La lettre juridique n°780 du 18 avril 2019 : Accident du travail - Maladies professionnelles (AT/MP)

[Jurisprudence] Préjudice d’anxiété : un revirement attendu, beaucoup d’inconnues

Réf. : Ass. plén., 5 avril 2019, n° 18-17.442, P+B+R+I (N° Lexbase : A1652Y8P)

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par Christophe Willmann, Professeur à l’université de Rouen et Directeur scientifique de l’Encyclopédie «Droit de la protection sociale»

le 17 Avril 2019

Préjudice d’anxiété • condition ; inscription de l’employeur sur une liste • abandon de cette condition • salarié • preuve • charge • employeur • jurisprudence «Air France»

 

Résumé

 

De nombreux salariés, qui ne remplissent pas les conditions prévues par l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 (loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998, de financement de la Sécurité sociale pour 1999 N° Lexbase : L5411AS9) modifiée ou dont l’employeur n’est pas inscrit sur la liste fixée par arrêté ministériel, ont pu être exposés à l’inhalation de poussières d’amiante dans des conditions de nature à compromettre gravement leur santé.

Il y a lieu d’admettre, en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, que le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998.

Ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes.

Prive sa décision de base légale, la cour d’appel ayant retenu que ce préjudice résultant de l’inquiétude permanente, éprouvée face au risque de déclaration à tout moment de l’une des maladies mortelles liées à l’inhalation de fibres d’amiante, revêt comme tout préjudice moral un caractère intangible et personnel, voire subjectif. La cour d’appel s’est déterminée ainsi par des motifs insuffisants à caractériser le préjudice d’anxiété personnellement subi par M. X et résultant du risque élevé de développer une pathologie grave.

 

La Cour de cassation a rendu une décision attendue, opérant un impressionnant revirement de sa jurisprudence, en reconnaissant un droit à réparation du préjudice d’anxiété aux salariés, même si l’employeur n’est pas inscrit sur la liste fixée par arrêté ministériel. La Cour de cassation a admis que ces salariés ont pu être exposés à l’inhalation de poussières d’amiante dans des conditions de nature à compromettre gravement leur santé, sous-entendu : il était injuste de les priver d’une réparation du préjudice d’anxiété, au motif que leur employeur n’a pas été classé. La couverture médiatique et doctrinale [1] est à la hauteur de ce revirement.

Mais il serait tout à fait hasardeux et non fondé scientifiquement de limiter la portée de l’arrêt rapporté à la question de l’«exist-liste», c’est-à-dire la suppression de l’exigence d’avoir travaillé dans une entreprise inscrite sur une liste, pour bénéficier d’un droit à réparation du préjudice d’anxiété :

- l’Assemblée plénière a confirmé la jurisprudence «Air France», selon laquelle l’employeur peut s’exonérer de sa responsabilité en apportant la preuve qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Le salarié doit apporter la preuve du préjudice (arrêt rapporté) ; parallèlement, l’employeur doit apporter la preuve qu’il a pris toutes les mesures nécessaires (arrêt «Air France»). Les deux parties sont désormais en situation d’égalité sur le terrain probatoire ;

- enfin, l’Assemblée plénière confirme l’importance que les juges du fond doivent comprendre, de caractériser le préjudice d’anxiété personnellement subi par le salarié, et de ne pas s’en tenir à des considérations générales telles que «le préjudice subi par la victime revêt un caractère intangible et personnel, voire subjectif». L’enjeu est donc celui de l’appréciation du préjudice, et de son caractère subjectif (ressenti de la victime) ou objectif (c’est-à-dire, objectivable).

 

 

I - Droit à réparation de la victime : un revirement, des inconnues et incertitudes

 

 

A - Une certitude, l’«exist-liste»

 

 

La Cour de cassation (arrêt rapporté) décide donc de revenir sur sa jurisprudence antérieure, relative à la condition, pour les salariés, d’avoir travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel. L’Assemblée plénière a supprimé cette condition de classement sur une liste, expression de l’«exit-liste» (sic).

