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par Sophia Pillet, SGR Droit social
le 10 Mars 2011
Frédéric Chhum et Camille Colombo : Il est reproché à John Galliano d'avoir, à plusieurs reprises, tenu des propos racistes et antisémites.
En effet, ce dernier a été interpellé, le 24 février 2011 au soir, à la suite d'une altercation survenue au café "La Perle", un bar branché du Marais (Paris IIIème). John Galliano, en état d'ébriété, aurait lancé à une femme de confession juive "Dirty jewish face, you should be dead" ("Sale tête de juive, tu devrais être morte") et à son compagnon "Fucking Asian bastard, I will kill you" ("Putain de bâtard asiatique, je vais te tuer").
Dans la foulée, le créateur de Dior est visé par une nouvelle plainte pour des faits similaires qui se seraient produits en octobre 2010.
Enfin, une vidéo, datant du 12 décembre 2010 et dans laquelle, visiblement éméché, John Galliano insulte gravement des personnes assises à côté de lui ("J'adore Hitler. [...] Des personnes comme vous seraient mortes. Vos mères, vos pères seraient tous des putains de gazés"), a été diffusée, le 28 février 2011, sur le site internet du Sun, un tabloïd britannique. Selon le Sun, la scène s'est également déroulée à "La Perle".
Malgré des excuses publiques, rendues par l'intermédiaire d'un communiqué de presse rédigé par un cabinet d'avocats londonien, la carrière du créateur semble en danger.
En effet, à ce stade, John Galliano est renvoyé devant le tribunal correctionnel à une date non fixée.
Cependant, il faut rappeler qu'il bénéficie de la présomption d'innocence, jusqu'à une éventuelle condamnation et un jugement définitif.
Lexbase : Le 28 février 2011, Dior a prononcé une mise à pied conservatoire (1) à l'encontre de John Galliano. Quelle procédure disciplinaire doit suivre l'entreprise pour ne pas commettre d'irrégularités ?
Frédéric Chhum et Camille Colombo : En l'espèce, la mise à pied a été prononcée à titre conservatoire, elle doit donc être justifiée par une faute grave, être nécessairement à effet immédiat et pour une durée indéterminée (2) (C. trav., art. L. 1332-3 N° Lexbase : L1865H9X).
La mise à pied conservatoire est, ici, adoptée par Dior dans le cadre d'une procédure de licenciement (3) : elle doit donc, avant toute décision, convoquer le couturier à un entretien préalable, en vue d'entendre ses explications avant, le cas échéant, son licenciement.
Dans le cas probable où John Galliano aurait été convoqué à un entretien préalable le jour du communiqué de presse du Président de LVMH, soit le lundi 28 février 2011, l'article L. 1232-2 du Code du travail (N° Lexbase : L1075H9P) prévoit que le délai entre cette convocation et l'entretien préalable au licenciement est de cinq jours ouvrables (4). Dans ce cas, l'entretien préalable de licenciement, aurait dû avoir lieu, au plus tôt, le mardi 8 mars.
Cependant, il faut préciser que le règlement intérieur de l'entreprise doit limiter la durée maximale de la mise à pied disciplinaire. A défaut, l'employeur ne peut pas appliquer cette sanction (5).
Lexbase : Le licenciement d'un salarié pour un motif tiré de sa vie privée n'est justifié que si le comportement de ce salarié, en raison de ses fonctions et de la finalité de l'entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de cette dernière (6). Cette exception peut-elle s'appliquer en l'espèce, selon vous ?
Frédéric Chhum et Camille Colombo : Les faits reprochés à John Galliano se sont déroulés en dehors de ses temps et lieu de travail.
En principe, un employeur ne peut pas s'immiscer dans le domaine de la vie personnelle de son salarié, chacun ayant droit "au respect de sa vie privée" (C. civ., art. 9 N° Lexbase : L3304ABY) (7). En outre, l'article L. 1132-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6053IAG) prohibe les licenciements fondés sur l'origine du salarié, son sexe, ses moeurs, son orientation sexuelle, son âge, sa situation de famille, son appartenance à une ethnie, une nation ou une race, ses opinions politiques, ses activités syndicales ou mutualistes, ses convictions religieuses, son apparence physique ou son patronyme. Le licenciement prononcé pour l'un de ces motifs est nul et le salarié devra être réintégré dans ses fonctions. Les faits imputés au salarié relevant de sa vie personnelle ne peuvent donc constituer une faute (Cass. soc., 16 décembre 1997, n° 95-41.326 N° Lexbase : A2206AAX).
