance financière, est devenu l’objet d’une politique pénale prioritaire pour les gouvernements successifs, à l’échelon national et supranational.

Le premier trimestre 2020, à l’image des vingt dernières années, confirme ce renforcement continu du dispositif de lutte, tant par la règlementation nationale (I), axée sur l’amélioration du contrôle du risque et de la détection de cas suspects, que par la jurisprudence (II) permettant une répression quasi-systématique.

I. L’ordonnance du 12 février 2020 et ses décrets d’application : plus de lutteurs et plus de protection

Transposant aux articles L. 561-1 (N° Lexbase : L7095ICR) à L. 566-3 et R. 561-1 (N° Lexbase : L1898LKI) à R. 562-5 du Code monétaire et financier certaines mesures de la Directive (UE) n° 2018/843, du 30 mai 2018, du Parlement européen et du Conseil, dite « 5ème directive anti-blanchiment » (N° Lexbase : L7631LKT), l’ordonnance du 12 février 2020, renforçant le dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (N° Lexbase : L9352LUW), complétée par deux décrets d’application du même jour (décret n° 2020-118, du 12 février 2020 N° Lexbase : L9270LUU et décret n° 2020-119, du 12 février 2020 N° Lexbase : L9267LUR), s’adapte et renforce les obligations de vigilances et la liste des personnes sur qui elles pèsent par trois actions principales :

Elle étend le champ des personnes impliquées dans la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme en y intégrant principalement les caisses CARPA et les greffiers des tribunaux de commerce ;

Les syndics de copropriété et les marchands d’art pour les opérations inférieures à 10 000 euros ne sont en revanche plus assujettis ;

Elle renforce les mesures de vigilances à l'égard des transactions vers et depuis des pays tiers considérés comme à haut risque de blanchiment et de financement du terrorisme : ces transactions doivent être validées par un membre de l’organe exécutif ou par une personne habilitée par ledit organe, la relation devra  être soumise à une augmentation du nombre de contrôles ainsi qu’à des demandes d’informations supplémentaires quant à l’identité du client, à l’origine des fonds, à l’éventuel bénéficiaire effectif, à l’objet des opérations envisagées etc. (C. mon. fin., art R. 561-20-4 nouveau N° Lexbase : L0952LW8) ;

En revanche les transactions à distance ne sont plus considérées comme systématiquement à risque ;

Elle élargit l’accès au registre des bénéficiaires effectifs au public concernant l’identité du bénéficiaire économique effectif (C. mon. fin., art. L. 561-46 N° Lexbase : L0696LWP) et instaure un mécanisme de signalement aux greffiers des tribunaux de commerce des incohérences par les autorités de contrôles et les professionnels assujettis (C. mon. fin., art. L. 561-47-1 nouveau N° Lexbase : L0698LWR).

La ligne de conduite est ainsi toujours la même : identifier le risque de blanchiment et empêcher sa réalisation.

II. Évolution jurisprudentielle : la riposte pénale quasi-systématique

L’article 324-1 du Code pénal (N° Lexbase : L1789AM9) définit le blanchiment comme :

« le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l'origine des biens ou des revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect ».

« Constitue également un blanchiment le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit ».

Ce sont donc deux conditions qui doivent être réunies, une infraction d’origine ayant entrainé un profit et une action de blanchiment dudit profit, en facilitant sa justification mensongère ou en apportant son concours à une opération de placement, dissimulation ou conversion.

L’étude de la jurisprudence récente montre à quel point la réunion de ces deux éléments s’apprécie souplement.

A. La caractérisation de l’infraction d’origine, réduite à peau de chagrin

Le blanchiment est une infraction de conséquence qui nécessite que soit établie une infraction pénale préalable.

La loi du 6 décembre 2013 (loi n° 2013-1117, du 6 décembre 2013, relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière N° Lexbase : L6136IYW) avait facilité les poursuites à l’encontre des auteurs supposés de blanchiment par la création d’un article 324-1-1 du Code pénal (N° Lexbase : L9415IYD) aux termes duquel les biens ou les revenus du mis en cause sont présumés être le produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit dès lors que les conditions de l'opération de placement, de dissimulation ou de conversion ne peuvent avoir d'autre justification que de dissimuler l'origine ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus.