 

 

1 - Condition d’inscription sur une liste : appréciation judiciaire restrictive

 

 

Dès 2010 [2], la Cour de cassation a admis que les salariés se trouvent par le fait de l’employeur dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante, dès lors qu’ils ont travaillé dans un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi de 1998 (et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel) pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante.

La jurisprudence était restrictive, en ce que la Cour de cassation réservait le préjudice d’anxiété aux seuls salariés d’entreprise nominativement inscrites dans les listes (préc.) :

- la solution a été reproduites, dans les mêmes termes, et selon la même formulation, à de nombreuses reprises, notamment en 2015 [3] ;

- la cour d’appel de Bordeaux a débouté des salariés et retraités de la Monnaie de Paris à Pessac, parce que cet établissement n’était pas classé dans la liste (préc.) [4] ;

- la Cour de cassation a refusé la réparation du préjudice d’anxiété à des salariés, même à titre subsidiaire s’ils n’ont pu obtenir réparation du préjudice d’anxiété faute d’avoir travaillé sur un site figurant sur la liste des établissements ouvrant droit à l’ACAATA [5] ;

- les salariés du syndicat des copropriétaires de la tour Montparnasse ne peuvent pas non plus prétendre à une indemnisation, faute d’avoir travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 [6] ;

- les mineurs de fond exposés au cours de leur activité professionnelle à des substances toxiques, certaines cancérigènes, parmi lesquelles l’amiante, ne peuvent pas prétendre à une réparation du préjudice d’anxiété, parce que, selon la cour d’appel de Metz [7], la condition du classement sur une liste n’est pas remplie ; 

- en dernier lieu, en 2018 [8], la Cour a maintenu sa solution, y compris sur le fondement d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.

 

2 - Limites et critiques

 

Critiquée, cette jurisprudence était injuste, car elle aboutissait à un refus de prise en charge du préjudice d’anxiété à des salariés pourtant bien exposés à des poussières d’amiante :

- les salariés sous-traitants étaient alors exclus du bénéfice de l’indemnisation, les salariés ayant travaillé dans un établissement classé mais pour le compte d’un sous-traitant, ce alors même que ces derniers pouvaient, dans le même temps, selon la deuxième chambre civile, bénéficier du dispositif de préretraite [9].

- les salariés mis à disposition [10] ;

- les salariés ayant travaillé pour une entreprise de réparation et de construction navale, certes inscrite sur la liste, mais n’y ayant pas exercé l’un des métiers visés par cette même liste [11] ;

- enfin, les travailleurs éligibles à l’ACAATA dont l’établissement n’est pas listé [12]

 

3 - Nécessité d’une évolution de la jurisprudence/revirement

 

Ce revirement était attendu par la doctrine [13] et une partie des juridictions. La cour d’appel de Paris (CA Paris, Pôle 6, 8ème ch., 29 mars 2018, n° 13/12586) [14] avait plaidé pour un élargissement de la réparation du préjudice d’anxiété. En 2015, les juges du fond avaient également refusé de tenir compte de l’exigence de l’inscription sur une liste (Cass. soc3 mars 2015, n° 13-26.175, FP-P+B+R N° Lexbase : A9022NC7) et admis la réparation du préjudice d’anxiété, peu importe que l’employeur n’était pas mentionné à l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 : le salarié a été directement exposé à l’amiante de février 1970 à avril 1979 ; l’employeur n’a pas rapporté la preuve que toutes les mesures nécessaires ont été prises pour protéger de manière collective et individuelle, le personnel exposé aux poussières d’amiante.

Enfin, en 2012, une cour d’appel [15] avait reconnu que l’exposition à l’amiante a créé un préjudice d’anxiété, alors que le salarié n’a pas été bénéficiaire de la préretraite amiante ; pas plus, l’établissement n’a pas été classé parmi les établissements mentionnés par la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 (art. 41).

 

B - Les inconnues

 

L’arrêt rapporté résout une difficulté majeure, relative à la condition d’inscription sur une liste, pour l’entreprise ; mais en réglant cette difficulté, il en créé d’autres : incertitudes en droit de la preuve ; inconnue du régime de la prescription applicable ; enfin, incertitudes, là aussi, s’agissant de l’appréciation du préjudice à laquelle la Cour entend se livrer. La condition relative à l’âge reste sans doute le point le moins délicat.

