La lettre juridique n°407 du 9 septembre 2010 : Communautaire

[Jurisprudence] La question prioritaire de constitutionnalité et le droit de l'Union européenne : priorité ou simultanéité ?

Réf. : CJUE, 22 juin 2010, aff. jointes C-188/10, Aziz Melki et C-189/10, Sélim Abdeli (N° Lexbase : A1918E3G)

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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

Une banale affaire de contrôle de police à proximité de la frontière belge a constitué, pour la Cour de cassation française, le prétexte permettant d'interroger la Cour de justice de l'Union européenne sur la compatibilité de la nouvelle question prioritaire de constitutionnalité avec le droit de l'Union européenne (1). L'on se souvient que, selon le nouvel article 61-1 de la Constitution française (N° Lexbase : L5160IBQ), "lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé". Selon l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel (N° Lexbase : L0276AI3), tel qu'il résulte de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009, relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution (N° Lexbase : L0289IGS), une juridiction administrative ou une juridiction judiciaire, lorsqu'elle "est saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative, d'une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d'autre part, aux engagements internationaux de la France, [doit] se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation". Cette disposition a ainsi donné son qualificatif "prioritaire" au mécanisme de question préjudicielle en inconstitutionnalité instauré par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 (loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, de modernisation des institutions de la Vème République [LXB=L7298IAK)]). Cette priorité a été instaurée pour permettre à ce nouveau contrôle de constitutionnalité a posteriori de prendre le pas sur l'exception d'inconventionnalité que pratiquent désormais aussi bien les juridictions judiciaires que les juridictions administratives. L'on peut comprendre l'agacement des juridictions "ordinaires" (i.e. non constitutionnelles) à l'égard de ce dispositif. Certes, elles ne sont pas privées du pouvoir qu'elles détiennent, sur le fondement de l'article 55 de la Constitution (N° Lexbase : L1320A9R), de contrôler la loi au regard des traités internationaux conclus par la France, mais ce pouvoir n'est plus que subsidiaire par rapport au contrôle de constitutionnalité de la loi qu'elles ont, par ailleurs, le pouvoir de déclencher sous le contrôle de leur juridiction suprême respective, mais qui reste un monopole du Conseil constitutionnel. L'on soulignera, également, que la bonne administration de la justice ne trouve peut-être pas totalement son compte à cette priorité du contrôle de constitutionnalité sur le contrôle de conventionnalité.

Avant l'entrée en vigueur de la loi organique n° 2009-1523, il était possible d'obtenir de toute juridiction française qu'elle écarte immédiatement une loi en raison de son incompatibilité avec un traité international. Cette possibilité demeure, mais à condition de ne pas simultanément soulever un moyen tiré de l'inconstitutionnalité de la loi. Dans le cas contraire, la juridiction est tenue d'examiner prioritairement le moyen tiré de l'inconstitutionnalité de la loi et de saisir sa juridiction suprême qui, elle-même, décidera s'il y a lieu de renvoyer la question au Conseil constitutionnel. Cette situation sera évidemment la plus fréquente car tout avocat s'efforce de soulever le plus possible de moyens pertinents afin de maximiser ses chances de gagner sa cause. Dès lors, alors qu'il était possible d'obtenir immédiatement la non-application d'une loi contraire à un traité international, il sera désormais indispensable que le juge saisi du litige surseoit à statuer, que la juridiction suprême se prononce, et que le Conseil constitutionnel statue sur la constitutionnalité de la loi. Une telle réforme ne va pas nécessairement dans le sens de la célérité de la justice, et de la réduction des coûts de la justice pour les citoyens et l'Etat lui-même. C'est donc essentiellement la volonté politique de mettre la Constitution au centre du système juridique et au sommet de l'ordre juridique qui peut justifier le caractère prioritaire de la question de constitutionnalité sur le contrôle de conventionnalité.

