Réf. : Cass. crim., 31 mai 2017, n° 15-82.159, FS-P+B (N° Lexbase : A2684WGI)
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par Thierry Lamulle, Maître de conférences HDR en droit public à l'Université de Caen-Normandie et Membre de l'Institut Demolombe (EA 967)
le 20 Juillet 2017
Celui-ci affirmait que la société britannique ne disposait pas d'établissement stable (une installation fixe d'affaires) dans les locaux de la société B en France. La société britannique était spécialisée dans la vente par correspondance de produits minceurs et de compléments alimentaires et disposait d'une adresse postale à Paris auprès de la société B qui enregistrait les commandes des clients. Le requérant était aussi le gérant de droit de la société C, de droit belge, chargée du stockage et de l'expédition des commandes et d'une société responsable des campagnes publicitaires. Les règlements des clients étaient versés sur des comptes bancaires français et les fournisseurs de produits étaient des sociétés françaises. Un cycle commercial complet était effectué en France ce qui rendait la société imposable à l'impôt sur les sociétés en France. En vertu des dispositions de la Convention fiscale franco-britannique (N° Lexbase : L5161IEU), l'administration des impôts a estimé que la société britannique disposait d'un établissement stable en France par le biais d'une installation fixe d'affaires dans les locaux de la société B à Paris.
Parallèlement à la procédure pénale, s'est déroulée une procédure fiscale à l'encontre du requérant, résidant fiscalement en France ; après reconstitution du chiffre d'affaires, le montant des droits éludés est de 106 083 euros. Ce redressement en matière d'impôt sur le revenu, mis à la charge du requérant en tant que maître de l'affaire est assorti de pénalités de 80 % pour manoeuvres frauduleuses. Ce redressement a été confirmé par un jugement du tribunal administratif de Paris le 22 février 2012. Ayant interjeté appel, l'intéressé est déchargé des impôts mis à sa charge car la société ne disposait pas d'un établissement stable en France à savoir un agent dépendant disposant de pouvoirs exercés habituellement en France lui permettant de conclure des contrats au nom de la société britannique en vertu de l'article 4, 4° de la Convention fiscale franco-britannique du 22 mai 1968.
Devant la Cour de cassation, le requérant contestait l'arrêt de la cour d'appel de Paris qui avait refusé de prendre en compte la décision de la cour administrative d'appel de Paris devenue définitive. Le requérant avait été finalement condamné à dix mois d'emprisonnement avec sursis et était solidaire avec la société britannique du paiement des impôts fraudés et des pénalités y afférentes. Le requérant reprochait à la cour d'appel de Paris la non-application de la jurisprudence du Conseil constitutionnel issue des décisions "Wildenstein" et "Cahuzac" en matière de droits de succession d'impôt de solidarité sur la fortune (Cons. const., 24 juin 2016, n° 2016-545 QPC N° Lexbase : A0909RU9 et n° 2016-546 QPC N° Lexbase : A0910RUA ; jurisprudence confirmée par la suite dans une décision n° 2016-556 QPC du 22 juillet 2016 N° Lexbase : A7432RXK).
Le Conseil constitutionnel admet le cumul des sanctions fiscales et des sanctions pénales sous trois réserves d'interprétation, notamment le fait que le contribuable soit déchargé de l'impôt par une décision devenue définitive et portant sur des motifs de fond par les juridictions administratives. La Cour de cassation refuse d'appliquer cette réserve d'interprétation qui ne concerne que la dissimulation de sommes sujettes à l'impôt et non l'omission de souscrire des déclarations. De plus, le requérant avait été déchargé de l'impôt sur le revenu par la cour administrative d'appel de Paris alors que la condamnation pénale a été prononcée en matière d'impôt sur les sociétés.
La lecture de cet arrêt de la Chambre criminelle conduit à s'interroger sur la notion d'établissement stable (I) et sur l'interprétation des réserves du Conseil constitutionnel à propos de la règle non bis in idem (sanctions fiscales et sanctions pénales) par la Cour de cassation (II).
I - La notion d'établissement stable
Tout d'abord, avant d'appliquer les dispositions de la Convention fiscale franco-britannique, il convient de s'assurer que la société britannique est bien imposable à l'impôt sur les sociétés en vertu des dispositions de l'article 209-I du CGI (N° Lexbase : L2929LCH). En l'occurrence, l'administration des impôts a relevé qu'il s'agissait d'un cycle complet d'opérations réalisées en France (prise de commandes, livraison des produits minceurs et de compléments alimentaires aux clients français, les fournisseurs sont aussi domiciliés en France, encaissement des produits des ventes sur des comptes ouverts auprès de banques françaises). Cependant, le critère du cycle complet d'opérations réalisées en France est inconnu du droit conventionnel et ne se retrouve pas dans la définition de l'établissement stable.
