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par Anne Lebescond, Journaliste juridique
le 03 Mars 2011
Pour appréhender au mieux les différents enjeux, Lexbase Hebdo - édition professions a dressé l'état des lieux des rapprochements existants et à venir entre les avocats et les juristes d'entreprise, Sont successivement analysés la création du statut d'avocat en entreprise (I), l'avenir de la passerelle existante permettant au juriste de devenir avocat (II) et l'accession par le juriste au statut d'avocat en entreprise (III) (lire, également, Quels rapprochements pour les professions de juriste d'entreprise et d'avocat ? Questions à Vincent Malige, General Counsel, Scor SE, Lexbase Hebdo n° 3 du 15 octobre 2009 - édition professions N° Lexbase : N0938BMP).
I - Rapprochement de l'avocat et de l'entreprise : champ actuel d'intervention de l'avocat au sein de l'entreprise et perspectives
En France, la profession d'avocat a, toujours, été conçue comme "extérieure" à l'entreprise : l'avocat a pour mission la défense des intérêts de son client en toute indépendance. C'est au nom de cette dernière, qu'il a été choisi de réduire au minimum les liens pouvant exister entre un avocat et une entreprise : l'avocat ne peut pas bénéficier d'un contrat de travail au sein d'une société autre que celle ayant pour objet l'exercice de sa profession et il est soumis à de nombreuses interdictions strictes quant à l'exercice des mandats sociaux. Aujourd'hui, si un avocat souhaite rejoindre une entreprise, il est "omis" du barreau, son statut étant, en quelque sorte, mis entre parenthèse.
Néanmoins, la société change et les mentalités évoluent. La profession a pris conscience des inconvénients d'une telle exclusion et souhaite, naturellement, investir ce nouveau terrain, à l'image de ce qui existe dans les systèmes juridiques étrangers. Et bien que les avocats souffrent, encore, de certains préjugés ("empêcheurs de tourner en rond", "annonciateurs de contentieux"...) (1), la porte semble sur le point de s'ouvrir. Le rapport de la commission "Darrois" propose la création du statut d'avocat en entreprise, qui s'inspire, fortement, de la conception anglo-saxonne (il n'existe pas de distinction statutaire ni sémantique entre le lawyer exerçant en cabinet et celui exerçant en entreprise).
Dans les grandes lignes, le statut serait ouvert à tout juriste titulaire du certificat d'aptitude à la profession d'avocat (CAPA), qui souhaiterait travailler en tant que salarié au sein d'une entreprise, le maintien du statut d'avocat étant subordonné au consentement de l'employeur. L'avocat en entreprise n'aurait pas la possibilité de plaider pour le compte de son entreprise et ne pourrait pas développer une activité libérale avec une clientèle personnelle.
Le rapport "Darrois" préconise que l'avocat en entreprise puisse bénéficier de la confidentialité des correspondances échangées entre avocats et d'un legal privelege, notion spécifique aux systèmes de common law, qui désigne le droit d'un client ayant reçu un avis juridique d'un avocat de refuser de produire tout document contenant cet avis dans le cadre d'une procédure judiciaire, civile ou pénale, ou d'une procédure administrative. Il s'agit, donc, d'un secret appartenant au client, celui-ci pouvant, de façon discrétionnaire, décider de révéler à des tiers le contenu de la consultation qui lui a été délivrée.
La réflexion est, maintenant, engagée sur les détails de ce nouveau statut et chacun apporte sa contribution. Par exemple, le Conseil de l'ordre des avocats du barreau de Paris a, dans sa séance du 21 juillet 2009, voté une résolution qui tend à conserver autant que faire se peut, les conditions actuelles de l'exercice de la profession d'avocat. Il préconise, notamment, de soumettre l'avocat "aux principes essentiels de la profession d'avocat, au secret professionnel, à la confidentialité des correspondances entre avocats, au conflit d'intérêts et plus généralement à toutes les dispositions légales, réglementaires et déontologiques régissant la profession d'avocat sous réserves des dérogations spécifiques pouvant régir l'exercice en entreprise" (2).
II - Rapprochement juriste d'entreprise/avocat : la passerelle et son devenir
Il existe un système actuel de "passerelle" fixé à l'article 98, 5°, du décret du 27 novembre 1991 (3). Il prévoit une dispense de la formation théorique et pratique et du CAPA pour les juristes d'entreprise justifiant de huit ans au moins de pratique professionnelle au sein du service juridique d'une ou plusieurs entreprises. La jurisprudence a précisé le régime : le candidat doit être titulaire de la maîtrise en droit ou d'un diplôme reconnu comme équivalent pour l'exercice de la profession d'avocat (l'exigence du diplôme n'étant requise qu'au moment de l'inscription au barreau, peu importe que l'activité juridique ait été effectuée avant l'obtention de ce dernier) (4) et justifier de huit années d'expérience professionnelle acquises dans le service juridique d'une ou plusieurs entreprises (5), y compris l'expérience professionnelle acquise à l'étranger.
