La lettre juridique n°392 du 22 avril 2010 : Hygiène et sécurité

[Jurisprudence] Conditions de recours à un expert par le CHSCT dans le cadre d'un "projet important" : le nombre de salariés concernés ne saurait déterminer à lui seul l'importance du projet

Réf. : Cass. soc., 10 février 2010, n° 08-15.086, CHSCT de l'établissement de la région Sud Est Rhône Alpes de la société Nextiraone France, FS-P+B (N° Lexbase : A7691ERB)

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par Fany Lalanne, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

L'article L. 4614-12 du Code du travail (N° Lexbase : L1819H9A) est clair : le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail peut faire appel à un expert agréé lorsqu'un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel, est constaté dans l'établissement ou en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévu à l'article L. 4612-8 (N° Lexbase : L1754H9T). Et audit article de préciser la notion, pour le moins vague, de "projet important", en retenant que le CHSCT est consulté avant toute décision d'aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et, notamment, avant toute transformation importante des postes de travail découlant de la modification de l'outillage, d'un changement de produit ou de l'organisation du travail, avant toute modification des cadences et des normes de productivité liées ou non à la rémunération du travail.
Les décisions en la matière sont plutôt rares et la notion de "projet important" reste finalement appréciée au cas par cas. Elles méritent donc d'être soulignées, surtout lorsque la Haute juridiction semble opérer un changement de cap. Un arrêt du 10 février 2010 est, à cet égard, pour le moins révélateur. Les juges du Quai de l'Horloge retiennent, en effet, par cet arrêt, que le nombre de salariés concernés ne détermine pas, à lui seul, l'importance du projet, il faut que le projet en cause soit de nature à modifier les conditions de santé et de sécurité des salariés ou leurs conditions de travail, poursuivant, ce faisant, un travail de clarification nécessaire de l'article L. 4614-12 du Code du travail. Dans cette affaire, le CHSCT d'une société avait décidé de recourir à une mesure d'expertise aux fins d'apprécier les conséquences sur les conditions d'hygiène, de sécurité et les conditions de travail d'un projet emportant réorganisation du service commercial. Saisi d'une demande d'annulation des délibérations, la cour d'appel a fait droit à la demande de l'employeur en retenant que le projet d'aménagement n'était pas suffisamment important ni en termes de salariés concernés, ni en termes d'impact sur les conditions de travail. Elle avait donc annulé la mesure de désignation par le CHSCT de l'expert pour apprécier les conséquences de la réorganisation du service commercial, qui impliquait une dizaine de salariés, jugeant que ce nombre n'était pas significatif d'un "projet important" autorisant cette expertise. Le CHSCT fait grief à l'arrêt de faire droit à cette demande alors, selon le moyen, que le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail peut faire appel à un expert agréé en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et qu'un projet important s'entend d'un changement significatif des conditions de travail des salariés, indépendamment du nombre de salariés concernés. Dès lors, en jugeant que, pour être considéré comme important, un projet doit concerner un nombre significatif de salariés et en refusant, en conséquence, d'examiner la portée du projet, la cour d'appel a violé ensemble les articles L. 4614-12 et L. 4612-8 du Code du travail.

Par cet arrêt, la Haute juridiction retient que l'importance d'un projet de réorganisation dans l'entreprise ne s'évalue pas seulement en fonction du nombre de salariés concernés : "si le nombre de salariés concernés ne détermine pas, à lui seul, l'importance du projet, la cour d'appel, qui a constaté, en l'espèce, que le projet en cause n'était pas de nature à modifier les conditions de santé et de sécurité des salariés ou leurs conditions de travail, a pu statuer comme elle a fait". En revanche, elle approuve l'annulation de la mesure de désignation de l'expert par les juges du fond, la portée du projet en cause n'étant pas de nature à modifier les conditions de santé et de sécurité des salariés ou leurs conditions de travail.

Les juges du Quai de l'Horloge précisent donc, dans cet arrêt, que le nombre de salariés concernés ne détermine pas, à lui seul, l'importance d'un projet pour justifier le recours à l'expertise par un CHSCT, conformément aux dispositions de l'article L. 4614-12 du Code du travail. Il appartient au juge de rechercher si le projet en cause est de nature à modifier les conditions de santé et de sécurité des salariés ou leurs conditions de travail. Le message est clair. Peu importe le nombre de salariés concernés, le juge doit avant tout rechercher si le projet est de nature à modifier les conditions de santé et de sécurité des salariés ou leurs conditions de travail.

La Chambre sociale de la Cour de cassation semble donc ici quelque peu s'écarter des textes et, notamment, d'une circulaire de 1993 (1), qui prévoit qu'un projet important concerne "un nombre significatif de salariés et conduit, sur le plan qualitatif, à un changement déterminant des conditions de travail des salariés concernés". Selon ce texte donc, un projet important est celui qui va concerner un nombre conséquent de salariés par rapport à l'effectif et qui va induire un changement important des conditions de travail. Les critères quantitatifs et qualitatifs sont ici cumulatifs. Or, dans l'arrêt du 10 février, le critère devient essentiellement qualitatif.

Depuis quelques années, les juges avaient tendance à laisser au CHSCT une marge de manoeuvre importante leur permettant de recourir à un expert dès lors que le projet modifiait les conditions de santé, de sécurité ou les conditions de travail. Par cet arrêt, la Cour de cassation confirme donc cette tendance, finalement, peu importe le nombre de salariés concernés, l'essentiel étant que le projet impacte les conditions de travail, entendues dans son sens le plus large. Or, en l'espèce, les juges ont estimé que le fait que deux vendeurs connaissent une extension de leur secteur d'activité ne suffisait pas à établir une modification des conditions de travail.

