Réf. : CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 8 septembre 2016, n° 15/15222 (N° Lexbase : A7707RZH)
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par Guillaume Royer, Maître de conférences à Sciences-Po Paris (Campus franco-allemand de Nancy), Avocat au barreau de Nancy
le 08 Novembre 2016
La première page de la notice du mot 'Levy' sur le site Wikipédia mentionne que ce mot : est dans le peuple juif un des noms portés par les descendants des 'lévites', membres de la tribu des lévi. La première page de la notice du mot 'Moïse' sur le site Wikipédia mentionne que ce mot : est selon la tradition, le fondateur de la religion juive -le judaïsme, qui s'appelle parfois, pour cette raison mosaïsme, c'est à dire la religion de Moïse-. La matérialité de ces constatations n'est pas contestable".
A raison de ces propos, le procureur général près la cour d'appel de Lyon et le Bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Lyon ont saisi le conseil régional de discipline des barreaux de Lyon qui, par une décision en date du 16 octobre 2013, a prononcé la radiation du confrère avec publicité de la décision. Par un arrêt en date du 26 juin 2014, la cour d'appel de Lyon a confirmé cette décision qui a, néanmoins, été cassée par la première chambre civile de la Cour de cassation. Dans un arrêt en date du 1er juillet 2015, la Haute juridiction a, au visa de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme ([LXB=L7558AIR ]), censuré la cour d'appel de Lyon en retenant qu'il ne ressortait pas de l'arrêt attaqué que les réquisitions écrites du procureur général près la cour d'appel de Lyon aient été communiquées aux parties (Cass. civ. 1, 1er juillet 2015, n° 14-20.134, F-D N° Lexbase : A5365NMN).
L'affaire a été renvoyée devant la cour d'appel de Paris, siégeant en formation solennelle. Devant la cour de renvoi, le confrère a, notamment, fait valoir que son recours en récusation était couvert par l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 et que la décision ordinale du 10 juillet 2013 ne respectait pas les prescriptions formelles des articles 62 (N° Lexbase : L1530IR4), 452 (N° Lexbase : L6560H74), 454 (N° Lexbase : L6563H79) et 456 (N° Lexbase : L8423IUI) du Code de procédure civile. Ces arguments ne sont pas retenus par la cour d'appel de Paris qui considère finalement que la procédure disciplinaire répond d'un régime autonome ne la soumettant pas au mécanisme de l'immunité judiciaire de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881. La cour d'appel de Paris considère que l'immunité judiciaire ne peut être utilement invoquée qu'au pénal (I) et encore faudrait-il ajouter que celle-ci suppose aussi que les propos litigieux soient en lien avec l'exercice des droits de la défense (II).
I - Caractère pénal de l'immunité judiciaire
La cour d'appel de Paris rappelle, sans fioriture, les contours de l'immunité judiciaire de l'article 41, alinéa 3, de la loi sur la presse du 29 juillet 1881. Il en résulte que les délits de diffamation, d'injure et outrage connaissent une cause d'immunité commune lorsqu'ils sont commis dans l'enceinte judiciaire. En droit interne, l'article 41, alinéa 4, de la loi en date du 29 juillet 1881 prévoit que "ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux". A cet égard, l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 interdit de poursuivre le fait litigieux. Celui-ci demeure en sa matérialité, voire en son illicéité, mais le législateur a, néanmoins, prévu un obstacle légal à sa poursuite pénale. Il convient donc de classer le mécanisme instauré par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 parmi les immunités légales qui, comme l'écrit le professeur Jeandidier, interdisent au juge de prononcer une peine contre une personne dont la culpabilité est établie (W. Jeandidier, Droit pénal général, Montchrestien, Coll. Domat, 2ème éd. 1991, n° 436.). Alors, certes, la loi du 29 juillet 1881 semble conférer une portée exclusivement pénale à l'immunité judiciaire, de sorte que ce texte ne saurait être utilement invoqué dans le cadre de poursuites ordinales.
