La lettre juridique n°406 du 2 septembre 2010 : Éditorial

La garde à vue sous le soleil d'Austerlitz

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N7024BPT

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La garde à vue sous le soleil d'Austerlitz. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3211119-lagardeavuesouslesoleildausterlitz
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


Vendredi 30 juillet 2010, bien loin des 5,2 degrés et de la brume pluvieuse du plateau de Pratzen, malgré les changements climatiques, mais dans la sage rue de Montpensier, l'hallali est claironné : le régime de droit commun de la garde à vue vient d'être jugé inconstitutionnel. Il s'agit, dès lors, d'une victoire des "grognards" des barreaux de France et du Rhin passée à la postérité ; un exemple d'unité et de pugnacité stratégique qui devrait faire jurisprudence pour les combats à venir... Une leçon de "stratégie prétorienne" qu'il faudra méditer...

Prélude de la bataille

"La paix d'Amiens et le début des hostilités"

Le 15 juin 2000, affaiblie par près de six années d'hostilités, les avocats et les policiers signent la paix au regard de la nouvelle rédaction de l'article 63-4 du Code de procédure pénale, accordant désormais l'assistance d'un avocat aux personnes gardées à vue dès le début de la procédure. La loi "Perben I" dispose que, dès le début de la garde à vue ainsi qu'à l'issue de la vingtième heure, la personne peut demander à s'entretenir avec un avocat. Si elle n'est pas en mesure d'en désigner un ou si l'avocat choisi ne peut être contacté, elle peut demander qu'il lui en soit commis un d'office par le Bâtonnier. Toutefois, l'insuffisance caractérisée de la présence de l'avocat et du respect des droits de la défense au cours de la procédure, face à un virage sécuritaire opéré en 2002, conduit le même Garde des Sceaux à modifier l'article incriminé et à étendre la durée de la garde à vue selon l'infraction présumée, sans que les droits de la défense en soient pour le moins renforcés. La loi "Perben II" du 9 mars 2004 déclanche, à nouveau, les hostilités contre cette "soft torture, [...] résidu humanisé de la torture de l'Ancien Régime, de 'la question' de l'ancien droit", comme la caractérisait, déjà, Jean-Yves Le Borgne, dans nos colonnes. Le Président des avocats pénalistes de l'époque, actuel vice-Bâtonnier du barreau de Paris, rappelait qu'"il n'est pas rare que l'exception devienne la règle, lorsque la loi l'autorise et que le confort de l'enquête y fait incliner" : avec près de 800 000 gardes à vue en 2009, soit trois fois plus qu'en 2001, la banalisation tant redoutée d'une mesure qui se voulait d'exception conduit nécessairement les avocats français à déclarer la guerre.

Novembre 2009, Laurence de Charette, note L'offensive des avocats pour réformer la garde à vue, dans Le Figaro ; c'est que la Cour européenne des droits de l'Homme avait sonné le tocsin dans les campagnes, le 17 février 2009, affirmant qu'"il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d'un interrogatoire de police sans assistance possible d'un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation".

"La Troisième coalition : l'Angleterre, la Russie et l'Autriche"

Le Garde des Sceaux de l'époque, Michèle Alliot-Marie, dispose d'un aura très positif auprès de l'infanterie, comme ancien ministre des Armées, auprès des forces de sécurité civile, comme ancien ministre de l'Intérieur, et auprès des professionnels du droit, comme ancien Professeur de droit ; mais, l'Etat major de la Chancellerie sort d'une lutte acharnée contre les avocats et les magistrats à la suite de la réforme de la carte judiciaire.

La recherche d'alliances s'impose : c'est chose faite le 17 novembre 2009. Dénonçant les attaques faites aux policiers, premiers concernés par certaines critiques virulentes prononcées au fil des débats, Synergie Officiers diffuse un tract intitulé "Garde à vue, campagne publicitaire des avocats !", dans lequel il réaffirme son opposition à la présence de l'avocat durant la garde à vue et indique, entre autres, que les officiers de police n'ont pas de leçon à recevoir de la part de "commerciaux dont les compétences en matière pénale sont proportionnelles au montant des honoraires perçus". Le 8 décembre 2009, Patrice Ribeiro, secrétaire général adjoint du syndicat, jetait de l'huile sur le feu lors d'une intervention sur RTL, dénonçant "l'offensive marchande des avocats" et mettant en cause leurs compétences et leur partialité : "un avocat qui aura accès dès le début à un dossier dans des affaires de trafic de drogue, des affaires de braquage et qui, par définition, est payé par cet argent-là, eh bien, rien ne garantit qu'il ne va pas donner aux voyous les noms des victimes ou les noms des témoins".

