La lettre juridique n°734 du 15 mars 2018 : Internet

[Jurisprudence] Déréférencement : de la nécessité d'une appréciation au cas par cas

Réf. : Cass. civ. 1, 14 février 2018, n° 17-10.499, FS-P+B+I (N° Lexbase : A2043XDZ)

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N3102BX8

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par Caroline Le Goffic, Maître de conférences - HDR, Co-directrice du Master 2 Droit des activités numériques, Université Paris Descartes

le 15 Mars 2018

C'est désormais un lieu commun de constater qu'internet n'oublie rien. Tout ou presque est numérisé et mis en ligne, et le référencement des ressources par les moteurs de recherche, au premier rang desquels Google, rend aisé pour tout internaute l'accès aux contenus de son choix.
Bénéfique pour le public au regard du droit à l'information, cette "hypermnésie" d'internet risque, à l'inverse, de porter préjudice aux personnes qui font l'objet de publications portant sur leur vie privée. Pour ces dernières, l'invocation d'un droit à l'oubli numérique peut constituer un enjeu particulièrement important, notamment lorsque les données personnelles révélées sont de nature peu flatteuse, comme en témoigne l'arrêt rendu le 14 février 2018 par la première chambre civile de la Cour de cassation.
Plus précisément, s'agissant d'internet, un tel droit à l'oubli revêt en réalité deux facettes. D'une part, il peut s'agir d'un droit à l'effacement des données. L'intéressé peut, à certaines conditions restrictives, demander à l'éditeur du site web concerné de supprimer la publication. L'information disparaît alors du réseau internet. Ce droit à l'effacement est en pratique difficile à mettre en oeuvre, en particulier lorsque le contenu en cause est hébergé à l'étranger. D'autre part, il peut s'agir d'un simple droit au déréférencement. L'intéressé peut ainsi demander aux moteurs de recherche de supprimer les liens vers telle ressource les concernant. Dans ce cas, l'information demeure en ligne, mais elle devient beaucoup plus difficile, sinon impossible, à trouver pour le public. Ces deux facettes du droit à l'oubli sont indépendantes l'une de l'autre, en ce sens que, selon la Cour de justice de l'Union européenne (1), les intérêts légitimes justifiant les deux formes de traitement des données personnelles, par l'éditeur et par le moteur de recherche, peuvent être différents, et que les conséquences qu'ont ces traitements pour les personnes concernées, et notamment pour leur vie privée, ne sont pas nécessairement les mêmes.

De fait, nombreuses sont les difficultés rencontrées par les intéressés dans la mise en oeuvre du droit à l'effacement des données. En témoignent deux décisions récentes (2) qui illustrent la primauté donnée par les juges au principe de liberté de la presse sur la protection des données personnelles.

En conséquence, les justiciables invoquent de plus en plus souvent le droit au déréférencement à l'encontre des moteurs de recherche. Ce droit a été consacré par le célèbre arrêt "Google Spain" rendu par la Cour de justice de l'Union européenne le 13 mai 2014 (3). Cet arrêt ayant été abondamment commenté, on se limitera ici à indiquer qu'il s'agit d'une décision préjudicielle rendue sur la base de la Directive 95/46 du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (N° Lexbase : L8240AUQ) (4), Directive depuis lors remplacée par le Règlement n° 2016/679 du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (N° Lexbase : L0189K8I) (5), qui entrera en vigueur le 25 mai 2018. Dans l'arrêt "Google Spain", la Cour de justice a estimé que les moteurs de recherche sont des responsables du traitement de données à caractère personnel au sens de la Directive. Il en résulte qu'un internaute peut faire jouer "le droit à ce que l'information [...] relative à sa personne ne soit plus [...] liée à son nom par une liste de résultats affichée à la suite d'une recherche effectuée à partir de son nom [...]", sur le fondement de l'article 12 b) de la Directive qui consacre un droit de rectification, en cas de traitement illégal, ou bien sur le fondement de son article 14, qui consacre un droit d'opposition au traitement des données personnelles "pour des raisons prépondérantes et légitimes tenant à sa situation particulière", en cas de traitement légal. Ce droit reconnu a vocation à permettre l'effacement, le cas échéant, d'un traitement initialement licite de données exactes, en raison du fait que ces informations apparaissent, eu égard à l'ensemble des circonstances caractérisant le cas d'espèce, inadéquates, pas ou plus pertinentes ou excessives au regard des finalités du traitement en cause réalisé par l'exploitant du moteur de recherche, ce parce que ces informations ne sont pas mises à jour ou qu'elles sont conservées pendant une durée excédant celle nécessaire, à moins que leur conservation s'impose à des fins historiques, statistiques ou scientifiques. Cette solution implique donc que soit mise en oeuvre une balance des intérêts, c'est-à-dire que soit trouvé entre droit à l'information du public et protection des données personnelles un juste équilibre selon "la nature de l'information en question et sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que l'intérêt du public à disposer de cette information, lequel peut varier, notamment, en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique".

