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par Anne-Lise Lonné, rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale
le 07 Octobre 2010
Philippe de Guyenro : Très schématiquement, prenons le cas de figure suivant. Une société mère détient deux filiales F1 et F2. F1 a une activité commerciale déficitaire. La question se pose de savoir comment redynamiser l'activité tout en optimisant les pertes.
Classiquement, l'une des solutions possibles consiste à transférer l'activité de F1 en location-gérance à F2, qui va alors exploiter le fonds de commerce, restaurer sa situation économique et financière, en contrepartie du paiement d'un loyer. Sous réserve du respect des conditions de marché (acte anormal de gestion), ces loyers viendront s'imputer contre les pertes fiscales accumulées par l'ancien exploitant (la mise en location gérance ne constitue pas un changement d'activité) et ne seront pas effectivement taxées. Inversement, F2 peut déduire la rémunération versée à F1 et réduire ses propres bénéfices imposables. Une fois l'activité restaurée, il peut être envisagé de mettre fin à la location gérance de telle sorte que F1 récupère son fonds de commerce, pour le réexploiter classiquement.
Les autorités fiscales, lorsqu'elles contrôlent ces opérations, s'attachent à vérifier l'environnement économique dans lequel elles s'inscrivent et n'hésitent pas, lorsqu'elles suspectent une motivation fiscale tenant à l'apurement de déficits fiscaux et à l'impossibilité pour le bailleur de reprendre son fonds, à requalifier ces opérations en cession de fonds de commerce sur la base de l'abus de droit, sanctionné par l'article L. 64 du LPF (N° Lexbase : L4668ICU). Elles remettent alors en cause la déduction des loyers opérée par le preneur et réclament des droits d'enregistrement élevés sur la prétendue mutation de fonds de commerce.
Lexbase : Pour quels motifs la Chambre commerciale de la Cour de cassation a-t-elle écarté la constitution d'un abus de droit dans l'affaire "Rentokil" ? Quelle était la particularité de l'opération en cause ?
Philippe de Guyenro : Pour comprendre l'affaire "Rentokil", il est nécessaire de rappeler que le fonds avait à l'origine était acquis par une société qui souhaitait développer une nouvelle activité dans le domaine de l'hygiène. L'opération avait été conclue à des conditions de marché. La société échoua dans ce redéploiement et fut vendue au groupe Rentokil dont l'expertise en matière d'hygiène est reconnue. Les résultats ne se rétablissant pas comme elle l'entendait, la société Rentokil décida de prendre en location gérance l'activité exercée par sa filiale dans le but de le restructurer, le rationaliser et permettre, enfin, de restaurer sa rentabilité, en contrepartie du paiement de loyers.
Les autorités fiscales, à la lumière de quelques éléments pris isolément, certains postérieurs de plus de trois ans à la mise en location du fonds, estimèrent que cette opération était constitutive d'un abus de droit considérant que, dès l'origine, le groupe avait pour objectif d'acquérir le fonds et non d'en restaurer la profitabilité via la location-gérance.
La position des autorités fiscales s'appuyait, notamment, sur le financement mis en place par le groupe Rentokil pour restaurer la situation financière de sa filiale. Lors de son rachat, la société était lourdement déficitaire compte tenu d'une charge d'intérêt élevée et il a été décidé d'augmenter son capital en vue de lui permettre de rembourser le prêt conclu à l'origine pour acquérir le fonds. Pour le fisc, cette augmentation suivie du remboursement du prêt par la société révélait une opération de financement correspondant à l'achat du fonds par le groupe Rentokil via le remboursement de l'emprunt bancaire souscrit à l'origine par la filiale. Par ailleurs, le fisc avait noté que le bail afférent au local d'exploitation du fonds pris en location gérance avait été renouvelé, plus de trois ans après l'opération litigieuse, au nom du preneur. Les autorités fiscales ont cherché à tirer argument de ce renouvellement pour démontrer que, dès l'origine, la société ne souhaitait pas récupérer son fonds de commerce, le bail commercial étant un élément déterminant du fonds de commerce.
L'argumentation présentée par la société a alors reposé sur une appréciation de l'opération dans son ensemble. Concernant le renouvellement du bail, par exemple, ce n'est qu'après une période de trois ans que la société Rentokil a estimé qu'il était plus intéressant qu'elle renouvelle le bail elle-même, mais en aucun cas à l'origine. Quant à l'opération de recapitalisation, elle s'inscrivait pleinement dans la volonté du groupe de restaurer la situation financière de sa filiale. Ainsi, la société s'est attachée à démontrer qu'aucun des éléments pris isolément par les autorités fiscales permettaient de suspecter que l'opération avait été structurée de telle sorte que la société, une fois la rentabilité restaurée, ne puisse récupérer le fonds. Ce n'est que progressivement qu'il est apparu que, malgré les efforts de restructuration, l'opération n'était effectivement pas viable.
Lexbase : Quelle est la portée de l'arrêt "Rentokil" s'agissant du risque de requalification d'un contrat de location gérance en une cession de fonds de commerce ?
Philippe de Guyenro : La portée de l'arrêt "Rentokil" tient à ce que la Chambre commerciale a pris soin de préciser que le caractère exclusivement fiscal, ou non, de l'opération devait s'apprécier à la date de la conclusion du contrat. L'argument est classique, mais dans ce type de montage, c'est la première fois, à notre sens, que la Cour le relève expressément. En effet, elle a retenu que "en se déterminant ainsi, par des motifs impropres à caractériser, à la date de la conclusion du contrat de location gérance, la transmission de la propriété des éléments d'actif du fond de commerce, et, en conséquence, le but exclusivement fiscal des opérations critiquées, la cour d'appel a privé sa décision de base légale" (nous soulignons).
L'intérêt de l'arrêt est donc de recadrer le débat en précisant que c'est à la date de la conclusion du contrat que l'administration fiscale doit réunir tous les éléments permettant de prouver que, dès l'origine, l'intention est purement fiscale. A cette fin, elle doit démontrer, soit que tous les éléments sont réunis à ce moment-là, soit que les éléments qui interviennent par la suite étaient déjà séquencés dès l'origine, ce qui n'était pas le cas en l'espèce. Dès lors que, à la date à laquelle est réalisée l'opération, il existe une justification économique et que l'opération de location-gérance est conforme aux critères du marché, l'administration fiscale ne peut pas requalifier l'opération sur le fondement de l'article L. 64 du LPF.
En l'espèce, la motivation économique résidait dans la restauration de la rentabilité du fonds, dont l'exploitation ne permettait pas d'en retirer une rentabilité. Sans une reprise en location-gérance, le fonds était voué à sa perte, et risquait d'entraîner la liquidation de la société.
Pour conclure, on relèvera que l'affaire est encore pendante devant les juridictions administratives, plus précisément devant la cour administrative d'appel de Versailles. En effet, dans ce type d'instances, le contentieux est porté devant les juridictions judiciaires (pour ce qui relève des droits d'enregistrement), ainsi que devant les juridictions administratives (pour ce qui relève de l'IS). On imagine difficilement qu'il puisse y avoir divergence, dans cette affaire, entre les deux juridictions. En effet, à la lecture des conclusions de l'avocat général, on mesure toute la réflexion menée, qui tend à considérer que l'opération n'est pas critiquable dès lors qu'elle était motivée par des raisons économiques et non par un objectif purement fiscal.
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