 

1 - Condition d’âge

 

La Cour de cassation, depuis 2010, exige que le salarié remplisse les conditions d’adhésion à la préretraite amiante (prévues par l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et l’arrêté ministériel) pour bénéficier d’une réparation pour préjudice d’anxiété. En d’autres termes, deux conditions sont posées :

  • la première est de travailler ou d’avoir travaillé dans un des établissements et figurant sur une liste établie par arrêté des ministres chargés du Travail, de la Sécurité sociale et du Budget, pendant la période où y étaient fabriqués des matériaux contenant de l’amiante ;
  • la seconde est d’avoir atteint un âge déterminé («avoir atteint l’âge de soixante ans diminué du tiers de la durée du travail effectué dans les établissements visés au 1°, sans que cet âge puisse être inférieur à cinquante ans»).

 

Par l’arrêt rapporté, l’Assemblée plénière s’est prononcée, expressément, sur le retrait de la première condition, relative à l’inscription de l’entreprise employeur, sur une liste. Mais la Cour (arrêt rapporté) n’a pas utilisé la formule originelle, selon laquelle le salarié doit être éligible à la préretraite amiante (Cass. soc., 3 mars 2015, n° 13-26.175, FP-P+B+R, préc.).

 

L’Assemblée plénière supprime expresso verbis la première condition (portant sur l’inscription de l’entreprise sur une liste) mais ne donne aucune indication sur la seconde (avoir atteint un âge déterminé). Une lecture stricte des termes de l’arrêt conduit à envisager l’hypothèse d’une volonté de la Cour d’opérer un revirement, s’agissant de la première condition, mais de maintenir sa jurisprudence, s’agissant de la seconde [16]. Le revirement n’est donc que partiel : l’Assemblée plénière ne revient pas sur la référence générale d’éligibilité, définie par l’adhésion à la préretraite amiante (prévues par l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et l’arrêté ministériel) pour bénéficier d’une réparation pour préjudice d’anxiété. Bref, si les salariés de toutes les entreprises peuvent désormais demander réparation du préjudice d’anxiété, indépendamment de leur inscription, acceptée ou refusée, sur une liste, encore faut-il qu’ils justifient d’une condition d’âge.

 

2 - Droit de la preuve

 

Jusqu’à l’arrêt rapporté : présomption d’exposition et de préjudice

 

Cette présomption jouait, du seul fait que l’entreprise était classée [17]. Elle a d’ailleurs été critiquée. La cour d’appel de Paris (arrêt préc.) a relevé que la jurisprudence retenue par la Cour de cassation a finalement débouché sur un régime «dérogatoires - au regard du caractère systématique de l’indemnisation de ce préjudice qui décharge les salariés concernés du fardeau de toute preuve». Finalement, en réalité, le salarié exposé à des poussières d’amiante et placé de ce fait en situation d’anxiété, bénéficiait d’un triple régime de présomption :

  • présomption d’exposition significative aux poussières d’amiante dans un établissement inscrit dans une liste ;
  • présomption de manquement de l’employeur à son obligation de sécurité (du fait de l’inscription de l’entreprise sur la liste) ;
  • enfin, d’une présomption de dommage (l’anxiété) résultant de ce manquement [18].

 

Revirement de jurisprudence : la présomption ne joue plus.

 

C’est l’une des conséquences de l’arrêt rapporté : puisque la Cour de cassation supprime la condition relative au classement des entreprises sur une liste (en application de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998), la présomption qu’elle faisait jouer automatiquement, du fait de cette inscription sur une liste, ne joue plus. Le salarié ne peut donc plus se prévaloir d’une présomption d’exposition et de préjudice associées au classement de l’entreprise.

Il devra apporter la preuve du préjudice, du comportement fautif de l’employeur et du lien de causalité. Le Premier avocat général [19] suggère, comme pistes de réflexion :

  • le salarié devra apporter la preuve d’une exposition aux poussières d’amiante «importante en durée et en intensité» ;
  • le salarié devra apporter la preuve de la réalité de son préjudice, l’anxiété, à partir d’éléments subjectifs (son ressenti) ou objectifs (retenue par l’avocat général) [20].

