Réf. : CJCE, 19 mai 2009, 2 arrêts, aff. C-531/06, Commission des Communautés européennes c/ République italienne (N° Lexbase : A0848EHU) et aff. C-171/07, Apothekerkammer des Saarlandes c/ Saarland (N° Lexbase : A0844EHQ)
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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
le 07 Octobre 2010
Les deux arrêts du 19 mai 2009 permettent de lever le premier grief. Dans l'affaire italienne, comme dans l'affaire allemande, étaient en cause des législations nationales qui empêchaient l'exercice de l'activité de pharmacie par des personnes physiques ne détenant pas le diplôme de pharmacien, ou par des personnes morales exclusivement composées de personnes physiques titulaires de ce diplôme. La Cour de justice a estimé qu'une telle réglementation n'était pas contraire au droit communautaire. Elle préserve, ainsi, les compétences des Etats membres au détriment de la compétence communautaire (I), et, parallèlement, valorise l'objectif de santé publique au détriment de l'objectif de réalisation du marché intérieur (II).
I - La compétence étatique préservée au détriment de la compétence communautaire
La Cour de justice entend se placer dans une logique de subsidiarité (A), mais maintient évidemment le principe de l'encadrement des compétences nationales par les compétences communautaires (B).
A - Une logique de subsidiarité
Dans ses arrêts, à titre liminaire, le juge communautaire mentionne l'article 152, paragraphe 5 du Traité selon lequel, "l'action de la Communauté dans le domaine de la santé publique respecte pleinement les responsabilités des Etats membres en matière d'organisation et de fourniture de services de santé et de soins médicaux". Il mentionne, également, le vingt-sixième considérant de la Directive (CE) 2005/36 du Parlement européen et du Conseil, du 7 septembre 2005, relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles (N° Lexbase : L6201HCN) (JO L 255, p. 22), selon lequel "la présente Directive n'assure pas la coordination de toutes les conditions d'accès aux activités du domaine de la pharmacie et de leur exercice. La répartition géographique des officines, notamment, et le monopole de dispense de médicaments devraient continuer de relever de la compétence des Etats membres. La présente Directive n'affecte pas les dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres qui interdisent aux sociétés l'exercice de certaines activités de pharmacien, ou soumettent cet exercice à certaines conditions". Pour la Cour de justice, il s'agit, ainsi, de préciser d'emblée que la question en cause relève en principe de la compétence des Etats membres, et non pas de la compétence communautaire.
La Cour en déduit, alors, "qu'il appartient aux Etats membres de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé publique et la manière dont ce niveau doit être atteint. Ce niveau pouvant varier d'un Etat membre à l'autre, il convient de reconnaître aux Etats membres une marge d'appréciation" (n° 36 et n° 19). Le juge communautaire, en utilisant la technique de la marge d'appréciation s'approprie, ainsi, une méthode de raisonnement venue de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH). Selon Jean-Pierre Marguénaud, il faut rattacher ce concept au principe de subsidiarité, et "la notion présente l'avantage de permettre d'essayer de concilier les exigences de la construction européenne et la sauvegarde du pluralisme juridique. Surtout, elle introduit une certaine souplesse dans la mise en oeuvre de la CEDH en favorisant son adaptation aux réalités culturelles, économiques, juridiques et sociales, souvent fort différentes d'un pays à l'autre" (3).
Cette idée était, d'ores et déjà, présente de manière latente grâce à la théorie des exigences impérieuses d'intérêt général (cf. infra II), mais l'utilisation du terme "marge nationale d'appréciation" révèle, de la part du juge communautaire, une démarche beaucoup plus affirmée et assumée de préservation des compétences nationales au détriment des compétences communautaires. C'est, également, faire oeuvre d'un très grand pragmatisme puisque la Cour constate, en réalité, la disparité des législations nationales en matière de propriété des officines pharmaceutiques (certains Etats, à la différence de l'Allemagne, la France ou l'Italie admettent, en effet, qu'une pharmacie puisse être la propriété d'une personne n'ayant pas le diplôme de pharmacien), qui vient ainsi implicitement légitimer l'absence de standard communautaire. Il n'en demeure pas moins que cette compétence étatique doit respecter les compétences communautaires.