Cependant, la Chambre sociale de la Cour de cassation a admis, notamment dans un arrêt du 14 septembre 2010 (Cass. soc. 14 septembre 2010, n° 09-65.675, F-D N° Lexbase : A5865E94), que, "si, en principe, il ne peut être procédé à un licenciement pour un fait tiré de la vie privée du salarié, il en va autrement lorsque le comportement de celui-ci a créé un trouble caractérisé au sein de l'entreprise". En l'espèce, la cour d'appel, qui a relevé que le licenciement avait été prononcé pour simple cause réelle et sérieuse en raison du trouble causé à la bonne marche de la société par les agissements de son salarié, lequel avait été mis en garde à vue puis condamné en raison de violences commises à l'encontre de son amie dans un appartement que lui louait son employeur, ce dernier ayant dû reloger en urgence la famille de la victime, également locataire de la société d'HLM, qui craignait des représailles, a exactement jugé le licenciement justifié. Ainsi, ce ne sont alors pas les faits eux-mêmes qui constituent la cause du licenciement, mais les conséquences de ces faits, à savoir le trouble caractérisé au sein de l'entreprise.
Le trouble caractérisé à l'entreprise doit alors être apprécié "compte tenu de la nature [des] fonctions [du salarié] et de la finalité propre de l'entreprise" (Cass. soc., 17 avril 1991, n° 90-42.636 N° Lexbase : A3738AAP) (8).
La Cour de cassation a déjà pu juger que ne constituent pas une cause réelle et sérieuse de licenciement, faute pour l'employeur d'avoir établi l'existence d'un trouble caractérisé au sein de l'entreprise :
- le fait de se marier, ou de divorcer, voire d'entretenir une relation avec un autre salarié de l'entreprise (Cass. soc., 5 mars 1987, n° 84-44.419 N° Lexbase : A1978G7E) ; la liaison d'une employée avec un supérieur hiérarchique ne peut justifier un licenciement dans la mesure où cette liaison est demeurée sans incidence sur la marche de l'entreprise (Cass. soc., 30 mars 1982, n° 79-42.107 N° Lexbase : A3802A39) ;
- le fait pour un salarié surveillant d'immeuble d'avoir eu une altercation avec un autre locataire alors qu'il se trouvait en arrêt maladie (Cass. soc., 14 mai 1997, n° 94-45.473 N° Lexbase : A1682ACB) ;
- une altercation entre l'employeur et le concubin d'une salariée, compte tenu du fait que le motif est étranger à l'activité de la salariée à laquelle l'employeur ne reproche aucune faute (Cass. soc., 8 novembre 1995, n° 94-42.266 N° Lexbase : A3805A3C) ;
- le fait pour un employé de banque d'avoir émis, dans le cadre de sa vie privée, des chèques sans provision (Cass. soc., 30 juin 1992, n° 89-43.840 N° Lexbase : A9454AAE) ;
- le fait pour une secrétaire d'une société concessionnaire automobile d'avoir acheté une voiture d'une marque non vendue par la société qui l'emploie (Cass. soc., 22 janvier 1992, n° 90-42.517 N° Lexbase : A3737AAN) ;
- l'homosexualité d'un aide sacristain en raison de l'incompatibilité de ses moeurs avec l'Eglise catholique (Cass. soc., 17 avril 1991, n° 90-42.636 N° Lexbase : A3738AAP).
En revanche, dès lors que les moeurs du salarié ou son comportement extra-professionnel sont susceptibles d'avoir des répercussions sur la bonne marche de l'entreprise, le licenciement est justifié. Ainsi, est justifié le licenciement d'un salarié, directeur d'un établissement d'accueil de personnes handicapées, en raison de sa mise en examen pour des faits d'attentat à la pudeur sur mineur, même survenus en dehors du lieu de travail (Cass. soc., 21 mai 2002, n° 00-41.128, F-D N° Lexbase : A7105AYS). Il en va de même s'agissant du licenciement d'un salarié en état d'ébriété qui s'était livré à des violences alors qu'il se trouvait indûment au sein de l'entreprise (Cass. soc., 28 mars 2000, n° 97-43.823, F-D N° Lexbase : A6370AGZ). L'existence du trouble caractérisé sera plus facilement reconnue dans les entreprises de tendance qui prônent une idéologie, une morale ou une philosophie de vie et dans lesquelles peuvent être contractualisés des éléments qui relèvent, normalement, de la vie privée et des libertés fondamentales du salarié (9).
En l'espèce, John Galliano est en charge, depuis 1999, de l'image globale et de la communication de Dior, il doit donc se comporter en ambassadeur de la marque, incarner ses principes et ses valeurs, et ce à tout moment.
A cet égard, les propos "odieux" de John Galliano créent, de toute évidence, un "trouble caractérisé au sein de l'entreprise".
