Réf. : CJUE, 20 octobre 2016, aff. C-24/15 (N° Lexbase : A0046R89)
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par Sabrina Le Normand-Caillère, Maître de conférences à l'Université d'Orléans, Co-directrice du Master 2 Droit des affaires et fiscalité
le 30 Décembre 2016
Lors d'un contrôle, l'administration fiscale allemande a estimé que les conditions d'exonération n'étaient pas réunies en 2007. Selon elle, il s'agissait d'une livraison taxée en Allemagne. En conséquence, elle a émis un avis rectificatif d'imposition à la TVA pour la seule année 2007. Saisi du recours, le tribunal des finances allemand a relevé que le véhicule se trouvait déjà en Espagne en 2007. Cet élément a conduit l'administration fiscale à annuler cet avis rectificatif. Elle a ainsi déduit que le transfert du véhicule vers l'Espagne en 2006 était soumis à la TVA. Selon l'administration, le transfert ne pouvait être exonéré au motif de l'absence tant du numéro d'identification à la TVA attribué par l'Espagne que de la preuve comptable exigée pour l'exonération de la TVA.
L'entrepreneur a formé un nouveau recours à l'encontre de cette décision devant la juridiction de renvoi. Celle-ci a alors considéré, d'une part, qu'il n'y avait pas de livraison intracommunautaire en raison de l'absence de lien temporel et matériel suffisant entre l'expédition du véhicule en Espagne et la vente de celui-ci dans cet Etat membre. Elle a ajouté, d'autre part, que le transfert intracommunautaire réalisé au cours de l'année 2006 était soumis à la TVA. Toutefois, la juridiction de renvoi s'est demandée si le transfert devait ou non bénéficier d'une exonération de TVA. Elle a ainsi relevé que l'entrepreneur n'avait pas pris toutes les mesures raisonnables pour indiquer un numéro d'identification à la TVA attribué par l'Etat membre de destination. Pour autant, aucun indice sérieux n'a été relevé quant à l'existence d'une fraude. La juridiction a ainsi considéré que l'entreteneur avait simplement commis une erreur de droit en comptabilisant l'opération de transfert et la vente ultérieure en tant que livraison intracommunautaire et n'avait fait aucune fausse déclaration à l'administration fiscale. Elle en a déduit que l'exonération ne saurait, selon elle, être refusée dès lors que les conditions matérielles sont remplies. Un refus serait donc contraire au principe de neutralité fiscale et de proportionnalité. Au regard de ces circonstances, le tribunal des finances a décidé de surseoir à statuer et a saisi la Cour de justice de l'Union européenne à titre préjudiciel.
Saisie du litige, la Cour a ainsi dû rechercher si un Etat membre peut ou non refuser le bénéfice de l'exonération pour un transfert intracommunautaire lorsque l'assujetti n'a pas pris toutes les mesures raisonnables concernant les exigences formelles relatives à l'indication du numéro d'identification à la TVA, mais qu'il n'existe aucun indice sérieux suggérant l'existence d'une fraude, que le bien a été transféré à destination d'un autre Etat membre et que les autres conditions d'exonération sont remplies ?
Lors de sa décision du 20 octobre 2016, la Cour de justice de l'Union européenne répond négativement. Selon elle, en l'absence de fraude fiscale, un assujetti ayant réalisé un transfert de biens, remplissant l'ensemble des conditions d'exonération des livraisons intracommunautaires au sein de l'Union européenne ne peut se voir refuser le bénéfice de l'exonération et ce, même si le numéro d'identification attribué à l'Etat membre de destination fait défaut.