 

3 - Prescription

 

Jusqu’à présent, la Cour de cassation [21] admettait que le préjudice d’anxiété naît à la date à laquelle les salariés ont connaissance de l’arrêté ministériel d’inscription de l’établissement sur la liste des établissements permettant la mise en œuvre de l’ACAATA. Puisque la Cour de cassation supprime la condition relation à l’inscription de l’entreprise à laquelle appartenait/appartient le salarié, sur une liste (établissements mentionnés à l’article 41 de la loi de 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel), quelles conséquences tirer, en termes de décompte de la prescription ?

 

La Cour de cassation (arrêt rapporté) est donc revenue sur la solution retenue en 2014, selon laquelle le point de départ du délai n’est pas la date de la rupture du contrat de travail des salariés, mais la date à partir de laquelle les salariés, bénéficiaires de l’ACAATA, ont eu connaissance du risque à l’origine de l’anxiété, c’est-à-dire, à compter de l’arrêté ministériel ayant inscrit l’activité de réparation et de construction navale de la société sur la liste des établissements permettant la mise en œuvre de ce régime légal spécifique [22].

 

L’Assemblée plénière fait donc référence au droit commun de la preuve, qui sera établie par tous moyens. Le premier avocat général [23] propose :

- pour les salariés dont l’entreprise appartient à une liste, de maintenir la solution en vigueur auparavant par la jurisprudence ;

- pour les salariés ne pouvant se prévaloir d’un contrat de travail, ou pour lesquels l’employeur n’était pas listé, d’«établir par tous moyens la date à laquelle il a eu conscience de cette exposition et de ses dangers, à charge pour l’employeur de démontrer avoir donné à une date plus ancienne au salarié une information précise et personnelle sur cette exposition».

 

4 - Appréciation du préjudice

 

En l’espèce, la Cour (arrêt rapporté) décide de censurer l’arrêt rendu par les juges du fond, dont la décision est dépourvue de base légale, la cour d’appel ayant retenu que ce préjudice résultant de l’inquiétude permanente, éprouvée face au risque de déclaration à tout moment de l’une des maladies mortelles liées à l’inhalation de fibres d’amiante, revêt comme tout préjudice moral un caractère intangible et personnel, voire subjectif. La cour d’appel s’est déterminée ainsi par des motifs insuffisants à caractériser le préjudice d’anxiété personnellement subi par le salarié et résultant du risque élevé de développer une pathologie grave.

 

5 - Coût financier

 

Ce dernier point avait été soulevé par la doctrine, en son temps [24]. Il explicite, à lui seul, les conditions restrictives posées par la Chambre sociale de la Cour de cassation :

  • inscription de l’entreprise sur la liste, à défaut de quoi la prise en charge du préjudice d’anxiété est refusée ;
  • limitation du droit de la réparation à la seule exposition à l’amiante, à l’exclusion des autres facteurs de toxicité ;
  • exigence d’un contrat de travail liant le salarié à son employeur, à l’exclusion de tout autre lien juridique (…).

 

Mais l’Assemblée plénière n’a pas été sensible à cet argument financier, d’une part, pour une question purement juridique de faiblesse technique de la jurisprudence élaborée jusqu’alors par la Chambre sociale, qui avait lié le sort de la réparation (préjudice d’anxiété) à un dispositif (l’ACAATA, préretraite amiante) qui lui est totalement étranger ; d’autre part, pour une question de principe, l’égalité de traitement entre les victimes exposées à l’amiante, dont le sort dépendait du statut de leur employeur (inscrit, ou non, sur la liste).

 

Dans un arbitrage coût financier/principe juridiques (discrimination), l’analyse proposée par l’avocat général [25] a prévalu.