Toutefois, le droit européen semble accorder une protection un peu plus large à la liberté de ton de l'avocat. Comme l'écrit notre confrère François Lyn, la liberté d'expression de l'avocat est renforcée au nom du respect des droits de la défense de son client lorsque l'intéressé s'exprime devant les tribunaux (F. Lyn, La liberté d'expression de l'avocat en droit européen, Gaz. Pal. 21 juin 2007, p. 2 et s.). Ainsi, la Cour européenne des droits de l'Homme a déjà pu considérer, en application de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4743AQQ), que "ce n'est qu'exceptionnellement qu'une restriction à la liberté d'expression de l'avocat de la défense même au moyen d'une sanction pénale légère peut passer pour nécessaire dans une société démocratique" (CEDH, 15 décembre 2005, Req. 73797/01, § 174 N° Lexbase : A9564DLS). En d'autres termes, le droit européen semble privilégier une approche matérielle de la restriction à la liberté de défense de l'avocat. Aussi, il nous semble que, sur le fondement de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, le caractère exceptionnel de la restriction de la liberté de parole de l'avocat ne connaît sans doute pas le clivage de la procédure pénale et de la procédure ordinale... Il est regrettable que la cour d'appel de Paris n'ait fondé sa décision que sur le caractère pénal de l'immunité judiciaire de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 et n'ait pas pris soin d'examiner les faits sous l'angle de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.
II - Caractère utile de l'immunité judiciaire
Un second moyen aurait également pu être retenu par la cour d'appel de Paris afin d'écarter l'immunité judiciaire de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881. Au-delà du fait que cette immunité ne pouvait être soulevée que dans le cadre d'une instance pénale, le représentant de l'Ordre des avocats du barreau de Lyon et le ministère public faisaient aussi valoir que les propos contenus dans la requête en récusation litigieuse étaient étrangers à la procédure pénale en cours.
A cet égard, et bien que l'effectivité de la défense pénale passe nécessairement par une liberté d'expression et par une liberté d'argumentation particulièrement soutenue devant les juridictions répressives, cette liberté ne saurait être sans limite. Le dernier alinéa de l'article 41 précise que, ne sont pas "couverts" par le jeu de l'immunité judiciaire, "les faits diffamatoires étrangers à la cause". L'interprétation de cette dernière notion se révèle très délicate en pratique. Puisque l'immunité judiciaire de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 vise à préserver la liberté argumentative dans l'arène judiciaire, il convient de s'interroger sur l'impact de l'écrit, ou de la parole diffamatoire, sur l'issue du procès. Si, en dépit de son caractère outrancier, le propos peut influer sur l'issue du procès, alors il faut en déduire qu'il se situe dans la cause litigieuse et, in fine, qu'il peut être couvert par l'immunité judiciaire. En revanche, si le propos litigieux n'est pas en mesure d'influer sur l'issue du procès, il doit être considéré comme étranger à la cause. De ce fait, il ne peut entrer dans le champ d'application de l'immunité judiciaire. Aucun obstacle ne fait alors échec à la poursuite de l'auteur du propos diffamatoire.
En l'occurrence, la requête en récusation était fondée sur une connivence "supposée" entre le président du tribunal correctionnel et le prévenu du chef de soustraction de mineur par un ascendant en raison de simples constatations d'ordre "patronymique" et "prénonymique". Il était "démontré" que le président du tribunal correctionnel, se nommant L., et le prévenu, se prénommant M., ne pouvaient qu'être de confession juive. Selon l'auteur de la requête en récusation, le nom "Levy" est celui porté par les descendants des "lévites", membres de la tribu des lévi, alors que "Moïse" est le fondateur de la religion juive.
De toute évidence, ces "constatations" étaient purement gratuites et parfaitement insuffisantes à voir la requête en récusation prospérer sur le fondement invoqué de l'article 668, 9° du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L5593DYS). En effet, il résulte de ce texte que le juge pénal doit être récusé "s'il y a eu entre le juge ou son conjoint ou son partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou son concubin et une des parties toutes manifestations assez graves pour faire suspecter son impartialité". Or, il est acquis en jurisprudence que la "manifestation" visée par le texte doit correspondre à des actes positifs et avérés.
Dans un passé récent, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré qu'il en va ainsi lorsque le président du tribunal correctionnel a apporté un soutien logistique aux parties civiles en leur distribuant un formulaire de constitution de partie civile et a tenu une réunion avec les avocats des parties civiles hors la présence des avocats des prévenus (Cass. crim., 17 avril 2013, n° 13-82.672, F-P+B N° Lexbase : A4205KCQ, Bull. crim. n° 92 et 94) ou lorsque le juge fait partie de l'association d'aide aux victimes de l'affaire dont il doit connaître (Cass. crim., 13 janvier 2015, n° 12-87.059, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A1161M9U). Or, en l'état, il n'existait aucune manifestation concrète de la connivence du président L. à l'égard du prévenu dénommé M..
En définitive, on ne saurait admettre que la liberté de ton, nécessaire à l'exercice des droits de la défense, soit prise en otage pour avancer tout et n'importe quoi... La prudence et la modération doivent toujours être de mises, même lorsque le débat judiciaire est enflammé !
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