L'on rappellera, enfin, que le projet de loi organique déposé précisait que la question n'était prioritaire que sous réserve des exigences de l'article 88-1 de la Constitution (N° Lexbase : L1350A9U), selon lequel "la République participe à l'Union européenne constituée d'Etats qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du Traité sur l'Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tels qu'ils résultent du Traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007". C'est dire qu'il pouvait y avoir un doute quant à la compatibilité de ce caractère prioritaire du contrôle de constitutionnalité au regard du droit de l'Union européenne. La Cour de cassation, en interrogeant la Cour de justice, lui a, ainsi, rapidement permis de clarifier le débat et de "sécuriser" elle-même la question prioritaire de constitutionnalité.

Dans l'affaire dont était saisie la Cour de justice, deux ressortissants algériens avaient fait l'objet, sur le fondement de l'article 78-2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L2006IEZ), d'un contrôle de police dans la zone comprise entre la frontière terrestre franco-belge et une ligne tracée à 20 kilomètres en deçà de cette frontière. En situation irrégulière, ils avaient alors fait l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière et d'une décision de rétention. A l'occasion de la contestation de la prolongation de la cette dernière décision devant le juge des libertés, ils ont soulevé l'inconstitutionnalité de l'article 78-2 du Code de procédure pénale. Ils considéraient, en effet, que les traités constitutifs de l'Union (TUE et TFUE) disposaient d'une valeur constitutionnelle sur le fondement de l'article 88-1 de la Constitution française. Or, l'article 67 TFUE prohibe les contrôles aux frontières intérieures de l'Union. L'on notera que ce raisonnement tendant à conférer valeur constitutionnelle aux traités grâce à l'article 88-1 est évidemment dépourvu de pertinence, tant au regard du droit de l'Union européenne que du droit constitutionnel français. L'autonomie du droit de l'Union européenne empêche son assimilation au droit national, fut-il constitutionnel ; en outre, en vertu du principe de la primauté, le droit de l'Union européenne s'impose à toutes les normes nationales, fussent-elles constitutionnelles.

Quelques jours plus tard, après la décision de la Cour de cassation qui a procédé au renvoi à la Cour de justice, le Conseil de constitutionnel a pris la peine de confirmer sa jurisprudence "IVG" (2) en rappelant qu'il ne lui appartient pas, "saisi en application de l'article 61 (N° Lexbase : L1327A9Z) ou de l'article 61-1 de la Constitution, d'examiner la compatibilité d'une loi avec les engagements internationaux et européens de la France ; qu'ainsi, nonobstant la mention dans la Constitution du Traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007, il ne lui revient pas de contrôler la compatibilité d'une loi avec les stipulations de ce Traité" (3).

Quel que soit le caractère "erroné" de sa prémisse (4), la Cour de cassation a profité de cette opportunité pour interroger la Cour de justice sur la compatibilité du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité avec le droit de l'Union et sur la compatibilité de l'article 78-2 du Code de procédure pénale avec l'article 67 TFUE et l'acquis de Schengen. Pour répondre à ces questions, la Cour de justice a du appliquer le dernier alinéa de l'article 267 TFUE , selon lequel, si une question préjudicielle "est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale concernant une personne détenue, la Cour statue dans les plus brefs délais". Tel fut bien le cas, puisque la Cour de justice a statué dans un délai d'à peine plus de deux mois.

Dans sa décision, la Cour de justice constate l'incompatibilité de l'article 78-2 du Code de procédure pénale avec le droit de l'Union européenne. Pour le reste, elle ne remet pas en cause le mécanisme même de la question prioritaire de constitutionnalité, mais y apporte d'importantes réserves. La question préjudicielle en inconstitutionnalité devant le Conseil constitutionnel ne saurait avoir une quelconque priorité sur le renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l'Union (I). Toutefois, l'examen du moyen d'inconstitutionnalité par le juge ordinaire peut avoir un caractère prioritaire au regard du moyen tiré de l'incompatibilité avec le droit de l'Union (II).

I - L'absence de priorité de la question préjudicielle en inconstitutionnalité sur le renvoi préjudiciel de l'article 267 TFUE

Cette absence de priorité vaut de manière générale (A). La Cour de justice a même estimé que, dans les hypothèses où était en cause une législation nationale de transposition d'une Directive européenne, c'était le renvoi préjudiciel en appréciation de validité de la Directive qui revêtait un caractère "préalable" (B).