Les candidats sont inscrits pendant une période d'un an sur la liste du stage (6). Le juriste d'entreprise doit présenter sa demande d'inscription au Conseil de l'ordre du barreau choisi, qui peut la refuser, la décision étant alors susceptible d'être déférée devant la cour d'appel.
La passerelle est jugée inadaptée par de nombreux juristes pour qui les conditions fixées sont trop sévères. Ils souhaitent, notamment, voire diminuée l'exigence des huit années de pratique professionnelle. Leur intégration comme avocat est d'autant moins évidente, qu'ils sont, également, confrontés à la logique de business development des associés des cabinets d'avocats, soucieux que leurs collaborateurs et futurs associés aient développé au préalable un portefeuille de clients.
En outre, la question se pose de son maintien, le rapport "Darrois" s'étant gardé de soulever ce point. La passerelle perdurera-t-elle ? Rien n'est moins sûr. Surtout, si l'on regarde de près la position de l'Association française des juristes d'entreprise (AFJE) sur le rapport "Darrois" (7). Le premier groupement représentant la profession de juriste demande le maintien de la passerelle existante jusqu'à ce que soit instituée l'école commune des professions du droit (préconisée par le rapport "Darrois"), laissant présager l'émergence d'une unique profession d'avocat, à qui il serait laissé le choix de l'exercice en cabinet ou en entreprise (8). Ainsi, dans l'hypothèse où la profession de juriste perdurerait aux côtés de l'avocat en entreprise -ce qui n'est pas certain-, les juristes n'auraient, alors, plus la possibilité d'accéder au titre d'avocat libéral.
III - Accession du juriste d'entreprise au statut d'avocat en entreprise
Le rapport "Darrois" envisage la situation des juristes d'entreprise actuellement en poste. Il préconise d'ouvrir le statut d'avocat en entreprise à "l'ensemble des juristes d'entreprises actuellement en exercice", sous réserve de répondre aux critères actuels définis par la jurisprudence de la Cour de cassation élaborée à partir du dispositif de "passerelle" (cf. II.). Ce bénéfice serait ouvert pendant une période transitoire de huit ans, l'admission d'un juriste d'entreprise au barreau étant subordonné au consentement de l'employeur. Mais, le rapport ne prévoit rien quant au devenir des juristes qui ne souhaiteraient pas ou ne pourraient pas accéder au statut d'avocat en entreprise. Des questions subsistent : ceux-ci auraient-ils toujours leur place au sein de la société et quelle serait-elle ? Seraient-ils nécessairement placés, dans l'échelle hiérarchique, sous l'avocat en entreprise ? En pratique, un employeur ne préférerait-t-il pas toujours un avocat ?
Il semble que l'on s'oriente vers une profession juridique unique au sein de l'entreprise, celle d'avocat en entreprise. Dès lors, les protections revendiquées par les juristes doivent s'inscrire dans la création de ce nouveau statut. Concrètement, les mesures proposées pour préserver les juristes actuellement en poste de toute discrimination tiennent à ce que :
- la période transitoire prévue par le rapport "Darrois" débute à compter de l'institution de l'école commune aux professionnels du droit et des diplômes qu'elle délivrera ;
- avant le début de cette période, la passerelle existante soit maintenue ;
- les juristes titulaires d'un diplôme reconnu comme au moins équivalent du CAPA (dont la liste reste à déterminer) puissent accéder au statut d'avocat en entreprise, sans être soumis à la condition de durée d'expérience de la passerelle ;
-et, pour les autres, la durée d'expérience professionnelle requise pour le bénéfice de la passerelle soit ramenée à trois ans ;
Enfin, l'AFJE revendique le bénéfice d'un legal privilège à la française au profit de tout avocat en entreprise, quelle que soit son origine (entreprise ou cabinet) et refuse que l'employeur ait son mot à dire dans la procédure d'obtention du nouveau statut, qui reste attaché à la personne.
Certains juristes redoutent, donc, l'instauration d'un système, en ce qu'il pourrait remettre en cause leur place au sein de l'entreprise ou les y confiner. Les dents de certains avocats grincent également, à l'évocation de la création du statut d'avocat en entreprise. Ainsi, pour l'heure, son avenir reste incertain. Préconisé par le rapport "Darrois", il devrait, toutefois, revenir prochainement sur le devant de la scène : le Président de la République ayant chargé le Garde des Sceaux d'engager une concertation en vue de lui formuler des propositions, d'ici la fin de l'année 2009, sur les suites à donner au rapport, ceci, dans le cadre d'une réforme des professions du droit à intervenir début 2010. Mais, si Nicolas Sarkozy s'est déclaré favorable à l'acte d'avocat, il n'a pas inscrit le statut d'avocat en entreprise dans la liste de ses priorités.
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