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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Il y a quelques semaines nous nous étions attachés, au regard d'une conférence organisée par la Cour de cassation sur le sujet, le 19 janvier dernier, à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), afin de démontrer la nécessité d'appréhender l'intérêt social de ces dernières à la lumière d'autres considérations que la rentabilité et la distribution de dividendes. Les aspects les plus emblématiques de cette responsabilité sociétale ont, bien évidemment, trait au développement durable, à la protection de l'environnement comme le respect de certaines normes sociales et économiques. Et voici que la responsabilité sociétale de l'entreprise s'invite également, mais nécessairement, sur le terrain de la responsabilité des dirigeants sociaux, à la lumière d'un arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 février dernier, sur lequel revient cette semaine Deen Gibirila, Professeur à l'Université de Toulouse I.
Pour la Chambre commerciale de la Cour de cassation, constitue une faute détachable des fonctions de dirigeant social, la faute intentionnelle d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal de ses fonctions sociales ; et peut commettre une telle faute engageant sa responsabilité à l'égard des tiers, le dirigeant, même agissant dans les limites de ses attributions. En l'espèce, une société de gestion, n'ayant pu obtenir le paiement d'une somme que sa cocontractante avait été condamnée à lui payer et soutenant que les dirigeants de cette dernière avaient organisé son insolvabilité, a recherché la responsabilité du président du conseil d'administration, et du directeur général de cette société. Pour rejeter la demande formée par la société de gestion, la cour d'appel retient que la décision litigieuse, de ne pas constituer de provision particulière pour les années 2000 à 2003, a été prise par le conseil d'administration et approuvée par l'assemblée générale et qu'à supposer même qu'elle soit susceptible de constituer une faute à l'encontre des dirigeants de celle-ci, elle ne pourrait être considérée comme détachable de leurs fonctions, une telle décision entrant parfaitement dans le cadre de celles-ci. La Cour régulatrice censure la décision des juges du fond au visa de l'article L. 225-251 du Code de commerce, relatif à la responsabilité civile personnelle des dirigeant sociaux.
L'enseignement tiré de cette décision promise aux honneurs du Bulletin est double. Que la responsabilité personnelle d'un dirigeant puisse être retenue à l'égard des tiers s'il a commis une faute séparable de ses fonctions qui lui soit imputable personnellement : rien de bien nouveau à l'horizon. Et les Hauts magistrats de retenir, ici, la définition donnée par les Professeurs Viandier et Caussain, aux termes de laquelle on peut entendre par "faute détachable des fonctions" une faute qui ne peut se rattacher à l'exercice des fonctions, soit par son exceptionnelle gravité, soit parce qu'elle caractérise un outre passement grossier de ses fonctions par l'intéressé. Non, vraisemblablement, l'originalité de l'attendu de l'arrêt en cause tient en ce que la faute personnelle du dirigeant puisse être retenue, non seulement, dans les limites de ses attributions, mais aussi, malgré une validation expresse du conseil d'administration et de l'assemblée générale. La "faute détachable des fonctions", avatar de la faute de gestion, peut ainsi être caractérisée contre l'avis même des actionnaires qui, eux, n'avaient relevé aucune atteinte à l'intérêt social de l'entreprise. Entendons nous bien : depuis longtemps déjà, la protection de l'intérêt social commande celle du patrimoine de la société et celle des intérêts des tiers au même titre que celle des intérêts des associés. Ce patrimoine social doit être protégé même à l'encontre des intérêts des associés unanimes ! La nouveauté réside, en fait, dans la disparition, sur le plan civil, de l'écran social, engageant par là même la responsabilité directe du dirigeant malgré toutes les précautions d'usage.
Ainsi, dans une entreprise de droit privé, si l'on admettait que l'intérêt social soit laissé à l'appréciation des actionnaires de la société, lorsqu'il n'y a pas confusion des genres, la faute commise à l'égard d'un tiers ne pourrait être personnellement réparée par le dirigeant social, mais le sera par la société elle-même, théorie de l'écran social oblige ; si l'on admettait que l'intérêt social de l'entreprise puisse être redéfini par la société civile -en l'occurrence par les juges-, l'intérêt social se verrait subordonné de facto à l'intérêt sociétal, en ce que la société civile est plus à même que l'entreprise de protéger son intérêt social dans le respect des droits des tiers... pilier de la RSE. Dans cette seconde hypothèse, l'écran social vole bien en éclat et les dirigeants sociaux, confortés par leurs actionnaires, se retrouvent en première ligne sur le front de la responsabilité civile.
En définissant l'intérêt social de "boussole" des dirigeants, constituant "un impératif de conduite, une règle déontologique, voire morale, qui impose de respecter un intérêt supérieur à son intérêt personnel", les Professeurs Cozian et Viandier ne croyaient pas si bien dire. La protection du patrimoine social obligera, désormais, les dirigeants sociaux à d'énormes précautions juridiques, comptables et déontologiques, aux fins de respecter l'intérêt social comme l'intérêt sociétal de l'entreprise... intérêt supérieur à son intérêt apparent.
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