A - Le principe d'absence de priorité de la question prioritaire de constitutionnalité

Lorsque se pose un problème de constitutionnalité d'une loi devant une juridiction ordinaire, une question relative à sa compatibilité avec le droit de l'Union européenne peut, également, être soulevée. En corollaire de cette seconde question apparaît, bien souvent, une difficulté liée à l'interprétation du droit de l'Union. Dès lors, les juridictions ordinaires qui ne statuent pas en dernier ressort ont, en vertu de l'article 267 TFUE, la faculté de saisir la Cour de justice alors que les juridictions suprêmes sont logiquement soumis à une obligation. Par ailleurs, peut se poser une question d'appréciation de validité de ce même droit de l'Union, étant entendu que cette appréciation ne saurait évidemment concerner les Traités qui constituent le droit originaire.

Dans l'arrêt "Melki", la Cour de justice estime très clairement que toutes les juridictions nationales doivent pouvoir saisir à tout moment de la procédure la Cour de justice d'un renvoi préjudiciel. L'existence d'une procédure nationale telle qu'un contrôle de constitutionnalité par voie préjudicielle est sans aucune incidence sur la faculté, ou l'obligation, qu'ont les juridictions nationales de saisir la Cour de justice. Les juridictions nationales peuvent donc saisir la Cour de justice avant, simultanément, ou après avoir saisi le Conseil constitutionnel (point n° 53). Tout autre solution porterait atteinte à l'efficacité du renvoi préjudiciel de l'article 267 TFUE et au droit de l'Union lui-même. L'on soulignera que le Conseil d'Etat avait très largement désamorcé la difficulté en jugeant le 14 mai 2010 qu'en toute hypothèse, "le juge administratif dispose de la possibilité de poser à tout instant, dès qu'il y a lieu de procéder à un tel renvoi, en application de l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne" (5). Conformément au principe de la primauté du droit de l'Union, il avait, d'ores et déjà, donné une interprétation conforme de la loi organique n° 2009-1523 au regard de l'article 267 TFUE.

En pratique, il résulte de cette solution que les juridictions auront tout intérêt à procéder aux deux renvois préjudiciels simultanément. La réponse du Conseil constitutionnel parviendra, en général, avant celle de la Cour de justice. En effet, le Conseil est tenu, en vertu de la loi organique n° 2009-1523, de statuer dans un délai de trois mois, contre généralement dix-huit mois pour la Cour de justice. La seule exception sera dans les situations où il y a, comme dans l'affaire "Melki", matière à appliquer le dernier alinéa de l'article 267 TFUE. Il est évident que, si la juridiction nationale a négligé de saisir la Cour de justice, elle pourra le faire sans aucune difficulté après la décision du Conseil constitutionnel statuant sur la question prioritaire de constitutionnalité. En revanche, la juridiction nationale n'a guère intérêt à saisir la Cour de justice avant le Conseil constitutionnel puisqu'elle reste tenue de statuer sur le moyen de constitutionnalité avant de statuer sur le moyen tiré de la primauté du droit de l'Union (cf. infra II). Le schéma reste, toutefois, un peu différent dans les situations où se trouve en cause une loi nationale de transposition d'une Directive.

B - Le caractère préalable du renvoi préjudiciel en appréciation de validité dans le contentieux des lois nationales de transposition des Directives

Dans l'arrêt "Melki", la Cour de justice évoque spécifiquement l'hypothèse dans laquelle est mise en cause la constitutionnalité d'une loi de transposition d'une Directive. En effet, dès lors que la loi nationale transpose correctement la Directive, la contestation de la constitutionnalité de la loi revient indirectement à contester la constitutionnalité de la Directive, du moins si le législateur ne disposait pas de marge d'appréciation. Dans le contexte français, le problème était d'autant plus délicat que le Conseil constitutionnel avait jugé qu'il ne lui appartenait pas de saisir la Cour de justice d'une quelconque question préjudicielle (6).