 

 

II - Obligation de sécurité de l’employeur

 

 

L’arrêt rapporté introduit une totale rupture avec sa jurisprudence antérieure, en élargissant considérablement le champ d’application des entreprises susceptibles d’indemniser leurs salariés, exposés à de l’amiante, et souffrant de ce fait d’un préjudice d’anxiété ; de même, le constat d’un revirement de jurisprudence, portant sur l’abandon de la condition d’inscription sur une liste, ouvrant au bénéfice des salariés une présomption d’exposition et de préjudice, signifie que les salariés doivent désormais apporter la preuve de la réalité de leur préjudice, ainsi que son lien de causalité : parallèlement, la Cour admet que l’employeur, lui aussi, apporte la preuve qu’il pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

 

A - Nouveau périmètre de l’obligation d’indemnisation des salariés exposés

 

1 - Une certitude

 

La nouveauté (arrêt rapporté) tient à la rédaction même de l’arrêt, «en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, que le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998». En d’autres termes, la Cour de cassation (arrêt rapporté) élargit le périmètre des employeurs susceptibles d’être débiteurs d’une obligation de réparation, dès lors qu’ils ont exposé des salariés à des matériaux contenant de l’amiante, qu’ils soient ou pas inscrits sur la liste. Hier, le champ d’application du droit de la réparation du préjudice d’anxiété était donc extrêmement restreint. Aujourd’hui, depuis l’arrêt rapporté, il est au contraire extrêmement large, car toutes les entreprises ont vocation à être condamnées.

 

2 - Une incertitude : les transferts de contrats de travail

 

La Cour de cassation s’était prononcée, en 2017 [26], sur la question du transfert d’entreprise, et avait décidé que l’identification de la société sur laquelle va peser la charge de l’indemnisation est fonction de la date du transfert, intervenu avant ou après l’arrêté d’inscription du site sur la liste des établissements classés ACAATA. En l’espèce, le transfert des contrats de travail à la société B. était intervenu le 1er juillet 1988, soit antérieurement à l’arrêté ministériel d’inscription de l’établissement sur la liste des établissements permettant la mise en œuvre de l’ACAATA, de sorte que ce préjudice ne constituait pas une créance due à la date de la modification de la situation juridique de l’employeur. Le nouvel employeur, condamné à indemniser les salariés transférés au titre du préjudice d’anxiété, ne pouvait demander aucun remboursement à l’ancien employeur.

 

Mais dans la mesure où la Cour de cassation autorise l’indemnisation du préjudice d’anxiété aux salariés, même dans l’hypothèse où l’entreprise n’est pas classée (liste des établissements ayant fabriqué des matériaux contenant de l’amiante et ouvrant droit à l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante), se pose nécessairement la question de la pertinence de cette jurisprudence, qui s’appuie expressément sur la date d’inscription sur la liste.

En 2018 [27], la même solution a été retenue : le transfert des contrats de travail à la société cessionnaire était intervenu le 1er janvier 2007, soit antérieurement à l’arrêté ministériel d’inscription de l’établissement sur la liste de ceux permettant la mise en œuvre de l’ACAATA du 28 avril 2010, de sorte que ce préjudice ne constituait pas une créance due à la date de la modification de la situation juridique de l’employeur.

 

B - Confirmation de la jurisprudence «Air France»

 

Avec sa jurisprudence «Air France» [28], la Cour de cassation ouvre aux employeurs la possibilité de s’exonérer de leur responsabilité, en apportant la preuve qu’ils ont mis en œuvre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs (actions de prévention des risques professionnels ; actions d’information et de formation ; mise en place d’une organisation et de moyens adaptés : visées aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail).

 

La Cour de cassation a confié aux juges du fond la mission d’appréciation des éléments de fait et de preuve qui leur sont soumis, d’évaluer le comportement de l’employeur, notamment la pertinence des mesures de prévention et de sécurité prises et leur adéquation au risque connu ou qu’il aurait dû connaître.

 

Cette possibilité ouverte aux employeurs d’apporter la preuve qu’ils ont mis en œuvre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité paraît cohérente, d’un double point de vue cohérente, d’une part, avec l’abandon de la présomption attachée à l’inscription d’une entreprise sur la liste, permettant automatiquement de ce fait au salarié de prétendre à réparation du préjudice d’anxiété. La Cour de cassation (arrêt rapporté), abandonnant cette condition, remet le salarié en situation de droit commun de la responsabilité civile (charge de la preuve du dommage, lien de causalité, préjudice). Donner aux employeurs la possibilité d’apporter la preuve qu’ils ont rempli leur mission de garantie de la sécurité permet donc, par symétrie, de mettre les parties en situation d’égalité. D’autre part, elle est cohérente également avec l’évolution de l’obligation de sécurité, qui, de résultat, est (re)devenue une obligation de moyens. Cette évolution, appelée de ses vœux par la doctrine et les certains magistrats eux-mêmes (Jean-Yves Frouin) [29]. La Cour de cassation (arrêt rapporté) a consacré ces réflexions en abandonnant le caractère d’obligation de sécurité de résultat («[…] il y a lieu d’admettre, en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur […]»). 