On notera que cet article semble, par l’utilisation des termes, faire référence uniquement à l’alinéa 2 de l’article 324-1 du Code pénal mais sans s’y limiter explicitement. 

Surtout, à première lecture, la présomption ainsi instituée porte sur la qualité de « produit » du crime ou du délit, évitant ainsi à la partie poursuivante de devoir établir que les biens ou revenus objet de l’opération suspecte sont bien les fruits d’un délit ou crime préalable.  

Or, la Cour de cassation réalise une interprétation bien plus extensive de cette présomption en déduisant de cet article que, dans le cadre de l’article 324-1-1 du Code pénal, « la juridiction correctionnelle n'est pas tenue d'identifier ni a fortiori de caractériser le crime ou le délit qui a procuré le produit ayant fait l'objet d'une opération de placement, de dissimulation ou de conversion » (Cass. crim., 18 décembre 2019, n° 19-82.496, FS-D N° Lexbase : A1227Z9C).

Et ce alors même que le mis en cause fournissait dans le cas d’espèce plusieurs éléments permettant de soutenir, si ce n’est d’établir de façon certaine, que l’origine des fonds était licite. 

La présomption portant sur la qualité de « produit de l’infraction » s’est ainsi transformée en présomption de l’existence de l’infraction, supprimant la condition de l’infraction préalable en faveur d’une présupposition semblant difficile à renverser.

Plus précisément, il s’agirait « d'une présomption de l'origine illicite des biens ou revenus de l'intéressé, qui dispense d'avoir à prouver qu'ils proviennent d'un crime ou d'un délit » [1], ce qui aboutit, en termes de répression, à la même conclusion particulièrement défavorable au mis en cause.

Parallèlement, dans une décision rendue quelques jours plus tôt, cette fois-ci sans référence à l’article 324-1-1 du Code pénal, la Cour de cassation avait déjà opéré un glissement semblable en validant la condamnation pour blanchiment du prévenu qui avait « apporté son concours à une opération de placement et de dissimulation du produit de faits de travail dissimulé et de fraude fiscale » et non du produit de l’infraction de travail dissimulé et de fraude fiscale, jugeant qu’« il importe peu, s'agissant de l'infraction d'origine, que son auteur ne soit pas connu et que les circonstances de sa commission n'aient pas été entièrement déterminées ». (Cass. crim., 4 décembre 2019, n° 19-82.469, F-P+B+I N° Lexbase : A7493Z4B).

Les faits remplacent ainsi l’infraction, et la supposition de l’existence de l’infraction se substitue à sa caractérisation.

La Cour de cassation pose tout de même une limite à cette interprétation si extensive.

Dans un arrêt du 18 mars 2020, la Haute cour censure une cour d’appel qui avait jugé établie l’existence du délit principal de fraude fiscale dont le produit aurait été blanchi par les mis en cause.

En l’espèce, les juges du fond avaient déduit de l'abstention réitérée de déclaration de l'importation de la somme, de l'importance de la somme dissimulée, et de la volonté de se soustraire aux obligations déclaratives notamment douanières, qu’étaient établis les éléments constitutifs de l'infraction principale ayant procuré les sommes litigieuses. 

Ce raisonnement en « une pierre deux coups » est heureusement censuré par la Cour de cassation.

La Cour de cassation, reprenant son attendu du 4 décembre 2019, le complète en rappelant que « la caractérisation du délit de blanchiment, si elle n’implique pas que les auteurs de l’infraction principale soient connus, ni les circonstances de la commission de celle-ci entièrement déterminées, nécessite que soit établie l’origine frauduleuse des biens blanchis » (Cass. crim., 18 mars 2020, n° 18-86.491, FS-P+B+I) [2].

Le défaut de déclaration des fonds aux autorités douanières lors de leur transfert, qui caractérisait l’opération de dissimulation, ne pouvait suffire à caractériser également l’origine frauduleuse des fonds.