En l'espèce, le bien était simplement transféré vers une partie de l'entreprise se situant dans un autre Etat membre. Pour qualifier cette opération au regard de la TVA, la Cour de justice de l'Union européenne revient sur la notion de "transfert intracommunautaire" et notamment sur sa distinction avec celle de "livraison intracommunautaire". Au sens strict, un transfert intracommunautaire ne constitue pas une livraison de biens, l'assujetti conservant le pouvoir de disposer du bien comme un propriétaire. Recourant à une fiction, la Directive-TVA assimile toutefois le transfert intracommunautaire à une livraison réalisée à titre onéreux (1). N'étant pas éligible à l'exonération spécifique des véhicules de transport neufs (2), le transfert pourrait dès lors être exonéré de TVA dans le pays d'origine si les conditions exigées par la Directive-TVA sont remplies. Au regard de l'article 28 quater de la sixième Directive, deux conditions sont traditionnellement exigées pour bénéficier de l'exonération dans le pays d'origine. La première consiste en l'expédition ou le transport d'un bien par le vendeur ou par l'acquéreur ou pour leur compte d'un Etat membre de l'Union européenne à un autre Etat membre. La seconde requiert que la livraison soit effectuée pour un autre assujetti ou pour une personne morale non assujettie, agissant en tant que tel dans un Etat membre autre que celui du départ de l'expédition ou du transport des biens. En l'espèce, ces conditions étaient réunies. L'entrepreneur a acquis un véhicule pour l'affecter à son entreprise en Allemagne puis l'a expédié en Espagne pour continuer à être utilisé par l'entrepreneur à des fins professionnelles. Au regard des textes, le transfert se trouvait ainsi exonéré de TVA dans le pays de départ (TVA allemande) pour être imposé dans le pays d'arrivée (TVA espagnole). Au regard de la Directive-TVA, l'ensemble des conditions de fond exigées était au cas présent remplies. La Directive ne faisant nullement mention de la communication d'un numéro d'identification à la TVA, le refus opposé par les autorités allemandes au bénéfice de l'exonération prévue en matière de livraison intracommunautaire ne peut dès lors se fonder à lui seul, sur le défaut de numéro d'immatriculation.
La Directive-TVA autorise les Etat membres à adopter des mesures destinées à assurer la perception de la TVA et ce, notamment afin d'éviter toute fraude. Toutefois, elles ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre de tels objectifs, notamment en mettant à mal le principe de neutralité fiscale de la TVA. Pour la Cour de justice de l'Union européenne, une mesure nationale va au-delà de ce qui est nécessaire afin d'assurer l'exacte perception de la taxe "si elle subordonne, pour l'essentiel, le droit à l'exonération de la TVA au respect d'obligations formelles, sans prendre en compte les exigences de fond et, notamment, sans s'interroger sur le point de savoir si celles-ci étaient satisfaites". Au regard de la jurisprudence communautaire, les opérations doivent être taxées en prenant en compte avant tout leurs considérations objectives (3).
Lors d'un arrêt du 27 septembre 2012, la Cour de justice de l'Union européenne avait déjà décidé que l'obligation de communiquer le numéro de TVA de l'acquéreur du bien constituait une exigence formelle au regard du droit à l'exonération de TVA (4). Elle avait ainsi considéré que des exigences formelles ne pouvaient en aucun cas remettre en cause le droit à déduction ou le droit à exonération de la TVA au titre d'une livraison intracommunautaire dans la mesure où les conditions matérielles qui font naître ces droits sont remplies (5). Avec cette décision du 20 octobre 2016, la Cour étend le bénéfice de cette jurisprudence aux transferts intracommunautaires. Si le transfert de bien répond aux conditions de fond de la Directive-TVA s'agissant de l'exonération de la TVA, le principe de neutralité fiscale exige que l'exonération soit accordée à l'assujetti et ce, même si certaines exigences formelles ont été omises. De cette décision, il ressort que la transmission du numéro d'identification constitue, non pas en soi une condition de fond pour exonérer de TVA un transfert intracommunautaire, mais seulement une simple règle de preuve que l'assujetti ait bien agi en tant que tel et que le transfert ait été réalisé pour les besoins de son entreprise (6). Cette position est également celle du Conseil d'Etat. A l'instar de la Cour de justice de l'Union européenne, le Conseil d'Etat applique un régime de preuve objective. Lors d'un arrêt du 6 mars 2014, les Hauts magistrats ont considéré que si le non respect d'exigences formelles était insuffisant à lui seul pour remettre en cause l'exonération, il pouvait en revanche constituer une preuve supplémentaire corroborant l'absence de flux physique de biens (7).