 

Décision

 

Ass. plén., 5 avril 2019, n° 18-17.442, P+B+R+I (N° Lexbase : A1652Y8P)

 

Textes concernés : C. trav., art. L. 4121-1 (N° Lexbase : L8043LGY), réd. antérieure à l’ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017 ; L. 4121-2 (N° Lexbase : L6801K9R) ; C. civ., art. 1147 (N° Lexbase : L1248ABT), réd. antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016.

 

Lien base : (N° Lexbase : E0814E9Z).

 

 

[1] M. Bacache, note dans la chronique «Responsabilité civile», JCP éd. G, n° 15, 15 avril 2019, doctr. 407 ; JCP éd. S, n° 15, 16 avril 2019, act. 158 ; C. Courcol-Bouchard, Premier avocat général, Avis (site internet de la Cour de cassation) ; C. Vieillard, Rapport du conseiller-rapporteur, (site internet Cour de cassation) ; M. Keim-Bagot, La cohérence retrouvée du préjudice d’anxiété, SSL, n° 1857, 15 avril 2019 ; F. Quinquis, La prévention des risques au cœur du préjudice d’anxiété, SSL, n° 1857, 15 avril 2019 ; Préjudice d’anxiété : le revirement de jurisprudence décrypté par J. Frangie-Moukanas, LSQ, n° 17796, 12 avril 2019 ; J. Frangié-Moukanas, Deux régimes juridiques pour le préjudice d’anxiété, SSL, n° 1857, 15 avril 2019.

[2] Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241, FP-P+B+R (N° Lexbase : A1745EXW), Bull. civ. V, n° 106 ; Cour de cassation, Rapport annuel 2010, p. 318 ; D. 2010, 2048, note C. Bernard, 2011, 37, obs. O. Gout, et 2012, 910, obs. P. Lokiec ; RTD civ., 2010, 564, obs. P. Jourdain ; SSL, n° 1459, supplément du 20 septembre 2010 ; Avis de J. Duplat, Sur les préjudices économique et d’anxiété des salariés bénéficiaires de l’ACAATA, SSL, n° 1459, supplément 20 septembre 2010 ; LSQ, n° 15611 du 17 mai 2010 ; P. Stoffel-Munck, JCP éd. G, n° 41, 11 octobre 2010, doct. 1015.

[3] Cass. soc., 3 mars 2015, n° 13-26.175, FP-P+B+R (N° Lexbase : A9022NC7) ; P. Jourdain, Préjudice d’anxiété, d’étranges disparités, RTD civ., 2015, p. 393 ;  JCP éd. S, 2015, 1106, note D. Asquinazi-Bailleux ; JCP éd. E, 2015, 1257, note J. Colonna et V. Renaux-Personnic ; RTD civ., 2015, p. 393, obs. P. Jourdain ; Dr. soc., 2015, p. 360, note M. Keim-Bagot ; nos obs., Préjudice d’anxiété : tout n’est pas réparable, tous ne peuvent être indemnisés, Lexbase, éd. soc., n° 605, 19 mars 2015 (N° Lexbase : N6461BUT).

[4] LSQ, L’actualité, n° 17576, section acteurs, débats, événements, 25 mai 2018.

[5] Cass. soc., 26 avril 2017, n° 15-19.037, FS-P+B (N° Lexbase : A2706WBT) ; Cass. soc., 21 septembre 2017, n° 16-15.130, FS-P+B (N° Lexbase : A7612WSQ).