En outre, le fait que cette affaire soit devenue un fait divers planétaire, et qu'une actrice célèbre (récemment oscarisée), égérie de la marque, affirme publiquement son profond désaccord avec le créateur, sont des raisons probablement suffisantes pour justifier le licenciement de John Galliano, car elles ternissent l'image de l'entreprise. De surcroît, Dior, qui possède une clientèle internationale et donc cosmopolite, pourrait invoquer un risque de baisse des ventes pour expliquer cette décision.
Ce motif pourrait donc tout à fait être invoqué pour justifier le licenciement de John Galliano, ainsi que d'autres éventuels griefs liés à sa relation de travail.
Lexbase : Si les juges ne retiennent pas le trouble caractérisé à l'entreprise, à quelles sanctions s'expose Dior ?
Frédéric Chhum et Camille Colombo : En l'espèce, Dior est une entreprise de plus de 11 salariés, et John Galliano a plus de deuxans d'ancienneté (il a été embauché en 1996).
Dans ce cas, l'article L. 1235-3 du Code du travail (N° Lexbase : L1342H9L) prévoit que, si le licenciement est considéré comme sans cause réelle et sérieuse, le juge pourra proposer la réintégration du salarié dans l'entreprise (10).
En pratique, cela n'arrive jamais : la sanction, plus vraisemblable, pour Dior, sera de verser au créateur une indemnité, à titre de dommages-intérêts pour licenciement abusif, au moins égale aux six derniers mois de salaire (C. trav., art. L. 1235-3).
Le conseil de prud'hommes tient compte notamment de l'ancienneté du salarié, de ses charges de famille, de ses difficultés de réinsertion prévisibles ou avérées ainsi que des circonstances dans lesquelles le licenciement est intervenu.
En l'espèce, John Galliano est âgé de 50 ans, et il est entré chez Dior il y a 15 ans.
En outre, en raison du caractère planétaire de la mesure de licenciement prononcée par Dior, le créateur semble, pour quelques temps au moins, "blacklisté" dans le milieu de la mode.
Pour toutes ces raisons, l'intéressé pourrait obtenir, si le licenciement est considéré comme abusif, entre douze et dix-huit mois de salaire (nous ne connaissons pas le montant de son salaire annuel, qui doit être de plusieurs centaines de milliers d'euros).
Il pourrait aussi, si le licenciement est abusif, demander des dommages-intérêts du fait du caractère vexatoire de la mesure.
Enfin, le conseil de prud'hommes pourra également condamner Dior au remboursement de tout ou partie des indemnités de chômage payées à John Galliano, du jour de son licenciement jusqu'au au jour du jugement prononcé par le tribunal, dans la limite de six mois d'indemnités (C. trav., art. L.1235-4 N° Lexbase : L1345H9P).
(1) Sur la mise à pied conservatoire, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E9102ESW).
(2) Voir les obs. de Ch. D'Artigues, Mise à pied conservatoire et mise à pied disciplinaire : deux notions à ne pas confondre, Lexbase Hebdo n° 60 du 27 février 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N6129AAA).
(3) Sur les étapes de la procédure de licenciement pour motif personnel, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" .
(4) Voir les obs. de S. Martin-Cuenot, Le caractère d'ordre public social du délai de convocation à l'entretien préalable, Lexbase Hebdo n° 176 du 13 juillet 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N6495AIE).
(5) En effet, une sanction disciplinaire, prévue par un règlement intérieur, mais dont la durée maximale n'est pas précisée, n'est pas licite. Voir, Cass. soc., 26 octobre 2010, n° 09-42.740, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6143GCI) et les obs. de S. Tournaux, Le contenu précisé du règlement intérieur en matière de discipline, Lexbase Hebdo n° 416 du 10 novembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N5635BQR).
(6) Sur le motif de licenciement tiré de la vie privée du salarié, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E9122ESN).
(7) Ph. Waquet, L'entreprise et les libertés du salarié, Droit vivant, éditions Liaisons, 2003.
(8) Voir, Cass. soc., 20 novembre 1991, n° 89-44.605 (N° Lexbase : A9479AAC), Cass. soc., 22 janvier 1992, n° 90-42.517 (N° Lexbase : A3737AAN), Cass. soc., 17 juillet 1996, n° 93-46.393 (N° Lexbase : A2823A3X).
(9) Sur ce sujet, voir les obs. de Ch. Willmann, Entreprises de tendance : on ne badine pas avec l'amour, Lexbase Hebdo n° 414 du 27 octobre 2010 - édition sociale.
(10) Sur la sanction du licenciement injustifié d'un salarié de plus de deux ans d'ancienneté dans une entreprise d'au moins 11 salariés, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E9207ESS).
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