Toutefois, ce principe n'est pas absolu. La Cour justice de l'Union européenne réserve le sort de deux hypothèses d'ores et déjà définies par la jurisprudence : d'une part, l'existence d'une fraude fiscale et, d'autre part, l'absence de preuve d'une condition de fond liée à la violation d'une exigence formelle.
D'une part, dans cette décision du 20 octobre 2016, la Cour de justice de l'Union européenne énonce que "le principe de neutralité fiscale ne saurait être invoqué, aux fins de l'exonération de la TVA, par un assujetti qui a intentionnellement participé à une fraude fiscale qui a mis en péril le fonctionnement du système commun de la TVA". L'exonération des livraisons intracommunautaires a conduit certains opérateurs à tirer profit des difficultés administratives inhérentes aux flux transfrontaliers afin d'échapper in fine au paiement de la TVA ou plus encore, de déduire une TVA non effectivement acquittée (8). Le droit d'un assujetti d'être exonéré peut alors se trouver remis en cause par l'administration fiscale si celle-ci arrive à prouver la fraude. Toute la complexité de ces contentieux réside dans la difficulté de concilier l'impératif de sécurité juridique, pour ne pas pénaliser le fournisseur de bonne foi, avec l'objectif de lutte contre la fraude fiscale. Il en est ainsi en matière de fraude carrousel (9). Dans ce type de schéma, il est possible que les "livraisons effectives côtoient des livraisons fictives, sous des apparences de régularité, et que des opérateurs de bonne foi, ont pu être impliqués, à leur insu, dans le circuit de fraude" (10). Face à de telles fraudes, deux questions se posent aux autorités administratives et juridictionnelles. La première consiste à déterminer si le transfert des biens dans un autre Etat membre a réellement eu lieu. La seconde tient ensuite à définir si l'opérateur soumis à vérification pouvait légitimement ignorer le caractère frauduleux des opérations. Les juges apprécient alors la sincérité fiscale de l'assujetti au regard du nombre d'opérations entachées de fraude dans le circuit. En l'espèce, la Cour de justice écarte, tout comme l'administration fiscale allemande, l'existence d'une telle fraude. Cela amène à envisager la deuxième hypothèse.
D'autre part, selon la Cour de justice de l'Union européenne, "la violation d'une exigence formelle peut conduire au refus d'exonération de la TVA si cette violation a pour effet d'empêcher la preuve certaine que les exigences de fond ont été satisfaites". Dans la décision présentement commentée, cette hypothèse est également écartée par Cour de justice de l'Union européenne au motif que l'administration fiscale disposait de toutes les informations permettant de constater les conditions matérielles du transfert exonéré.
Ainsi, une fois écartée ces deux exceptions, la conclusion s'imposait d'elle même. L'exonération de TVA ne saurait pas plus être refusée à l'assujetti au motif qu'il n'a pas pris toutes les mesures pouvant être raisonnablement exigées de lui afin de satisfaire à une obligation formelle, tenant à la transmission du numéro d'identification à la TVA attribuée par l'Etat membre de destination du transfert intracommunautaire.
(1) V. également : CGI. art. 256, III (N° Lexbase : L0374IWR). Le transfert présente donc cinq caractéristiques : il est effectué par un assujetti à la TVA dans un Etat membre de l'Union européenne ; il concerne les biens de son entreprise ; il est réalisé pour les besoins de son entreprise ; le transport ou l'expédition est réalisé par l'assujetti ou pour son compte ; le bien est envoyé dans un autre Etat membre de l'Union européenne, à destination essentiellement d'une succursale ou d'un établissement de l'assujetti.
(2) Article 28 quater de la sixième Directive (désormais article 138-1 de la Directive 2006/112 du 28 novembre 2006 N° Lexbase : L7664HTZ).
(3) CJCE, 27 septembre 2007, aff. C-146/05 (N° Lexbase : A5696DYM), pt 31 : Dr. fisc., 2007, n° 46, act. 1098 ; RJF, 2007, n° 1512.