[6] Cass. soc., 21 septembre 2017, n° 16-15.130, FS-P+B, préc. ; H. Groutel, Responsabilité civile et assurances n° 12, décembre 2017, comm. 311 ; X. Aumeran, Obligation de sécurité de l’employeur et préjudice moral des travailleurs de l’amiante, JCP éd. S, n° 46, 21 novembre 2017, 1372.

[7] CA Metz, 7 juillet 2017, n° 16/02938 (N° Lexbase : A6689WN3), JCP éd. G, n° 48, 27 novembre 2017, 1267, Zoom par Y. Gasser. 

[8] Cass. soc., 5 avril 2018, n° 16-19.002, F-D (N° Lexbase : A4620XKC), JCP éd. E, n° 17, 26 avril 2018, act. 316 : le préjudice moral résultant pour un salarié du risque de développer une maladie induite par son exposition à l’amiante est constitué par le seul préjudice d’anxiété dont l’indemnisation, qui n’est ouverte qu’au salarié qui a travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités lamiante ou des matériaux contenant de l’amiante, répare l’ensemble des troubles psychologiques résultant de la connaissance d’un tel risque.

[9] Cass. civ. 2, 7 juillet 2016, n° 15-20.627, F-D (N° Lexbase : A9925RWI) et Cass. civ. 2, 15 juin 2017, n° 16-20.511, F-D (N° Lexbase : A2210WIP) ; Cass. soc., 11 janvier 2017, n° 15-50.080, FS-P+B (N° Lexbase : A0723S8B).

[10] Cass. soc., 22 juin 2016, n° 14-28.175, FS-P+B (N° Lexbase : A2671RUH) : JCP éd. S, 2016, 1333, note D. Asquinazi-Bailleux ; Gaz. pal. 11 octobre 2016, p. 57, obs. J. Bourdoiseau.

[11] Cass. soc., 25 mars 2015, n° 13-21.716, FS-P+B (N° Lexbase : A6608NEH), Bull. civ. V, n° 63

[12]  Cass. soc., 15 décembre 2015, n° 14-22.441, FS-P+B (N° Lexbase : A8522NZN) : JCP éd. S, 2016, 1052, note D. Asquinazi-Bailleux ; JCP éd. E, 2016, 1580, obs. J. Colonna ; Resp. civ. et assur., 2016, comm. 79, note C. Corgas-Bernard.

[13] Not., D. Asquinazi-Bailleux (not. Le préjudice d’anxiété des mineurs de charbon de Lorraine : la cour d’appel de Metz refuse de le réparer, JCP éd. S, n° 37, 19 septembre 2017, 1285 ; ou JCP éd. S, n° 7, 21 février 2017, 1054) ; X. Aumeran (bibl. préc.) ; O. Cachard et J.-M. Gasser (La protection du salarié contre l’exposition aux champs électromagnétiques, JCP éd. S, n° 46, 21 novembre 2017, 1367) ; P. Jourdain (RTD civ., 2015, p. 393) ; F. Champeaux (bibl. préc.) ; A. Guégan-Lécuyer, Le curieux destin du préjudice spécifique d’anxiété des salariés exposés à l’amiante causé par le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, Revue des contrats, 1er septembre 2015, n° 03, p. 473; M. Keim-Bagot (bibl. préc., not. Préjudice d’anxiété : l’impossible réparation hors liste ACAATA ?, Les cahiers sociaux n° 299, août-sept. 2017, p. 2-3 ; Préjudice d’anxiété : la Cour de cassation referme la boîte de Pandore, Dr. soc., 2015, p. 360) ; ou nos obs. (bibl. préc., not. Préjudice d’anxiété : tout n’est pas réparable, tous ne peuvent être indemnisés, Cass. soc., 3 mars 2015, quatre arrêts, Lexbase, éd. soc., préc.).