L'arrêt rendu le 14 février par la première chambre civile de la Cour de cassation tire fort logiquement les conséquences de cette décision "Google Spain". En l'espèce, reprochant à la société Google d'exploiter, sans son consentement, des données à caractère personnel le concernant (données relatives à sa filiation et à ses unions), M. B. avait saisi le juge des référés pour obtenir la cessation de ces agissements constitutifs, selon lui, d'un trouble manifestement illicite. En appel, la cour d'Aix-en-Provence (6) avait non seulement ordonné à la société Google de supprimer les liens qui conduisaient, lors de recherches opérées sur le moteur Google.fr incluant les nom et prénom de M. B., aux deux adresses URL précisées en son dispositif, mais avait surtout enjoint à cette société de supprimer les liens qui conduisaient, lors de recherches opérées dans les mêmes conditions, à toute adresse URL identifiée et signalée par M. B. comme portant atteinte à sa vie privée, dans un délai de sept jours à compter de la réception de ce signalement.

Saisie d'un pourvoi par la société Google, la Cour de cassation casse et annule cette décision, au visa de la loi du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés (loi n° 78-17 N° Lexbase : L8794AGS), interprétée à la lumière de la Directive du 24 octobre 1995 et de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne et de l'article 5 du Code civil (N° Lexbase : L2230AB9), qui interdit les arrêts de règlement. Pour la Haute juridiction, "en prononçant ainsi une injonction d'ordre général et sans procéder, comme il le lui incombait, à la mise en balance des intérêts en présence, la cour d'appel a violé les textes susvisés".

Cette censure tout à fait justifiée s'explique par la nécessité, soulignée par la Cour de justice de l'Union européenne dans l'arrêt "Google Spain" longuement cité par la Cour de cassation, de rechercher, au cas par cas, un juste équilibre entre le droit à l'information des internautes et les droits au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel. La Cour de cassation en déduit ainsi logiquement le principe suivant, posé dans un attendu de principe : la juridiction saisie d'une demande de déréférencement est tenue de porter une appréciation sur son bien-fondé et de procéder, de façon concrète, à la mise en balance des intérêts en présence, de sorte qu'elle ne peut ordonner une mesure d'injonction d'ordre général conférant un caractère automatique à la suppression de la liste de résultats, affichée à la suite d'une recherche effectuée à partir du nom d'une personne, des liens vers des pages internet contenant des informations relatives à cette personne.

En d'autres termes, les juges auraient dû se contenter d'ordonner le déréférencement des liens précis dont il était avéré qu'ils portaient une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de l'intéressé. En condamnant la société Google à une mesure d'injonction d'ordre général visant à supprimer, à l'avenir et automatiquement, sans vérification sur la réalité de l'atteinte, les liens qui conduiraient à des sites dont il était simplement allégué par M. B. qu'ils porteraient atteinte à sa vie privée, la cour d'appel a ainsi excédé ses pouvoirs, et rendu un arrêt de règlement.

Cette censure est bienvenue, en ce qu'elle rappelle la nécessité de rechercher au préalable, au cas par cas, pour chacun des résultats, si l'atteinte portée au droit à la vie privée n'est pas justifiée par l'intérêt prépondérant du public à avoir accès à l'information en cause. Ce faisant, la Cour de cassation reprend à son compte la méthode imposée par la Cour de justice de l'Union européenne, elle-même inspirée par la "mise en balance" des intérêts et des droits fondamentaux concurrents dictée par la Cour européenne des droits de l'Homme. Les moteurs de recherche, premiers destinataires des demandes de déréférencement, puis les juges, en cas de contentieux, doivent ainsi apprécier in casu l'opportunité du déréférencement, sans que les demandeurs ne puissent être en mesure de dicter leur volonté.

En outre, le cantonnement des pouvoirs du juge quant à l'étendue des injonctions de déréférencement se justifie également au regard du statut des intermédiaires techniques dont font partie les moteurs de recherche. En effet, selon l'article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (loi n° 2004-575 N° Lexbase : L2600DZC), ces derniers ne peuvent se voir imposer d'obligation de surveillance généralisée et de filtrage a priori des informations. Ce n'est donc, là encore, qu'au cas par cas qu'ils peuvent se voir contraints de procéder au déréférencement de liens illicites.


(1) CJUE, 13 mai 2014, aff. C-131/12 (N° Lexbase : A9704MKM), JCP éd. E, 2014, 1326, note M. Griguer ; JCP éd E, 2014, 1327, note G. Busseuil ; D., 2014, p. 1476, obs. V.-L. Benabou et J. Rochfeld ; D., 2014, p. 1481, note N. Martial-Braz et J. Rochfeld. A. Debet, Google Spain : Droit à l'oubli ou oubli du droit ?, Comm. com. électr. 2014, étude 13 ; interview de Ch. Féral-Schuhl, Lexbase, éd. aff., 2014, n° 384 (N° Lexbase : N2455BUH).
(2) TGI Paris, réf., 23 mars 2015, n° 15/51843 (N° Lexbase : A0292NTY), Comm. com. élec., 2015, comm. 45, obs. A. Debet ; Cass. civ. 1, 12 mai 2016, n° 15-17.729, FS-D (N° Lexbase : A0907RPB), Comm. com. élec., 2016, comm. 64, obs. A. Debet.
(3) CJUE, 13 mai 2014, aff. C-131/12, préc..
(4) JOUE n° L 281 du 23 novembre 1995, p. 31.
(5) JOUE n° L 119 du 4 mai 2016, p. 1.
(6) CA Aix-en-Provence, 15 septembre 2016, n° 15/13987 (N° Lexbase : A9881RZY), JCP éd. G, 2016, n° 41, 1084.

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