(4) CJUE, 27 septembre 2012, aff. C-587/10 (N° Lexbase : A4354ITG), pt 46 : Europe 2012, comm. 466, obs. A.-L. Mosbrucker ; CJUE, 1er mars 2012, aff. C-280/10 (N° Lexbase : A7144IDX), pt 43; CJUE, 21 octobre 2010, aff. C-385/09 (N° Lexbase : A2204GCM), pt 42 : Europe 2010, comm. 405, note A. Rigaux ; CJUE, 30 septembre 2010, aff. C-392/09 (N° Lexbase : A6582GAZ), pt 39 ; CJCE, 8 mai 2008, aff. C-95/07 et aff. C-96/07 (N° Lexbase : A5448D8B), pt 63 ; CJUE, 12 juillet 2012, aff. C-284/11 (N° Lexbase : A8483IQA), pt 62 ; CJCE, 27 septembre 2007, aff. C-146/05, préc., pt 31 : Dr. fisc., 2007, n° 46, act. 1098 ; RJF, 2007, n° 1512.
(5) CJUE, 14 mars 2013, aff. C-527/11 (N° Lexbase : A6630I9G) : RJF, 7/2013, n° 795.
(6) Pour une étude approfondie sur ces questions : Y. Sérandour, TVA et irrégularités de forme au sein de l'UE : illustrations récentes, Dr. fisc., 2013, n° 41, étude 464.
(7) CE 3° et 8° s-s-r., 6 mars 2014, n° 362827, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A4199MGM) : RJF, 6/14, n° 556. Voir en revanche la position contraire de l'administration fiscale. En matière de livraison intracommunautaire, elle exige que le vendeur s'assure de l'existence et de la validité du numéro d'identification à la TVA communiqué par l'acquéreur. Le cas échéant, en l'absence de numéro d'identification, elle considère que la livraison doit être soumise à la TVA (BOI-TVA-CHAMP-30-20-10 n° 100 N° Lexbase : X9049ALQ).
(8) Y. Sérandour, La fraude à la TVA sur les livraisons intracommunautaires, Dr. fisc., 2011, n° 36, ét. 491.
(9) Dans son étude relative à la fraude sur les livraisons intracommunautaires, le Professeur Yolande Sérandour explique les techniques employées en matière de fraude dite carrousel (Y. Sérandour, La fraude à la TVA sur les livraisons intracommunautaires, Dr. fisc., 2011, n° 36, ét. 491, § 1): "Une entreprise A située dans un Etat membre autre que la France vend des marchandises à une entreprise B établie en France. A est exonérée de TVA et B doit autoliquider la TVA en France. B revend les marchandises à un client C, également établi en France en lui facturant la TVA française, mais sans la reverser. C déduit cette TVA facturée puis revend les marchandises, parfois au premier vendeur, en l'occurrence A. Afin de compliquer la découverte de cette fraude, les complices multiplient les reventes et intercalent ainsi plusieurs entreprises, souvent dans l'ignorance du circuit frauduleux. Si l'on ajoute que le fraudeur disparaît très rapidement du circuit économique concerné, il est illusoire d'espérer un recouvrement a posteriori. Le trésor public de chaque Etat membre perd ainsi beaucoup de TVA sur des acquisitions intracommunautaires, sur des reventes avec TVA non reversée et à l'occasion de l'exercice de droits à déduction ne correspondant à aucune TVA acquittée par les fournisseurs. Ni l'Union européenne, ni les Etats membres ne pouvaient rester inertes". V. également : J. Bellaiche, Les mécanismes de la fraude à la TVA - Cas pratique, Lexbase, éd. fisc., n° 605, 2015 N° Lexbase : N6448BUD). M. Cozian et Fl. Deboissy, Précis de fiscalité des entreprises, 38ème éd., LexisNexis, 2014, n° 1519 et s., pp. 638 et s. ; ou encore v. nos obs, Preuve de la fraude carrousel lors d'une livraison intracommunautaire, Lexbase, éd. fisc., n° 622, 2015 (N° Lexbase : N8592BUR), sous CAA Lyon, 2 juin 2015, n° 14LY00096 (N° Lexbase : A0161NMW).
(10) J.-P. Maublanc, La preuve de la réalité et de la sincérité des livraisons intracommunautaires de biens, Rev. dr. transp., 2013, n° 3, chron. 6.
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