B - La persistance de l'encadrement communautaire des compétences nationales
Bien que la réglementation de l'exercice de l'activité des officines pharmaceutiques reste de la compétence nationale, cette dernière doit s'exercer dans le respect des règles communautaires, relatives à la liberté d'établissement et à la libre circulation des capitaux.
Selon une démarche désormais bien établie, elle examine d'abord s'il existe une restriction. La Cour rappelle qu'en matière de liberté d'établissement, "constitue, notamment, une restriction au sens de l'article 43 du Traité CE une réglementation qui subordonne l'établissement, dans l'Etat membre d'accueil, d'un opérateur économique d'un autre Etat membre à la délivrance d'une autorisation préalable et qui réserve l'exercice d'une activité non salariée à certains opérateurs économiques qui répondent à des exigences prédéterminées, dont le respect conditionne la délivrance de cette autorisation. Une telle réglementation décourage, voire empêche des opérateurs économiques d'autres Etats membres d'exercer, dans l'Etat membre d'accueil, leurs activités par l'intermédiaire d'un établissement stable" (n° 44 et n° 23). Le raisonnement est analogue pour la libre circulation des capitaux : "Quant à l'article 56 du Traité CE , il convient de rappeler que, doivent être qualifiées de restrictions, au sens du paragraphe 1 de cet article, des mesures nationales qui sont susceptibles d'empêcher, ou de limiter, l'acquisition de participations dans les entreprises concernées, ou de dissuader les investisseurs des autres Etats membres d'investir dans le capital de celles-ci".
Ensuite, le juge communautaire va se prononcer sur l'existence de justifications et s'assurer de leur proportionnalité. Dans la mesure où les réglementations en cause sont indistinctement applicables, il est possible de recourir aux raisons impérieuses d'intérêt général et, notamment, à la protection de la santé publique.
II - L'objectif de santé publique valorisée au détriment de l'objectif de réalisation du marché intérieur
La Cour de justice a estimé que l'objectif de santé publique permettait de justifier la restriction contenue dans les législations italiennes et allemandes (A). Il n'est, en revanche, pas certain qu'il permette de sauver toute la législation française (B).
A - La préservation du monopole des pharmaciens
Dès ses observations liminaires, la Cour de justice affirme que la protection de la santé publique est une valeur fondatrice de la Communauté : "la santé et la vie des personnes occupent le premier rang parmi les biens et intérêts protégés par le Traité" (n° 36 et n° 19). Il s'agit là d'une lecture constructive du système des Traités. Si "la réalisation d'un niveau élevé de protection de la santé" est une action de la Communauté , elle n'est, en aucune manière, un objectif explicite assigné à la Communauté (4). Dès lors, cette valeur communautaire doit être mise en oeuvre concrètement par les Etats dans le cadre de leurs compétences. Il leur est donc possible d'invoquer la santé publique comme raison impérieuse d'intérêt général permettant de justifier la restriction portée à la liberté d'établissement ou à la libre circulation des capitaux. La santé publique comme raison impérieuse d'intérêt général revêt, assurément, une signification plus extensive que la santé publique telle qu'elle découle de l'article 46 du Traité . En l'espèce, il ne s'agit pas de lutter contre une maladie mais d'assurer "un approvisionnement en médicaments sûr et de qualité" (n° 52 et n° 28).
La Cour peut se départir, ainsi, d'un néolibéralisme excessif et souligner que "le caractère très particulier des médicaments et les effets thérapeutiques de ceux-ci les distinguant substantiellement des autres marchandises" (n° 55 et n° 31). Elle rappelle que "ces effets thérapeutiques ont pour conséquence que, si les médicaments sont consommés sans nécessité ou de manière incorrecte, ils peuvent gravement nuire à la santé, sans que le patient soit en mesure d'en prendre conscience lors de leur administration" (n° 56 et n° 32).