La Haute juridiction reconnaît, depuis 2001, que le contrôle des juges du fond doit se limiter à la constatation de l'existence d'un projet important modifiant les conditions de travail, ou d'hygiène et de sécurité (2). Ainsi, les juges du fond n'ont pas à apprécier l'utilité d'une telle expertise dès lors que l'existence d'un tel projet est constatée. A cet égard, les juges ont estimé que le projet de réorganisation en cause ne prévoyant aucune transformation de poste, aucun changement de métier, aucun nouvel outil ni modifications des cadences ou des normes de productivité, n'était pas un projet important permettant au comité de faire appel à un expert (3).

A contrario, après avoir constaté que, sur un effectif de 400 salariés, 255 étaient postés, que le changement d'horaire les affectait directement et que le médecin du travail avait rappelé que le travail posté était en soi perturbateur des rythmes biologiques, et conclu qu'il était préférable de se rapprocher de ces rythmes biologiques, la cour d'appel en a exactement déduit que les conditions posées par le Code du travail qui permet au CHSCT de recourir à une expertise étaient réunies (4). De même, tout projet définissant un nouveau métier de la logistique, dont les grandes orientations sont définies, la durée et la mise en oeuvre programmées et qui concerne la majorité des postes du service touché justifie le recours à un expert (5).

De la même manière, ont été reconnus comme importants par les juges et justifiant, à ce titre, la désignation d'un expert, la mise en service d'une nouvelle ligne de TGV (6) ; le projet de réorganisation mis en place à l'initiative de la direction d'un groupe entraînant la disparition d'une société, ainsi qu'une nouvelle organisation des établissements de cette société et le transfert d'une partie de son personnel au service d'une autre société relevant d'un autre groupe (7) ; le projet ayant trait à la négociation sur l'organisation et la réduction du temps de travail dans l'entreprise (8) ; le projet dont les grandes orientations étaient définies, dont la durée était programmée et la mise en oeuvre était prévue et qui aboutissait à la définition d'un nouveau métier de la logistique (9) ; l'installation d'un service important dans de nouveaux locaux plus vastes et mieux aménagés que les anciens (10) ; la décision d'instituer un cadre d'évaluation en mettant en place des entretiens individualisés des salariés (11) ; ou, encore, la mise en place d'un système de contrôle du temps de travail, même exceptionnel (12)...

On ne peut que se réjouir d'une telle décision. En effet, jusqu'à présent, la Haute juridiction laissait à l'appréciation des juges du fond la détermination de la qualification de "projet important". En reprenant la main et en faisant prévaloir le critère qualitatif sur le critère quantitatif, sans, cependant, exclure le second, les juges du Quai de l'Horloge se rapprochent finalement de la lettre de l'article L. 4612-8 du Code du travail : est important le projet impliquant un aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail ; un changement de produit ou d'organisation du travail ou une modification de cadences et des normes de productivité. Même si, à notre sens, toute mesure à caractère individuel ne saurait être susceptible de recevoir le sceau de "projet important", ce serait oublier la vocation collective initiale assignée au CHSCT.


(1) Circ. min. n° 93-15 du 25 mars 1993 (N° Lexbase : L3031AI4).
(2) Cass. soc, 14 février 2001, n° 98-21.438 (N° Lexbase : A3422AR8).
(3) Cass. soc., 26 juin 2001, n° 99-16.096, Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail c/ Electricité de France (EDF) (N° Lexbase : A7901ATS).
(4) Cass. soc., 24 octobre 2000, n° 98-18.240, Société Sogerail c/ M. Kaeuflinget autres (N° Lexbase : A7691AHC).
(5) Cass. soc., 1er mars 2000, n° 97-18.721, Société anonyme Régie nationale des usines Renault c/ Comité d'hygiène de sécurité et des conditions de travail n° 2 de l'usine Renault (N° Lexbase : A0275AUQ).
(6) Cass. soc., 2 février 2005, n° 03-12.949, Société nationale des chemins de fer français (SNCF) c/ Comité d'hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) (N° Lexbase : A6252DGN).
(7) Cass. soc., 29 septembre 2009, n° 08-17.023, Société Forclum Ile de France, F-P+B (N° Lexbase : A5853ELD) et les obs. de S. Tournaux, La mission des experts désignés par les comités en cas de restructuration, Lexbase Hebdo n° 367 du 15 octobre 2009 - édition sociale ([LXB=N0849BM]).
(8) CA Paris, 1ère ch., sect. S, 31 mai 2000, n° 1999/14750, SA Cooper coopération pharmaceutique française c/ CHSCT de l'établissement de Melun de la société Cooper (N° Lexbase : A8368DNA).
(9) Cass. soc., 1er mars 2000, n° 97-18.721, préc..
(10) Cass. crim., 7 mars 2000, n° 99-85.385, Le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail de l'ensemble des divisions régionales SNCF, inédit (N° Lexbase : A0281CP4).
(11) Cass. soc., 28 novembre 2007, n° 06-21.964, Association pour la gestion du groupe Mornay Europe (AGME), FS-P+B+R (N° Lexbase : A9461DZG).
(12) Cass. soc., 11 mai 2005, n° 03-17.494, Fédération générale agroalimentaire de la CFDT c/ Fédération nationale du personnel d'encadrement de la production, F-D (N° Lexbase : A2260DIK).

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