Cette dernière relève d'une approche synthétique de l'imposition des revenus dégagés par une entreprise. Le concept a été forgé dès la fin du XIXème siècle en Allemagne et en Autriche. Il permet d'imposer une activité réalisée en France par une société étrangère lorsque l'activité a pris une certaine consistance et s'exerce dans des conditions similaires à celle d'une entreprise française. L'article 7 de la Convention modèle OCDE (N° Lexbase : L6769ITU) précise que "les bénéfices d'une entreprise d'un Etat contractant ne sont imposables que dans cet Etat à moins que l'entreprise n'exerce son activité dans l'autre Etat contractant par l'intermédiaire d'un établissement stable qui y est situé". Dans le contexte de la mondialisation marquée par une forte évasion fiscale, les Etats, pour s'assurer de la matière imposable, n'hésitent pas à démontrer l'existence d'établissements stables sur leur territoire. Les non déclarations de résultats par les sociétés étrangères sont sanctionnées par les juridictions administratives et les juridictions pénales (Cass. crim., 18 janvier 2017, n° 15-82.940, F-D N° Lexbase : A7052S93 ; Cass. crim., 14 mai 2003, n° 02-85.667 ; Cass. crim., 18 septembre 1997, n° 96-84.624, inédit au bulletin N° Lexbase : A5643CWW).
Le critère de l'établissement stable se subdivise en deux branches, "une installation fixe d'affaires et un agent dépendant".
Une installation fixe d'affaires : différentes catégories d'établissements stables sont répertoriées à l'article 5 de la Convention modèle OCDE. Cette liste n'est pas limitative. Un certain degré de permanence est nécessaire, ainsi qu'une activité effective.
C'est le critère retenu par les juridictions pénales et le tribunal administratif de Paris. En ayant une adresse et disposant de locaux au sein de la société B à Paris, la société britannique dispose d'une installation fixe d'affaires à partir de laquelle elle pouvait réaliser des ventes par correspondance en France. Pour pouvoir retenir cette définition, les juridictions pénales et le tribunal administratif de Paris ont estimé que le requérant était gérant de fait de la société britannique. La cour d'appel de Paris relève que le requérant était l'unique interlocuteur des fournisseurs. Il prenait en charge les relations avec les clients et assurait la maîtrise du cycle commercial complet. En outre, il était dirigeant de droit des principaux partenaires de la société britannique, à savoir la société C belge (stockage et expédition des commandes) et la société responsabilité des campagnes publicitaires.
A contrario, la cour administrative d'appel de Paris, en retenant le critère de l'agent dépendant, a estimé que la société britannique ne disposait pas d'un établissement stable en France. Le requérant ne disposait pas de pouvoirs exercés habituellement en France lui permettant de conclure des contrats au nom de la société. En conséquence, le requérant était déchargé du redressement d'impôt sur le revenu qui lui avait été infligé par l'administration des impôts.
Les juridictions pénales et les juridictions administratives ont retenu le critère de l'établissement stable à travers ses deux branches pour aboutir à un résultat diamétralement opposé et difficilement compréhensible pour le contribuable. Condamnation sur le plan pénal et décharge de l'impôt sur le plan fiscal. Cette décharge sur le plan fiscal n'a donc eu aucune conséquence sur le plan pénal.
II - Les réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel à propos de la règle non bis in idem et la jurisprudence de la Cour de cassation
Les suites de l'affaire "Cahuzac" ( le ministre fut traduit devant le tribunal correctionnel sur le fondement du délit de fraude fiscale), et de l'affaire "Wildenstein" (les héritiers avaient omis de déclarer lors de la succession une part importante du patrimoine laissé par le défunt et furent poursuivis aussi sur le fondement du délit général de fraude fiscale), ont conduit à la saisine du Conseil constitutionnel dans la cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité soulevée par les prévenus à propos du cumul des sanctions fiscales (CGI, art. 1729 N° Lexbase : L4733ICB) et des sanctions pénales de non-déclaration de sommes imposables (CGI, art. 1741 N° Lexbase : L9491IY8). La pénalisation de la fraude fiscale revenait ainsi au premier plan de l'actualité. Le Conseil constitutionnel a estimé que les sanctions fiscales et les sanctions pénales étaient complémentaires en matière de lutte contre la fraude fiscale. Elles sont déclarées conformes au principe de nécessité des délits et des peines avec des réserves d'interprétation. Le Conseil constitutionnel se refuse à donner une valeur constitutionnelle au principe non bis in idem.
Le cumul des sanctions fiscales et pénales ne doit pas excéder "le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues" (§ 8 de la QPC n° 2016-545 du 24 juin 2016). Deux autres réserves d'interprétation ont été retenues par le Conseil constitutionnel :
- la gravité de l'infraction qui justifie les poursuites pénales "ce principe impose néanmoins que les dispositions de l'article 1741 ne s'appliquent qu'aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l'impôt. Cette gravité peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention" ;
- l'abandon des poursuites pénales lorsque le contribuable a été déchargé de l'imposition par le juge de l'impôt au fond de l'affaire ("un contribuable qui a été déchargé de l'impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive pour un motif de fond ne peut pas être condamné pour fraude fiscale").