Dans la mesure où la jurisprudence "Foto-Frost" (7) impose à toute juridiction nationale de procéder à un renvoi préjudiciel en appréciation de validité à la Cour de justice dès que se pose la question de la validité d'un acte de droit dérivé, la Cour de justice estime, fort logiquement, que "le caractère prioritaire d'une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité d'une loi nationale dont le contenu se limite à transposer les dispositions impératives d'une Directive de l'Union ne saurait porter atteinte à la compétence de la seule Cour de justice de constater l'invalidité d'un acte de l'Union, et notamment d'une Directive, compétence ayant pour objet de garantir la sécurité juridique en assurant l'application uniforme du droit de l'Union" (point n° 54). En effet, la Cour de justice rappelle logiquement que "la question de savoir si la Directive est valide revêt, eu égard à l'obligation de transposition de celle-ci, un caractère préalable" (point n° 56). Si la Directive n'est pas valide, la question de la constitutionnalité de la loi nationale de transposition ne se pose plus.

La solution adoptée par le Conseil d'Etat dans l'arrêt "Arcélor" (8) pourra donc être étendue aux hypothèses dans lesquelles est contestée de manière incidente la constitutionnalité de la loi de transposition. Dans cet arrêt, le Conseil d'Etat a très clairement jugé que, lorsqu'était en cause la constitutionnalité d'un acte réglementaire pris pour la transposition d'une Directive, "il appartient au juge administratif, saisi d'un moyen tiré de la méconnaissance d'une disposition ou d'un principe de valeur constitutionnelle, de rechercher s'il existe une règle ou un principe général du droit communautaire qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu'il est interprété en l'état actuel de la jurisprudence du juge communautaire, garantit par son application l'effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué [...] dans l'affirmative, il y a lieu pour le juge administratif, afin de s'assurer de la constitutionnalité du décret, de rechercher si la Directive que ce décret transpose est conforme à cette règle ou à ce principe général du droit communautaire [...] il lui revient, en l'absence de difficulté sérieuse, d'écarter le moyen invoqué, ou, dans le cas contraire, de saisir la Cour de justice des Communautés européennes d'une question préjudicielle, dans les conditions prévues par l'article 234 du Traité instituant la Communauté européenne [devenu article 267 TFUE] [...] en revanche, s'il n'existe pas de règle ou de principe général du droit communautaire garantissant l'effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué, il revient au juge administratif d'examiner directement la constitutionnalité des dispositions réglementaires contestées". L'on rappellera qu'avec l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, les droits fondamentaux sont, au niveau de l'Union européenne, désormais principalement protégés par la Charte des droits fondamentaux.

Dans la mesure où cette Charte est probablement aussi complète que le bloc de constitutionnalité français, les hypothèses dans lesquelles le Conseil d'Etat ne procédera pas au renvoi préjudiciel en appréciation de validité seront, en pratique, assez rares. Si tel était le cas, il resterait au Conseil constitutionnel à décider s'il transpose à l'article 61-1 sa jurisprudence élaborée dans le cadre de l'article 61 au sujet du contrôle de la constitutionnalité des lois de transposition. En effet, il refuse, en principe, de contrôler une telle loi sauf s'il y a atteinte à une règle ou à un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France (9). Reste à savoir si la Cour de cassation fera sienne le raisonnement "Arcélor".

Quoi qu'il en soit, dans cette situation, c'est le renvoi préjudiciel en appréciation de validité qui est prioritaire sur la question prioritaire de constitutionnalité. Dès lors, le moyen d'inconstitutionnalité devient sans objet et perd donc indirectement son caractère prioritaire. Toutefois, hormis cette hypothèse, l'absence de priorité de la question prioritaire de constitutionnalité sur le renvoi préjudiciel de l'article 267 TFUE n'empêche pas au moyen d'inconstitutionnalité de conserver sa priorité sur le moyen tiré de l'incompatibilité avec le droit de l'Union.

II - La priorité sauvegardée du moyen d'inconstitutionnalité sur le moyen tiré de l'incompatibilité avec le droit de l'Union

La Cour de justice estime qu'il peut y avoir, sans violation des principes du droit de l'Union, un examen prioritaire par la juridiction ordinaire des moyens d'inconstitutionnalité de la loi (A). Elle y apporte, toutefois, une réserve et une précision (B).