Troisième force de la coalition, le rapport "Gaudemet" du 25 mai 2010 contre un à un les arguments des avocats : le groupe de travail souligne, tout comme l'avait précédemment fait le rapport "Léger", les difficultés pratiques liées à une présence en continu de l'avocat (notamment, en termes de recueil d'aveux, de coûts, etc.) lors de la garde à vue. Toutefois, en vue de s'aligner avec les règles posées par les juges européens, le groupe de travail recommande de prévoir la présence de l'avocat préalablement ou pendant le premier interrogatoire, afin de permettre à ce professionnel d'assister son client en vue des interrogatoires.

Mouvements préliminaires

"La prise d'Ulm"

Le 30 novembre 2009, le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Bobigny annule une procédure de garde à vue pour défaut d'assistance d'un avocat durant l'interrogatoire, au cours de l'audition, ainsi qu'au début de la privation de liberté. Le juge reprend à l'identique les principes réaffirmés encore récemment en la matière par la Cour européenne des droits de l'Homme.

Après le tribunal correctionnel de Bobigny, et celui de Paris, fin janvier 2010, c'est au tour du tribunal de grande instance de Nanterre d'annuler, le 29 mars 2010, la garde à vue d'un prévenu en comparution immédiate, jugeant la législation française non conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme.

Baroud d'honneur, le Parquet général de Nancy saisit, le 22 janvier 2010, la Cour de cassation d'un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel du 19 janvier 2010, ayant écarté des débats les procès-verbaux de gardes à vue effectuées sans la présence d'un avocat, dans le cadre d'une affaire de trafic de drogue.

"L'entrée dans Vienne"

Même si les avocats français ont vaincu une première fois, ils sont loin d'avoir vaincu l'ensemble des forces de la coalition. Ils entendent poursuivre leur action crescendo : l'entrée en vigueur de la QPC, le 1er mars 2010, leur donne l'occasion d'acculer la coalition de l'immobilisme ; les avocats secrétaires de la conférence qui assurent la permanence des audiences de comparution immédiate, avec le soutien du vice-Bâtonnier Jean-Yves Le Borgne, suivis par nombre d'avocats de tous les barreaux, déposent, sur chaque cas dont ils sont saisis, des conclusions tendant à obtenir du tribunal qu'il transmette à la Cour de cassation la question de la constitutionnalité de l'actuel régime de la garde à vue.

Le 28 mai 2010, Koutouzov -pardon, le Parquet général- bat en retraite et requiert, auprès de la Cour de cassation, de transmettre l'essentiel des demandes de QPC au Conseil constitutionnel afin que soit tranchée la question de la conformité de la garde à vue française aux droits et libertés des citoyens. L'avocat général Didier Boccon-Gibod reconnaît que la garde à vue était certainement "parmi les questions les plus attendues" depuis la mise en oeuvre de la réforme du Conseil constitutionnel. Message entendu, puisque par un arrêt rendu le 31 mai 2010, la Cour de cassation transmet la question aux Sages de la rue de Montpensier.

Le 9 avril 2010, "Murat attaque avec sa cavalerie l'arrière-garde de Bagration" et le tribunal de grande instance de Nanterre de surseoir à statuer à l'occasion du procès pour corruption de Manuel Aeschlimann (député) ; le temps d'attendre que la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel se prononcent sur la QPC relative à la légalité de la garde à vue déposée par les avocats du prévenu.

Mais, les Russes parviennent à s'échapper : le 19 mai 2010, les avocats parisiens sont déboutés face au syndicat Synergie Officiers tout en obtenant la condamnation d'un responsable de ce syndicat pour propos "offensants". Le tribunal de grande instance de Paris a considéré que, "malgré leur ton vif et leur caractère réducteur, les propos poursuivis, tenus par un syndicat professionnel dans le cadre d'un débat public d'intérêt général, ne dépassent pas les limites admissibles de la liberté d'expression et du droit de critique autorisé dans le contexte polémique litigieux".

"2 décembre 1805/30 juillet 2010"

Dans l'ancien salon de travail de la Princesse Clotilde de Savoie, les membres du Conseil prennent leurs décisions (à huis clos). Les membres sont placés selon leur ancienneté au Conseil constitutionnel et le rang protocolaire de l'autorité qui les a nommés. Le Président siège au centre du "fer à cheval". Le secrétaire général et le service juridique sont assis derrière les membres, de manière à prendre le procès-verbal de la séance et à répondre à toute question technique.

"Les assauts sur Telnitz et Sokolnitz"

Les différentes évolutions législatives ont contribué à banaliser le recours à la garde à vue, y compris pour des infractions mineures ; elles ont renforcé l'importance de la phase d'enquête policière dans la constitution des éléments sur le fondement desquels une personne mise en cause est jugée ; plus de 790 000 mesures de garde à vue ont été décidées en 2009 ; ces modifications des circonstances de droit et de fait justifient un réexamen de la constitutionnalité des dispositions contestées.

