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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Et, cette "association d'égoïsmes individuels" trouve son paroxysme dans cette affaire jugée le 19 octobre 2011, par laquelle la Chambre sociale de la Cour de cassation estime, d'abord, qu'un vote du comité d'administration sur le maintien du contrat de travail des pensionnaires de la Comédie-Française ne constitue pas une mesure vexatoire et ne justifie ainsi pas une prise d'acte. Ensuite, est justifiée la différence salariale entre deux pensionnaires de la Comédie-Française résultant non pas de la seule différence de catégorie professionnelle, mais de l'évolution de la situation professionnelle par rapport à d'autres comédiens, pensionnaires ou sociétaires qui reposait sur la prise en considération, dans les conditions prévues par le statut de l'Institution du Palais-Royal, des qualités, de l'expérience et de la notoriété de chacun. En clair, bien que liés par une sorte d'affectio societatis, les pensionnaires/sociétaires n'expriment pas moins, sur scène, leur individualité et, à travers elle, leur talent qui, s'il est collectif, ne saurait être collectivisé. Ainsi, la Haute juridiction rappelle que, bien que l'Institution soit publique, soumise aux décrets gouvernementaux, "le Français" n'en demeure pas moins assujettie aux canons libéraux, pour lesquels les talents et leurs contreparties pécuniaires ne peuvent être que différenciés et non collectivistes.
Point de principe "à travail égal, salaire égal", sur la scène de la salle Richelieu ! Phèdre n'est pas Ismène, et Monsieur Jourdain encore moins Covielle, bien que le véritable meneur de la pièce ne soit pas celui que l'on croit.
"Dès que l'on a un peu joué, on se sent moins esclave de l'argent" écrivait Tristan Bernard, dans Auteurs, acteurs, spectateurs ; aucun aphorisme n'est moins vrai, lorsqu'il s'agit de comédiens, même au "Français".
Aucun des 87 articles du "décret de Moscou" de 1812, qui régit encore, peu ou prou, le statut de la Comédie-Française, ne dicte la conduite d'un acteur désavoué par ses pairs sociétaires, ne règle la question de sa rémunération à l'aune de l'égalité salariale.
Il faut avoir l'opiniâtreté d'un Lekain, pour dépasser sa taille -petite-, sa démarche -pesante-, ses traits -vulgaires- et sa voix -sourde-, et surtout le mépris des autres comédiens, pour intégrer, en 1752, après dix-sept mois d'attente et sur décision expresse du roi, la prestigieuse troupe du jeu de paume de l'Etoile, et devenir l'un des plus grands maître de sa génération.
Il faut avoir l'orgueil d'un Talma pour, exclu de la Comédie-Française en 1791 pour accointance avec le pouvoir jacobin, revenir triomphalement, en 1799, et devenir "l'acteur préféré de Napoléon", après avoir joué Cinna, la pièce de Corneille.
Il faut avoir, encore, le courage et le talent de Rachel, pour qu'analphabète l'on devienne l'égérie du tout-Paris, et sous le pinceau de Jean-Léon Gérôme, entrer au Panthéon des illustres tragédiennes de Corneille, de Racine et de Voltaire. C'est qu'en interprétant Camille de Horace, dont la recette s'élevait à 735 francs le premier soir, pour atteindre dix-huit jours plus tard, la somme de 4 889 francs, la comédienne et héroïne de Sarah Bernhardt, sacrifiait au bonheur des pauvres, bénéficiaires du droit éponyme versé, après chaque représentation, aux hospices.
Il faut avoir, enfin, le panache d'une Sarah Bernhardt pour, au firmament de sa gloire, en 1880, démissionner du "Français" et créer sa propre compagnie pour partir jouer à travers le monde et faire fortune avant de s'en revenir interpréter la Dame aux camélias, dans son propre théâtre.
Point de cette opiniâtreté, de cet orgueil, de ce courage, ni de ce panache là, chez ce comédien désoeuvré face au jugement de ses pairs sociétaires, face à l'inégalité salariale originelle entre les talents, quand bien même le statut de la Comédie-Française serait des plus protecteurs, pour que la troupe oeuvre en toute sérénité, dans un esprit fraternel, au service de la culture française, dans tout son éclat.
Il faut claquer la porte avec fracas, et clamer, tel Cyrano, son mépris des quolibets, plutôt que d'invoquer l'argutie juridique, la prise d'acte de rupture, l'inégalité salariale et pourquoi pas le non paiement d'heures supplémentaires, pour rappel intempestif de la part du public ! Par où l'on voit qu'il apparaît pour moins incongru que le métier de comédien, de saltimbanque, tombe dans le giron du droit commun du travail ; il faut savoir garder des troupes de l'Hôtel Guénégaud et de celle de l'Hôtel de Bourgogne, toute l'irrévérence d'un Molière, qui bien que décédé sept ans avant sa création, anime encore, 331 ans plus tard, la verve et l'enthousiasme de ceux qui, chaque soir, clament les vers de Racine ou de Marivaux, à nul autre pareil.
Tout cela c'est la faute d'Eschyle direz-vous : s'il n'avait pas introduit sur scène un deuxième comédien face au choeur grec, Thespis serait resté seul en scène et son orgueil n'aurait point commandé à ce que son talent soit mieux reconnu, monnaie sonnante et trébuchante à l'appui, que celui des autres comédiens partageant la réplique.
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