A - La priorité du moyen d'inconstitutionnalité

S'il pouvait y avoir un doute sur la compatibilité de la question prioritaire de constitutionnalité au regard du principe de la primauté du droit de l'Union, c'est en raison de la jurisprudence "Simmenthal" (10) de la Cour de justice. Dans cet arrêt la Cour de justice avait dit pour droit que "le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'il y ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel" (point n° 24). Dans l'arrêt "Melki", la Cour de justice reprend ce raisonnement (point n° 43), mais elle précise qu'il n'y aurait atteinte à l'immédiateté de la primauté du droit de l'Union que "si, dans l'hypothèse d'une contrariété entre une disposition du droit de l'Union et une loi nationale, la solution de ce conflit était réservée à une autorité autre que le juge appelé à assurer l'application du droit de l'Union, investie d'un pouvoir d'appréciation propre, même si l'obstacle en résultant, ainsi, pour la pleine efficacité de ce droit n'était que temporaire" (point n° 44). En effet, dans l'affaire "Simmenthal", le problème était sensiblement différent de celui de la QPC. La Cour constitutionnelle italienne avait jugé qu'une loi contraire au droit communautaire était, également, contraire à la Constitution dans la mesure où, dans l'ordre juridique italien, cette primauté était reconnue sur son fondement. Aussi, dès que se posait une question de primauté du droit communautaire sur la loi devant une juridiction ordinaire, il s'agissait d'une question de constitutionnalité que seule la Cour constitutionnelle pouvait trancher grâce à une procédure préjudicielle en inconstitutionnalité.

La Cour de justice a fait preuve, dans l'arrêt "Melki", d'une certaine modération. Une interprétation stricte de la jurisprudence "Simmenthal" aurait pu la conduire à condamner la question prioritaire de constitutionnalité. Toutefois, une telle solution aurait eu des conséquences importantes sur tous les systèmes constitutionnels des Etats membres dans lesquels existe un mécanisme de contrôle de constitutionnalité des lois par voie préjudicielle. En effet, cela aurait conduit à contraindre les juridictions nationales, y compris dans les hypothèses dans lesquelles la question de constitutionnalité n'est pas juridiquement prioritaire, à toujours examiner la question de la primauté du droit de l'Union avant la question de la constitutionnalité de la loi. Autrement dit, condamner la question prioritaire de constitutionnalité revenait inéluctablement à imposer la priorité du principe de primauté sur le principe de constitutionnalité. Stratégiquement, ce n'était guère souhaitable et pratiquement ce n'était guère utile. La Cour a, toutefois, apporté une précision et une réserve à cette compatibilité de la question prioritaire de constitutionnalité avec les principes du droit de l'Union.

B - Une précision et une réserve

La Cour de justice précise, d'abord, qu'en dépit du caractère prioritaire de la question prioritaire de constitutionnalité, le juge national doit toujours avoir la possibilité "de laisser inappliquée, à l'issue d'une telle procédure incidente, ladite disposition législative nationale s'il la juge contraire au droit de l'Union" (point n° 53). Si loi est déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel, le moyen tiré de la primauté du droit de l'Union sera devenu sans objet. En revanche, s'il la déclare constitutionnelle, elle peut être contraire au droit de l'Union et le juge national doit la laisser inappliquée. Toute autre solution serait évidemment une violation du principe de la primauté du droit de l'Union. Comme l'a souligné F. Donnat (supra), "le mécanisme de la QPC ne réduit pas les prérogatives dont jouissent les juges administratifs et judiciaires en tant que juges du droit de l'Union, mais ne fait, au pire, que retarder le moment où ces juges pourront exercer effectivement ce rôle".

La Cour de justice a, en outre, ajouté que la juridiction nationale devait pouvoir "adopter toute mesure nécessaire afin d'assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union" (point n° 53). Cette réserve est une conséquence de l'arrêt "Factortame" (11). Dans cet arrêt, la Cour avait jugé que "la pleine efficacité du droit communautaire se trouverait tout aussi diminuée si une règle du droit national pouvait empêcher le juge saisi d'un litige régi par le droit communautaire d'accorder les mesures provisoires en vue de garantir la pleine efficacité de la décision juridictionnelle à intervenir sur l'existence des droits invoqués sur la base du droit communautaire" (point n° 21). Cette solution, posée dans les cas d'incompatibilité d'une loi nationale avec le droit communautaire, a été étendue aux situations dans lesquelles est contestée la validité d'un acte de droit dérivé (12).