[14] CA Paris, Pôle 6, 8ème ch., 29 mars 2018, n° 13/12586, SSL, n° 1810, 9 avril 2018 : «il importe peu que ce préjudice ait été qualifié d’«anxiété» par la Cour de cassation, dès lors que ce qualificatif n’emporte en lui-même aucun effet juridique, les termes de «préjudice d’anxiété» étant d’ailleurs retenus et employés dans des situations où la victime invoque l’inhalation de substances nocives autres que l’amiante ; qu’au-delà des mots, qui ne peuvent suffire à créer ou écarter un préjudice, c’est la description de ce préjudice, sa réalité et son imputabilité à la société EDF qui, selon le droit commun de la responsabilité, doivent déterminer l’appréciation par la cour de l’indemnisation requise par l’appelant […] les dispositions et le régime général de la responsabilité demeurent, en effet, applicables aux salariés exposés à l’amiante, travaillant pour des entreprises «non listées […] comme les salariés des entreprises «listées», les salariés qui ont travaillé pour la société EDF et ont été exposés à l’inhalation de poussières d’amiante sont en mesure d’éprouver, eux aussi, l’inquiétude permanente de voir se déclarer à tout moment l’une des graves maladies liées à cette inhalation».

[15] CA Versailles, 1er février 2012, n° 10/04410 (N° Lexbase : A8520IB8).

[16] En ce sens, voir la note explicative relative à l’arrêt n° 643 du 5 avril 2019 - Assemblée plénière (site internet Cour de cassation), précisant «Par le présent arrêt, l’Assemblée plénière, sans revenir sur le régime applicable aux travailleurs relevant des dispositions de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 […]».

[17] M. Bacache, Préjudice d’anxiété et exposition à l’amiante, JCP éd. G, 2016, doct., 117.

[18] C. Courcol-Bouchard, Premier avocat général, Avis, préc., p. 10-11.

[19] C. Courcol-Bouchard, Premier avocat général, Avis, préc., p. 14.

[20] «La seule preuve d’une exposition importante aux poussières d’amiante pourrait permettre de présumer l’anxiété de celui qui s’en prévaut», C. Courcol-Bouchard, Premier avocat général, Avis, préc., p. 16.

[21] Cass. soc., 2 juillet 2014, n° 12-29.788, FS-P+B (N° Lexbase : A2718MTT), Bull. civ. V, n° 160 ; Rapport du Conseiller, 5 avril 2019, site internet de la Cour de cassation, préc., p. 13-14 ; D. Asquinazi-Bailleux, JCP éd. S, n° 44, 2014, 1415. La solution a été confirmée à de nombreuses reprises, not. Cass. soc., 5 avril 2018, n° 17-10.402, préc..

[22] Cass. soc., 19 novembre 2014, n° 13-19.263, FS-P+B (N° Lexbase : A9287M3D), note sous arrêt par B. Aldigé, avocat général à la Cour de cassation, JCP éd. G, n° 52, 22 décembre 2014, 1342 ; note sous arrêt par F. Bousez, JCP éd. G, n° 52, 22 décembre 2014, 1343 ; JCP éd. E, n° 51-52, 18 décembre 2014, 1664.

[23] C. Courcol-Bouchard, Premier avocat général, Avis, préc., p. 17.

[24] M. Keim-Bagot, Préjudice d’anxiété : sortir de l’impasse, Les Cahiers sociaux, 1er mai 2018, n° 307, p. 13 ; M. Keim-Bagot, Préjudice d’anxiété : la Cour de cassation referme la boîte de Pandore, Dr. soc. 2015, p. 360.

[25] C. Courcol-Bouchard, Premier avocat général, Avis, préc., p. 13.

[26] Cass. soc., 22 novembre 2017, n° 16-20.666, FS-P+B (N° Lexbase : A5815W3R), JSL, n° 447, 9 février 2018 ; JCP éd. S, 2018, 1042, note D. Asquinazi-Bailleux.

[27] Cass. soc., 5 avril 2018, n° 17-10.402, F-D (N° Lexbase : A4384XKL), JCP éd. E, n° 17, 26 avril 2018, act. 317.

[28] Cass. soc., 25 novembre 2015, n° 14-24.444, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A7767NXX) ; JCP éd. S, 2016, 1011, étude M. Babin ; commentaire de la décision du 25 novembre 2015 au Rapport annuel de la Cour de cassation, p. 166.

[29] J.-Y. Frouin, LSQ, L’actualité, n° 17423, 11 octobre 2017 ; C. Vieillard, rapport du conseiller-rapporteur, préc., p. 55.

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