Le juge communautaire se fonde, également, sur le risque d'atteinte grave à l'équilibre de la sécurité sociale. En effet, si des objectifs de nature purement économique ne peuvent justifier une entrave aux règles du marché intérieur, la Cour a jugé que, "dans la mesure, notamment, où il pourrait avoir des conséquences sur le niveau global de protection de la santé publique, un risque d'atteinte grave à l'équilibre financier du système de sécurité sociale peut, également, constituer en lui-même une raison impérieuse d'intérêt général susceptible de justifier pareille entrave" (5). Avec beaucoup de lucidité, la Cour de justice relève qu'"'il existe un lien direct entre ces ressources financières et les bénéfices d'opérateurs économiques actifs dans le secteur pharmaceutique car la prescription de médicaments est prise en charge, dans la plupart des Etats membres, par les organismes d'assurance maladie concernés" (n° 57 et n° 33). Elle en conclut, alors, qu'"en ce qui concerne l'exploitant ayant la qualité de pharmacien, il ne saurait être nié qu'il poursuit, à l'instar d'autres personnes, l'objectif de la recherche de bénéfices. Cependant, en tant que pharmacien de profession, il est censé exploiter la pharmacie, non pas dans un objectif purement économique, mais, également, dans une optique professionnelle. Son intérêt privé lié à la réalisation de bénéfices se trouve, ainsi, tempéré par sa formation, par son expérience professionnelle et par la responsabilité qui lui incombe, étant donné qu'une éventuelle violation des règles légales ou déontologiques fragilise non seulement la valeur de son investissement, mais, également, sa propre existence professionnelle" (n° 37).
La Cour de justice estime, ensuite, que la restriction imposée par les législations italiennes et allemandes satisfait l'exigence de proportionnalité. La Commission soutenait, en effet, que l'objectif de protection de santé publique pouvait être rempli grâce à la simple présence d'un pharmacien salarié. De manière une nouvelle fois réaliste, la Cour répond qu'un Etat membre, dans le cadre de sa marge d'appréciation, "peut estimer qu'il existe un risque que les règles législatives visant à assurer l'indépendance professionnelle des pharmaciens soient méconnues dans la pratique, étant donné que l'intérêt d'un non-pharmacien à la réalisation de bénéfices ne serait pas modéré d'une manière équivalente à celui des pharmaciens indépendants, et que la subordination de pharmaciens, en tant que salariés, à un exploitant, pourrait rendre difficile, pour ceux-ci, de s'opposer aux instructions données par cet exploitant" (n° 84 et n° 54).
Ce raisonnement de la Cour de justice permettra de sauver le système français de la réserve de propriété du capital des officines aux pharmaciens, mais il n'est pas certain que les autres aspects de la législation française puissent passer le test de proportionnalité.
B - Une législation française en sursis
Parmi les autres motifs pour lesquels la Commission européenne a intenté un recours en constatation de manquement contre la France, seule l'incompatibilité de l'activité de pharmacien avec l'exercice d'autres professions paraît répondre aux exigences du droit communautaire. Cette condition permet de bien distinguer la pharmacie d'autres activités principalement commerciales.
L'interdiction d'exploiter plus d'une pharmacie ne paraît, en revanche, pas passer le test de proportionnalité. L'on peut, en effet, imaginer qu'une personne soit propriétaire de plusieurs pharmacies et qu'elle les exploite par l'intermédiaire de pharmaciens salariés. En toute hypothèse, les uns et les autres restent soumis à des obligations déontologiques de nature à éviter les dérives purement mercantiles.
Enfin, le sort de la consultation obligatoire de l'ordre des pharmaciens pour l'octroi de nouvelles autorisations paraît très incertain. Il est possible d'y voir une mesure d'économie dirigée permettant de rationaliser l'offre en fonction de la demande et, finalement, de protéger les droits acquis des opérateurs déjà installés sur le marché. Au contraire, il serait possible de soutenir que la mise en concurrence des pharmaciens conduira inéluctablement à les transformer en commerçants.
L'arrêt à venir de la Cour de justice concernant la législation française permettra de mesurer l'ampleur de cette exception pharmaceutique qu'elle a admise par ces deux arrêts du 19 mai 2009.
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