Lorsqu'est en cause le droit de l'Union, en dépit du caractère prioritaire de la question prioritaire de constitutionnalité et dans le cadre d'une procédure d'urgence, les juridictions nationales peuvent donc suspendre l'application de la loi française en raison de sa contrariété avec le droit de l'Union. Le Conseil d'Etat devra donc abandonner, au moins dans le champ du droit de l'Union, sa jurisprudence "Carminati" (13), qui interdit d'ordonner la suspension d'un acte administratif pris en application d'une loi contraire à un engagement international.

C'est sur le fondement de cette réserve de la Cour de justice que la Cour de cassation, en Assemblée plénière, après avoir reçu l'arrêt "Melki", a confirmé sa volonté de résistance à la question prioritaire de constitutionnalité (14). Elle estime, en effet, qu'en raison de l'impossibilité pour la Cour de cassation de prononcer des mesures provisoires, "le juge doit se prononcer sur la conformité de la disposition critiquée au regard du droit de l'Union en laissant alors inappliquées les dispositions de l'ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée prévoyant une priorité d'examen de la question de constitutionnalité". La prémisse du raisonnement est, là encore, tout à fait discutable car, si la Cour de cassation ne dispose pas du pouvoir de suspendre l'application d'une loi en vertu du droit français, elle peut justement le faire sur le fondement du droit de l'Union (15). En outre, le raisonnement va probablement au-delà de ce qu'exige la Cour de justice, et il aurait peut-être suffi de constater que la question posée par le juge des libertés se trouvait sans objet du fait de l'arrêt "Melki". Mais c'eut été admettre, au moins implicitement, que la décision du 16 avril 2010 décidant de saisir la Cour de justice reposait sur un raisonnement tendancieux (v. supra). Cette solution s'imposait donc probablement à la Cour de cassation si elle souhaitait ne pas perdre la face...

La question prioritaire de constitutionnalité aura finalement déclenché une guerre des juges... français sous l'oeil probablement étonné de la Cour de justice qui s'efforce de conserver une stratégique neutralité...


(1) Cass. QPC, 29 juin 2010, 2 arrêts, n° 10-40.002, F-P+B (N° Lexbase : A7368E3B) et n° 10-40.001, F-P+B (N° Lexbase : A7367E3A).
(2) Cons. const., décision n° 74-54 du 15 janvier 1975, loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse (N° Lexbase : A7569AHS).
(3) Cons. const., décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, loi relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne (N° Lexbase : A1312EXU), point n° 16.
(4) F. Donnat, La Cour de justice et la QPC : chronique d'un arrêt prévisible et imprévu, D., 2010, n° 26.
(5) CE 9° et 10° s-s-r., 14 mai 2010, n° 312305, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1851EXT) ; v., également, Cons. const., décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, préc..
(6) Cons. const., décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, préc..
(7) CJCE, 22 octobre 1987, aff. C-314/85 (N° Lexbase : A8309AUB).
(8) CE Ass., 8 février 2007, n° 287110 (N° Lexbase : A2029DUP).
(9) Cons. const., décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information (N° Lexbase : A5780DQ7).
(10) CJCE, 9 mars 1978, aff. C-106/77 (N° Lexbase : A5639AUE).
(11) CJCE, 19 juin 1990, aff. C-213/89 (N° Lexbase : A9780AUR).
(12) CJCE, 21 février 1991, aff. jointes C-143/88 et C-92/89 (N° Lexbase : A4510AWX) ; CJCE, 9 novembre 1995, aff. C-466/93 (N° Lexbase : A9571AUZ).
(13) CE 4° et 6° s-s-r., 30 décembre 2002, n° 240430 (N° Lexbase : A7129A4S), Rec., p. 510.
(14) Cass. QPC, 29 juin 2010, n° 10-40.002, préc..
(15) CJCE, 19 juin 1990, aff. C-213/89, préc..

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