"L'attaque du plateau de Pratzen"

Il appartient aux autorités judiciaires et aux autorités de police judiciaire compétentes de veiller à ce que la garde à vue soit, en toutes circonstances, mise en oeuvre dans le respect de la dignité de la personne. Il appartient, en outre, aux autorités judiciaires compétentes, dans le cadre des pouvoirs qui leur sont reconnus par le Code de procédure pénale et, le cas échéant, sur le fondement des infractions pénales prévues à cette fin, de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne gardée à vue et d'ordonner la réparation des préjudices subis ; la méconnaissance éventuelle de cette exigence dans l'application des dispositions législatives précitées n'a pas, en elle-même, pour effet d'entacher ces dispositions d'inconstitutionnalité ; par suite, s'il est loisible au législateur de les modifier, les dispositions soumises à l'examen du Conseil constitutionnel ne portent pas atteinte à la dignité de la personne.

"L'hallali"

Mais, aux termes de l'article 7 de la Déclaration de 1789 : "Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance" ; aux termes de son article 9 : "Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi" ; son article 16 dispose : "Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution".

La garde à vue demeure une mesure de contrainte nécessaire à certaines opérations de police judiciaire ; toutefois, ces évolutions doivent être accompagnées des garanties appropriées encadrant le recours à la garde à vue ainsi que son déroulement et assurant la protection des droits de la défense.

Or, les articles 62, 63, 63 1, 63-4, alinéas 1er à 6, et 77 du Code de procédure pénale n'instituent pas les garanties appropriées à l'utilisation qui est faite de la garde à vue ; ainsi, la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties ne peut plus être regardée comme équilibrée. Par suite, ces dispositions méconnaissent les articles 9 et 16 de la Déclaration de 1789 et doivent être déclarées contraires à la Constitution.

Andrault décrit la panique des Russes : "Il faut avoir été témoin de la confusion qui régnait dans notre retraite (ou plutôt de notre fuite) pour s'en faire une idée. Il ne restait pas deux hommes d'une même compagnie ensemble [...] les soldats jetaient leurs fusils et n'écoutaient plus leurs officiers, ni leurs généraux ; ceux-ci criaient, fort inutilement, et couraient comme eux".

Désormais, la garde à vue à la française est en sursis. "L'avant-projet de loi sur la réforme pénale sera transmis au Conseil d'Etat dans les prochaines semaines", assure-t-on au ministère de la Justice.

"C'est un soulagement après des années de combat de notre profession pour améliorer cette zone de 'non droits de la défense' de la garde à vue. Est-ce pour autant une Révolution ? Non ! C'est le fruit d'une rébellion, celles des avocats, à laquelle le Conseil constitutionnel a bien voulu donner corps eu égard aux 'évolutions' (dixit la décision), mot pudique synonyme de 'dérives', de ces dernières années. Alors, oui, réjouissons-nous de cette incontestable avancée de notre ordonnancement juridique. Mais ne perdons pas de vue que les effets de cette inconstitutionnalité sont reportés au 1er juillet 2011, pour permettre au législateur d'y remédier. C'est une curiosité juridique mais qui est parfaitement conforme à la pratique des cours constitutionnelles lorsqu'elles invalident des textes" déclare le "Maréchal" Carayol, Président de la puissante FNUJA...

Le problème, c'est que la réforme de la garde à vue ne se fera pas sans une réforme des permanences et de l'aide juridictionnelle. D'après le journal Le Monde daté du 11 août 2010, la réforme de la procédure pénale orchestrée par le ministre de la Justice coûterait près de 500 millions d'euros, sans compter l'invalidation par le Conseil constitutionnel des dispositions relatives à la garde à vue (hors régimes dérogatoires) qui entraînera nécessairement un coût supplémentaire.

Une victoire sous le soleil d'Austerlitz, quand la Chancellerie croyait en une simple bataille d'Hernani, sur la cosmétique de l'article 63-4... Mais, en attendant peut-être la Bérézina...

Et, si Christian Charrière-Bournazel salue l'innovation juridictionnelle des Sages, il reconnaît qu'en ce qui concerne les régimes dérogatoires, il existe un point de contradiction avec la jurisprudence de la  Cour européenne des droits de l'Homme. Selon lui, la "timidité" du Conseil en la matière s'explique par la présence, au sein de ses membres, de personnes qui se sont clairement prononcées en faveur des régimes dérogatoires, comme Michel Charasse alias le Maréchal Ney...

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