La Chambre criminelle (Cass. crim., 22 février 2017, n° 16-82.047, FS-P+B N° Lexbase : A2441TP4) a précisé que l'application combinée de l'article 1729 du CGI et de l'article 1741 du CG ne vise que les poursuites pénales pour dissimulation de sommes sujettes à l'impôt et non les omissions volontaires de souscrire une déclaration. En outre, l'engagement d'une procédure administrative sur le fondement de l'article 1729 du CGI doit être justifié.
Le Conseil constitutionnel n'avait retenu que la dissimulation de sommes sujettes à l'impôt car il avait été saisi uniquement sur ce cas de fraude fiscale dans le cadre des QPC "Wildenstein" et "Cahuzac". L'article 1741 vise trois autres cas : l'omission d'effectuer des déclarations dans les délais prescrits, les obstacles mis au recouvrement de l'impôt, notamment en organisant son insolvabilité, et enfin tout autre agissement frauduleux : se placer sous un régime fiscal indu (entreprises nouvelles par exemple). L'application de la réserve uniquement aux dissimulations de sommes sujettes à l'impôt si elle apparaît logique du fait de la non saisine du Conseil constitutionnel pour les trois autres cas laisse planer néanmoins un sentiment d'insatisfaction puisque les omissions de déclarations représentent une part non négligeable des poursuites pénales pour fraude fiscale. Dans la présente espèce, la Chambre criminelle confirme sa jurisprudence du 22 février 2017 mais apporte un élément important en précisant que la décharge de l'impôt devenue définitive devant le juge fiscal ne peut entraîner une relaxe sur le plan pénal uniquement en cas d'impôt identique. Les poursuites pénales visaient l'impôt sur les sociétés, alors que le redressement fiscal mis en place par l'administration des impôts, puis annulé par la cour administrative d'appel de Paris à l'encontre de l'intéressé, avait trait à l'impôt sur le revenu.
Il n'y a donc pas de sanctions pénales si le contribuable a été déchargé de l'impôt par une décision rendue sur le fond de l'affaire.
La CEDH (15 novembre 2016, n° 24130/11 et n° 29758/11 N° Lexbase : A9900SGR) a finalement admis le cumul des sanctions fiscales et pénales dans le cadre du droit norvégien en matière de fraude fiscale. Les procédures étaient imbriquées et la sanction pénale tenait compte de la sanction fiscale.
La CJUE (5 avril 2017, aff. C-217/15 et C-350/15 N° Lexbase : A6071UWR) a jugé aussi que l'article 50 de la Charte des droits fondamentaux ne s'oppose pas à "une réglementation nationale qui permet de diligenter des poursuites pénales pour omission de verser la TVA, après l'infliction d'une sanction fiscale pour les mêmes faits, lorsque cette sanction a été infligée à une société ayant la personnalité morale tandis que les poursuites pénales sont engagées contre une personne physique".
Ces jurisprudences confirment que le cumul des sanctions fiscales et des sanctions pénales est possible et ne s'oppose pas au principe non bis in idem.
Par sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel a voulu préserver le caractère d'exemplarité du délit de fraude fiscale vis-à-vis de l'opinion publique face à deux affaires emblématiques.
La stigmatisation de la fraude fiscale se traduirait alors pleinement. Cependant, la complémentarité des sanctions fiscales et pénales invoquée par le Conseil constitutionnel masque en fait un cumul d'impositions qui n'ose dire son nom. Lorsque des pénalités pour manquement délibéré ou pour manoeuvres frauduleuses sont infligées, elles sont cumulables avec des poursuites pénales. Pourtant les agissements réprimés sont semblables. Dans le cas des pénalités pour manquement délibéré, le juge administratif vérifie le caractère volontaire des infractions commises qu'il peut puiser notamment dans l'importance des redressements effectués par rapport au chiffre d'affaires. Ces redressements résultent d'une minoration systématique des recettes ou d'une déduction des charges indues. La profession exercée par le contribuable : expert-comptable ou notaire renforce le caractère volontaire des infractions commises. Une recherche qui peut être rapprochée de celle de l'élément intentionnel par le juge pénal. Les manoeuvres frauduleuses en droit fiscal traduisent une fraude sophistiquée qui s'opère par le biais de montages agressifs ou astucieux et l'utilisation d'opérations fictives. Les agissements poursuivis en droit fiscal et en droit pénal présentent donc la même configuration. La solution réside, maintenant que l'amende pénale a été substantiellement relevée (un nouveau relèvement de cette dernière est parfaitement envisageable) de faire un choix entre les sanctions fiscales et les sanctions pénales. Les règles en la matière seraient clairement établies, des décisions contradictoires ne seraient plus rendues et le sentiment de frustration du contribuable disparaîtrait.
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