Mais cette origine frauduleuse sera présumée si le mis en cause n’est pas en mesure d’établir de façon suffisamment probante l’origine licite des fonds…

Ainsi, la caractérisation de l’infraction préalable est réduite à bien peu de chose et le même glissement est constaté dans la caractérisation de l’acte de blanchiment, second élément constitutif de l’infraction.

B. La caractérisation de l’action de blanchiment également facilitée

La caractérisation de l’acte de blanchiment est largement facilitée par la jurisprudence récente de la Cour de cassation, dans un objectif évident de répression.

Ce mouvement est manifeste dans l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 18 mars 2020 (Cass. crim., 18 mars 2020, n° 18-85.542, FS-P+B+I N° Lexbase : A48453KN) [3]. Dans cette affaire, le prévenu avait été condamné pour une escroquerie en bande organisée et blanchiment.

La caractérisation de l’infraction préalable ne fait ici pas question.

La jurisprudence ayant depuis longtemps validé le principe de l’auto-blanchiment, permettant de cumuler la qualité d’auteur du délit préalable et du blanchiment subséquent, ce point ne fait pas non plus débat.

Se posait en revanche la question de l’acte de blanchiment reproché au prévenu, lequel fondait son pourvoi sur l’absence d’opération de blanchiment distincte de la seule utilisation des fonds ou biens provenant de l’infraction.

Les juges du fond avaient en effet considéré que l’acte de blanchiment consistait en l’espèce dans le fait d’avoir transféré les fonds issus de l’escroquerie sur son compte bancaire personnel.

La Cour de cassation valide le raisonnement des juges du fonds en estimant que « l'opération de placement consiste notamment à mettre en circulation dans le système financier des biens provenant de la commission d'un crime ou d'un délit. La caractérisation du délit de blanchiment n'implique pas, dans ce cas, que soit établie une dissimulation de l'origine illicite de ces biens ».

Or si le blanchiment peut impliquer une opération de placement, en l’espèce le transfert sur le compte bancaire, il nécessite également, et surtout, d’en brouiller l’origine afin de pouvoir le réintégrer dans l’économie « blanchi » de son origine délictueuse.

L’opération de placement est donc en soit constitutive de l’infraction à condition qu’elle s’effectue sur un compte appartenant à un tiers, ou sur un compte dissimulé aux autorités, de façon à rendre opaque l’origine des fonds avant de les réintégrer dans le circuit de l’économie légale.

Ici les juges, soutenus par la Haute cour, caractérisent l’opération de blanchiment pour le seul placement des fonds sur le propre compte bancaire de l’auteur de l’infraction préalable, sans aucune dissimulation de leur origine et sans réintégration.

Sans blanchiment donc.

Une telle lecture du texte d’incrimination élargit évidemment considérablement la possibilité des poursuites, et par voie de conséquence des condamnations, le blanchiment pouvant désormais s’appliquer à la quasi-totalité des suites de crimes ou délits générant un profit financier, sauf pour les prévenus à placer les fonds sous leur matelas.

Il peut être regretté une telle évolution prétorienne qui déforme la notion même de blanchiment et la lettre du texte, déjà amplement interprétée depuis de nombreuses années ; mais dans la lutte contre ce phénomène qui, à grande ampleur, est susceptible de mettre en péril l'intégrité des institutions et des systèmes financiers, tous les coups sont permis.

Sur la question du blanchiment, la rédaction vous recommande la lecture de l'article de Marc Segonds, Améliorer la lutte contre le blanchiment : l’évolution législative de l’incrimination du blanchiment est-elle nécessaire ? - A propos (encore et toujours) de l’auto-blanchiment, publié dans la revue Lexbase Pénal du mois de février 2020 (N° Lexbase : N2202BY9).
 

[1] Dr. pén., mars 2020, comm. 46, Ph. Conte.

[2] V. sur cet arrêt, J. Goldszlagier, Regard sur la tectonique de la répression du blanchiment de capitaux – À propos de deux arrêts de la Chambre criminelle, Lexbase Pénal, juin 2020 (N° Lexbase : N3606BY9).

[3] V. sur cet arrêt également, J. Goldszlagier, préc., Lexbase Pénal, juin 2020.

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